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n° 23108Fiche technique11822 caractères11822
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Temps de lecture estimé : 9 mn
31/05/25
Résumé:  Il suffit parfois d’un banc, d’un souffle, et d’un pied nu pour faire jaillir ce que les lèvres n’osent pas dire. Les aveux n’ont alors plus besoin de mots.
Critères:  #poésie #réflexion #psychologie #volupté #confession #personnages #domination #fétichisme
Auteur : majaas      Envoi mini-message

Projet de groupe : Confessions assises
Sous ma plante

L’histoire qui suit, comme toutes celles de la collection « Confessions assises », est un écho au texte Cul posé, secrets lâchés qu’il est recommandé de lire en premier.




1. le banc



La pierre garde la chaleur du jour comme une langue qui refuserait de rendre le mot qu’on lui a confié. Je marche pieds nus ; la poussière du quai se colle à mes orteils, granule d’or terni. Quand je m’assois, la jupe remonte : je sens le bois tiède sous la peau nue de mes cuisses, la pulsation douce de la veine qui bat à l’intérieur. Personne ne vient ici la nuit ; le lampadaire vacille, vieux soleil orange qui n’éclaire que l’entre‑deux.


Je ne suis pas venue parler. Je suis venue poser. Mon bassin d’abord, lourd de tout ce que j’ai retenu. Puis mes paumes, à plat, de chaque côté, pour ancres invisibles. Je laisse les genoux s’écarter, un souffle. Et mes pieds – poussière, os, chair – glissent vers l’avant, tranquilles comme deux verdicts déjà prononcés.


Si quelqu’un s’approche, il ne verra d’abord que ça : la courbe franche de ma voûte, un éclat de vernis noir fendu, l’empreinte pâle du jour encore marquée sur mes talons. C’est suffisant pour ouvrir la bouche des hommes. Je le sais. Depuis toujours, la vérité sort plus vite sous la plante d’un pied que sous le tranchant d’une phrase. Alors j’attends.


La nuit respire derrière moi, longue, tiède, criblée d’odeurs de gasoil et de figues écrasées. Je ne bouge pas. Je laisse le silence me pénétrer jusqu’à devenir surface.


Quand il viendra – et il viendra, ils viennent toujours – il posera sa honte quelque part entre mes orteils et le gravier.


Moi, je n’aurai plus qu’à appuyer.


À peine.


Juste assez pour que sa gorge s’ouvre toute seule.




*



J’avais huit ans et je les épiais depuis le rebord du couloir, dans la demi‑ombre qui sentait la cire et la soupe du soir.


Mère trônait dans le vieux fauteuil club, la robe relevée jusqu’aux genoux, jambes croisées, pieds nus qui balançaient doucement – comme deux métronomes somnolents. Père, lui, était à ses genoux. Sa chemise impec­cable froissée, les paumes tournées vers le haut ; il cherchait une phrase qu’il ne trouvait pas.


Je n’ai capté ni le motif de la dispute ni la raison de la pénitence. Je n’ai vu que le moment où Mère a écarté lentement son pied droit, plante blanche qui respirait au‑dessus du tapis râpé, et l’a posé – très exactement – au centre de la main de Père.


Rien n’était violent. Pas un mot plus haut que l’autre. Mais la pièce s’est remplie d’une tension chaude, fébrile, un bourdonnement que j’ai senti courir jusqu’à mes chevilles.


Père a fléchi la nuque ; son front s’est collé au bord du chausson. Et Mère, sans se pencher, a simplement dit :


  • — Tiens.

Pas « excuse‑toi », pas « aime‑moi ». « Tiens » – comme on dit à quelqu’un de porter un poids qu’il mérite.


Son autre pied est venu rejoindre le premier, s’appuyant à peine sur les doigts fatigués. Les orteils vernis d’un rouge discret – la seule couleur vive de toute la scène – ont pressé la peau jusqu’à la blanchir. Et Père a expiré un son que je n’oublierai jamais : ni un gémissement, ni un soupir. Un mot sans consonnes. Le désastre en syllabe unique.


Je me suis mordu l’intérieur de la joue pour ne pas faire de bruit. J’ai compris, dans ce couloir étroit, que les phrases se logent parfois sous la plante d’un pied, et que le silence n’est pas l’absence de langage mais la forme la plus tranchante de l’ordre.


Plus tard, j’ai oublié la scène – en surface. Je l’ai retrouvée la première fois qu’un homme a posé sa langue sous mon talon. Le goût était différent ; le pouvoir, exactement le même. Depuis, chaque fois que je soulève la voûte pour la laisser redescendre, c’est ce souvenir qui frappe le sol avant moi.


Mère ne m’a jamais parlé de domination. Elle m’a juste appris à dire « tiens » sans hausser la voix. Et à laisser les hommes comprendre seuls ce qu’ils étaient supposés porter.




2. l’approche



Le clapot discret de la rivière rythme mon pouls quand des pas perturbent la nuit : une cadence hésitante, semelles sur gravier, respirations mal maîtrisées. Je ne tourne pas la tête. Le banc suffit ; il agit comme un phare inversé : il attire ceux qui portent une marée d’aveux sans littoral.


Il s’arrête à trois mètres. Je perçois son ombre plus que sa silhouette : épaules rondes, mains serrées contre la couture d’un blouson trop chaud. Il croit observer ; il est déjà vu.


Je glisse lentement ma cheville gauche sur le bois, plante tournée vers la lune, orteils souples. Le mouvement est minime, mais l’air change : je l’entends avaler une bouffée d’oxygène plus large que les autres. Le crochet est planté.



Ma voix n’est qu’un fil. Elle ne commande pas ; elle constate l’inévitable.


Les pas reprennent, feutrés. Il s’installe à l’extrémité opposée, distance réglementaire des timides. Je sens le bois vibrer sous son poids – le banc devient membrane, prêt à résonner.


Silence.


J’attends que le corps parle avant la bouche. Son genou tressaute. Ses doigts battent la mesure d’une musique intérieure. Je l’entends haleter doucement ; il cherche des mots.



Une phrase de surface, comme un caillou clair jeté dans un puits noir. Je ne réponds pas. Je pivote vers lui, déplie ma jambe et étire le pied, effleurant le bois entre nous. L’essence conserve la chaleur ; ma plante irradie vers lui.


Il penche imperceptiblement la tête, comme un croyant trop polissé pour s’agenouiller. Ma voûte capture la lune ; un éclat de vernis fend l’obscurité.


Je baisse la voix ; une goutte d’encre dans l’eau claire :



Il secoue la tête. Un refus d’enfant. Je rapproche encore la pointe d’un orteil ; l’air coule contre sa joue, il frissonne.



Son épaule s’affaisse ; le pêcheur sent la ligne se tendre. Je peux presque entendre l’aveu monter dans sa gorge, prêt à éclore.


Je ferme les yeux. J’offre la voûte, légère, suspendue à quelques centimètres de sa cuisse. L’effondrement intérieur est inévitable. Je n’ai plus qu’à attendre que sa honte touche la pierre comme un genou nu.




3. Liturgie de la plante



Je garde le talon suspendu au‑dessus de lui ; l’air pulse, chaud, saturé de silence. Sa poitrine se soulève plus vite que tout à l’heure. Je ne regarde pas son visage : le front se crispe toujours de la même façon juste avant la confession ; c’est presque banal.



Un seul mot, bas, économe. Ses doigts frôlent ma voûte ; il ne serre pas. Je laisse descendre le poids – quelques grammes d’abord, puis toute la surface, peau contre peau. Le banc vibre : un battement commun traverse le bois et nos deux corps.


Ses lèvres s’entrouvrent ; pas de phrase. Alors j’appuie sur le nerf, juste à la jonction du pouce et de l’index – là où la main admet qu’elle tremble. Une exhalation échappe à sa gorge ; le banc l’absorbe.


Je relève légèrement les orteils pour qu’ils effleurent son poignet. Le vernis écaillé frôle ses veines, laisse un frisson humide. Je sens son aveu qui bourdonne comme une abeille captive sous sa langue.



Il ne parle toujours pas. Je pourrais forcer ; je préfère que le corps trouve la syntaxe. Je tourne ma cheville, plante en rotation lente ; la peau glisse sur ses phalanges jusqu’à la base de son annulaire – le point exact où le sang se met à pulser plus fort.


Alors, ça craque.



La phrase sort hachée ; chaque mot pèse comme un linge oublié dans la gorge. Je laisse le silence l’avaliser. Puis, très doucement, je relâche la pression. Un pied nu glisse entre ses cuisses ; l’autre trace un cercle invisible dans la poussière.


Je prends sa main, la guide vers le sol. Le banc commande, je ne suis que le vecteur. Il s’agenouille. Ma voûte trouve sa nuque, légère, verdict sans violence.



Je baisse enfin les yeux vers lui ; la honte a laissé place à une stupeur tranquille. Je lui offre un écueil : mes orteils, viande tendre, ongles vernis – sa première terre après le naufrage.


Je sais que, plus tard, il se souviendra moins de mes mots que de la texture soudain salée de mon pied. C’est toujours la peau qui parle plus longtemps. Alors je me lève. Il ne suit pas. Je ne l’y autorise pas. Je descends du banc, mes talons claquent une seule fois sur la pierre, comme on referme un livre. Je quitte le quai sans bruit, le sol encore tiède sous chaque orteil.


Derrière, le banc garde son poids : un secret de plus incrusté dans la matière.


Et moi, pieds nus et poussiéreux, je cherche déjà le prochain silence à habiter.




4. Le miroir



Je quitte le quai, pieds nus dans la nuit tiède, et l’air tourne à l’intérieur : je porte encore le poids de sa nuque sous ma voûte, mais un effleurement plus ancien revient – une brûlure froide, longtemps niée.


Un souvenir‑éclat : un autre banc, il y a des années, dans un jardin cerclé d’ifs. Un homme – pas docile, pas timide, juste… fermé. J’avais posé mon pied sur sa cage thoracique et avais pressé, longtemps, attendant que la voix cède. Elle n’a pas cédé. Il est resté muet, yeux ouverts, indéchiffrables, et son silence s’est mis à peser plus lourd que mon talon.


J’ai fui. J’ai laissé derrière moi une empreinte rouge qui n’a jamais eu de réponse. Depuis, chaque gorge qui s’ouvre sous ma voûte porte cette faille : la peur qu’un silence, un jour, m’avale à mon tour. Ce gouffre‑là, je le reconnais à la seconde où il remonte : un frisson dans les tendons, une envie de serrer les orteils et de s’en aller.


Je marche plus vite. Je compte mes pas pour ne pas écouter. Mais la nuit, docile et cruelle, répète la leçon : qui domine offre toujours sa nuque à plus haut que soi.




5. Basculer



Je rentre chez moi, loft nu, murs blancs, parquet frais. Je ne me lave pas les pieds – je veux sentir la poussière du quai. Au centre, un tapis noir, large, simple. Je m’assieds en tailleur. Personne ne me voit. Personne ne pèse sur moi. Rien ne force la vérité. Alors je parle, pour la première fois depuis longtemps, sans témoin.



La phrase frappe les murs puis me revient, intacte.


Je tire la jupe, la remonte jusqu’aux hanches. Mes talons se posent sur le parquet, l’un après l’autre – le bois respire sous la chair. Je sens mon propre pouls cogner contre mes fléchisseurs.


Je laisse la main descendre, doigts conscients, paume humide, jusqu’à la plante gauche.


Je presse. Je cherche le nerf. Celui que j’écrase sur les autres.


La douleur est vive, précise – exactement équivalente à celle qu’ils ressentent. Je serre plus fort. Et là, dans ce geste absurde de domination retournée, je jouis. Pas un orgasme spectaculaire : un épanchement lent, intérieur, un tremblement discret qui me traverse et s’enfonce dans le tapis.


Je comprends alors que je ne crains plus le silence. Je l’ai laissé entrer, et il m’a répondu avec mon propre corps.




6. Coda



Je me lève. Le parquet garde la trace humide de ma voûte – une rosace sombre qui s’évapore déjà. Je sors sur le balcon, pieds nus toujours, regard posé sur la ville inerte. Sous mes orteils, l’air nocturne sèche la sueur, efface la poussière du quai.


Je soulève légèrement le talon ; la lune dessine un croissant blanc sous la courbe.


Je murmure, pour personne :



Comme Mère l’a dit avant moi, sans hausser la voix. Pas un ordre. Pas un souvenir. Une invitation. À qui ? Je ne sais pas encore. Il viendra – ou elle – poser sa nuque sous ma plante. Ou peut‑être, cette fois, sera‑ce la mienne qui s’offrira. La différence se réduit à l’épaisseur d’un souffle.


Je ferme les yeux ; l’air frais soulève un instant ma jupe, caresse mes cuisses toujours tremblantes.


La nuit tient.


Moi aussi.





Fin.