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n° 23103Fiche technique26553 caractères26553
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Temps de lecture estimé : 19 mn
29/05/25
Résumé:  Dans un vidéoclub en déclin, un homme projette ses désirs sur une cliente mystérieuse qui revient chaque mardi.
Critères:  #rencontre fh cinéma cérébral voir photofilm
Auteur : Samir Erwan            Envoi mini-message
J’ai toujours un film en tête pour elle

Et puis, il y a elle.


La première fois, c’était un mardi, toujours les meilleurs jours pour les apparitions. Les vendredis sont trop bruyants, les lundis trop vides. Le mardi, c’est une parenthèse, un jour pour les gens qui cherchent sans savoir quoi.


Elle est entrée sans faire de bruit, avec un grand manteau gris clair, un sac à bandoulière, une frange un peu incertaine coupée à l’arrache. Elle avait l’air d’une fille qui aimait marcher sous la pluie sans parapluie. Elle n’a pas dit bonjour. Elle s’est arrêtée près du rayon « thrillers européens », a penché légèrement la tête, et a commencé à lire les jaquettes, lentement.


Moi, je suis resté derrière le comptoir, mais j’ai coupé le son de la télé cathodique. Elle diffusait un vieux plan fixe de Possession, avec Adjani qui hurlait dans un tunnel. J’ai préféré qu’elle entre dans le silence. Elle a mis du temps avant de venir vers moi, dix minutes, peut-être plus. Mais je ne l’ai pas perdue de vue une seconde. C’était comme un plan-séquence. Elle avançait lentement entre les rayons, effleurant du bout des doigts les jaquettes, s’arrêtant parfois, repartant. Il n’y avait pas de coupe, pas d’ellipse, juste la continuité de sa présence, le temps s’adaptant à son rythme à elle. Le néon au-dessus d’elle grésillait doucement, lumière mal cadrée tombant par à-coups sur ses épaules, ses cheveux, le sol sous ses pas. Chaque mouvement était chorégraphié sans intention, la beauté accidentelle des choses qu’on ne joue pas. Puis elle s’est approchée du comptoir, tenant dans sa main Ténèbres, d’Argento. Elle m’a regardé sans rien dire d’abord. Et dans ce silence, je me suis senti filmé à mon tour :



Je l’ai regardée. Sa voix était basse, mate, une bande-son oubliée qui joue encore en arrière-plan.



Elle a souri, un truc de commissure, presque ironique.



Alors je lui ai tendu un autre film. L’Année dernière à Marienbad. Elle l’a pris, l’a retourné, a haussé un sourcil.



Elle m’a regardé sans répondre. Elle a posé doucement les deux boîtiers sur le comptoir.



Elle a pris les deux, a payé en liquide. Juste avant de passer la porte, elle a ajouté :



J’ai dit :




*



Je suis né entre deux jaquettes de VHS.


Ma mère tenait le Vidéo Club Nocturne, une caverne de 80 mètres carrés, éclairée au néon rose, ouverte midi-minuit, sept jours sur sept. Dans les années 80, c’était l’âge d’or : les gens faisaient la queue le vendredi soir, les bras chargés de cassettes, les enfants excités, les ados venus piocher dans le rayon « interdit aux moins de 16 ans » en espérant ne pas se faire griller.


Elle avait flairé le bon filon avec un soupçon d’audace : stocker autant d’érotisme que de Spielberg, proposer de l’horreur italienne juste à côté d’un Walt Disney. Chez nous, les genres n’étaient pas rangés par valeur ou par pudeur. On pouvait tomber sur un dessin animé juste à côté d’un thriller érotique, ou un drame social entre deux films de kung-fu. Il n’y avait pas de hiérarchie, juste un immense terrain de jeu visuel, où chaque film appelait un autre, comme si tous racontaient, à leur manière, quelque chose du désir humain.


Gamin, je lisais les résumés à voix basse, comme si c’étaient des formules magiques. « Ils sont flics. Ils sont partenaires. Ils sont fous. » Mel Gibson en jean et chemise à carreaux, échevelé, l’air d’un type à deux doigts de basculer. À côté de lui, Danny Glover, droit comme une colonne, regard sérieux. Je ne comprenais pas tout, mais ces mots « flics », « partenaires » et « fous » me fascinaient. Ça sentait la sueur, les coups de feu, les nuits moites à Los Angeles, rien que la couverture me faisait l’effet d’une gifle électrique. Et derrière, ce résumé énigmatique, cette promesse d’action et de chaos : « Martin Riggs est un flic borderline. Roger Murtaugh, un vétéran à deux doigts de la retraite. Ensemble, ils vont devoir faire équipe contre leur gré pour affronter un réseau criminel impitoyable. »


À huit ans, je lisais ça avec ferveur, avec un désir que je ne savais pas encore nommer. Et puis il y avait Flashdance. La jaquette, je m’en souviens encore : une femme assise, en body gris, jambes nues repliées, épaules tombantes, cheveux bouclés en cascade. Le fond était sombre, moite. Elle me fixait sans me voir.


Je n’avais aucune idée de ce que racontait le film, je savais juste qu’elle dansait, qu’elle transpirait, qu’elle rêvait et qu’elle me troublait. « Elle travaille le jour. Elle danse la nuit. Elle veut devenir une star. » Je ne savais pas ce que ça voulait dire, vouloir « devenir une star », mais je savais qu’il y avait là un secret d’adulte, une tension entre le corps et le rêve.


Je prenais parfois la jaquette juste pour la tenir entre mes mains, la retourner, relire les trois phrases au dos. Le plastique était un peu lisse, légèrement collant, comme si le film transpirait lui aussi. Avec ce genre de jaquettes, j’ai commencé à comprendre que le cinéma, ce n’était pas seulement des histoires. C’était du désir, des regards, des gestes qu’on n’oubliait plus.



*



Elle est revenue la semaine suivante, toujours le mardi. Mais cette fois, elle a dit bonjour à mi-voix et elle portait une robe. Une robe de rien, légère, sans tension, qui épousait son corps avec une nonchalance presque calculée, qui suivait ses hanches comme un courant d’air. Par-dessus, un cardigan déformé, tombant d’un côté, et aux pieds des baskets blanches un peu sales. Rien d’étudié, rien de maquillé, mais avec ce détail : la nuque dégagée, les cheveux relevés en chignon lâche, quelques mèches tombantes qui semblaient dire je me suis attachée les cheveux sans y penser.


Et moi, je l’ai regardée comme on visionne un ralenti. Il ne se passait rien. Mais je sentais que quelque chose était en train de se former. Elle m’a rendu les deux films. Ténèbres et L’Année dernière à Marienbad. Elle a posé les boîtiers sur le comptoir, puis elle a dit :



Je n’ai rien répondu.



Elle a marqué une pause.



Elle a baissé les yeux sur les boîtiers.



J’ai souri :



Elle m’a regardé, cette fois plus longtemps. Il y avait dans ses yeux cette lenteur qu’on ne coupe pas au montage, une sorte de silence d’intention.



Elle n’a pas souri, a juste hoché la tête, j’ai relancé :



Elle a froncé légèrement les lèvres.



Sa voix portait une hésitation douce et cherchait la bonne distance entre l’aveu et le jeu. Alors je lui ai tendu La Belle Noiseuse de Rivette.



Elle a pris la jaquette, l’a effleurée du bout des doigts.



Je me suis adossé contre le comptoir. J’ai haussé les épaules.



Dans La Belle Noiseuse, il y a une scène, un long moment, presque un rituel, où elle s’allonge nue, sur le ventre d’abord, puis sur le dos, sur un grand papier vierge. Elle ne bouge presque pas. Lui, le peintre, tourne autour d’elle, en silence. Il regarde ses omoplates, la cambrure de son dos, l’espace entre ses doigts. Il dessine à main levée, charbon sur papier rugueux. On entend le crissement du trait, les pas sur le sol, parfois le souffle. Il ne parle pas, ne touche pas, sculpte avec les yeux. Et elle, elle ne séduit pas. C’est une scène sans musique, sans montage, juste du temps et du regard et tout est là : le désir, la fatigue, la soumission choisie, la tension insoutenable.


Quand je l’ai vue pour la première fois, j’étais jeune. Je ne comprenais pas pourquoi ça m’obsédait. Maintenant, je sais : c’est le regard qui érotise, pas le corps. C’est l’attente. Le silence. Le film te laisse là, à la place du peintre, à la place de la femme, à la place du spectateur. Il ne te donne rien. Il te laisse vouloir. Et ça, c’est plus fort que n’importe quelle scène de sexe.


Elle a regardé la télé dans le coin. Ce soir-là, j’y avais mis un plan de Body Heat, celui où Kathleen Turner entre dans le bar en robe blanche. Elle n’a rien dit. Mais elle a ajouté un autre film sans rien demander : Crash, de Cronenberg.



Elle a payé encore en liquide. En partant, elle a dit :



J’ai souri.



Elle est sortie sans répondre. J’ai regardé la porte longtemps après qu’elle soit partie. Je ne sais pas si elle a vu la scène, celle du papier blanc, du corps allongé, du silence tendu.



*



J’ai littéralement grandi dans le club vidéo Nocturne. À dix ans, je passais déjà derrière le comptoir. Je récupérais les cassettes dans la boîte de retour, je vérifiais si elles étaient rembobinées. Si ce n’était pas le cas, je le faisais, religieusement, en regardant la bande tourner, hypnotisé. Je remettais les petites pastilles colorées sur les velcros des étagères. Un film revenu, c’était un petit clic de velcro satisfaisant, une promesse disponible à nouveau.


Je lançais la machine à pop-corn le vendredi soir, la même depuis 1987, qui empestait le beurre synthétique pendant des heures. Les clients aimaient ça. L’odeur faisait partie du rituel. Parfois, je passais un chiffon sur les boîtiers les plus loués : Basic Instinct, Eyes Wide Shut, Le Grand Bleu, La Boum. Il fallait qu’ils brillent, qu’ils séduisent encore.


Je connaissais l’odeur du plastique chaud, l’écho de mes baskets sur le carrelage. Je lisais les résumés à voix basse, hypnotisé par les jaquettes : des femmes à la bouche entrouverte, des éclairs violets, des visages figés en plein cri.


Les deux télés étaient déjà là quand j’étais gamin. En hauteur, accrochées dans les coins comme des yeux surveillants. C’étaient de vieux modèles à tube, avec les bords arrondis et l’image qui tremble dans les coins. Elles diffusaient des films toute la journée, choisis par ma mère ou laissés au hasard des magnétoscopes en boucle. Je ne comprenais pas tout, mais je regardais toujours, en cachette, en biais, fasciné.


Il y avait Body Double, avec cette scène étrange d’un homme qui espionne une femme à travers une longue-vue. Il y avait Flash Gordon, avec ses décors kitsch et ses reines habillées comme dans des rêves fiévreux et la musique de Queen. Il y avait Angel Heart, avec Mickey Rourke en sueur, plongé dans un New York étouffant. Parfois, on passait Le Dernier Empereur, pour faire genre « film d’auteur », mais, même là, les soies, les rituels, les silences me troublaient. Et toujours cette lumière bleutée des écrans, qui clignotait sur les murs.


C’était comme une messe permanente, une prière d’images. Les clients entraient, choisissaient, parlaient et au-dessus de tout ça, les films continuaient, impassibles.


À l’adolescence, j’ai commencé à fouiller dans les rayons du bas, ceux que personne ne touchait. Les jaquettes étaient moins flashy, parfois sans image. Des titres en noir et blanc, des noms étrangers, des visages impassibles. J’ai regardé Bergman avant de comprendre le silence. J’ai vu Antonioni sans en saisir l’ennui splendide, mais je savais déjà qu’il y avait là quelque chose de lent, d’inquiétant, qui me parlait.


J’ai découvert le mot érotisme avec L’Empire des sens, puis j’ai compris qu’il y avait une différence entre la nudité et le désir filmé. J’ai compris que, parfois, un regard hors champ disait plus qu’un plan nu.


Ma mère me laissait faire. Elle me lançait juste un : « Tu sais que c’est pas pour ton âge », mais sans me l’interdire. Elle me connaissait. Elle savait que j’étais sage dans mon trouble. C’est là que j’ai compris que les films n’étaient pas faits pour divertir, mais pour hanter. Un plan pouvait rester en tête des années, une scène de lit, une main posée sur une hanche, une phrase chuchotée en voix off.


Le club vidéo devenait mon territoire intérieur. Je n’y rangeais pas seulement les cassettes, j’y rangeais mes désirs, mes silences, mes questions.


Quand le DVD est arrivé, ma mère s’est adaptée. Elle a changé les rayons, acheté un lecteur platine pour la caisse. Mais elle savait déjà, je crois, que c’était le début de la fin.


Puis il y a eu l’ADSL. Puis le streaming.


Peu à peu, les clients ont déserté. Elle a tenu bon jusqu’en 2005. Ensuite, c’est moi qui ai repris le club. J’ai choisi de rester par fidélité, par goût des lieux qui durent, par amour de ce monde d’objets où une jaquette noire, rouge et blanche cachait toute une histoire.



*



Le jour où elle est revenue rendre La Belle Noiseuse, elle s’est adossée au comptoir, les bras croisés, la tête légèrement tournée vers moi. Elle portait un jean clair, taille haute, un peu trop grand, le genre de jean qu’on enfile sans miroir et qui épouse quand même les hanches au bon endroit. En haut, un pull beige, à col large, tombant doucement sur une épaule, une bretelle de débardeur dépassait, fine, noire, posée là. Aux pieds, des sandales en cuir usées. Elle avait les ongles sans verni et aucun bijou. Tout en elle semblait dire : je ne fais pas exprès.


Mais tout attirait l’œil. Adossée au comptoir, elle a posé l’une de ses mains à plat et le pull a glissé un peu plus. Ce n’était pas un geste provocant, c’était un geste de confort. Pour moi, c’était une mise en scène parfaite. Elle semblait avoir compris qu’ici, chaque pli de tissu pouvait devenir une ligne de dialogue.


Elle restait immobile. Elle feuilletait le catalogue à l’envers, lentement, la tête penchée, des mèches devant les yeux. Son cou se découvrait par instants, au rythme de ses gestes. Je l’ai regardée longtemps. Chaque détail trouvait sa place. La lenteur devenait évidence. Elle gardait tout pour elle, et pourtant, tout passait.


Moi, je ne faisais rien non plus. Je me disais juste que je comprenais enfin pourquoi le peintre de Rivette ne touchait pas. Le regard suffit, parfois. Le regard, quand il est assez long, devient un geste. Elle a tourné une page du catalogue, puis a levé les yeux.



J’ai gardé le silence.



Elle n’avait pas l’air gênée. Juste… à nu, à sa façon.



Je suis resté muet. Elle a posé doucement deux doigts sur le bord du comptoir.



Un silence. Puis elle a souri, légèrement.



Elle a repris le catalogue, mais ne l’a plus vraiment lu.



Je n’ai pas su quoi répondre. J’ai pensé à des dizaines de plans. Et puis… à elle, là, maintenant. Son cou exposé. Son silence habité. Son corps qui ne se donne pas, qui s’autorise à être là. Mais je n’ai rien dit. Elle a regardé mes hésitations, a renchéri :



J’ai hésité une seconde. Puis je lui ai tendu une jaquette au visuel un peu effacé, le plastique jauni par le temps. L’Amant.



Elle a souri, juste un peu.



Elle est partie avec l’adaptation de Marguerite Duras sans rien dire de plus.



*



J’ai repris le club en 2005. J’avais 28 ans, les DVD avaient déjà mangé la moitié du rayon VHS, et l’ADSL grignotait le reste. Ma mère, elle, partait à la retraite avec un sourire et une valise. Je n’ai rien changé. Le sol en carrelage blanc jauni, les néons qui bourdonnaient, la caisse enregistreuse à touches mécaniques, même le vieux fauteuil défoncé à côté du rayon « Coup de cœur » : tout est resté.


Les clients se sont raréfiés. Mais ceux qui restaient devenaient des complices. On ne parlait plus vraiment cinéma. On murmurait. On partageait un genre de nostalgie commune, une espèce de langue morte qu’on avait été les derniers à apprendre.


Les 80 mètres carrés du club, c’était devenu notre territoire secret. Les murs, emplis d’étagères affichant les jaquettes de milliers de films, on les habitait. Je ne me versais plus de salaire. On survivait à peine. Je payais le loyer en retard, je bricolais les câbles, je réutilisais les sachets de pop-corn.


Ma mère passait de temps en temps, en fin d’après-midi. Elle faisait le tour du magasin, s’arrêtait devant les titres qu’elle avait loués cent fois. Elle souriait. Ici, elle retrouvait une part d’elle. Puis elle rentrait chez elle regarder La Casa de Papel sur Netflix.


Un jour, un journaliste local a fait un petit papier sur moi. « Le Club Vidéo Nocturne – un lieu hors du temps, un slogan très eighties, et un gardien discret. » Il avait pris en photo l’enseigne au néon rose, et même ma main sur une pile de VHS. L’article a tourné. Les gens sont revenus.


Mais pas pour louer. Pour voir. Ils déambulaient dans les allées comme dans un musée. Ils disaient des choses comme « Ouah, regardez la jaquette ! », ou « On dirait une reconstitution, c’est incroyable ! » Et moi, je souriais. Je faisais semblant d’être content. Mais je savais que, pour eux, j’étais devenu une curiosité, un décor vivant. Et pourtant, chaque jour, j’ouvrais le rideau de fer, j’allumais les néons, je lançais un film en boucle sur les deux grosses télés cathodiques toujours là, vissées dans les coins hauts du mur, sur leurs tablettes en métal rivetées au plafond.


Elles diffusaient en boucle des extraits de films que j’avais choisis, des scènes lentes, des plans fixes, une main sur une peau, une voiture qui roule la nuit, des regards. Je montais le son juste assez pour que ça flotte dans l’air, musique d’ambiance faite d’images. Parfois les clients levaient la tête, hypnotisés. Parfois ils ne remarquaient même pas.


Et puis maintenant, il y a elle.



*



Deux jours plus tard, j’ai retrouvé L’amant dans la boîte à retours. À l’intérieur, glissé entre la jaquette et le boîtier, un petit post-it rose, collé à la main : « la scène à 36 minutes » C’est tout. Pas de point. Pas de signature. Je n’ai pas attendu. J’ai sorti la cassette, l’ai glissée dans le magnétoscope derrière le comptoir. L’image a légèrement sauté, puis s’est installée.


On est dans la chambre d’hôtel. Les volets sont entrouverts. Une lumière blanche éclaire les draps. Il l’approche sans un mot. Elle le regarde, tendue. Il lève les mains, touche les bretelles doucement. Chaque geste est silencieux, comme si le bruit pouvait faire s’effondrer le moment. Puis il les baisse, expose sa poitrine sans un mot. Il ne la touche pas encore. Il regarde, longtemps. Et elle, dans cette attente, semble devenir plus nue encore que son corps. La scène dure. C’est lent. C’est suspendu. Il n’y a pas de parole, pas de cri, pas de musique. Juste la respiration, les tissus, et cette tension si dense qu’elle pourrait faire flamber les murs.


J’ai appuyé sur pause. Et là, pour la première fois, je n’ai plus su si c’était moi qui la regardais ou elle qui me regardait regarder.


Elle est revenue le mardi suivant, une habitude déjà prise. Et cette fois, juste une robe noire fluide, mi-cuisses, des collants fins, et des chaussures qui claquaient légèrement sur le carrelage. Elle ne portait rien de spectaculaire, rien d’indécent, mais tout, dans sa démarche, semblait me dire je sais que tu as vu.


Ou alors, c’est moi.


Peut-être que c’est moi qui regardais autrement. Peut-être que la scène, cette scène à 36 minutes, m’avait transformé. Elle s’est approchée du comptoir, a déposé son sac, s’est penchée légèrement, juste ce qu’il fallait pour que son épaule glisse hors de la bretelle. Elle m’a fixé, sans sourire cette fois.



Le ton n’était ni moqueur ni doux. C’était une provocation polie, une invitation sous forme de défi. Elle parlait avec son regard, avec ses clavicules, avec la tension souple de ses bras. Et moi, j’ai senti que je n’avais plus envie de faire le malin, plus envie de jouer au conseiller. J’ai scanné les étagères du regard. J’ai failli sortir In the Realm of the Senses, mais non. Trop tôt. Trop brutal.


Je n’ai pas proposé L’Inconnu du lac non plus. Trop masculin, trop net. Je voulais autre chose. Quelque chose de plus opaque, plus froid, plus… elle. Je lui ai tendu Malena.



Elle a regardé la jaquette, Monica Bellucci figée dans son éternel ralenti.



Elle a tourné la jaquette entre ses mains.



Elle m’a observé un instant.



J’ai souri.



Elle n’a rien répondu. Elle est repartie avec le film.


Le lendemain, Malena était déjà revenu dans la boîte. Collé juste sous le titre, un petit carré jaune. « 1 h 14 min 36 s » Aucun mot, pas de clin d’œil, pas de signature. J’ai remis le film dans le lecteur. À 1 h 14, il est seul, dans la chambre. Il ferme les rideaux. Il sort une chemise en soie. Il s’allonge sur le lit. Sa main se perd sous le tissu. Il respire plus fort. Il l’imagine. Il la touche sans la toucher. Il la vit dans sa tête. Et l’écran, lentement, le regarde devenir adulte. J’ai regardé jusqu’au bout. Puis j’ai fermé les yeux.



*



Un autre mardi dans notre rituel. Elle a tendu la main vers la jaquette de L’Empire des sens. Elle ne l’a pas prise, juste effleurée du bout des doigts. Je l’observais depuis le comptoir ou plutôt : je me laissais traverser par elle. Elle s’est penchée légèrement pour lire le résumé au dos. Ses hanches ont dessiné une courbe qui m’a coupé le souffle. Elle est restée ainsi, le regard posé sur la quatrième de couverture, mais les yeux ailleurs.



Elle s’est retournée lentement et m’a regardé.



Elle souriait sans malice. C’était une question piège ou une main tendue. Je suis resté un instant sans bouger. Puis j’ai dit :



Elle a posé L’Empire des sens sur le comptoir, sans le réclamer, comme si le simple fait de l’avoir touché suffisait.



J’ai haussé les épaules.



Elle n’a rien répondu. Mais avant de partir, elle a marché lentement jusqu’à la sortie, puis s’est arrêtée sous la lumière du néon rose. Elle s’est retournée, a tendu la main vers la vitre intérieure, et a effacé du bout du doigt un petit carré de buée qui s’était formé. Puis elle est sortie. Et là, j’ai su qu’un seuil venait d’être franchi.



*



Les semaines s’étiraient. Les mardis étaient devenus des phares. Elle entrait toujours sans prévenir, parfois souriante, parfois plus lointaine, mais toujours seule. Parfois elle me laissait un post-it, parfois non. Parfois elle restait longtemps, parfois elle partait vite. Mais elle revenait.


Et moi, j’avais cessé de vivre en dehors de cette attente.


Ce mardi-là, je l’ai vue arriver par la vitre. Elle n’était pas seule. Deux filles l’accompagnaient, plus jeunes peut-être ou juste plus bruyantes. Elles sont entrées en vrac, les rires éclatés, les corps déjà en mouvement. Tout a semblé plus petit d’un coup.



La musique de la télé cathodique tournait en boucle une scène de Betty Blue, Béatrice Dalle qui regardait fixement hors champ, la voix d’un piano discret se fondant dans les grésillements du haut-parleur.


Elle, elle ne riait pas. Elle les suivait, les mains dans les poches. Elle faisait le tour avec elles, s’arrêtait parfois devant une jaquette, les laissait commenter, s’exclamer.



Et puis l’une de ses amies a dit, en riant fort :



Le rire a rebondi dans l’espace, trop fort. Moi, j’entendais le silence. Elle, elle n’a rien dit. Elle s’est tournée vers moi. Elle m’a regardé avec ce calme qui suit les phrases de trop, avec ce genre de sourire qui ne cherche plus à mentir. Elle venait pour autre chose que les films. Et maintenant, je le savais. Et elle savait que je le savais.


Ses amies riaient encore, prenaient des photos. Elle s’est approchée du comptoir, les doigts glissant sur le bois, le même geste qu’elle avait toujours eu, mais cette fois sans jeu, sans attente.


Je n’ai rien dit. Il y avait juste la musique au-dessus. Juste elle. Et juste moi. Et nos yeux. Et ses amies qui s’exclamaient.


Avant de sortir, elle a effleuré la vitre du bout du doigt, a avancé sa bouche et a soufflé. Un carré de buée s’est formé. Comme un souvenir qui se rejoue au ralenti. Elle a souri.


Puis elle est partie.


Et moi, je suis resté là, le film terminé, écran noir.



*



Je ne saurai jamais si elle les regardait vraiment, les films. Peut-être qu’elle les trouvait ailleurs, en streaming, en pirate. Peut-être qu’elle ne les regardait pas du tout. Peut-être que tout ça n’était qu’un jeu pour elle. Ou peut-être que c’est moi qui ai projeté mes plans, mes ralentis, mes silences sur une fille qui venait juste passer le temps.


Mais je préfère penser qu’elle a vu. Et qu’elle m’a vu, moi, dans la lumière bleue d’une scène à 36 minutes. Ça suffit parfois, pour croire à l’histoire.


J’espère qu’elle reviendra seule mardi prochain. J’ai un film en tête pour elle.