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Temps de lecture estimé : 14 mn
31/05/25
Présentation:  Il existe sur ce site une rubrique « textes philosophiques ». Si elle est là, c’est bien pour qu’on s’y risque, non ? Alors j’ai sauté le pas. Une première pour moi… Soyez indulgent·e·s.
Résumé:  Un couple d’explorateurs découvre le jardin d’Éden. En y entrant, leur individualité s’efface, ils deviennent partie du tout. Pour retrouver leur humanité, il leur faudra renoncer au paradis. Un récit métaphorique sur la condition humaine.
Critères:  #réflexion #philosophie #initiatique
Auteur : Maryse      Envoi mini-message
Le prix de l’Humanité

Il y a quelques jours, une enfant m’a demandé, à brûle-pourpoint : « C’est comment, le paradis ? »


Je suis restée sèche…


Que répondre pour préserver l’innocence tout en éveillant la conscience ? Sans effrayer, culpabiliser, ni édulcorer la réalité ?


La question m’a turlupinée. Elle a planté une graine. Et de cette graine est né ce texte.


Paradis vient du vieux perse « pardez », qui signifiait : jardin clos royal. Un lieu protégé, hors du commun des mortels. De quoi enflammer l’imagination, non ?


Et si le mythe du paradis perdu – ce Jardin d’Éden d’où Adam et Ève furent chassés – ne parlait pas d’une faute… mais d’un passage ? Quitter l’illusion d’un bonheur originel, embryonnaire, pour s’ouvrir à la vie. Grandir. Devenir pleinement humain.


Un texte méditatif. Symbolique. Une proposition parmi d’autres. Qui n’engage que son auteure.



Le fragment oublié


Personne ne lui avait jamais vraiment prêté attention.


Mais Ada1, à l’esprit affûté et clairvoyant, possédait un don rare : celui de percevoir ce que les objets recèlent en leur cœur – leur essence même.


C’était une tablette brisée, exposée sous une vitrine poussiéreuse, au sous-sol d’un musée modeste. Aucune étiquette explicative. Juste un code d’inventaire, une datation approximative : Mésopotamie, -3300. Le genre d’objet qui dort sous les regards depuis des décennies.


Dès qu’elle la vit, Ada s’arrêta net.



Il traînait quelques mètres derrière, appareil photo en main, capturant les détails d’objets insignifiants, simplement pour le plaisir de les rendre beaux. Evo n’était pas du genre à s’enliser dans les conjectures. Il préférait flâner, sentir les lieux, improviser, laisser les intuitions le guider.


Mais la voix d’Ada avait ce ton particulier qu’il connaissait si bien. Focalisé. Méthodique. Elle ne l’appelait que lorsqu’il y avait vraiment quelque chose à voir.


Il s’approcha.


Sous la vitre, un fragment d’argile fendu. Des cercles concentriques, gravés comme des branches torsadées. Au centre, un point noir, dense, presque absorbant. Une matrice ? Un œil ? Autour, des lignes convergentes, des symboles cunéiformes. Une carte ? Une énigme ?


Peut-être tout cela à la fois. En tout cas, un mystère à percer. Et surtout, un défi à relever.


Ada fronçait les sourcils. Elle avait cette posture qu’il adorait : penchée légèrement en avant, concentrée, analytique sans être froide. Elle savait lire le langage caché des signes ésotériques comme d’autres démêlaient les secrets de l’univers.



Elle s’esclaffa brièvement. Un rire clair, un peu convenu, mais tendre. Ils étaient comme ça : Ada, la rationnelle flamboyante, précise et passionnée. Evo, l’intuitif insouciant, toujours prompt à désamorcer l’intensité d’un mot par la légèreté d’un autre.


Aussitôt, son esprit s’enflamma. Elle scruta, prit des notes, esquissa des croquis. À la recherche d’indices, sa mémoire remontait toutes sortes d’informations – souvent rudimentaires – qu’elle recoupait, corrélait, recomposait. Plus elle cherchait, plus elle dessinait et plus elle s’animait. Elle parlait vite, enchaînait des liens surprenants entre mythes sumériens, iconographies anciennes et parchemins bibliques. Evo ne comprenait pas tout, mais il sentait une douce fièvre s’installer entre eux – celle de la découverte partagée.


Le soir, dans leur petite chambre d’hôtel, leurs investigations prirent le pas sur le sommeil. Penchés sur leur ordinateur, ils parcouraient le Net, fouillant les données à la recherche du moindre renseignement. Ils interprétaient des légendes anciennes, déchiffraient des cartes, échafaudaient des hypothèses insensées. Leur créativité, alimentée par leur complémentarité, semblait déplacer des montagnes.


Et puis, dans un éclair : un nom. Édinu 2.


Aussitôt, Ada attrapa son carnet et bondit sur le lit, s’y allongeant à plat ventre. Elle griffonna à toute allure, traça un schéma, y annota des légendes, inscrivit des mots. Evo, le cœur battant, la contempla longuement avant de la rejoindre, sa main frôlant la sienne comme pour l’encourager.


Lorsqu’elle lâcha enfin son crayon, ils se regardèrent, les yeux étincelants. Sans un mot. Pas de cri triomphal pour cette découverte qui défiait toutes les connaissances.


La fièvre retomba, les laissant pantelants, vidés. Un doux vertige les saisit. Ils restèrent là, hébétés, la gorge nouée.


Le calme reprit lentement sa place, comme une vague qui se retire après avoir violemment déferlé. Le silence s’installa. Doucement. Un de ces silences épais et tendres, complice comme une couverture tirée sur deux corps éveillés.



Elle sourit. Fatiguée, mais touchée. Il s’approcha, l’embrassa d’abord sur le front, puis sur les lèvres. Lentement.


Cette nuit-là, ils firent l’amour comme on partage une certitude. Avec douceur. Avec faim. Avec ce mélange unique de tendresse forgée avec le temps et d’impétuosité de jeunes amants.


Demain marquerait peut-être un nouveau départ. Mais cette nuit-là, ils n’étaient pas encore ailleurs. Ils étaient pleinement vivants.


Deux semaines plus tard, ils embarquèrent sans prévenir personne.


Ce n’était plus un projet. C’était une intuition à deux têtes. Un feu sourd, allumé au fond d’eux, qu’aucune objection ne pouvait éteindre.


Dans l’avion, alors qu’Ada dormait le front contre le hublot, Evo ferma les yeux. Et il sourit…



La Traversée


Les premiers jours avaient été exaltants.


Ils avaient traversé des villages oubliés, absents de toute carte, interrogeant les anciens. Certains riaient à l’évocation de leur quête, d’autres murmuraient à demi-mot un nom ancien, un lieu effacé des mémoires : Léthéa 3, les mettant en garde d’un regard fuyant. Les derniers, effrayés, détournaient les yeux, traçant dans l’air des signes cabalistiques comme pour conjurer un mauvais sort ou éviter de réveiller une antique malédiction.


Léthéa et Édinu, deux noms différents pour un même endroit. L’un signifiait oubli, l’autre délice. Deux facettes du même lieu.


Ada traquait chaque détail, les classait, les appareillait, patiente et tenace, comme un limier sur une piste ancienne. Evo photographiait les visages, les murs peints, les objets insolites. Ensemble, ils formaient une expédition sommaire, mais obstinée. Vivante, curieuse, ardente.


Puis leur enthousiasme s’effrita.


Avec les jours, le terrain devint plus capricieux. Les chemins se perdaient dans les marais ou se refermaient sous une végétation trop dense. La chaleur les éreintait. Les insectes piquaient leur peau et rongeaient leur patience. La technologie les abandonnait peu à peu : GPS muet, téléphone hors service, cartes erronées, boussole affolée, montre figée.


Et puis vinrent les doutes.



Ces phrases, d’abord susurrées sans trop y croire, finirent par s’imposer. Et à faire mal.


Avec le découragement, les disputes commencèrent, légères au début – un soupir, un regard en coin, une réprobation ravalée – puis plus brutales, plus amères. Evo lui reprochait son obstination froide, son silence quand elle doutait. Ada, quant à elle, ne supportait plus son impulsivité, son besoin de tout détourner en plaisanteries.


Il y eut un soir où, exaspéré, il gifla violemment un arbre, criant à l’absurde. Un autre jour où elle s’éloigna sans un mot, marchant tout droit devant elle, sans but, juste pour ne plus entendre sa dérision.


Mais ils revenaient toujours. Tendus, écorchés, mais encore liés. Jamais leur attachement n’avait été mis à aussi rude épreuve. Jamais ils n’avaient été aussi proches de se perdre.


Quelque chose les dépassait… ou peut-être les tenait debout malgré eux.


Un soir, dans une clairière au sol détrempé, ils s’effondrèrent côte à côte sans manger. Il pleuvait doucement. Ada posa sa tête contre son épaule, comme on retrouve un abri familier, après une longue errance.



Il esquissa un rire sans joie, puis serra sa main. Comme on s’accroche à la dernière vérité possible.


Ils restèrent là longtemps, à regarder les branches danser au-dessus d’eux. Le feu s’était éteint, et aucun des deux ne tenta de le rallumer. Il n’y avait plus de volonté. Seulement un étrange soulagement dans la résignation.



Un silence.



Elle eut un rire court, presque amer.



Il ne répondit pas. Mais elle sentit sa main se crisper légèrement dans la sienne.


Le lendemain, le soleil était plus pâle. Le vent portait une odeur sucrée, inconnue.


Et après une crête escarpée, ils s’arrêtèrent, stupéfaits.


Une vallée blanche. Silencieuse. Une lumière dorée suspendue dans l’air, ni vive ni chaude.


Le jardin.


Ils se figèrent haletants.



Mais aucun des deux ne fit un pas.


Pas encore.



La fusion


Le matin suivant, après une nuit blanche, ils franchirent la lisière sans un mot. Ce n’était plus l’heure des discours ni des gestes solennels. Pas de photos pour la postérité.


Tout était trop calme, presque atone. Comme arrêté. Un contraste saisissant avec le tumulte qui les habitait : fatigue, trouble, et cette fièvre insensée qui précède la découverte.


Ils écartèrent prudemment l’enchevêtrement luxuriant de lianes, d’arbustes et de plantes entremêlées, ouvrant un passage dans le rideau végétal.


Une dernière hésitation. Un ultime regard en arrière, souffle coupé. Puis ce premier pas – presque sacré – vers l’inconnu.


Leur appréhension s’estompa rapidement face à l’hospitalité des lieux. La nature dense, mais fluide s’écartait comme pour les inviter à aller toujours plus loin. L’atmosphère y était étrangement apaisante. Leur tension se relâchait peu à peu.


Une frontière invisible venait d’être franchie. Ils entraient dans un nouveau monde.


Autour d’eux, une lumière diffuse et dorée flottait dans l’air, sans source ni ombre. Pas de vent. Pas de chants d’oiseaux. Rien que le bruissement lent des feuilles, comme le battement d’un cœur apaisé… le cœur primordial, peut-être. Ils avançaient, stupéfaits, émerveillés, retenant presque leur souffle pour ne rien altérer.


Le jardin les enveloppait. Il n’était plus un lieu, mais un cocon bienveillant. Rien à craindre. Rien à dire. Rien à comprendre. Juste être.


Ils s’y abandonnèrent, comme on glisse imperceptiblement dans un sommeil réconfortant. Leurs mouvements devinrent plus flous, comme ralentis. Leurs voix plus rares.


Ada tenta d’écrire dans son carnet. Mais ses doigts n’en étaient plus capables. Comme s’ils avaient désappris. Les mots lui échappaient. Sa volonté se dissolvait. Elle finit par abandonner. Bientôt, elle n’eut plus rien en main.


Elle regarda Evo. Il souriait, comme détaché de la réalité.



Elle hocha la tête, sans répondre.


Ils ne savaient plus depuis combien de temps ils marchaient. D’ailleurs, se mouvaient-ils vraiment ? Pourquoi l’auraient-ils fait ? N’étaient-ils pas déjà partout et nulle part à la fois ?


Un bien-être profond les baignait. Les comblait. Les rassasiait. Ils n’avaient besoin de rien d’autre.


Sans s’en rendre compte, subrepticement, ils oubliaient. Se dissolvaient, engloutis par la douceur ambiante. Leur individualité s’évanouissait peu à peu. Insidieusement. Inéluctablement.


Ils n’étaient plus tout à fait Ada et Evo. Pas encore autre chose. Leur désincarnation venait de commencer…


Leurs esprits flottaient dans un au-delà indistinct, éthéré. Ils n’avaient même plus conscience d’être deux. Ils faisaient partie d’un même tout, confondus avec les sensations dans lesquelles ils s’étaient dissous. Ils ne cherchaient plus. Ne réfléchissaient plus. Ils se laissaient bercer par une sérénité béate.


Ils faisaient partie du Jardin qui battait à un rythme lent. Régulier. Hypnotique.


C’était un retour vers l’origine. Ils étaient redevenus essence. Peut-être même, néant – rendus au monde d’avant les mots, d’avant la naissance, d’avant la conscience. Absorbés par Léthéa.


Tout était paix ineffable, lisse, infinie.


Et pourtant… quelque part, dans l’ombre d’un feuillage, ou peut-être dans un méandre obscur de leur cerveau reptilien, quelque chose – comme un faufilement invisible – veillait 4.


Ou alors était-ce le silence, justement, qui devenait trop vaste. Trop plein. Trop uniforme.


Ou le bonheur lui-même, trop absolu, qui se lassait de ne pas avoir de relief.


Une faille minime dans la quiétude. Une fissure en devenir.


Ils ne le savaient pas encore, mais l’Éden, dans sa douceur même, portait déjà le germe du départ.



La naissance


Il n’y avait plus de début. Plus de fin. Seulement l’odeur de la mère. La chaleur du corps aimé. Ils flottaient dans cet infini ouaté qui les infusait d’une félicité paisible. Ils s’y étaient délayés. Ils n’étaient plus qu’une de ses résonances. Les mots avaient disparu. Toute pensée aussi. Ils ne riaient plus. Ne pleuraient plus. N’attendaient rien. Ils étaient.


Ni amants. Ni amis. Ni même deux.


Ils étaient la continuité du Jardin. Fondus dans l’amnios végétal, dans la lumière diffuse, dans l’humus nourricier. Plus de manque. Plus de désir. Plus de conscience.


Dans cet état parfait, quelque chose – furtif, presque rien – surgissait parfois. Un reflet. Un sifflement presque imperceptible. Une ondulation, entre les racines, sur les branches. Peut-être en eux. Infime, mais têtue.


Douce comme une pensée oubliée, rampante comme une question à peine formulée.


Et parfois, une image. Une forme effilée, serpentine. Deux yeux brillants. L’éclat rond d’un fruit. Rouge. Humide. Réminiscence oubliée ? Tentation ? Puis plus rien.


Jusqu’au jour où l’un d’eux – lequel ? – cueillit un fruit. Un geste absurde, accompagné d’un murmure intérieur : « Goûtez-le ».


L’un le tendit. L’autre le croqua. Une même main. Une même bouche. Une saveur âpre leur remonta dans la gorge.


« Amère, comme la vie. Et non douce, comme la mort. »


Ils n’auraient pas dû penser. Peut-être cela ne provenait-il pas vraiment d’eux. Une idée rudimentaire germa, d’où naquit un son. Puis d’autres encore, qui formèrent des mots : « Amère »« Vie »« Mort »« Douce »


Ces chuchotements naissaient en eux, s’infiltraient, prenaient racine… s’ordonnant en phrases.


Bientôt, chacun entendit un prénom : « Ada », « Evo »


Deux souffles. Deux battements à contretemps. Qui ne se recouvraient plus.


Un flottement. Une tension, imperceptible, dans l’air. La lumière vacilla. Comme si le Jardin devinait ce qui allait arriver. Comme s’il retenait son souffle une ultime fois.



L’Humanité retrouvée


Le fruit et son amertume avaient déclenché une réaction en chaîne. Celle inscrite dans leur cellule. D’abord, un picotement insignifiant sous leur peau engourdie. Ensuite, la vue. Ils se regardèrent, intrigués. Ils étaient deux. Deux corps distincts. Séparés du jardin. Autonomes.


Leurs membres bougeaient lentement, retrouvant peu à peu leur mémoire ancienne, innée. Celle venue de la nuit des temps. Leurs muscles se tendaient. Leur peau frémissait sous le vent. Le sol devenait réel. Avec les corps revenaient les mouvements, les sensations. Ils redevenaient singuliers. Irréductiblement séparés.


Le cœur de Léthéa, ce lieu de fusion et d’oubli, s’estompait. Était-ce la fin d’Édinu ? Peut-être était-ce eux qui s’en éloignaient, sans s’en rendre compte.


À chaque foulée, leur peau s’imprégnait de l’air, des effluves, des variations de lumière. Le monde n’était plus une mer de douceur indistincte. Il devenait rugueux, multiple, surprenant. Parfois même effrayant.


Une peur, devant une ombre mouvante entre les troncs. Un rire, éclatant et étonné, face à une feuille étrange qui tombait en tourbillonnant.


Un agacement – puis une tendresse – lorsqu’ils se frôlèrent par inadvertance.


Ils bougeaient, ressentaient, stimulés par une présence : le serpent… Pas visible. Insinué en chacun d’eux, éveillant leur conscience :


« Ce que tu sens t’appartient. Tu es vivant. Continue. »


Alors surgirent les souvenirs… Par bribes. Ils ne savaient plus d’où cela venait. Mais cela les façonnait. Cela les reliait à quelque chose d’antérieur.


Et avec les souvenirs, la pensée.


Des questions s’élevaient, encore floues, mais insistantes : « Qui sommes-nous ? », « Pourquoi sommes-nous là ? », « Que devons-nous faire ? », « Où devons-nous aller ? ». Ils ne trouvaient pas de réponses. Mais les questions les éveillaient déjà…


Ils marchaient autrement. Non plus portés, mais libres. Leurs gestes étaient maladroits, parfois désaccordés. Ils hésitaient. Se querellaient. Se reprenaient…


Ils devenaient des personnes confrontées à elles-mêmes, aux choix… avec toute l’incertitude qui va avec.


Ils se regardèrent. Et cette fois, chacun ne se voyait plus dans l’autre, mais découvrait un être à part. Un égal. Un autre vivant.


Le serpent s’évanouit dans l’ombre. Sans un mot. Son rôle était accompli. Il avait éveillé leurs consciences et leur humanité.



Le retour à la vie


Le Jardin, jadis immobile et bienveillant, se refermait derrière eux. Rien d’hostile. Juste une paume invisible dans leur dos. Un souffle tiède les poussant doucement vers l’extérieur.


Ils avançaient, côte à côte. Chacun avec ses propres émotions, ses propres pensées, parfois contradictoires.


Ils étaient devenus des êtres séparés. À chaque pas, plus humains. Plus vulnérables. Plus eux-mêmes.


Cela faisait mal. Mais cela faisait vivre.


Puis, un jour, le Jardin cessa. Sans transition. Devant eux s’étendait une plaine nue. Ni belle. Ni menaçante. Simplement… authentique. Le sol était sec. Le vent, plus rude. Le ciel, immense. Et dans l’azur, plus de voix douce. Plus de chant enveloppant. Rien que l’air. Et leur libre arbitre.


Ils s’arrêtèrent. Se regardèrent. Leurs mains se cherchèrent.


Ils savaient qu’ils avaient quitté le Jardin. Qu’il n’y aurait pas de retour possible. Et leurs gorges se serrèrent. Mais ils n’exprimèrent aucun regret. Ils avaient retrouvé quelque chose de plus précieux : soi-même… et surtout l’autre.


Ce n’était plus la fusion. Mais la liberté. Celle de choisir sa vie. Et de la partager avec ceux qu’on aime.


Car aimer, ce n’est pas se confondre. C’est être deux. Se différencier. Se perdre parfois, pour mieux se rejoindre.


Car vivre, c’est naître. Et pour naître, il faut quitter l’état d’avant : le confort, l’oubli, l’Éden. Accepter la douleur. Le manque. Le doute. Mais aussi goûter à ces petites joies qui tissent le bonheur…


Puis grandir. Et pour cela, il faut renoncer au paradis parfait. Accepter d’affronter le monde tel qu’il est : tangible, incertain, parfois implacable. Un monde plein de sensations, d’émotions… et d’épreuves aussi.


Un monde qui vous forge. Qui vous pousse. Vous défait. Vous façonne – douloureusement, puissamment – à votre image.


Terriblement vivant.




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1. Nous avons choisi d’appeler la femme « Ada », prénom féminisé d’Adam, et l’homme « Evo », version masculine d’Ève. Ce renversement symbolique reflète l’esprit de cette histoire, qui revisite le mythe du paradis perdu en l’inversant : ici, Ada et Evo y retournent… en s’y perdant. Ada est aussi un clin d’œil à Ada Lovelace, pionnière de l’informatique. Eh oui, sans elle – et sans les femmes – les algorithmes informatiques n’existeraient peut-être pas aujourd’hui !


2. Éden, terme hébreu signifiant « délice », pourrait provenir de l’akkadien edinu, lui-même dérivé du sumérien e-din, qui signifie « plaine ».


3. Léthéa est un nom imaginaire inspiré du Léthé, fleuve de la mythologie grecque qui effaçait le passé terrestre aux âmes qui le traversaient. Il évoque ici un lieu où les consciences se dissolvent.


4. On dit que chacun de nous héberge, en creux, des échos des vies passées, inscrits dans nos gènes. Peut-être est-ce cela, le serpent : un souffle ancestral, tapi en nous, qui nous pousse hors du jardin d’Éden… Pour que nous devenions pleinement humains.