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n° 23056Fiche technique11676 caractères11676
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Temps de lecture estimé : 9 mn
13/05/25
Résumé:  « Je suis ta mémoire qui bande. Et je suis là pour que tu t’en souviennes. »
Critères:  #réflexion #psychologie #érotisme #initiatique #volupté #rencontre #personnages #couple #masturbation
Auteur : L'artiste  (L’artiste)      Envoi mini-message
L’oreiller de Thibaud

Thibaud dort sur le côté gauche, comme tous les hommes trahis trop tôt. Une jambe tendue, l’autre repliée en position de semi-fuite. Son oreiller est un rectangle trop mou acheté pendant une promo de janvier, un peu jauni, un peu trop fidèle. Il le garde quand même. Parce qu’il épouse bien la nuque, et parce que c’est encore ce qui lui a tenu compagnie le plus longtemps ces cinq dernières années.


À 3 h 42 du matin, il entend :


« Tu te souviens de son odeur, juste après l’amour ? Un peu de sueur, un peu de vanille… et beaucoup de toi. »


Il ouvre un œil. Rien. Pas de téléphone qui sonne, pas de télé restée allumée. Juste la chaleur tiède sous la couette, et ce foutu oreiller. Il fronce les sourcils et se rendort. Mais le lendemain, il y pense. Toute la journée. À cette voix. Douce. Féminine. Mais pas reconnaissable. Une voix… familière d’une intimité inconnue. Comme une main posée sur sa nuque dans un souvenir jamais vécu.



*



La nuit suivante, il s’endort sur le dos. Pour changer.


À 2 h 06 :


« Elle t’aimait. Mais tu regardais ailleurs. Tu cherchais quelque chose de plus sale, de plus sauvage. Quelque chose qui te serre et t’échappe. »



« Tu voulais sentir ses dents sur ton épaule. Et tu n’as jamais osé demander. »


Silence.


Il ne dort plus et bande à moitié. Il ne sait pas si c’est la voix, les mots, ou le fait qu’on ait fouillé dans sa tête sans sa permission. Il reste comme ça, les yeux ouverts dans le noir, le cœur battant à mi-poitrine et le sexe un peu plus vivant que d’habitude, comme un chien qui relève le museau en flairant une vieille odeur familière.



*



Le troisième soir, il se couche nerveux. Comme si c’était un rendez-vous.


Il cale sa tête, ferme les yeux et attend.


Et la voix revient.


« Tu n’as jamais aimé qu’elle t’embrasse là, entre le nombril et le bas-ventre. Mais tu faisais semblant. Tu voulais qu’elle sente que tu pouvais tout prendre. Même ce qui te gênait. Tu appelais ça être généreux. Moi, j’appelle ça te mentir. »


Thibaud gémit. Pas un gémissement de plaisir. Un de ces sons coincés entre honte et excitation. Comme quand on se masturbe en pensant à quelqu’un qu’on n’a jamais eu le droit de désirer.


L’oreiller semble tiédir sous sa joue. Il le retourne. Comme pour l’éteindre. Mais la voix glisse à travers le tissu, basse, troublante.


« Tu t’es oublié pendant cinq ans. Moi, je suis venu te rappeler la peau que tu caches sous ta fatigue. »


Et cette nuit-là, Thibaud dort nu.


Pas pour le confort. Pour le contact.



*



Thibaud s’était promis de ne pas y penser. De reprendre le dessus. De ranger cette parenthèse moelleuse dans la catégorie des rêves un peu trop vivants, comme les anciens numéros de téléphone de ses ex : oubliés par principe, mais toujours là en cas d’urgence affective.


Mais à 19 h 48, il est déjà dans son lit. Pyjama inexistant. Draps propres. Une goutte d’huile essentielle sur la taie. Vanille. Pour voir. Et, surtout, l’oreiller placé avec une précision chirurgicale sous sa joue. Comme une joue contre une autre.


Il ferme les yeux.


Rien.


Puis, très bas, à la limite du silence :


« Tu pensais à elle, tout à l’heure. À sa langue. Tu te rappelles ce qu’elle faisait avec ? Moi, je m’en souviens. »


Un battement dans sa gorge. Il avale sa salive comme si elle venait d’un shot de vodka tiède.


« Elle écrivait ton prénom sur ta peau, sans jamais le dire. Tu faisais semblant de ne pas comprendre. Mais tu frémissais. Ici. »


Le mot « ici » tombe exactement à l’endroit où le tissu touche sa hanche.


Il sursaute. Puis se redresse, cherche un micro, un appareil, un piège mental. Mais il n’y a rien. Juste un silence moite et une demi-érection douloureuse de ne pas savoir où aller.


Il pose sa main sur le coussin. Doucement. Il est chaud. Trop pour être normal. Et alors il ose. Il s’allonge à plat ventre. Frotte son torse contre le drap, contre le lit, contre lui-même, et l’oreiller sous son ventre.


La voix, cette fois, monte. Un souffle. Un murmure de gorge :


« C’est ça. Laisse-moi te caresser. Laisse-moi fouiller. Je suis ta mémoire qui bande. Et je suis là pour que tu t’en souviennes. »


Il gémit. Ni pour simuler ni pour provoquer. Parce que ça le prend. Le tire. L’ouvre. Une amante jamais vue. Une main qui n’existe pas. Mais qui serre. Juste assez.


Il jouit. Lentement. Presque sans bouger. Comme un orgasme mental. Une épiphanie sexuelle envoyée en ASMR directement à son lobe temporal. Et après, il reste là. Vide. Transpirant. Un peu honteux. Un peu heureux.


Et l’oreiller, très doucement, dit :


« Tu vois ? Je suis encore chaud. Tu n’es pas mort. »



*



Elle s’appelle Eléna. Pas Hélène, trop scolaire. Pas Ella, trop tendance. Eléna, avec un accent glissant sur le « é » qui lui donne l’air d’avoir été inventée dans une salle de jazz.


Ils se sont croisés dans une laverie.


Oui, une laverie.


L’endroit où les slips blancs se mélangent sans gêne avec les soutiens-gorges fatigués, et où les gens comme Thibaud, qui vivent seuls depuis trop longtemps, évitent de regarder les machines tourner, de peur d’y déceler leur propre spirale affective.


Elle pliait un drap. Un grand. Un drap-housse. L’acte le plus sensuel que Thibaud ait vu depuis des saisons de solitude.


Elle avait des gestes lents. Calmes. Comme s’ils étaient chorégraphiés par un ancien amant. Et quand elle a parlé, ça a été comme un coup de poing dans le thorax.



Elle a souri et haussé les épaules, puis a poursuivi, les yeux toujours sur le linge :



Thibaud a blêmi. Ou rougi. Elle parlait comme l’oreiller. Pas la même voix, mais la même langue. Ce mélange d’intimité et de jugement doux. De phrases qui griffent.


Ils ont discuté. Vingt minutes.


Elle l’a invité à boire un café – ce qui dans la langue des adultes frustrés se traduit par « viens t’asseoir dans mon monde, voir si tu y as une place ».


Chez elle, c’était chaud. Une chaleur de vie, pas de chauffage. Des bougies sans raison. Une odeur d’encens discret, pas chiant. Et un lit en mezzanine, sans fausse pudeur. Elle était directe.


Elle l’a touché. Pas tout de suite. Pas brutalement. Juste une main sur son bras pendant qu’elle parlait. Un contact assez long pour faire monter le sang. Et assez flou pour qu’il doute de tout.


Et puis, soudain, elle lui a dit :



Elle a hoché la tête.



Il a blêmi. Pour de vrai cette fois.



*



Aujourd’hui, il ne rentre pas seul. Eléna l’accompagne. Pas pour coucher – pas encore. Mais parce qu’elle a dit : « J’aime bien entendre une autre respiration la nuit. »


Elle s’endort vite.


Lui, pas.


Et alors, au creux du silence :


« Elle ne sait pas. Elle ne saura jamais te réveiller comme je le fais. »


C’est l’oreiller. Chaud. Rancunier. Charnel.


« Tu veux son souffle, ou le mien ? »


Thibaud ferme les yeux. Le corps d’Eléna tout proche, tiède et réel. Mais c’est la voix du tissu qui glisse entre ses jambes.


Et il bande pour l’oreiller. Il en a honte, mais ne dit rien. Juste un gémissement étouffé contre le coton.



*



Il y a eu une nuit. Puis deux. Puis une semaine où Eléna dormait chez lui plus souvent que chez elle. Elle laissait des culottes dans la salle de bains. Des livres dans la cuisine. Une brosse à dents rose dans le pot à crayons. Thibaud, lui, se sentait vivant à nouveau.


Mais le problème, c’est qu’il dormait mal. Ou plutôt : il dormait moins. Parce qu’à chaque fois qu’Eléna fermait les yeux, l’oreiller se mettait à parler. Plus fort. Plus sale. Plus possessif.


« Elle ne suce pas comme celle d’avant. »

« Tu penses à moi quand tu la baises, hein ? »

« Tu crois qu’elle t’aime ? »

« Elle veut juste que tu respires à côté d’elle. Moi, je veux ton tremblement. Ton abandon. Ton foutu vrai toi. »


Et parfois… l’oreiller avait raison.


Le corps d’Eléna était chaud. Sa peau avait cette élasticité tendre des femmes sûres d’elles. Mais Thibaud avait du mal à se laisser aller. Parce qu’il se souvenait de phrases qu’il n’avait jamais entendues. Parce que son sexe se tendait pour une voix, dans sa tête, pas pour une personne.


Une nuit, il a craqué. Il s’est levé et a pris l’oreiller entre ses mains, comme on secoue un amant en colère.



« Que tu me choisisses. »



« Et pourtant, je suis celui qui te fait jouir. »


Il l’a jeté. Contre le mur. Eléna s’est réveillée, nue, magnifique, le regard encore flou :



Elle s’est redressée, l’a enlacé, a posé ses seins contre son dos, et a glissé une main le long de son ventre.



Il a fermé les yeux et, pour la première fois, a laissé son corps répondre. Pas à la voix. À elle.


Il l’a prise là sans mots. Sa peau contre la sienne, ses mains sur sa nuque, sa bouche sur son cou. Et pendant qu’ils jouissaient à deux, sans artifice, l’oreiller tombé au sol a murmuré. Très bas.


Mais Thibaud ne l’a pas entendu. Et c’était peut-être ça, la victoire. Ou le début d’une autre guerre.


Depuis, les mots étaient toujours là. Mais moins tranchants. Moins possessifs. Comme si la voix avait compris qu’elle n’était plus seule à lui faire frémir les reins.


Elle murmurait encore.


« Elle t’aime pour ce que tu es. Moi, je t’aimais pour ce que tu cachais. »


Parfois, c’était vrai. Parfois, c’était mesquin. Mais ce n’était plus une guerre. C’était une cohabitation sensuelle, un ménage à trois.


Il dormait entre deux souffles. Celui d’Eléna, qui sentait le thé noir et un peu le sexe. Et celui de l’oreiller, qui sentait… le passé.


Un soir, après l’amour, ils sont restés allongés, nus l’un contre l’autre, peaux collantes d’un plaisir lent. Eléna a murmuré, les yeux mi-clos :



Il a dégluti. Elle a souri.



Et là, Thibaud l’a regardée chaleureusement. Comme une suite.


Cette nuit-là, il a pris l’oreiller, l’a posé entre eux, comme un médiateur. Une relique. Et il a dit, à haute voix :



Puis, comme une caresse d’encre :


« Je ne veux plus te posséder. Juste te rappeler que tu es désiré. Même dans ton oubli. »


À ce moment-là, Eléna l’a enlacé. Elle l’a chevauché, les yeux rivés dans les siens. Et Thibaud, les mains posées sur ses cuisses, a senti quelque chose d’encore plus troublant qu’un orgasme : la paix.


Pas celle qui dort.


Celle qui bande.



*



Quelques semaines ont passé. Le linge sèche plus lentement dans l’appart, parce qu’Eléna laisse les fenêtres fermées le matin. Elle dit que ça garde l’odeur du lit. Mais aussi du sexe. Du sommeil. Du « presque amour », comme elle l’appelle.


Thibaud ne corrige plus, il apprend à ne plus contrôler. À jouir sans s’excuser.


L’oreiller est toujours là. Sur une étagère. Il l’a lavé. Puis caressé une dernière fois. Et il l’a conservé. Pas comme une menace, mais comme un témoin. Il lui arrive de sourire, parce qu’il sait maintenant que ce n’était pas une malédiction. C’était une main tendue dans l’obscurité, même brièvement.


Et Eléna ? Elle l’embrasse toujours entre les omoplates, là où personne ne le touchait jamais avant. Elle le fait doucement. Puis elle glisse ses doigts sur son ventre. Et quand il frissonne, elle murmure :



Et il répond :