n° 23097 | Fiche technique | 33198 caractères | 33198 5786 Temps de lecture estimé : 24 mn |
27/05/25 |
Résumé: Parfois, on ne fait pas l’amour. On s’y abandonne. | ||||
Critères: #psychologie #philosophie #drame #érotisme #initiatique #initiation #romantisme #regret #confession #nostalgie #personnages #adultère #différencedâge #domination #fsodoh #fétichisme #transport #travail | ||||
Auteur : majaas Envoi mini-message |
Il arrive que le désir ne crie pas, ne séduise pas, ne réclame rien. Il se pose, lentement, dans un regard, un silence, un ordre à peine murmuré. Il ne conquiert pas. Il attend qu’on s’y abandonne.
Ce texte raconte une disparition progressive – mais choisie. Celle d’un homme qui se défait de ses rôles, de ses défenses, de ses réponses toutes faites. Il s’efface pour exister autrement. À genoux, parfois. En silence, souvent. Mais toujours lucide.
Ce n’est pas une histoire de domination ni un fantasme de pouvoir. C’est un récit de désapprentissage de ce que l’on imagine devoir être. De ce que l’on croit devoir désirer. Il y a du sexe, oui. Du corps. Du trouble. Mais pas pour l’esthétique. Il y a aussi des pieds posés sur des nuques, des silences plus éloquents que mille gémissements, et des gestes qui valent serment.
J’ai voulu explorer ce lieu étrange entre l’obéissance et la foi, entre la chair et le sacré. Là où l’on ne fait pas l’amour, mais où l’on devient un terrain d’accueil pour l’autre. Peut-être serez-vous troublé. Peut-être reconnu. Peut-être dérangé. Il n’y a ici ni morale, ni message, ni perversion gratuite. Juste un homme qui chute, une femme qui regarde, et des silences qui pèsent plus que les mots.
Lisez. Ou pas. Mais si vous entrez, faites-le à genoux.
Le clignotant cliquetait dans le vide. Jade ne le regardait pas. Elle fixait la route avec une intensité presque inconfortable. Concentrée. Trop, peut-être. Marc ajusta à peine sa posture sur le siège passager. Il épia ses mains : crispées, mais droites. Dix heures, deux heures. Une élève appliquée. Il soupira.
Elle tourna légèrement la tête vers lui. Juste un battement de cils lent, et cette phrase, posée calmement :
Il la fixa une seconde – une demi-seconde de trop – et quelque chose glissa dans l’air. Pas un frisson, mais une infime tension.
Elle obéit. Clignotant. Rétroviseur. Angle mort. Parfait.
Pas un mot pendant plusieurs rues. Le silence dans l’habitacle était de ceux qu’on n’ose pas casser, de peur d’avouer qu’on le ressent. Marc consulta machinalement son téléphone pour l’heure. Pas de message. Pas de raison de sortir du moment. Jade mordilla l’intérieur de sa joue. Il ne le vit pas, mais le sentit. Comme s’il avait perçu un micro-déplacement de gravité.
Elle s’arrêta à un feu.
Il hésita. Pas pour la question en elle-même. Mais pour la façon dont elle avait été posée. Neutre. Sans malice. Comme si c’était normal. Comme si ça ne comptait pas.
Elle hocha la tête puis, lentement, délassa ses baskets. Elle les retira et les poussa sous le siège. Pieds nus, elle ne portait pas de chaussettes. Le ventre de Marc se contracta. Un réflexe.
« Sa langue sur une cheville, puis plus haut. Le goût de la sueur mêlé à quelque chose d’électrique. Une image floue, pourtant trop précise. Trop vraie. »
Le feu à nouveau vert, elle repartit. Le moteur ronronna plus souplement.
Il garda les yeux sur la route, sur le tableau de bord, sur n’importe quoi, sauf ce pied gauche, posé en attente à côté de l’embrayage.
Elle sourit. Un coin de lèvre vibra. Puis elle ajouta :
Le trajet fut fluide. Pas de faute. Pas d’arrêt brusque. Juste ce silence. Chargé. Complice. Anonyme.
Arrivée à destination, elle coupa le moteur, puis resta là un moment, pieds toujours nus, et tourna enfin les yeux vers son moniteur.
Il ouvrit la bouche. La referma. Elle pencha légèrement la tête, ses cheveux châtains tombant en rideau sur son épaule.
Une pression dans sa nuque. Son souffle contre son sexe, et elle, debout, tenant une laisse. Une image sale et sacrée.
Elle remit ses chaussures.
Marc resta seul quelques minutes après son départ. Il sentit dans ses mains une moiteur étrange. Une nervosité inhabituelle. Et en lui, une phrase, sourde, absurde : « Tu n’es plus vraiment le moniteur, là. »
Le deuxième cours commença sans un mot. Jade s’installa sans hâte. Elle ajusta son siège, attacha sa ceinture, replaça ses cheveux derrière l’oreille. Marc, quant à lui, essayait de se convaincre que rien n’avait changé. Et pourtant, la dernière leçon revenait en boucle comme une scène volée à un rêve embarrassant. La sensation était restée là, logée dans son ventre, tiède, insistante. Il avait tenté d’éviter de repenser à elle, mais, bien sûr, il n’avait fait que ça.
Il acquiesça. Elle démarra. La conduite était plus fluide que la fois précédente. Marc la regarda du coin de l’œil et remarqua que ses chaussures étaient de nouveau absentes. Disparues, comme si elles n’avaient jamais existé.
Elle accéléra. Et lui, là, à côté… sentait sa respiration changer.
Elle esquissa un petit rire. Presque inaudible. Alors qu’ils s’arrêtaient à un feu, elle étira ses jambes. Puis son pied gauche remonta sur son genou droit. Elle le massa un instant.
Elle avait dit ça sans provocation. Comme si elle parlait de la météo. Il tenta une pirouette.
Il voit sa propre langue, fébrile, glisser entre des orteils. Il ne ressent pas du plaisir, mais une reddition. Une offrande. Il est à quatre pattes dans une pièce sans murs. Et elle, debout. Un pied sur sa nuque.
Le feu passa au vert. Elle se replaça et enfonça l’embrayage pour enclencher la première.
À la fin du cours, elle se gara parfaitement. Pas un angle de travers. Pas une roue mal orientée. Elle coupa le moteur, posa les mains sur le volant, et souffla :
Il s’apprêtait à s’excuser, mais elle l’interrompit…
Elle ouvrit la portière, mais sa main resta suspendue une seconde de trop sur la poignée. Une hésitation. Une infime latence. Il la vit ravaler quelque chose. Une parole ? Un frisson ? Puis elle quitta le véhicule. Lui fixa le creux de la pédale d’embrayage. Là où ses orteils avaient dansé. Il n’était pas vraiment excité, c’était pire. Il se sentait juste, déjà, n’être qu’à elle.
Il s’imagine lécher le bout d’un sein. Elle ne dit rien, mais ses mains posées fermement sur son crâne dirigent.
Il n’avait pas envie d’y aller. Pas envie de se lever, pas envie de l’attendre devant cette fichue Clio diesel qui sentait l’alcool de nettoyage bon marché. Mais à 9 h précises, il était là. Propre, rasé, neutre.
Quand elle arriva, elle ne dit pas bonjour. Elle monta côté conducteur, ajusta les rétros, boucla la ceinture. Pieds nus. Comme si la notion même de porter des chaussures était un mensonge social dont elle s’était libérée. Il aurait pu dire quelque chose. Mais à quoi bon ?
Il n’eut rien à répondre. Elle tourna à droite sans clignotant, il ouvrit la bouche pour corriger. Elle l’interrompit.
Elle n’avait pas crié. Pas même élevé la voix. Un simple chut, comme on le souffle à un enfant un peu trop curieux.
Plus tard, alors qu’elle roulait dans une petite rue déserte, elle attrapa calmement la main de son moniteur.
Cette phrase n’avait aucun sens, mais il ne la contraria pas. Elle accéléra, changea de vitesse, guidant ses gestes. Sa main à elle sur la sienne.
Il ferme les yeux. Elle est derrière lui. Il n’a plus de voix, juste une respiration coupée. Chaque va-et-vient est une vitesse enclenchée. Chaque gémissement, une pédale enfoncée. Elle ne parle pas. Elle pénètre.
À un moment, elle freina légèrement, puis se gara dans une zone tranquille, à l’ombre d’un vieux platane.
Silence.
Elle s’étira, replia ses jambes, puis plaqua ses deux pieds nus contre ses fesses, sur le rebord du siège. Il regardait droit devant. Il essayait de ne pas voir, mais, bien sûr, il voyait tout.
C’était la première fois qu’elle disait son prénom. Toujours muet, il se tourna vers elle. Elle baissa lentement un pied et le posa fermement sur le frein.
Le monde autour d’eux se figea. Peinant à respirer, il ferma les yeux. Mais c’était trop tard, quelque chose venait de se briser. Ou de se révéler. Quand il les rouvrit, elle l’observait avec une douceur étrange.
Elle sent une chaleur remonter entre ses cuisses. Elle le voit déjà, là, sa langue sur sa voûte, puis plus haut. Elle s’apprête à le prendre. Pas comme une conquête. Comme un aveu. Et ça la trouble. Profondément.
Il ne répondit pas. Elle redémarra. Le trajet jusqu’au local se fit en silence. Juste avant qu’il ne sorte de la voiture, elle posa doucement sa main sur son poignet.
Elle avait demandé une leçon en soirée. « Je me sens plus concentrée quand c’est calme », avait-elle dit, les yeux dans les siens. Marc avait accepté. Bien sûr. Il s’était même surpris à nettoyer une tache imaginaire sur le tableau de bord, et à essuyer deux fois les pédales, comme si la saleté l’accusait de ce qu’il allait laisser glisser. Ridicule. Il n’y avait plus de doute, plus de « peut-être ». Il était ferré. Et elle tenait la ligne, paisiblement, sans forcer.
Elle monta dans la voiture comme si elle rentrait chez elle. En silence. Pieds déjà nus. Il remarqua une trace de vernis rouge écaillé sur le gros orteil gauche. Un détail banal qu’il vit pourtant comme un symbole.
Il n’avait plus assez de muscles faciaux pour mentir proprement. Elle prit le volant. Cette fois, elle conduisit sans dire un mot. Présente, mais concentrée.
Ils arrivèrent sur un parking désert, entouré d’arbres et d’éclairage public fatigué. Elle coupa le moteur et se tourna vers lui.
Il ne sut quoi répondre. Elle pivota, s’adossa à la portière et posa nonchalamment ses deux pieds sur les genoux d’un Marc pétrifié. Il n’osa pas bouger. Ni les regarder. Ni respirer.
Il leva les yeux.
Il est allongé. Attaché. Elle est au-dessus, jambes repliées, cuisses enserrant sa tête. Il gémit. Elle aussi. Elle ne le domine pas – elle l’habite. Et ça la brûle plus qu’elle ne l’avait pensé.
Cocasse. Le moniteur de conduite, homme adulte, marié, qui tremblait comme un collégien devant une poitrine mal cachée. Il posa ses mains. Ses doigts effleurèrent la peau chaude, douce, légèrement calleuse sous le talon. Elle l’observait, stoïque. D’abord en apnée, il embrassa le dessus d’un pied. Puis un orteil. Puis glissa une langue timide entre eux. Il sentit un frisson monter le long de sa colonne. Ce n’était pas sexuel – ou plutôt, ce n’était que ça, mais au-delà du corps. Un geste de soumission presque religieux.
Elle ressentit un mélange étrange : une puissance qui l’effrayait, un vide qui l’attirait. Elle se demanda si elle était normale. Puis elle se souvint qu’elle détestait ce mot. Elle contrôlait sans toucher. Elle était une reine désintéressée, un sphinx pieds nus.
Sa bouche humide, son jean, tendu à l’agonie, il n’avait pas honte. Au contraire, il avait peur que ça s’arrête. Elle retira pourtant ses pieds. Comme ça. Sans explication.
Il haletait presque. Elle remit ses chaussures, sans un mot, redémarra et repartit. Elle se stationna devant chez elle. Avant de sortir de la voiture, elle se pencha vers lui et souffla dans le creux de son oreille :
Elle se voit en train de jouir. Mais il n’est pas dedans. Il est sous. À genoux. Sa langue. Ses yeux fermés. Une extension d’elle-même. Ça la dégoûte. Ça l’excite. Et ça la libère.
Elle claqua la portière, puis disparut dans la nuit.
Marc resta là, figé. Une demi-heure. Peut-être plus. Il n’avait jamais ressenti quelque chose d’aussi fort, d’aussi… juste. Il se dit alors une chose absurde : « Ce n’était pas un jeu, c’était une place. » Et il venait de la trouver.
Ils s’étaient à peine parlé. Dernier cours avant l’examen. Dernier trajet avant la coupure. Le prétexte parfait pour éviter les mots, pour ne pas dire ce qu’on sait déjà. Elle portait ses chaussures. Des baskets sobres, fermées jusqu’en haut. Blanches, mais un peu salies. Comme si elle annonçait que tout ce qui comptait allait rester dedans. Caché.
Concentrée, les mains sur le volant, elle haussa les épaules et démarra. Pas un sourire. Pas un regard de connivence.
Sa conduite était parfaite. Une maîtrise sans esbroufe. Ils se garèrent devant le centre d’examen avec dix minutes d’avance, et elle coupa le moteur. Le silence dans l’habitacle s’était figé.
Il ne répondit pas et elle le fixa.
Il baissa les yeux. Son cœur battait fort. Puis il se pencha, et ôta doucement chaque basket. Une à une. Religieusement.
Elle défit sa ceinture, se tourna vers lui, son genou contre le levier de vitesse, et posa une main sur sa braguette. Il sursauta.
Elle l’ouvrit. Il ne dit rien, ne bougea pas. Elle glissa ses doigts et le prit comme une vérité qu’on sort de sa cachette. Elle caressa, branla un instant méthodiquement, puis murmura, presque sans souffle :
Il se figea. Hébété.
Il hésita encore. Une demi-seconde. Puis il obéit. Sa main tremblait, sa respiration était hachée. Il ne pensait à rien, juste au contact des yeux de son élève sur lui. À sa peau.
Et il jouit. Presque sans bruit.
L’atmosphère dans la voiture se fit dense. Elle ne bougea pas tout de suite et le regarda. Une seconde. Peut-être deux. Puis, comme pour imprimer le moment, elle essuya une goutte avec son pouce. Lui avait simplement la certitude d’avoir enfin été vu entier.
Elle remit ses chaussures avec la précision d’un geste rituel. Et alors qu’elle ajustait le deuxième pied, l’inspecteur apparut.
Elle démarra, et décrocha son permis. Évidemment.
Une fois à nouveau seuls, ils sortirent de la voiture. Elle le regarda, longtemps. Puis murmura :
Elle sourit du coin des lèvres – un tremblement discret – puis tourna les talons. Pas d’étreinte. Pas d’adieu.
« Je t’ai appris à rouler, Jade. Tu m’as appris à rester. » Et il la regarda partir. Il remonta en voiture, ferma les yeux et respira profondément. Une phrase s’imposa à lui, simple, nue : « Je n’étais pas un détour. Juste le sol sous ses pas. » Puis il redémarra. Et rentra. Sans elle. Mais avec ce qu’elle avait laissé. Pour toujours.
Trois ans étaient passés.
La maison était pleine. Une femme qui l’aimait. Deux enfants bruyants, drôles, légers. Rien ne clochait, objectivement. Et pourtant, il se sentait étrangement vide à l’intérieur. Un peu ailleurs. Ou sous quelqu’un. Il ne saurait dire.
Le soir, une fois les devoirs surveillés, les dents brossées, le noir dans les chambres et madame endormie, il s’asseyait dans le salon. Pas de télé. Juste lui, une lumière tamisée et son téléphone.
Il l’ouvrait. Mécaniquement. Et là, elle. Toujours enregistrée sous « Jade – élève auto-école ». Comme si reformuler ce lien risquait d’agrandir un gouffre qu’il ne pourrait refermer.
Il ne lui écrivait jamais. Il rédigeait pourtant. Des messages qu’il effaçait avant d’appuyer sur « envoyer ».
« Tu me manques, mais j’ai trop de silence pour te le dire. »
« Est-ce que tu t’en souviens, de ce que c’était ? »
« Je n’arrive pas à désapprendre tes pieds. »
Il relisait, puis supprimait. Chaque fois, il se sentait soulagé et ridicule.
Jade avait eu son permis. Études finies. Vie commencée dans une autre ville. Rien d’anormal, mais il ne s’était jamais remis de la façon dont elle avait posé ses pieds sur son genou. Un pacte invisible. Il avait tout transformé en souvenirs : les gestes, les silences, l’odeur de sa peau. Il avait tout rangé. Sauf que le tiroir tentait toujours de se rouvrir.
Il est dans la chambre conjugale. Vide. Trop grande. Elle n’est pas Jade. Elle dort. Elle lui tourne le dos. Et dans un angle mort de sa mémoire, il est sous un autre lit. Il lèche un pied invisible et gémit dans l’ombre. Il veut que ça s’arrête. Il veut que ça recommence.
*
Ce soir-là, il était 22 h 14. Un jeudi. Il avait bu deux verres de vin et avait passé une sale journée. Toutes les conditions étaient réunies. Il ouvrit la fiche « Jade – élève auto-école ». Et cette fois, il tapa simplement :
Je ne sais pas si c’est toujours le bon numéro, mais je pense à toi. C’est ridicule, non ?
Il resta figé une minute puis, sans réfléchir, envoya. Pas de tremblement. Pas d’euphorie. Il posa le téléphone face cachée et attendit.
Marc passa la nuit sans réponse. Pas qu’il espérait une notification à 22 h 16, ni même à 23 h. Cependant, à 3 h 42, quand il se réveilla en sursaut avec le cœur serré, il sut. Elle avait lu.
Il ne pouvait pas le prouver. Juste… un instinct. Une intuition qui avait le goût métallique de la mémoire. Et puis, à 11 h 07 le lendemain matin, alors qu’il mâchait un croissant tiède dans une cuisine pleine de lumière, le téléphone vibra.
Un message.
Pas ridicule. Tardif. Mais pas ridicule.
Il relut trois fois. « Pas ridicule » : elle le voyait encore. « Tardif » : elle l’avait attendu. « Mais pas ridicule » : elle souriait peut-être.
Il sentit un picotement dans la poitrine. Les enfants couraient dans le couloir. Sa femme chantonnait dans la salle de bain. Il ne répondit pas tout de suite. Trop de réel pour écrire vrai.
Le soir, dans la voiture, moteur coupé, stationné dans une ruelle calme à deux pâtés de maisons de chez lui, il rédigea son message trois fois avant de le poster.
Je ne sais pas ce que je cherche. Mais une chose est certaine, tu y es attachée.
Elle répondit vingt-sept minutes plus tard.
Tu parles mieux quand tu ne te regardes pas écrire. C’est nouveau, ça.
Il rit et faillit envoyer « Tu m’as manqué », mais ce serait trop tôt, trop direct, trop… vrai. Alors, il tapa :
- — Tu es où, en ce moment ?
- — Dans ma ville. Dans ma peau. Et un peu dans ta tête, visiblement.
Pause. Puis :
Je passe dans la tienne la semaine prochaine. Si tu veux me voir. Mais je ne promets rien.
Il ferma les yeux et respira. Dans l’obscurité derrière ses paupières, il la vit un instant. Son pied, posé sur sa joue. Une évidence. Il sentit une chaleur sourde monter entre ses cuisses, et, en même temps, un vertige.
C’est parfait. Promets rien. Viens juste.
Le café était laid. Une terrasse en plastique, des parasols avec des logos de bière premier prix, un serveur en sueur et une machine à expresso qui faisait un bruit de tracteur au ralenti.
Mais elle était là.
Assise avant lui, comme toujours.
Elle portait une robe longue, fluide, beige. Pas une robe de séduction. Juste elle, calme, réelle. Pieds dans des sandales plates, croisés sous la table.
Marc s’approcha. Il avait pensé à mille phrases, mais n’en dit aucune.
Elle leva les yeux. Et il vit tout. La surprise contenue. La reconnaissance. Et cette chose étrange : la douleur douce de revoir quelqu’un qu’on n’a jamais cessé d’aimer.
Il s’assit. Elle avait déjà commandé pour lui. Café crème. Il n’eut pas à demander.
Il regarda ses mains. Calmes. Comme à l’époque. Ses yeux se posèrent sur une alliance.
Ce n’était pas une question. Elle hocha la tête.
Pas de gêne dans sa voix. Pas de fierté non plus. Juste une forme de constat honnête.
Dans son ventre, une image violente. Jade posant ses pieds sur sa poitrine. Elle tient un harnais dans une main et le regarde gémir.
Une vague étrange lui noue la gorge. De la tendresse ? Non. De la faim. Une faim dangereuse, qui la fait trembler. Elle se voit le prendre. Pour elle. Pour garder. Elle n’aime pas cette pensée, mais ne la rejette pas.
Le serveur posa les cafés. La cuillère tinta contre la tasse. Ils restèrent là. Deux adultes parfaitement droits, assis à une table bancale, les cœurs ouverts sous la nappe en plastique.
Elle sourit, un peu plus franchement.
Elle toucha sa tasse. Ne but pas.
Tous deux retinrent un instant leur respiration. Puis, elle proposa :
Elle se leva, laissa quelques pièces sur la table et ne regarda pas derrière. Marc suivit.
Et dans son crâne, une fissure s’élargit. Il prend sa main, l’embrasse, lui dit qu’il va tout quitter. Superposée à cette vision, une autre surgit : deux enfants, un salon, un plat de coquillettes. Il entend le rire de sa fille et s’éloigne. Fuit-il, ou revient-il ? Il ne sait plus ce qu’est la trahison. Seulement ce qu’est l’appel.
Leurs pas étaient lents. Aucun des deux ne semblait pressé. Un parc banal. Une allée de gravier. Quelques feuilles mortes, des bancs vides, le vent tiède d’un début d’automne qui ne savait pas s’il voulait rester ou partir.
Ils marchaient côte à côte. Pas main dans la main. Trop tôt. Trop chargé.
Marc sentit cette phrase lui caresser la nuque.
Il s’arrêta. Elle baissa les yeux.
Elle avança. Plus lentement. Il suivit. Par nécessité.
Elle se figea un instant, puis se retourna.
Il soutint le regard. Et elle leva une main pour la poser sur sa joue. Un contact chaud, dense, dévastateur.
Dans sa tête, elle le voit derrière elle. Toujours. Elle l’imagine plié au sol, mais aussi debout, fort, libre. Elle ne sait plus ce qu’elle veut : un homme à genoux, ou un qui l’emporte. Elle se demande si elle l’aime vraiment. Ou si elle aime ce qu’il devient avec elle. Elle se sent coupable d’espérer que ce soit la même chose.
Elle marcha. Il la suivit.
Dans la sienne, deux scènes s’écrasent. Jade, nue, les pieds sur son visage, lui ordonnant de la supplier sans parler. Et en face, sa femme. Il se voit, entre les deux, fendu en deux moitiés. L’une qui désire, l’autre qui doit. Il ne sait plus laquelle est la plus vraie.
Ils avaient roulé sans musique. La route était déserte, grise, traversée par les ombres longues de la fin d’après-midi. Aucun mot. Seulement leurs souffles, et de temps à autre, un froissement de tissu, un mouvement discret de jambes.
Elle conduisait. Il ne proposa pas de le faire. Quand elle freina, doucement, et tourna dans ce chemin de campagne bordé de silence, il comprit. Elle avait cherché cet endroit. Ce lieu tranquille, reculé, familier sans l’être.
Ils s’arrêtèrent. La voiture toussa légèrement, puis se tut. Elle coupa le contact. Ils restèrent assis quelques secondes. L’air était tiède, parfumé d’herbe et d’humus.
Elle ouvrit la portière et sortit lentement. Il fit de même. Dans le coffre, une couverture roulée, un peu froissée. Elle la déroula sur le sol, entre deux arbres, puis s’assit en tailleur. Pieds nus, évidemment. Il s’agenouilla. Pas tout à fait face à elle. Légèrement de côté. Comme s’il attendait de savoir qui il devait être aujourd’hui. Elle tendit la jambe et il caressa son pied. Il hésita entre pleurer ou l’embrasser.
Il y déposa alors ses lèvres avec une tendresse qu’il n’avait jamais osé prodiguer. Puis il glissa plus haut. Le mollet. Le genou. La cuisse. Elle écarta la robe. Pas pour montrer. Pour libérer. Puis la culotte. Pour offrir.
Il se pencha. Pas en homme. Pas en jouet. Pas en chien. En âme vivante. Et il l’embrassa là. Respectueusement. Comme un pèlerin épuisé qui boit à la source après trois ans de restriction.
Elle haleta. Une main sur sa nuque. Puis elle glissa son pied dans son dos.
Son sexe était tiède, humide, ouvert. Il le dégusta sans voracité… en louange. Elle gémit. Une plainte retenue, presque honteuse. Puis elle se pencha en avant, l’agrippa par les épaules et se coucha. Une reine allongée nue sur un sol accueillant.
Ils firent l’amour. Pas brutalement. Pas bruyamment. Juste avec exactitude. Ils savaient. Chaque geste. Chaque rythme. Chaque respiration. Il se tenait au-dessus, mais c’était elle qui menait. Elle guidait ses hanches par un mouvement de pied contre ses fesses et lui dictait le tempo par la pression de ses mains sur sa nuque.
Quand il trembla, tout entier, prêt à céder, elle l’enlaça.
Dans sa tête, le salon. Sa fille sur le canapé. Son fils qui veut lui montrer un dessin. Il est là, mais flou. Transparent. Il ne les entend pas. Il perçoit la respiration de Jade. Il est debout, mais l’empreinte de son genou reste marquée dans l’herbe.
Il sentit sa bouche encore mouillée et se dit qu’il était trop tard pour redevenir propre. Alors, il se perdit. Dans elle. Dans ce moment. Dans ce sol qui ne jugeait pas. Il demeura profondément ancré, même après. Elle ne le repoussa pas. Et ils résidèrent là, collés, humides, présents.
Elle caressa sa nuque, longuement. La base de son crâne, ses doigts s’emmêlant dans ses cheveux. Puis elle constata, simplement :
Elle le regarde blotti contre son ventre. Elle pense à son mari. À ce corps régulier, cette voix douce, ces gestes anodins. Et elle se sent coupable de le trouver… dissous. Comme si l’amour n’était plus lisible. Elle se demande ce qu’elle est en train de faire. Et elle sait déjà qu’elle ne s’arrêtera pas.
Ils étaient encore nus. Le soleil tombait derrière les arbres. Un or liquide sur leurs peaux, leurs plis, leurs silences. Elle s’était redressée. Il était resté au sol. Un bras replié sous sa tête. À moitié en elle. Ou du moins… en manque.
Elle l’observa. Longtemps. Puis dit doucement, presque comme une pensée à voix haute :
Il ouvrit les yeux. Lentement.
Elle sourit – ce sourire-là, celui qu’elle avait les jours où elle guidait sans parler – et se leva. Puis elle revint avec une trousse. Elle l’avait gardée au fond d’un sac. Comme une précaution. Ou une prière. Elle s’assit. Il se redressa à moitié. Et là, sans cérémonial, elle sortit ce qu’il ne savait pas attendre. Un harnais. Et un petit tube discret.
Il sentit sa gorge se resserrer. Pas de peur. Pas de gêne. De vérité.
Elle le regarda. Directement.
Il ferma les yeux.
Il se mit à genoux. Elle glissa derrière lui et le fit basculer en avant. Il tomba à quatre pattes. Évident.
Elle posa sa main sur sa nuque, et le prépara, sans se précipiter. Puis elle le pénétra. Pas avec brutalité. Ni avec douceur. Exactement comme il fallait. Et il gémit fièrement. Elle le tenait. L’union inversée. L’axe déplacé. Et elle lui parlait. Pas pour ordonner. Mais pour le guider. Pour l’aimer.
Et lui, là, dans cette position, dans ce corps envahi sans violence, il pleura. Une larme. Une seule. Elle l’essuya d’un doigt, puis l’embrassa tendrement dans le cou.
Elle se voit l’attendre. Vraiment. Dans un autre appartement. Avec ses valises prêtes. Elle n’a rien dit encore. Mais elle sait. Elle sait qu’elle le veut. Entier. Pas en visite. Elle sent la panique monter. Et en dessous, quelque chose d’infâme et magnifique : l’espoir.
Ils restèrent ainsi, longtemps. Elle ne jouit pas. Lui non plus. Mais ils étaient… absolus. Et quand elle sortit de lui, elle le regarda juste, s’allongea, puis l’invita contre elle.
Dans sa tête, un mot interdit traverse l’espace : partir. Pas fuir. Pas disparaître. Mais partir. Laisser la maison. Les enfants. Le pacte bourgeois. Il sent son alliance comme un fil barbelé autour de son doigt. Et… il la voit. Elle. Jade. Nue. Le regard doux.
Ils ne parlèrent pas. Pas de débrief. Pas de « c’était incroyable ». Pas de café partagé. Elle s’était levée avant lui, avait plié la couverture, rangé les objets dans le sac, remis ses sandales. Lui s’était rhabillé lentement. Chaque vêtement avait l’air trop net pour ce qu’il ressentait. Comme si son corps n’était plus taillé pour ça.
Ils montèrent dans la voiture. Elle conduisit. Évidemment.
La route était droite. Plate. Juste la route.
Ils arrivèrent en centre-ville. Elle éteignit le moteur. Il descendit. Le regard terne de quelqu’un qui vient de comprendre qu’il ne peut pas redevenir ce qu’il était.
Il tourna la tête. Elle souriait. Fatiguée. Mais resplendissante.
Elle haussa légèrement les épaules.
Il ne lui en fallait pas plus. Il ferma la portière et la regarda s’éloigner. Clignotant à gauche. La voiture ronronnait doucement. Pas un coup d’œil dans le rétro. Pas besoin : elle le portera. Partout. Et lui aussi.
Il se retourna et marcha vers sa vie avec dans le cœur une empreinte nue, bien dessinée. Pas un amour perdu. Un amour intact.
Une fois rentré, les enfants étaient dans le salon, absorbés par la télé. Sa femme l’accueillit d’un baiser léger, distrait. Il sourit, par réflexe, posa son sac, et s’assit à table, parla un peu. Puis il se leva, prétexta une douche. Il resta longtemps sous l’eau. Trop longtemps. Il plaqua son front contre le carrelage et pleura. Silencieusement. Pas par regret. Pas par remords. Mais parce qu’il n’avait plus d’espace à l’intérieur. Tout était occupé.
Le lendemain, il prépara le petit-déjeuner, emmena les enfants à l’école. Il fit comme toujours, mais dans ses gestes, quelque chose avait changé.
Il était à sa place.
Mais plus au complet.