n° 23051 | Fiche technique | 12890 caractères | 12890 2321 Temps de lecture estimé : 10 mn |
11/05/25 |
Résumé: C’est en lisant l’histoire de Samir, « cette expression à la con », parue il y a peu sur le site, que j’ai eu l’idée de reprendre le concept à mon compte et d’écrire un récit autour d’une expression à la con. J’ai choisi le fameux : on peut rester amis. | ||||
Critères: #humour #nonérotique #rupture #personnages | ||||
Auteur : Laetitia Envoi mini-message |
On peut rester amis.
(ou comment Arthur a survécu à l’amitié après la fin du monde romantique)
Arthur, 32 ans, expert en procrastination active et fervent défenseur du combo chips paprika-blockbusters, vivait une histoire d’amour tranquille avec Clara. Tranquille, au sens où ils ne se disputaient que sur des sujets importants, comme l’ordre des épices dans le placard ou l’usage abusif du mot « disruptif ».
Arthur n’avait pas toujours tout compris sur les relations par le passé, mais il avait compris Clara. Enfin, c’est ce qu’il croyait. Il avait toujours pensé que le couple, c’est comme un canapé. On choisit un modèle confortable, pas trop voyant, qui tient dans le temps. Et quand il s’abîme, on ne le jette pas, on met un plaid dessus et on fait avec.
Clara, elle, était faite d’étoiles, d’intentions bio et de répliques de séries qu’Arthur ne regardait jamais. Elle avait des rêves. Des rêves de voyages, de sens, de yoga au lever du soleil. Elle pensait que le couple, c’était comme un voyage. Il fallait que ça bouge, que ça « s’élève », que ça « élève ». Elle disait souvent qu’elle voulait vibrer autrement.
Ils s’étaient rencontrés à un atelier d’initiation à la poterie. Arthur y était entré par hasard, croyant qu’il s’agissait d’un bar à tapas, proposant des dégustations. Clara, parce qu’elle voulait se reconnecter avec « l’argile primordiale » (elle parlait souvent comme ça). Il avait cassé trois bols, elle avait ri, ça avait suffi.
Trois ans plus tard, ils vivaient ensemble dans un deux-pièces « à potentiel », c’est-à-dire sombre et humide, mais bien situé. Ils avaient leurs habitudes, brunch le dimanche, séries coréennes le mercredi, dispute mensuelle sur la gestion des mails administratifs. Un couple normal, donc.
Un samedi matin, alors qu’Arthur cherchait désespérément à comprendre pourquoi il y avait du tofu dans ses œufs brouillés, Clara, bol de quinoa à la main, se planta devant lui, les yeux plein de sagesse amère.
Arthur la regardait sans la voir. Il pensait à ses mails non lus, aux lasagnes de la veille, au fait qu’il avait mal dormi parce que Clara avait mis une playlist de bol tibétain pour s’endormir. Il sentit immédiatement que ce n’était pas pour lui annoncer qu’ils avaient gagné un service à raclette à la tombola du quartier.
Il ne voyait pas, non.
Elle dit ça avec cette voix douce et conclusive, la même qu’on utilise pour annoncer à un enfant qu’on a vendu son lapin à un monsieur très gentil qui adore le civet. Puis elle lâcha la phrase fatidique :
Arthur, qui à ce moment-là avait la bouche pleine, acquiesça. Elle avait dit ça, comme si elle avait dit « tiens, j’ai fait un gâteau aux carottes pour le bureau ». Il n’avait pas bien entendu, mais, comme tout bon mec poli face à une phrase qui commence par « je pense que », après un court bug mental, il dit :
Le silence s’installa. Dense. Presque solide. Arthur avait envie de l’étaler sur une tartine. Il hocha la tête. Pas parce qu’il comprenait, mais parce qu’il avait un morceau d’œufs brouillés au coin des lèvres qu’il n’osait pas essuyer.
Amis…
Amis ?
Il revit, en flash rapide, les dimanches sous la couette, les séries absurdes, les nouilles japonaises instantanées à minuit, les fous rires sans raison. Et maintenant, tout ça… tout ce passé… ça devait se reconvertir en amitié ? Il aurait voulu hurler. Dire que non, c’était impossible. Qu’on ne passe pas de « je t’aime » à « tu viens pour mon anniv ? Mais c’est plat unique ». Qu’on ne devient pas le confident de la femme qu’on a aimée quand elle commence à s’épanouir sexuellement avec un autre.
C’est ainsi qu’il entra dans cette zone brumeuse et glaciale, « la friendzone post-apocalypse ». Le lendemain, il se réveilla sans le carillon tibétain de Clara.
Étrangement, il crut d’abord qu’il était mort dans son sommeil et qu’il avait atterri au purgatoire. Puis il vit la boîte à pizza vide laissée sur la table basse et il comprit qu’il était juste célibataire.
Il ouvrit son téléphone. Aucun message de Clara. Juste une story Instagram :
« Prendre soin de soi, c’est aussi savoir quitter ce qui ne fait plus danser l’âme #liberté #nouveaucycle #gratitude. »
Il la regarda dix fois. Il voulait la haïr pour cette phrase. Mais, tout ce qu’il ressentait, c’était un vide pâteux, mélange de Nutella et de mélancolie.
J+3 : premier message de Clara « Je n’aurais pas oublié mon spray de lavande sur la table de nuit ? »
Il lut et relut. Elle ne demandait pas comment il allait. Elle demandait une huile essentielle. C’était donc ça être amis ? Des services logistiques.
J+6 : elle l’invita à une soirée « ambiance sororité cosmique & vin naturel ». Il accepta. Il ne savait pas pourquoi. Peut-être parce qu’il espérait. Ou peut-être parce qu’il n’avait rien de mieux à faire que d’écouter une femme en tunique lui explique que l’amour est un prisme quantique.
Quand il vit Clara enlacer un type grand, fin, avec des boucles et un pull en laine vierge, il comprit. Il n’était pas invité en tant qu’éventuel retour. Il était là comme un ami. Un ami de la lumière.
Le grand type s’appelait José. Il disait des choses comme « je ressens l’absence d’ego chez toi », en le regardant fixement. Arthur se sentit comme une chaise en plastique.
J+10 : Arthur tenta une reconversion intérieure. Il téléchargea une appli de méditation. Il fit un jeûne de six heures (sans le vouloir, il avait oublié de faire les courses). Il alla à un cours de yoga où on lui demanda de ressentir ses racines sacrées. Il s’endormit pendant la posture de la tortue à l’envers, ce qui provoqua un petit scandale.
J+15 : Clara lui écrivit : « je voulais te remercier, pour ta douceur, ton ouverture. Émeric t’adore déjà sans te connaître. »
Arthur mit cinq minutes à comprendre. José avait disparu. Émeric était le nouveau.
Les jours suivants, il reçut les messages « amicaux » suivant :
« Tu veux venir à une projection de film suédois muet sur la solitude intergénérationnelle ? »
« Viens faire du paddle avec moi et mon pote Émeric (c’est juste un pote hein) »
« Tu connais un bon ostéo pour les chakras ? »
« Y a une expo d’un artiste syrien muet à Montreuil, tu viens ? »
Arthur, docile, s’exécuta. Il y alla, il se perdit à Montreuil, il resta 45 minutes devant une installation sonore qui diffusait le silence de Damas. Il ne comprit rien. Clara, elle, pleurait doucement, émue par « la texture du vide ».
Un autre jour, il se força à rire pendant une conférence sur « l’érotisme des plantes », applaudit à un open mic de haïkus engagés, et simula un enthousiasme modéré pour un brunch sans gluten. Il commençait à perdre pied. Il mangeait des graines. Il écoutait du ukulélé. Il méditait sans savoir sur quoi.
Clara, de son côté, brillait. Elle postait des stories lumineuses, toujours un peu floues, toujours accompagnées de citations sur « l’amour qui évolue vers la liberté ».
Elle l’invita à des expos conceptuelles sur le vide comme vecteur de la plénitude. Elle lui racontait ses dates Tinder ratés comme on raconte un mauvais film, avec beaucoup trop de détails.
Mais Arthur tenait bon. Il se disait qu’un jour, peut-être, elle reviendrait. Après tout, on peut rester amis… et plus si affinités, non ? Ou au moins qu’elle comprendrait qu’être « amis » ne veut pas dire « sherpa émotionnel dispo H24 ».
J+30 : il reçut un message de Clara :
Il rencontra Émeric à une lecture de slams écoresponsables.. Il parlait beaucoup d’alignement intérieur et n’avait pas d’humour. Arthur but du kombucha maison, sans protester, toute la soirée.
Puis un jour, lors d’un pique-nique végan (Arthur avait apporté un Tupperware de charcuterie discrètement), le couperet tomba. Radieuse, elle lui annonça :
Elle avait ce sourire confit qu’on offre quand on annonce une mauvaise nouvelle emballée dans du bonheur personnel.
Arthur sourit. Un vrai sourire, de ceux qu’on fait avant de plonger dans un ravin.
Elle le serra fort, comme si elle le déposait dans une boîte avant de la sceller avec du scotch émotionnel.
Ce qui devait arriver arriva : Julien, le jardinier urbain, était insupportablement gentil. Trop gentil. Il parlait aux plantes. Aux pigeons. À Arthur. Et… ça marchait. Contre toute attente, Arthur et Julien devinrent inséparables.
Ils créèrent un club de lecture pour gens qui ne lisent pas, développèrent un business improbable de « potagers en sac à dos », et firent un podcast sur « le malaise moderne » qui connut un succès viral. Le suivant « écoute ton silence » dépassera les 100000 écoutes. Arthur parraina une des ruches de Julien et lui donna son nom.
Un jour, lors d’un dîner végétalien où Clara se sentait légèrement de trop, elle lança, un peu jalouse (alors qu’ils s’étaient lancés dans un bœuf, Julien au didgeridoo et Arthur au djembé) :
Arthur lui répondit, avec un sourire paisible :
Elle ne sut pas quoi répondre. Et ce soir-là, elle sentit pour la première fois ce que ça faisait d’être de l’autre côté de la phrase.
Cela faisait maintenant trois mois. Arthur avait arrêté de regarder les stories de Clara. Il ne savait plus si elle était avec Julien, un autre, ou simplement en couple avec elle-même, ce qui, vu les dernières publications qu’il avait pu lire d’elle (s’aimer d’abord pour aimer ensuite), semblait une hypothèse plausible.
Lui, il avait retrouvé des goûts qu’il croyait perdus, comme le silence, les pizzas sans graines de chia, les films où personne ne pleure en regardant un arbre. Il s’était même surpris à rire devant une vidéo de chaton qui tombait d’une chaise.
Un matin, alors qu’il buvait un café brûlant, en peignoir (mais propre), un message apparut. Un message de Clara :
« J’ai rêvé de toi cette nuit. C’était doux. Tu me manques un peu. On prend un verre ? Comme avant ? »
Il resta un moment à regarder l’écran. Avant, il aurait répondu dans la minute. Un truc léger et original. Un « Bien sûr ! », ou un « Toujours là pour toi », ou « On est amis ! ».
Mais là, non. Pas cette fois. Quelque chose avait changé. Pas par rancune, mais parce qu’il avait compris que le « on peut rester amis » était juste une formule. Une manière polie de ne pas dire au revoir. Mais lui, il avait besoin d’un vrai adieu, pas d’un demi-lien tiède accroché au passé.
Il ne réagit pas. Il relut le message deux fois, trois fois. Il le laissa infuser, comme on laisse refroidir un thé qu’on n’est pas certain de vouloir boire.
Il s’attendait à ressentir quelque chose. Un pincement, une joie, une nostalgie. Mais non, rien de précis. Juste une sensation diffuse, comme une lumière filtrée par un rideau, « C’est fini ».
Pas de colère, pas de douleur, mais cette fatigue qu’on ressent quand on a trop attendu un retour, et qu’on ne le désire plus vraiment.
Clara lui manquait, bien sûr. Elle lui manquera toujours un peu. Mais comme une vieille chanson qu’on aimait à 20 ans. On en connaît encore les paroles, mais on ne les fredonne plus sans gêne.
Il éteignit son téléphone. Il mit ses baskets, un vieux sweat et il sortit. Il ne savait pas encore où il allait, mais il marcha longtemps, sans penser à rien d’autre qu’à la sensation du vent sur son visage.
Et ce fut la première fois, depuis longtemps, qu’il se sentit pleinement là avec lui-même. Pas ami, pas ex, juste Arthur.