n° 23027 | Fiche technique | 28228 caractères | 28228 5045 Temps de lecture estimé : 21 mn |
02/05/25 |
Présentation: Chroniques d’un soulèvement élastique | ||||
Résumé: Un matin, un slip rouge apparaît sur l’antenne de Fred. Depuis ce jour, plus rien n’est comme avant. Ni les haies. Ni les fantasmes. Ni Fred. Bienvenue dans la plus improbable révolution érotico-communautaire de banlieue. | ||||
Critères: #exercice #humour #chronique #société #nostalgie #personnages #occasion #libertinage #voisins #groupe | ||||
Auteur : L'artiste (L’artiste) Envoi mini-message |
Je m’appelle Fred, 50 ans, cœur solide, prostate méfiante, et pavillon impeccable. Chez moi, tout est à sa place : les géraniums en ligne, le gazon tondu au cordeau, et l’antenne télé bien droite sur le toit – une fierté locale. Enfin… jusqu’à ce matin.
6 h 43, café noir, biscotte beurrée, la routine bien huilée… et là, en relevant le volet du salon : le choc. (Oui, je vois l’antenne depuis mon salon. Oui, c’est bizarre. Peut-être que j’ai des fenêtres au plafond. Ou que mon architecte aimait les angles improbables. C’est pas le moment de chipoter.)
Un slip rouge.
Pas rose. Pas bordeaux. Rouge.
Un rouge provocateur. Un rouge de Saint-Valentin sous testostérone. Suspendu à MON antenne. En plein ciel. Flottant comme un étendard révolutionnaire. J’ai failli m’étouffer avec mon sucre.
J’ai d’abord cru à une hallucination. Ou à une attaque symbolique. Peut-être une vengeance de la voisine du 8, celle à qui j’ai fait couper son thuya qui dépassait de huit centimètres sur ma pelouse. Mais non : le slip était bien réel, frémissant au vent comme s’il prenait son pied à me narguer.
Tissu satiné. Taille basse. Et cette coupe… On aurait dit un accessoire pour soirée mousse dans un club échangiste de province. Pas un mot. Pas un message.
Juste ce bout de textile insolent, accroché là-haut, à la vue de tout le lotissement. Un missile à têtes chercheuses dans mon honneur.
À 7 h 12, Germaine passait devant chez moi avec son caniche sous Prozac. Elle a levé les yeux. A ralenti. Puis m’a lancé, le regard pétillant :
Et elle est repartie en ricanant.
À 7 h 40, Yves, le facteur retraité, posait un pied dans mon allée pour voir « ce cirque de ses propres yeux ».
À 8 h 02, le premier message WhatsApp est arrivé sur le groupe « Voisins vigilants & courtois » :
« Quelqu’un peut expliquer ça ? »
Suivi de la photo. En gros plan. Puis des réponses :
« On dirait du XS, ça peut pas être à Fred. »
« Peut-être un code ? »
« Ou un appel à l’amour ? »
« Ou une insulte textile ! »
À 9 h, toute la rue était au courant. À 10 h, une rumeur circulait selon laquelle j’étais « peut-être devenu fétichiste » ou que « je cachais un amant trapéziste ». Mais ce n’est pas le pire. Non. Le pire, c’est ce qu’a dit Bernadette.
Bernadette, 64 ans, cheveux en casque, soutien-gorge catégorie antichoc, mémoire d’éléphant en période de rut. Elle s’est plantée devant mon portail avec un regard comme une perceuse Bosch.
Et elle m’a lâché un clin d’œil.
Un putain de clin d’œil.
À 11 h, j’ai sorti l’escabeau. J’ai voulu grimper, retirer cette horreur, laver mon honneur au Kärcher. Mais j’ai glissé sur la troisième marche, et c’est Lucien, mon voisin d’en face, qui m’a rattrapé par le col.
Rire gras. Rire complice. Rire suspect.
Ce jour-là, le slip est resté. Quand soufflait l’est, il claquait fièrement ; sous l’ouest, il ondoyait langoureusement. Et moi, je cuisinais dans mon jus, noyé sous les suppositions, les regards en coin, et les hormones éveillées de mes voisines qui ne m’avaient pas adressé la parole depuis un bail.
Et pendant ce temps, personne ne pouvait dire à qui il était. Mais ce qu’on ne savait pas encore, c’est que ce slip allait faire plus que perturber nos habitudes.
Il allait tout renverser.
Nos certitudes.
Nos fantasmes.
Nos clôtures mentales.
Et peut-être même… nos petites culottes bien pliées.
Le lendemain, le slip était toujours là.
Vaillant, rouge sang, accroché au sommet du lotissement comme une provocation. On aurait dit qu’il prenait racine. Une espèce d’étendard des pulsions planté dans le zinc. Et avec lui, les fantasmes avaient commencé à bourgeonner plus vite que les géraniums de Bernadette sous engrais maison.
À 7 h 30, pendant que je tentais de déjeuner sans regarder par la fenêtre, une discussion éclatait déjà sur le trottoir.
Elles gloussaient. Des femmes mûres, certes, mais l’imagination aussi vive que leurs hormones en alerte. Le slip réveillait des appétits enfouis. Des souvenirs aussi.
Germaine, elle, n’avait pas perdu une miette. Elle s’était installée sur sa chaise pliante, face à mon jardin, une paire de jumelles dans les mains, un plaid sur les genoux, et un sourire qui en disait long sur les soirs de sa jeunesse.
Et elle ajouta, l’air rêveur :
Je ne voulais pas voir. Pas du tout. Et pourtant, j’ai vu. Mentalement. Et c’était trop tard.
Dans l’après-midi, la situation a basculé.
À cause d’un flyer.
Oui, un flyer. Glissé dans toutes les boîtes aux lettres. Format A5, en papier recyclé, avec un graphisme douteux et une encre qui sentait l’huile essentielle de patchouli.
RENCONTRE CITOYENNE AUTOUR DU MYSTÈRE DU SLIP
Interprétations, hypothèses et partage des ressentis.
Salle des fêtes – Jeudi 18 h – Tisanes & fantasmes offerts.
J’ai cru à une blague. Mais non. C’était signé : Le Comité Local d’Observation Symbolique et Textile (C. L. O. S. T).
Des illuminés. Des artistes ratés. Ou des voisins avec trop de temps libre.
Le jour dit, ils étaient une trentaine. En cercle, sur des coussins, face à un paperboard où était dessiné… le slip. En grand. Avec des annotations autour : – « Élan vital ? » – « Emblème phallique inversé ? » – « Acte politique ? » – « Trace d’élans inavoués ? »
Y avait même une nana du 14, Mireille, qui est venue lire un poème :
Sous l’onde aérienne, un tissu troublant,
Un appel de hanche, un souffle de vent…
Serait-ce l’âme d’un corps impatient
Ou la petite culotte d’un géant ?
Applaudissements. Tisane à la cannelle. Et Claudine qui essuyait une larme. Une larme ! Pour un slip !
Pendant ce temps-là, les rumeurs prenaient de la chair.
Au tabac-presse : « Le slip ? Ce serait peut-être un message codé de la mafia bulgare. »
À la boulangerie : « On raconte que ce serait un ancien amant de Fred, revenu régler ses comptes. »
Et au café de la place : « Moi, j’dis que c’est l’œuvre d’un nudiste repenti. Une confession. Une offrande. »
Et moi j’étais devenu le pivot lubrique de toutes les conversations. Le gardien involontaire d’un objet qui semblait déclencher plus de fantasmes qu’un catalogue Aubade.
Même les hommes s’y mettaient. Bernard, veuf discret du 10, m’a pris à part :
Je l’ai regardé, bouche entrouverte, rides du front plissées au maximum.
Et là, j’ai compris. Ce n’était plus une blague. Ce slip était devenu une icône. Une révélation de ce que chacun n’osait pas dire. Ou montrer.
Une voisine a même proposé, très sérieusement :
Silence. Puis approbation.
Je suis rentré chez moi, abasourdi. En passant devant le miroir du couloir, je me suis regardé un instant. Juste un instant. Et une pensée m’a traversé l’esprit : « Et si j’essayais, ce genre de slip ? » Je me suis giflé mentalement. Mais voilà. Le mal était fait.
Le slip rouge… avait semé le doute.
Et l’appel de la chair.
Tout a vraiment dérapé quand Josette a sorti son cahier à spirales. Josette, 67 ans, veuve de Roger (paix à son palpitant), portait depuis toujours ses frustrations comme elle portait ses bas de contention : bien remontées, bien serrées.
Mais ce mardi-là, pendant la « rencontre symbolique autour du tissu suspendu », elle a posé le carnet sur la table, l’a ouvert avec précaution et dit d’une voix grave :
Silence dans la salle. Tisane renversée. Soupir.
Et là, elle a commencé à lire.
Chapitre 1 : Le réparateur de box…
Une nouvelle érotique. Dans laquelle un jeune technicien aux biceps bien définis venait régler une antenne… et finissait par régler bien d’autres choses, à coups de tournevis et de gémissements bien placés. Les premières lignes ont choqué. Les suivantes ont troublé. Et à la fin… on a applaudi.
Germaine a levé la main.
On a haussé un sourcil. Puis deux. Puis on a laissé faire. Parce qu’à ce moment-là, le slip rouge avait officiellement ouvert les vannes de la libido collective. Et c’est ainsi qu’est né, dans la petite salle polyvalente du quartier, le « Club des Fantasmes Contrariés ».
Chaque jeudi, à 19 h, réunion. Ambiance feutrée, coussins moelleux, vin chaud et biscuits fourrés. On y lisait des textes. On y échangeait des pensées. On y découvrait que : Bernadette adorait les plombiers aux mains calleuses ; Yves avait un faible inavoué pour les femmes en bottes de pluie ; Mireille se prenait pour une espionne russe dès qu’on parlait de menottes ; Et que même Fred, un soir, a laissé échapper dans un moment d’égarement :
Tout le monde a fait semblant de ne pas entendre. Mais dans les regards, il y avait un respect nouveau.
On n’était plus des voisins. On était des gens en manque de sueur, de frissons, de peau. Des êtres en quête d’un petit frémissement sous le pull. Et le slip continuait de flotter comme une invitation à transpirer un peu mieux.
Le jeudi suivant, la prof de Pilates est venue. Grande, féline, voix douce et genoux souples. Capable de te corriger le périnée en te récitant du Kundera, elle avait quarante-cinq balais, mais portés comme une menace. Chaque pas, une leçon de maintien ; chaque mouvement, une promesse de luxure maîtrisée. Elle s’appelait Chloé. Deux syllabes, toutes en soupirs.
En la regardant, je me suis surpris à me redresser un peu, à rentrer le ventre, à trahir ma colonne pour sauver un semblant de posture. Et c’est là, sans prévenir, que c’est remonté : le souvenir de Sylvie. Ma première vraie histoire. J’avais dix-neuf ans, elle en avait vingt, et des fossettes dans les joues qui me faisaient perdre l’usage du langage. On s’était découvert un été entier sans se hâter, à faire l’amour dans une 4L garée derrière la salle des fêtes, fenêtres embuées et radio poussive. Elle me trouvait « intense ». Moi, je pensais que ça durerait toujours. Et puis septembre est arrivé. Et elle est partie. Depuis, je crois que j’ai passé plus de temps à entretenir mes haies qu’à laisser quelqu’un me toucher vraiment.
Chloé n’était pas Sylvie. Mais dans son regard, il y avait ce même genre de vertige. Et ça m’a foutu un drôle de frisson. Personne ne l’avait jamais vu parler à quelqu’un plus de trois minutes. Là, elle s’est assise en tailleur, a croisé les doigts et a dit :
Personne n’a compris ce que ça voulait dire, mais huit personnes se sont inscrites dans la minute. Dont Germaine, qui a demandé s’il fallait amener sa propre huile ou si « c’était fourni ».
Et pendant ce temps, dehors, le lotissement changeait. Les volets restaient ouverts plus tard. Les pelouses n’étaient plus tondues à l’excès. On entendait de la musique douce, parfois des soupirs discrets, ou juste des rires. Y avait même eu deux pannes d’électricité suspectes chez Mireille en trois jours. On soupçonnait qu’elle jouait un peu trop avec sa machine à vapeur intime.
Et moi, je me surprenais à lever les yeux vers l’antenne, non plus avec rage, mais avec… une sorte de gratitude. Ce slip, au fond, c’était pas un tissu. C’était un déclencheur. Un signal. Un drapeau rouge, oui… mais pour une révolution des sens.
Un soir, Chloé m’a pris par le bras, l’air de rien :
J’ai failli trébucher dans la plate-bande. Mais j’ai pas dit non. Je crois même que… j’ai rougi. Comme le slip.
Ça a commencé par une annonce dans la boîte aux lettres. Pas un tract. Pas un flyer à la noix. Non. Une vraie lettre. Sur papier vergé. Avec une écriture appliquée, ronde, légèrement penchée. Et une signature : Lucas.
Chers voisins,
Je suis le neveu de Fred.
Le slip rouge, c’est à moi.
Je vous dois la vérité.
J’ai relu trois fois. J’ai failli renverser mon Ricoré.
Lucas, 20 berges, celui qui m’a offert une enceinte Bluetooth pour Noël (et que j’utilise depuis pour caler une étagère bancale), venait d’avouer.
Il s’était pointé le week-end dernier. Vingt ans, sportif, chevelure artistique, et un short si moulant qu’il aurait pu servir de pansement aux hémorroïdes.
Il m’avait dit en plaisantant :
Ironie. Prémonition. Et maintenant, il révélait que le slip, c’était le sien.
Mais l’histoire ne s’arrêtait pas là.
Le jeudi soir, pendant la réunion du Club des Fantasmes, alors que Josette lisait une nouvelle torride intitulée « La perceuse du désir », Marion – 22 ans, adepte du polyamour poétique et des filtres Instagram érotico-vintage – est arrivée en trombe, un portable à la main :
Sur l’écran, une vidéo filmée par drone. Musique de fond : « Careless Whisper ». Image : un jardin, de nuit, éclairé par la lune. On y voit Lucas, en slip rouge (le fameux), torse nu, debout sur la rambarde de ma terrasse.
Puis il a souri. A baissé le tissu avec une lenteur savamment dosée. Et, dans un mouvement d’une grâce olympique, il l’a lancé… vers l’antenne. Et le vent, ce complice salopiot, l’a porté pile dessus. Un miracle aérodynamique.
Fin de la vidéo. Silence.
Puis Yves, d’un ton solennel :
Et Germaine, émue :
J’étais sonné. Choqué. Et, je l’avoue, un peu fier. Fier que ce neveu ait autant de panache. Mais dans sa lettre, Lucas ajoutait une dernière ligne :
Je vous dois aussi une autre confidence. Je n’étais pas seul cette nuit-là. Et le slip… n’était pas que pour le défi.
BIM. Nouveau séisme.
Une rumeur s’est levée comme une bourrasque sous une jupe plissée. Qui était avec lui ? Une conquête ? Un complice ? Un voisin ? Une voisine ?
Germaine a murmuré :
Tout le monde m’a regardé. Et Claudine a demandé :
J’ai dégluti. Lentement. Comme une hostie grasse.
Bernadette, narquoise :
Dans mon ventre, une chaleur étrange est montée. Pas de la honte. Une envie soudaine de tout envoyer valser. La prudence, les ronds-points bien tondus, les slips blancs à braguette.
Alors j’ai dit :
Choc.
Et j’ai ajouté :
Long silence.
Puis, Germaine, les yeux brillants :
Depuis ce jour, le mystère était levé. Mais la magie, elle, restait. On savait maintenant d’où venait le slip. Mais ce qu’il avait déclenché, ce qu’il avait libéré… Ça, aucune vidéo ne pouvait vraiment l’expliquer.
Ce n’était pas qu’une histoire de tissu. C’était une histoire de peau, une révélation sensuelle, de courage à moitié nu. Et quelque part, j’étais content que ça me soit arrivé. À moi, Fred, le type au jardin nickel. Et peut-être que, désormais, je pourrais en glisser un rouge dans mon tiroir. Juste au cas où.
Il n’a pas fallu deux jours pour que la Fête du Slip soit annoncée officiellement.
Pas un truc honteux, planqué dans le bulletin municipal entre la tombola et les horaires de la déchetterie, non. Une vraie affiche A3 plastifiée, collée sur les portails, les boîtes aux lettres, et même sur le vieux chêne du rond-point.
🎉 FÊTE DU SLIP 🎉
Dimanche 14 h – Place des Coudriers
Défilé, musique, buffet participatif
Dress code : libre en haut, audacieux en bas
En bas de l’affiche, un petit cœur rouge. Et une mention en italique : « Inspirée par une brise textile anonyme… »
Le dimanche, il faisait beau. Un soleil rond comme un fessier repu. La place des Coudriers s’était transformée en carnaval campagnard. Des banderoles, des fanions en dentelle, des guirlandes de slips suspendus entre les arbres : des rayés, des à pois, des satins, des tailles hautes, des tailles basses, des modèles qu’on n’ose même pas chercher sur internet.
Yves avait ressorti un caleçon militaire de 1972. Josette portait un boxer fuchsia orné de pompons (qu’elle appelait ses « clochettes de plaisir »). Et Germaine… oh, Germaine. Un justaucorps noir, fendu sur la hanche, avec l’inscription « J’ai glissé, chef » en paillettes. À 78 ans. Sans une once de gêne.
Moi, j’avais mis mon plus beau bermuda… ouvert sur un slip rouge flambant neuf. Pas le vieux du neveu. Un acheté pour l’occasion. En boutique. Avec l’aide de Lucas, qui avait souri :
Le défilé a été une apothéose de mauvaise foi, de tissus tendus et d’autodérision consentie.
Il y avait Mireille déguisée en paquet-cadeau, avec un nœud entre les cuisses ; Chloé (la prof de Pilates) en slip kangourou sous un kimono ; Gérard avec un tutu et un string fluo. Quand on lui a demandé « Pourquoi le tutu ? », il a répondu :
À la fin, Lucas est monté sur une table, slip d’origine non pas sur les fesses, mais en main, et a déclaré :
Il l’a tendu à Germaine, comme un flambeau olympique.
Le buffet était indécent.
Des merguez en forme de point d’interrogation, des tartes aux fruits dressées comme des sexes flasques, une mousse de betterave servie dans des coquilles d’œuf, rebaptisée « la rosée du matin ». Et la chorale de quartier a entonné, sans honte, une reprise de « Je t’aime… moi non plus », en canon. Version clarinette et triangle.
Mais le top, ce fut le concours du plus beau déhanché.
Un moment de pure grâce. Une valse de chairs en liberté, de tissus agités, de corps qui n’en avaient plus rien à foutre de paraître jeunes, fermes ou désirables. On était là. Vivants. Ridicules. Libérés.
J’ai même dansé. Oui, dansé. Sur un remix techno d’Aznavour. Avec Chloé qui me tournait autour comme un vautour en chaleur. Et je crois bien que, l’espace d’un instant, j’ai aimé ça. Pas elle. Pas la musique. Moi. Là. Dedans.
Le soir, après le rangement, les restes de quiche et les taches de vin sur le macadam, on s’est assis, quelques irréductibles, sur les marches de la salle polyvalente.
Silence. Soupirs doux.
Chloé m’a glissé la main dans le dos. Pas de manière coquine. De manière complice.
J’ai rien dit. C’est toujours très philosophe, une prof de Pilates.
Depuis l’épisode du slip, le quartier n’est plus tout à fait pareil. Oh, les haies restent bien taillées. Les allées bien balayées. Les géraniums arrosés à heure fixe. Mais dans les regards, quelque chose a changé. On ne dit plus « bonjour » de la même façon. Il y a comme… une étincelle. Une caresse invisible qui passe quand on se croise au marché ou qu’on se penche un peu trop dans le potager du voisin.
Le vieux groupe WhatsApp « Voisins vigilants & courtois » a été renommé : « Les Plaisirs Suspendus ». Et si quelqu’un ose s’en étonner, on répond juste :
Quant à moi, je me suis découvert une nouvelle activité : la contemplation textile. Je monte parfois sur le toit. Pour regarder le petit fanion rouge qu’on a décidé de laisser exposé.
Pas le slip d’origine – trop fragile. Une reproduction, cousue à la main par Bernadette, avec une doublure en lin et un ourlet discret. « Faut ce qu’il faut pour les objets symboliques, » qu’elle a dit. On l’a appelée L’Antenne du Désir.
Et depuis, il flotte. Pas en signe de provocation. Mais pour nous souvenir qu’un quartier, ce n’est pas que des murs mitoyens et des poubelles alignées. C’est aussi des corps, des soupirs, des frustrations qui s’ignorent. Des âmes qui se frôlent dans les rayons surgelés du Carrefour. Des rêves qu’on pensait oubliés et qui remontent en glissant le long d’un tissu satiné.
Germaine, elle, est devenue une sorte de prêtresse officieuse. Elle propose des « confessions érotiques guidées » sur son transat, avec un thermos de vin chaud à portée de main. Josette vend des recueils de nouvelles torrides illustrés à l’aquarelle. Yves a repeint ses volets en bordeaux et a mis une boule à facettes dans ses WC.
Et moi, j’ai gardé mon slip rouge.
Je le porte parfois. Pas pour séduire. Pas pour choquer. Juste pour me souvenir qu’il suffit d’un bout de tissu envolé… pour faire tomber bien des barrières.
Et si un jour, en passant, vous levez les yeux et que vous apercevez ce petit morceau de textile vous narguer… Sachez que ce n’est pas un accident. C’est une balise. Une bretelle de sauvetage pour ceux qui ont oublié que la vie, c’est pas fait pour rester coincé dans un slip beige sans histoire.
Alors, lâchez prise.
Et laissez faire le vent.
(Annexe non validée par le comité de quartier. À lire à la lumière tamisée d’une lampe de chevet, slip sur les chevilles et cœur prêt à rougir.)
La Fête du Slip s’était terminée à 23 h 02 très officiellement. À 23 h 17 officieusement. Et à 2 h 43 du matin, pour celles et ceux qui avaient trouvé refuge dans la salle polyvalente mal fermée.
J’y suis allé. Pas pour fliquer. Pour… surveiller. Préserver l’ordre. Les mœurs. Et peut-être un peu pour voir si Germaine avait vraiment mis ce string en crochet qu’elle brandissait toute la semaine comme une menace.
Quand je suis entré, j’ai senti deux choses : l’odeur poivrée du vin chaud tiédi, mélangée à un reste de choucroute improvisée.
L’ambiance moite d’un sauna affectif en liberté surveillée. Lumière tamisée. Chansons françaises version jazzy en fond. Des coussins… Partout. Et des corps qui ne cherchaient plus trop à se cacher.
Josette était assise à califourchon sur Yves, en train de lui lire un extrait de son « épisode 6 : Le Commis du rayon bricolage », pendant qu’il transpirait par la moustache comme une Cocotte-Minute au bord de l’ébullition sensuelle. Marion, elle, expliquait à Lucas le concept de « réchauffement climatique localisé », tout en lui appliquant une huile tiède à la figue et au gingembre sur des zones stratégiques, avec une concentration de sismologue en pleine montée de lave. Et Chloé, évidemment, trônait sur un coussin central, en slip kangourou et blouse de kimono entrouverte, verre de liqueur à la main.
Elle m’a souri. M’a proposé de la rejoindre.
Je me suis assis. Parce que refuser, c’était nier l’Histoire. J’avais chaud, sans savoir si c’était le vin, la moquette synthétique, ou la prof de Pilates qui effleurait ma cuisse avec un sérieux de massage tantrique en promotion.
Les choses sont allées vite. Et lentement. Des mains qui se cherchent. Des genoux qui collent. Des soupirs à mi-voix. Des rires. Beaucoup. Dans un ballet désynchronisé de corps mûrs, cabossés, désireux, mais sans illusion. Un genre d’orgie douce. Pas une partouze hystérique. Plutôt une grande sieste sensuelle, où chacun venait poser un bout de peau contre un autre, un souvenir contre une hanche, une solitude contre une épaule.
Y avait de tout. Des mains timides. Des souffles courts. Un baiser dans le cou. Un téton retrouvé comme une madeleine. Et surtout, aucune gêne. Juste des êtres. Légers. Dévêtus, mais pas dénudés.
À un moment, j’ai entendu Josette dire à Yves :
Et Chloé, couchée contre moi, la joue sur mon épaule, a murmuré :
J’ai souri. Et elle a râlé.
Sa main, posée sagement sur mon torse, a glissé lentement, à la manière d’une nappe qu’on retire sans faire tomber les verres. Elle a serpenté, du haut de mon sternum jusqu’à cette frontière molle où le souffle change de rythme. Un frisson m’a traversé, pas un grand frisson hollywoodien – non, un de ceux qui ressemblent à un vieux souvenir de caresse, à peine effleurée, mais gravée.
Son parfum, discret, mais entêtant, entre la figue mûre et la sueur propre, s’est mêlé à ma respiration. J’ai fermé les yeux. Pas pour faire genre. Juste pour enregistrer ce moment. Avec précision. Avec gratitude. Et on a fait des trucs à faire méditer un moine tibétain sur sa vocation.
Le lendemain, la salle polyvalente sentait la lavande, la cannelle, et l’intimité partagée.
Un slip avait été oublié sur une chaise.
Rouge.
Pas le mien.
Je l’ai plié. Je l’ai rangé. Avec respect. Avec fierté. Et j’ai laissé un mot dessus :
Ce qui se passe sous la nappe reste sous la nappe.
Mais merci. Pour le frisson.
Fred.
(Classé « non consultable » par la bibliothèque municipale. Et pourtant…)
C’est en déplaçant une pile de nappes brodées dans le cagibi de la salle polyvalente que Josette a trouvé le carnet. Petit format. Couverture en simili-cuir rouge. Un élastique autour. Et l’inscription discrète : « Lucas – Choses à ne pas oublier (ou à refaire) »
Évidemment, elle l’a ouvert. Et évidemment, elle l’a lu à voix haute, le jeudi suivant, pendant l’Apéro Fantasme & Fougasse.
Extrait #1 :
« Idée à tester : faire l’amour debout sur un escabeau, en équilibre, dans une cuisine, avec des tomates cerises tièdes. Pas pour le goût. Pour le glissement. »
Claudine a toussé très fort, puis a murmuré :
Extrait #3 :
« Fred. Je crois qu’il m’a plus appris en un week-end de silence que mes ex en trois ans de monologues. Il m’a pas jugé. Il m’a laissé vivre. J’espère qu’un jour, je serai ce genre d’homme. En slip rouge ou pas. »
Silence. Puis Chloé a levé son verre.
Extrait #6 :
« La nuit où on a foutu le slip sur l’antenne, je voulais juste faire rire. Mais en voyant tout ce que ça a provoqué, je me dis que parfois, pour allumer un feu, il suffit d’un petit bout de tissu et un bon coup de vent. »
Josette a refermé le carnet. L’a glissé dans un tiroir à secrets, entre les grigris de Germaine et les photos de la Fête du Slip. Et on s’est tous tus un instant. Pas par gêne. Par respect. Pour le trouble. Pour ce moment fragile où les corps, les âges et les murs s’étaient oubliés.
Depuis, le carnet rouge est devenu un mythe. Parfois, un nouvel extrait circule. On ne sait jamais qui l’a recopié et s’il est vrai. Mais on s’en fout. Parce qu’il vient de quelque chose de sincère. Et ça, dans ce monde de jeans serrés, c’est déjà érotique en soi.
Dernier mot retrouvé à l’encre délavée :
« Le slip n’était pas une provocation. C’était une perche. Vous l’avez saisie. Et bordel… Vous avez su l’exploiter. »
À Revebebe, qui m’a toujours soutenu, comme un bon slip.