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n° 23039Fiche technique10825 caractères10825
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Temps de lecture estimé : 8 mn
06/05/25
Résumé:  Et si un simple brin de muguet suffisait à tisser, l’espace d’un instant, entre deux personnes que tout oppose, un lien éternel ? Une histoire de rencontre, de geste échangé, de souffle renouvelé dans un couloir d’hôpital.
Critères:  #nonérotique #romantisme #rencontre fh
Auteur : Maryse      Envoi mini-message
Un brin d'éternité

Il était tout son contraire : grand, habillé et tatoué de noir, agité, la révolte à fleur de peau. Elle, fragile et discrète, toute de blanc vêtue. Un foulard sur la tête. Elle s’efforçait de ne pas se faire remarquer, mais là où elle passait, le chemin semblait s’illuminer un instant.


Il travaillait, dans ce centre hospitalier, condamné à réaliser des travaux d’intérêt général. Il enrageait, en frottant le carrelage d’un balai serpillère. Une tâche dégradante à ses yeux. Il aurait préféré être ailleurs, courir les grands espaces, mais il n’avait pas le choix. Alors il rongeait son frein. Il pestait intérieurement contre tous ceux qu’il croisait, qui resalissaient ce qu’il venait de nettoyer. Un travail vain, aussi inutile que toutes les règles auxquelles on lui demandait de se conformer.


Il détestait cet endroit trop blanc, trop aseptisé, l’odeur de désinfectant qui flottait dans l’air et les bips amortis des moniteurs médicaux. Tout ici rappelait la misère… celle-là même qu’il essayait de fuir.


Dès qu’il l’a vue, la tête voilée, remontant lentement l’immense couloir, en rasant le mur, son regard vindicatif ne la lâcha plus. Empêtré dans sa hargne, il n’imaginait pas que si elle marchait précautionneusement sur la pointe des pieds, au bord du couloir, ce n’était pas pour l’éviter. C’était seulement pour ne pas salir ce qu’il venait de laver. Pour respecter son travail. Mais lui ne voyait que mal !


Son sang ne fit qu’un tour et il l’alpagua d’un ton mordant :



Elle tourna la tête. Son regard clair – si limpide qu’il crut l’obscurcir de son reflet sombre – le frappa de plein fouet. Il n’y lut ni provocation, ni reproche. Juste une grande tristesse. Il serra le manche à balai jusqu’à s’en blanchir les phalanges. Pour qui le prenait-elle ? Pour un perdant ? Un pauvre type qui faisait pitié ? Il s’apprêtait à répliquer, ses lèvres esquissant déjà une pique assassine dont il avait le secret… Mais elle s’éloigna sans un mot. Pris de court, il resta là, fulminant. Il dissipa sa frustration en frottant rageusement le sol de plus belle. Non pas pour le faire briller mais effacer ce souvenir dont il avait honte.


Bien qu’assis entre ses potes, dans leur repaire habituel – un bar miteux aux murs délavés, qui sentait le renfermé – il n’arrivait pas à entrer dans l’ambiance.

Pourtant, rien n’avait changé. Toujours la même techno étouffée, les mêmes blousons de cuir râpé, les mêmes cris, les verres s’entrechoquant, les bouteilles de bière qu’on décapsulait à la chaîne.


Non, ce qui clochait, c’était lui. Juste lui.


Silencieux, légèrement voûté au-dessus de la table, il faisait tourner son verre entre ses doigts, les yeux perdus dans l’alcool, agacé par une sensation qu’il n’arrivait ni à nommer, ni à faire taire.


Il n’était pas vraiment là. Il dérivait ailleurs. Et cela le rongeait.


En début de soirée, ses potes, surpris, avaient tenté de le charrier pour le faire réagir. Puis, face à sa mine renfrognée, ils avaient fini par l’oublier.


Depuis il ruminait…


Lui d’ordinaire si bruyant, si prompt à balancer une vanne ou à chauffer les autres pour une embrouille, se taisait. Il se sentait trop serré dans ce bar, dans sa bande, dans ses fringues, dans sa peau.


Il balaya la salle du regard. Les rires sonnaient faux. Même les visages familiers lui paraissaient lointains, vides. Il avait l’impression de flotter au-dessus de la scène, comme s’il observait de l’extérieur cet endroit où il ne trouvait plus sa place.


Que lui arrivait-il ? Ses mains serrèrent son verre à le broyer, comme pour en extraire le malaise qui le tenaillait.


Et soudain, comme un souffle venu d’ailleurs, une image s’imposa à lui : un foulard pâle, un regard droit, sans jugement. Un souvenir furtif, presque irréel, glissé là comme une dissonance douce dans ce bar saturé d’alcool, de sueur et de voix bruyantes.


Il cligna des yeux. La musique battait toujours. Les autres continuaient de rire. Mais lui, il était autre part.


Sous les néons pâles, les cuirs noirs, les maquillages sombres, les piercings, les cheveux décolorés donnaient aux visages un air blafard. Des fantômes, pensa-t-il. Des fantômes qui font semblant d’être vivants.


Cette pensée le déstabilisa. Elle refusa de le quitter. Elle le déprimait. Et, d’une étrange manière, elle lui donnait aussi envie de se réveiller.



Lui, le rouquin costaud à l’ego aussi percutant que ses poings, se vantait d’être celte pur jus. Tout ce qui n’avait pas la peau aussi blanche que la sienne devenait automatiquement suspect.


Il leva les yeux. Et resta figé.


Un type venait d’entrer. Bruns, les cheveux jais. Vieux sweat élimé, baskets fatiguées. À la main : des bouquets de muguet.


Le contraste était saisissant. Des fleurs délicates, d’une blancheur immaculée, dans ce lieu où l’on venait noyer ses colères et vomir son crève-cœur.


Il ne savait pas pourquoi, mais la vue douce et verte ponctuée de blanc du muguet lui évoqua une chose enfouie. Peut-être une main chaude. Une voix tendre. Un autre temps. Quelque chose qu’il n’avait jamais eu mais à laquelle il avait souvent rêvé.


Le regard de l’inconnu croisa le sien. Il y lut de la résignation. La vraie. Celle qui plie les épaules, éteint les mots et te fait baisser les yeux. Il voulut ricaner, balancer une vanne. Mais un nœud invisible lui serra la gorge. Rien ne sortit.



La fille d’à côté lui donna un coup de coude.



Son regard fusilla son mec. Il détourna les yeux, brusquement penaud.


Le silence tomba, lourd comme du plomb.


Alors il souffla, provocateur, pour reprendre l’initiative :



Il força un rire. Sortit un billet de vingt.



Stupéfaction. Les autres le regardaient comme un étranger. Aucun ne broncha.


Une fille attrapa un brin, le porta à son nez.



Puis elle lança à son copain :



Les autres suivirent, une à une. Leurs mecs ne savaient plus où se fourrer. Il ne resta bientôt plus qu’un brin.


La fille en face de lui le lui tendit.



Le lendemain, il traînait les pieds dans les couloirs de l’hôpital, le seau à la main, le manche de la serpillière usée dans l’autre. Rien n’avait changé… sauf le petit cornet de papier transparent, un peu froissé, qu’il avait glissé dans sa poche : le brin de muguet. Il ne savait même pas pourquoi il l’avait gardé. Encore moins pourquoi il l’avait mis dans l’eau pendant la nuit. Peut-être pour qu’il tienne. Peut-être juste pour s’imprégner, en secret, de son parfum léger.


Il l’aperçut à l’étage, près de la baie vitrée. Seule, comme la veille. Le foulard toujours noué sur sa tête. Elle regardait dehors, les yeux posés sur un coin de ciel qu’il ne voyait pas.


Il s’approcha, pas très sûr de ce qu’il faisait là. Lorsqu’elle tourna la tête vers lui, il lança :



Le ton était moqueur, un peu trop fort. Un réflexe de défense. Sa carapace de gros dur.


Elle le fixa. Un regard calme, sans ironie. Mais sans indulgence non plus.



Il encaissa. Comme un coup dans le ventre. Plus un mot.


Alors, presque maladroitement, il sortit le muguet de sa poche.



Elle prit le brin, couvert de ses petites clochettes blanches, entouré de ses longues feuilles vertes. Elle l’approcha de son visage, en respira le parfum léger. Un sourire discret naquit au coin de ses lèvres.



Elle marqua une pause, puis récita, les yeux posés sur la fleur :


Il ne promet rien d’éternel.

Il ne s’attache pas.

Mais pendant un instant, il offre tout :

la pureté d’un regard,

la grâce d’un geste,

le frisson d’un sourire sincère.

Mais comme toute belle chose,

il fane vite.

Et peut-être est-ce cela, l’essence du muguet :

n’avoir été qu’un battement de cœur

dans le grand silence du temps.


Il la regardait, incapable de dire quoi que ce soit. Quelque chose en lui s’était fissuré. Et dans cette faille, il y avait peut-être, enfin, un peu de lumière…



Le soleil filtrait à travers les voilages blancs de la cuisine. L’odeur du café chaud et des tartines grillées emplissait l’air. Sur un coin de la table, un petit vase accueillait un brin de muguet, offert par son mari.


Elle s’en approcha, une tasse à la main, et s’arrêta. Juste une seconde. Son regard s’attarda sur les délicates petites fleurs blanches. Son cœur aussi.


Un battement de silence.


Elle sourit, imperceptiblement. Pas un sourire pour quelqu’un. Un sourire pour ce qui a été. Ce qui a compté.


Il avait les yeux sombres, les poings serrés sur sa douleur, et le monde contre lui. Et pourtant… ce jour-là, dans ce couloir d’hôpital, il lui avait tendu un brin de muguet. Juste après une phrase. Juste après un regard. Comme un aveu. Comme un adieu.


Elle le gardait en elle, ce moment. Elle ne savait pas ce qu’il était devenu. Peut-être rien. Peut-être tout.


Mais elle savait qu’il lui avait transmis, à sa manière maladroite, un peu de sa rage de vivre. Une énergie brute, qui l’avait portée dans les jours sombres. Et elle espérait, de tout cœur, lui avoir laissé en retour un peu de paix. Assez pour qu’il vive plus sereinement.


Une voix d’enfant retentit dans le couloir.



Elle caressa doucement les clochettes du bout des doigts.



Et dans un souffle, presque pour elle seule, elle se murmura :


Il ne promet rien d’éternel.

Il ne s’attache pas.

Juste un instant, il offre tout…


Puis elle se détourna. Et le muguet resta là, discret et fragile, témoin d’un moment éphémère.


Parce qu’il y a des gestes qui traversent le temps.

Des gestes simples, presque anodins, qui en disent plus que bien des discours.

Offrir du muguet, ce n’est pas seulement tendre une fleur.

C’est donner un peu de soi.


Et parfois, ce peu-là suffit à changer quelque chose.

En soi. Chez l’autre.

À réparer, même brièvement, une blessure, une peine, une colère.

À faire taire, un instant, le silence qui nous étouffe.


Alors n’attendons pas les grandes occasions.

N’hésitons jamais à tendre un brin de muguet…

Ou un sourire.

Parfois, c’est tout ce qu’il faut pour que la vie s’illumine.

Pour soi. Pour les autres.