n° 23147 | Fiche technique | 46549 caractères | 46549 7463 Temps de lecture estimé : 30 mn |
17/06/25 |
Résumé: Seule dans un vaisseau spatial fonçant vers l’inconnu, une astronaute poursuit son rêve d’amour pour un collègue plongé dans la même situation. | ||||
Critères: #sciencefiction amour cérébral odeurs | ||||
Auteur : calpurnia Envoi mini-message |
Comme à chaque lever, Judith s’enquiert en premier lieu de savoir si un message d’Arthur lui est parvenu pendant son sommeil. Cette fois, elle a réussi à s’assoupir, immobilisée au moyen d’une ceinture accrochée au mur qui lui évite de valser au milieu de la chambre durant son sommeil, à cause de l’absence de gravité. Elle a dormi quatre heures d’affilée, ce qui n’est pas si fréquent. Son rêve s’efface doucement, mais les yeux mi-clos sur l’éclairage blanchâtre de sa cabine, elle essaie de le retenir encore une ou deux minutes de plus, car il était rempli de la sensualité masculine qu’elle poursuit inlassablement depuis… combien d’années ? Elle ne sait plus. Le temps n’a plus la même saveur que sur la Terre.
Elle soupire, s’étire et finit par s’extraire de son lien nocturne, entièrement nue. Elle n’a pas besoin de s’habiller ; la température est régulée sur vingt-neuf degrés. Elle a oublié, comme beaucoup d’autres choses, la sensation du textile sur sa peau. Couvrir sa nudité pour ne pas choquer le regard d’autrui fait partie des réflexes qu’elle a perdus. Depuis combien d’années n’a-t-elle pas enfilé un vêtement, ne serait-ce qu’une petite culotte ? Pour le savoir, il lui suffirait de le demander à Athéna, l’ordinateur de bord qui la gronde souvent pour son manque de pudeur et aussi parce que son lieu de vie s’est progressivement recouvert d’épaisse couche de crasse, faute de ménage. Toutes sortes de détritus flottent autour d’elle dans chambre. Elle les contourne avec indifférence et pose sa question à haute voix. Cent vingt ans et quelques mois, oui. C’était l’époque où elles étaient six à bord du Crépuscule. À présent, elle est seule.
Nonchalante, elle se dirige vers la cuisine en s’aidant des poignées lui permettant de se déplacer avec l’agilité d’un poisson dans son aquarium, avec de courtes pauses pour orienter son corps dans la bonne direction et de brusques accélérations à la force des bras, propulsée dans d’étroits tunnels aux parois de métal. Elle ne se sert pas de ses jambes, qui ont tellement maigri qu’elle ne pourrait plus marcher. Une fois parvenue à destination, elle appuie sur le bouton du distributeur qui remplit en quelques secondes une sorte de gourde aux parois molles et colorées. La seule nourriture dont elle dispose est infecte, mais elle contient la Substance, son unique moyen de rester en vie sans vieillir. Une existence déployée comme un élastique tendu entre une naissance oubliée et une éternité inconnaissable. Peut-être les scientifiques ont-ils fini par en percer les mystères ?
La planète Terre où elle a vu le jour se trouve à quarante-deux années-lumière derrière elle et même le puissant télescope de bord ne permet plus d’en distinguer le disque bleuté de celui, doré, du Soleil. À une telle distance, il faudrait mobiliser une énergie incroyable pour lui envoyer un message. Judith ignore tout ce qu’il s’est passé depuis environ deux cents ans. Elle avale rapidement son espèce de compote – l’aliment terrestre le plus proche de son ordinaire par sa texture, non par son goût et encore moins par son contenu, accompagné d’un peu d’eau. Cette mixture présente au moins l’avantage de préserver sa dentition, qui n’est pas conçue pour durer plusieurs siècles et n’aurait pas résisté si longtemps à un steak quotidien. Prochain repas dans douze heures. Puis, comme à son habitude, elle se rend aux toilettes afin de vider sa vessie et son côlon. Une machine vibrante prend aussitôt en charge les résidus qu’elle a laissés dans le but de les transformer et de la nourrir à nouveau. Dans l’espace interstellaire, aucun apport extérieur de matière n’est possible : il ne faut rien perdre, sous peine de famine. Ce bruit de succion, grave et régulier, fait tellement partie de son quotidien qu’elle ne le perçoit plus. Le dispositif de prélèvement urinaire déclenche un orgaste bref et inopiné, la version simplifiée de l’orgasme, une réaction physiologique à la vibration, un spasme provoquant un clignement des yeux, simplement en effleurant le clitoris gorgé de sang, rendu hypersensible par le rêve nocturne. Il semble à Judith que son corps de femme à l’apparence de la trentaine, selon les standards terrestres, se mêle à celui du Crépuscule pour ne plus faire qu’un. Elle ressent physiquement de la douleur lorsqu’une alarme retentit, après la survenue d’une panne. Parfois, elle doit revêtir une combinaison spatiale pour réparer à l’extérieur. Mais cela ne se produit qu’une fois tous les cinq ans, en moyenne.
J’aimerais avoir un petit chat pour qu’il se blottisse contre moi quand je ne peux pas dormir, pense parfois Judith. Emmener des animaux domestiques à bord a été un temps envisagé, au moment de la définition de la mission. Cependant, ces animaux ne supportent pas l’impesanteur ni la Substance. Ils ne résisteraient pas longtemps aux contraintes de l’enfermement spatial. Il serait cruel de leur imposer ce voyage. Alors, pas de petit chat. Elle s’est contentée de l’imaginer, jusqu’à presque se persuader de son existence, en caressant une boule de poils imaginaire qu’elle appelait Ulysse. Puis elle s’est figurée qu’il est mort, après vingt-cinq ans de vie commune – un bel âge pour un matou.
Le décollage a eu lieu en mai 3225, mais elle ne s’en souvient plus. Du temps où elles étaient six à bord, l’ambiance était à la fois sérieuse et joyeuse, du moins au début. Quelques images floues et colorées de fête et de délire grégaire, anniversaires, parodies de noces, chorale, jeux de société, musiques poussées à fond, lui demeurent en mémoire, accompagnées de sons devenus totalement étrangers à son quotidien. Elles embarquaient à destination de leur rêve, elles s’y étaient préparées durant toute leur jeunesse. Elles découvraient un régime basé sur la Substance, le fameux médicament prolongeant la vie humaine ; le fait d’abolir la mort permettait d’élaborer de fabuleux projets à très long terme, des idées inimaginables pour le commun des gens. Car elles possédaient, non pas l’immortalité, mais l’amortalité. L’accident mortel est toujours possible. De même, les limites de l’efficacité de cette molécule au-delà du millénaire restent inconnues, faute d’un recul suffisant. En quittant la Terre, elles devenaient presque des déesses, afin de défier les distances quasiment infinies. Quelle audace ! De leur côté, les six astronautes masculins de l’Aube les avaient devancées de deux cents ans. Les planificateurs spatiaux avaient préféré séparer les genres à bord de deux vaisseaux différents, comme deux orgueilleuses tours de Babel jumelles conçues comme des projectiles pour aveugler les dieux. Celle des hommes, puis celle des femmes.
Au début du voyage, les membres de l’équipage s’aimaient comme des sœurs et chacune jurait qu’elle donnerait sans hésiter sa vie pour les autres. C’était une sorte d’Éden où les fruits de l’amitié étaient tous savoureux. Au fil des décennies, la cohabitation est devenue de plus en plus compliquée, des conflits éclataient à tout propos, des clans se formaient et se recombinaient sans cesse. Une colère pouvait durer vingt ou même quarante ans avant de retomber avec l’oubli du préjudice initial. Trois cents ans plus tard, épuisées par la promiscuité, elles ne se parlaient plus et la commandante avait perdu toute autorité. Chacune effectuait silencieusement son travail en faisant mine de mépriser ses collègues. Encore soixante ans de plus, et Judith, l’officier médecin de bord, a profité d’une occasion pour dépressuriser la chambre dans laquelle dormaient ses cinq compagnes de voyage. Les autres auraient sans doute agi de la même manière si elle leur en avait laissé l’opportunité. Aucune n’a souffert : elles se sont asphyxiées dans leur sommeil, dans un ultime rêve concluant leur prétendue immortalité. Judith a découvert de beaux visages paisibles, puis les a embrassées sur les lèvres en guise d’adieu, comme autant d’amantes d’une relation désespérée.
Après les avoir déshabillées, elle les a jetées dans le conteneur de récupération des déchets organiques, la machine a recyclé leur chair, ce qui lui a assuré pendant plusieurs années des repas plus copieux concoctés par Athéna. C’était encore l’époque où il était possible de communiquer avec la Terre : Judith a prétendu qu’il s’était produit un accident aux conséquences tragiques, puis elle a débranché l’antenne arrière avant d’avoir obtenu la réponse, afin de la redéployer en direction de l’Aube.
Judith n’est pas fière de son geste. Si elle avait été sérieusement interrogée, elle n’aurait elle-même pas été capable de l’expliquer en termes clairs. Car elle aime encore ses collègues, même si elle ne pouvait plus supporter leur présence continue. La culpabilité l’a rongée pendant environ quarante ans, avant de s’estomper peu à peu : c’était la période où elle avait caché tous les miroirs au fond d’un placard pour ne plus voir sa propre image. Si elle s’est elle-même dévêtue d’une manière qu’elle voulait définitive, c’était parce qu’elle ne se sentait plus digne de porter l’uniforme des astronautes : la nudité animale, en guise d’autopunition, comme les damnés du Jugement dernier de Dirk Bouts. Heureusement, Athéna ne lui a pas posé trop de questions en dehors du domaine utilitaire, puisqu’il revenait désormais à Judith seule d’entretenir le Crépuscule. Les machines chargées du recyclage ont continué leur bruit incessant, indifférentes à cette tragédie.
Quelquefois, Judith se dit qu’elle se nourrit d’une molécule ayant appartenu au cœur de l’une, au cerveau de l’autre. C’est vrai, même ses propres cellules se renouvellent dans un flux permanent d’ingestion et de déjection, d’inspiration et d’expiration, de transpiration, de peaux mortes qu’elle élimine avant de les retrouver dans sa gamelle. La planète Terre fonctionne de la même manière, mais à bord de l’exigu Crépuscule, le cycle est beaucoup plus court et fragile. L’inévitable déperdition d’énergie à chaque étape, principes de la thermodynamique obligent, se trouve compensée par le générateur électrique basé sur la fusion de l’hydrogène. Judith sait qu’elle n’est qu’un organe aux fonctions vitales contrôlées par Athéna, parmi ceux, très nombreux, du Crépuscule. Biologiquement parlant, elle n’est plus ni moins vivante que ses compagnes. Seule demeure active la conscience de Judith, dans une continuité depuis sa naissance qui reste un mystère et même dans ce domaine, il lui semble avoir hérité de certaines des idées de ses sœurs de voyage pour s’être côtoyées si longtemps dans un espace réduit. Elle se surprend parfois à penser comme l’une d’elles, comme si, le temps d’une rêverie, elle devenait réellement cette personne. Comme il n’existe plus qu’un seul corps pour six, il faut que Judith assume cette responsabilité.
Un jour, rongée par les remords, elle a voulu se suicider en se jetant dans le vide spatial sans scaphandre, ce qui lui aurait procuré quatre-vingt-dix secondes d’agonie avant de se fondre définitivement dans la nuit glacée1. Athéna a refusé d’ouvrir la porte du sas, obstinément. Même le mode manuel prévu pour les évacuations d’urgence s’est avéré inopérant. Judith a insisté en vain, puis a renoncé. Cela s’est produit non parce que la vie est sacrée, puisqu’elle a pu occire les cinq autres voyageuses sans rencontrer d’obstacle alors qu’Athéna aurait pu l’empêcher d’agir, mais parce que le Crépuscule a besoin de sa dernière astronaute et qu’il est doué, en tant qu’entité vivante programmée pour remplir sa mission, d’un instinct de conservation qui prévient l’apoptose de certaines cellules essentielles. Le mal, concrétisé par les cinq meurtres parmi l’équipage, reste toléré, car il ne compromet pas l’intégrité du vaisseau. Au contraire, cet événement a permis un relâchement d’entropie en excès à l’intérieur du corps métallique – trop d’états d’âme en superposition, trop de conflits, d’énergie gaspillée. Un observateur attentif situé à l’extérieur du vaisseau aurait pu mesurer une baisse du rayonnement infrarouge émis d’une manière continue ; peut-être les ingénieurs de centre de contrôle l’ont-ils constaté depuis la Terre.
Alors, Judith a compris à quel enfer de solitude elle s’est elle-même condamnée par son geste. Quand elle a pris conscience de l’existence d’Arthur une poignée d’années-lumière devant elle, légèrement plus lent, il est devenu son alter ego masculin, son unique espoir au milieu de l’immensité glacée.
La Substance n’est pas sans effets secondaires : qui a dit que l’amortalité devrait être gratuite ? Elle ne l’est pas. Elle provoque des insomnies, des absences, voire des hallucinations. C’est pourquoi un jeûne est obligatoire avant toute sortie extravéhiculaire, tout manque de lucidité devenant excessivement dangereux. C’est également pour cette raison que Judith ne dort au mieux que deux à trois heures par plage de vingt-quatre. Elle a eu le temps de s’y habituer. Ces symptômes se sont aggravés depuis qu’elle est seule à bord. Quelquefois, elle sent des ombres glisser près d’elle, s’attarder furtivement quelques instants, s’intéresser à ce qu’elle fait, puis s’évaporer en un clin d’œil ; peut-être les âmes de ses compagnes qu’elle a tuées ? Elle perçoit intérieurement que ces présences étranges ne sont pas malveillantes. D’abord déstabilisée, elle a renoncé à les comprendre. À l’occasion, elle leur parle à voix haute, comme pour les retenir, les apprivoiser. Le bruit continu des machines, dont elle connaît exactement chaque fréquence vibratoire, la rassure. Le cœur énergétique du Crépuscule, un moteur thermonucléaire hautement fiable, ne s’arrête jamais.
Judith allume l’écran du poste de communication, qui lui confirme l’absence de message d’Arthur pour aujourd’hui. Le décalage temporel vient de franchir à la baisse la barrière des neuf ans. À la célérité relative de l’Aube et du Crépuscule, il faudra encore cent soixante-deux ans avant de le rattraper, afin de pouvoir accoupler les deux vaisseaux, pour que les deux astronautes puissent unir leurs pulpes impatientes. Elle voudrait accélérer pour raccourcir ce délai, mais Athéna lui refuse cette consommation supplémentaire de carburant, car cela compromettrait la mission.
Neuf ans donc, à la vitesse de la lumière, pour qu’une vidéo envoyée par lui atteigne la pupille de Judith, avec des photons décalés légèrement vers le bleu, parce qu’eux deux se rapprochent, chaque jour, imperceptiblement. Encore cent soixante-deux ans de désirs frustrés, à ne pouvoir se toucher que par des pixels animés chaque jour plus impudiques. Neuf ans de délai, mais rien ne les oblige à attendre la réponse pour transmettre un nouveau message, dont chacun parcourt l’espace entre deux autres, à la manière de vagues régulières à la surface de l’océan. Des voix, des images intimes, torrides, glissant à travers le silence de l’abîme. De fait, ils communiquent presque quotidiennement. Pourquoi Arthur n’a-t-il rien envoyé aujourd’hui, est-il malade, les rayonnements cosmiques ont-ils eu raison des pouvoirs protecteurs de la Substance ? Une heure après, le signal arrive enfin. Il va bien, juste un incident technique à régler. Les conversations prennent un tour étrange. Il ne faut pas poser de questions, seulement se parler, et aussi montrer son corps jusque dans les moindres détails, sans retenue, sans plus aucune pudeur. Leur amour est fait de cela depuis son commencement.
Arthur a également tué ses compagnons de voyage. Les concepteurs de la mission n’ont pas prévu l’aspect inévitable de la situation. Ils auraient pu lancer mille vaisseaux pour aboutir mille fois au même résultat : il est impossible de cohabiter dans une boite de sardines interstellaire pendant plus d’un millénaire, sans même évoquer un hypothétique retour qui supposera d’exploiter sur place l’indispensable carburant tritium. Un homme ou une femme amortel a toutes les chances de trouver la mort à cause de ses équipiers, aussi soigné le recrutement soit-il, qu’importent les profils psychologiques établis selon des considérations terriennes pour des durées de vie ne dépassant guère le siècle, sur une planète où il est possible de prendre quelques jours de vacances pour randonner en montagne ou au bord de la mer pour régénérer son esprit. Arthur a donc éliminé les cinq autres passagers. Lui, il les a abattus au fusil, celui qui était prévu afin de combattre d’éventuels extraterrestres qui pourraient s’avérer belliqueux – ou défendre un peu trop bien leur territoire. Il a agi d’un coup de tête. Ses balles ont même failli provoquer une décompression explosive de l’Aube. La narration de cet épisode a été son tout premier message en direction du Crépuscule.
Judith et Arthur ont pratiquement tout oublié de leur enfance. Avaient-ils des frères, des sœurs, comment étaient leurs parents ? Ils ont également désappris leur destination, la planète K2-18B2 située à 124 années-lumière du système solaire, un corps céleste plus gros que le nôtre et recouvert d’un océan immense et d’une atmosphère d’hydrogène – c’est pour cela qu’on l’appelle un astre « hycéan ». Les astronomes y ont détecté les preuves chimiques de la présence d’une vie, une molécule nommée DMS. Plus rien des objectifs de leur voyage ne les préoccupe à présent. L’unique pensée qui les porte et les sauve du désespoir est la perspective de se rejoindre. Pour la suite, ils n’envisagent qu’une errance éternelle, comme un couple de parias en fuite à travers notre galaxie, voire au-delà s’ils parviennent à en franchir la vitesse de libération3. Ils craignent seulement qu’un vaisseau policier les poursuive afin de les obliger à répondre de leurs crimes.
Toujours assise dans son fauteuil, Judith pivote d’un quart de tour et met en marche la caméra du poste de communication. Elle écarte ses cuisses, fait glisser la molette du zoom pour offrir à son amant un gros plan sur l’abondant buisson de son sexe dont elle écarte les grandes lèvres en deux doigts, les cuisses largement disjointes, tout en souplesse. Le précédent message qu’elle a reçu de lui disait qu’il apprécie beaucoup cette partie du corps féminin. Elle prend à cœur de le satisfaire. Il doit être en train de visionner celles qu’elle lui a envoyées lorsqu’elle était plus jeune de neuf ans : la durée d’un battement de cils, à l’échelle cosmique de ce voyage. Elle ferait tout pour lui plaire.
Sa façon d’aimer consiste donc à se monter à lui en totalité. Il y a quelques années, elle s’est installée dans le fauteuil gynécologique de la salle médicale afin d’ouvrir son vagin jusqu’à la douleur au moyen d’un spéculum bien lubrifié, puis a braqué la caméra vers cette zone pour lui exhiber l’intérieur profond de son intimité. Elle en a ressenti une sorte de jouissance narcissique qu’elle ne connaissait pas encore.
Elle se lève et s’observe, de la tête aux pieds, sur la surface des multiples écrans qui l’entourent et qui sont comme autant de miroirs qui lui renvoient sous tous les angles les images d’un corps sale aux longs cheveux bruns et gras. Athéna, connaissant ses désirs, l’aide en optimisant l’orientation des prises de vue. Elle se tient droite, s’agrippe à une barre d’appui, les pieds tendus dans l’axe des mollets comme une ballerine. Elle s’imagine sous le regard des juges qui la déclarent coupable du quintuple meurtre de ses coéquipières, après un procès rapide au cours duquel elle ne s’est pas vraiment défendue, voire s’est elle-même accablée. Elle frémit en écoutant la sentence qu’elle a espérée. Le magistrat vocifère : sa colère est celle de tout un peuple, de l’humanité entière dont elle a trahi les aspirations scientifiques. La diatribe prend un accent biblique : Judith, qu’as-tu fait de tes sœurs de voyage ? Souvent, elle fait ce rêve éveillé qui se termine invariablement par la peine capitale, mais selon différents procédés de mise à mort : électrocution, guillotine ou crucifixion. Entendre ces paroles de condamnation, même d’une manière onirique, la propulse systématiquement dans un état proche de l’orgasme, tandis que des gouttelettes perlent à la surface de sa vulve à travers la forêt de poils, sous l’effet du mouvement de l’index qui, sans répit, agace le clitoris. La seule chose qu’elle réclame à ses bourreaux, en guise de dernière volonté, est la présence de son Arthur adoré.
D’un flash, un souvenir de jeunesse lui revient : bien que bonne élève, la collégienne Judith, serre-tête, jupe plissée et corsage bien repassé par Maman, s’était avisée de tricher à un contrôle au moyen d’une antisèche dans sa trousse. Ou peut-être était-elle déjà au lycée ? Elle n’en est pas certaine. La couleur des murs évoque plutôt l’austère établissement privé où ses parents l’avaient inscrite après leur déménagement. Toujours est-il que découverte, elle a été contrainte de se lever et d’aller au tableau, la tête basse, tandis que l’enseignant l’agonisait d’une mercuriale implacable. Sous l’effet du stress, elle a senti sa culotte se mouiller et son ventre s’enflammer d’une manière si délicieuse qu’elle a récidivé et toujours recherché les situations dangereuses. Elle n’est pas vraiment certaine d’avoir vécu cette situation : son cerveau si vieux a bien pu l’inventer à partir d’ingrédients épars. Retour au tribunal imaginaire. Alors que le public l’insulte à cause de son manque de pudeur et d’hygiène, comme les spectateurs d’un cirque romain tournaient leur pouce vers le bas pour réclamer la mort d’un gladiateur impopulaire4, un spasme gastrique l’expulse de sa rêverie – la Substance est parfois un peu difficile à digérer – le poing appuyé sur son estomac. Elle reprendra son fantasme plus tard, en y ajoutant de nouveaux détails. Elle profite de chaque minute pour s’évader de la réalité, en négligeant chaque jour un peu plus l’entretien du Crépuscule.
Arthur revient dans ses pensées. Elle veut lui en exposer plus, s’ouvrir en deux pour lui, mais comment ? Elle lui avait déjà raconté tous les souvenirs accessibles à son esprit, jusqu’au plus insignifiant, parmi ceux qui lui restent après tous ces siècles passés dans la captivité du Crépuscule, au prix de longues séances d’introspection méditative. Cela ne suffit pas. Les mots sont par trop imprécis, il manque trop de pièces au puzzle de sa vie passée. Inspirée par son rêve érotique, elle se dirige vers le local dans lequel se situe l’appareil destiné à soigner les troubles psychiques. Il s’agit d’un dispositif permettant d’afficher sur l’écran l’image mentale qui se forme dans le cerveau, souvent d’une manière inconsciente, au moyen d’une détection ultra-rapide de chaque connexion neuronale.
Attention, danger ! Lors de ses études médicales, ses instructeurs l’ont mise en garde contre les risques que présente cette machine servant à traiter la schizophrénie, la dépression profonde, les affections neurobiologiques. Cette anecdote est bien connue : une nuit, il a pris la fantaisie à un groupe de trois carabins un peu éméchés, en sortie de soirée, de jouer avec ce dispositif en positionnant sur leur crâne le casque bourré d’électrodes, à tour de rôle. Au début, ils ont trouvé très drôle de visionner leurs fantasmes secrets et de les partager entre eux. Mais après seulement un quart d’heure chacun, ils ont été frappés de folie et on les a retrouvés pendus sur place – cela dit, rien ne prouve que cette histoire n’ait pas été inventée afin d’effrayer les téméraires tentés d’outrepasser les règles de sécurité.
Judith est parfaitement informée de ce qu’elle encourt. Cependant, elle est décidée à passer outre tous ces avertissements, même si Athéna lui répète que ce n’est pas une bonne idée et que son profil psychologique, certes altéré, ne correspond pas à une utilisation appropriée de ce matériel. Des voyants rouges clignotent, que l’astronaute acquitte aussitôt, pour ne plus avoir à les supporter dans son champ de vision. Elle s’allonge sur la couchette, se fixe elle-même avec des sangles, coiffe le casque et se laisse happer par la machine à fouiller dans son cerveau.
Elle vide sa mémoire de tous les événements qui lui échappaient jusqu’ici, au cours d’une exploration aussi fascinante qu’impudique. C’est comme entrer dans un labyrinthe immense dont elle ne dispose absolument pas du plan. Elle part à la recherche d’une sorte de Minotaure psychique auquel elle souhaite se livrer, dans un état de totale vulnérabilité. Il n’est pas sûr que les heures qui précèdent la mort soient une expérience plus effrayante que celle-ci.
Elle se détend, prend son temps, redécouvre ses premiers émois d’adolescente, tout hésitante et troublée devant le charme déroutant des hommes – elle ne se rappelait plus qu’était si réservée à l’époque ! Les odeurs, qui sont les souvenirs les mieux ancrés, reviennent en premier, puis les images et les sons des voix qui semblent émerger du néant par la magie de cette étonnante machine. Elle revoit son premier flirt avec un garçon de son lycée, puceau comme elle, embarrassé face à la nudité innocente qui s’offrait à lui, l’émerveillement partagé, le frisson des caresses impudiques, leur étreinte maladroite qui avait suivi, blottis l’un contre l’autre, cachés dans le grenier de la maison familiale. Lui, elle l’avait complètement oublié, le nom comme le visage, quoiqu’elle lui eût promis le contraire – mais elle n’avait pas prévu de vivre si longtemps.
Apparaît ensuite l’épisode de sa vie sentimentale où elle a été la maîtresse d’un homme qu’elle avait rencontré dans le confort feutré d’un avion orbital, bien plus âgé qu’elle, riche et marié, élégant et sûr de lui. David, ainsi se prénommait-il, l’a entrainée dans une relation toxique de domination sadomasochiste avec des moments violents, mais consentis et assumés, totalement obscènes, où elle offrait avec complaisance ses fesses encore candides aux ardeurs cruelles de son amant. Il maniait la cravache avec une dextérité diabolique, parfois partageait sa jeune maîtresse avec ses amis tout aussi pervers que lui, dans des parties fines au cours desquelles le champagne coulait à flots, autant que la cire brûlante sur la fleur sexuelle ouverte, alors qu’elle s’était laissé attacher dans une position bizarre. Plus elle souffrait, mieux les verges de ces messieurs en costume sombre se tendaient vers son corps vulnérable, les glands perlaient de rosée du désir. Alors elle ne disait pas le mot de sécurité, elle se prenait au jeu et les encourageait à poursuivre dans leur folie érotique.
Dès que son emploi du temps de ténor du barreau lui en laissait le temps, David l’emmenait dans son véhicule spatial privé, en randonnée au fond des canyons martiens, à la découverte des merveilles du système solaire. Il lui offrait des bijoux somptueux et possédait toute une collection d’étranges jouets pénétrants et vibrants capables de procurer à sa maîtresse des orgasmes démentiels ; elle a connu l’extase et cru mourir de volupté, poussé des hurlements, le ventre consumé comme par un soleil de joie, avant de découvrir qu’il est possible d’aller toujours plus loin dans ce domaine, d’emmener son corps jusque dans ses derniers retranchements, pour qui n’a pas froid aux yeux ; Judith n’a jamais manqué d’audace, d’autant que son endurance physique lui permettait d’aller là où la plupart des autres femmes s’arrêtaient, par épuisement. Elle redécouvre cette histoire avec autant d’émotions que si elle la vivait une seconde fois. Elle a aimé s’abandonner dans ces moments de soumission et de débauche extrême, mais pour un temps limité seulement.
Elle s’est senti pousser des ailes, s’est très vite habituée au luxe, à être servie d’un claquement de doigts. Elle a cru aimer cet homme, n’a pas compris qu’elle n’était pour lui qu’un caprice, car de son côté, David était resté dans sa tête un petit garçon ne supportant pas la frustration du désir inassouvi. Cet amour, si l’on peut appeler ainsi cette relation par trop déséquilibrée, était si corrompu de vices qu’il courait à son inévitable autodestruction. Il pouvait bien la couvrir de monceaux de roses rouges, cela n’y changeait rien. En revoyant cet épisode de sa vie, avec son expérience multiséculaire, elle se rend compte que cela crève les yeux qu’elle fonçait dans une impasse sentimentale, mais à l’époque, la belle étudiante était un peu « fleur bleue » et s’est laissé manipuler assez facilement. Lorsqu’elle montrait de la réticence à le suivre toujours plus loin dans la dépravation violente, il lui promettait, la main sur le cœur, de quitter bientôt sa femme afin de l’épouser, mais cet engagement ressemblait à ce qui parcourt depuis des millions d’années les vallées stériles de Mars en agitant la poussière des temps révolus : du vent. Elle a fini par le quitter en sautant toute nue par la fenêtre d’un hôtel de grand luxe, d’un saut de l’ange suivi d’un plongeon jusque dans la mer trente mètres en contrebas. Elle a failli se tuer, bien qu’excellente nageuse. Pour une fois, c’est David qui a eu peur. Ils ne se sont jamais revus.
Puis est survenue une éphémère expérience lesbienne avec une jeune fille très douce parmi ses patientes d’interne à l’hôpital, pour deux soirs de désir et de joie partagée, avant que Judith s’avise que tout compte fait, elle préfère les hommes.
Elle imagine que ces évocations plairont à Arthur pour leur aspect libertin, dans un assemblage choisi de péripéties de sa vie afin de constituer une sorte de film porno au scénario assez décousu. Elle peut même agir sur le cadrage par la seule intervention de son esprit, zoomer sur telle ou telle partie de son corps ou de celui de son partenaire, comme si elle pouvait réellement se déplacer sur la scène de son passé. Elle peut également accélérer ou ralentir l’écoulement du temps selon sa volonté. Son intention est de transmettre ces images à son aimé sans s’encombrer d’un montage. Elle lui en commentera chaque détail et se félicite d’avoir eu cette idée.
Peu à peu, elle se sent de plus en plus troublée de pénétrer si profondément en elle-même. Elle sait qu’elle met sa solidité nerveuse à l’épreuve alors qu’elle est déjà fragilisée. En poursuivant la séance, elle ressent d’intenses et subtiles souffrances, comme un scalpel virtuel qui fouillerait sa chair. Ouvrir ainsi sa boîte crânienne pour lui procure aussi une sorte de fierté obscure. L’orgueil d’une damnée. Et puis, surprise, apparaissent des images qui ne peuvent pas exister dans ses propres souvenirs. Des personnes qu’elle est certaine de n’avoir jamais rencontrées lui apparaissent. En apercevant un visage dans un miroir, elle se rend compte qu’elle est en train d’explorer la mémoire encore vivante d’une de ses cinq coéquipières. Elle comprend qu’elle va progressivement tout découvrir du passé de ses victimes. Prise d’effroi, elle coupe le circuit, déclenche la sortie d’urgence et retire précipitamment le casque pour le jeter au sol et le voir rebondir sur les parois de la salle. Le stockage électronique a tout enregistré de cet étrange périple en territoire intime.
Maintenant, elle hésite à transmettre les images à son amoureux. Quelques jours s’écoulent avant qu’elle se décide à le faire. Oui, s’ouvrir en deux pour lui, même si ça fait mal. Sa seule crainte est qu’il tente de l’imiter et ne puisse pas le supporter. En consultant la documentation, elle découvre qu’il ne dispose pas d’un tel appareil qui était une invention récente au moment du lancement du Crépuscule, plus moderne et mieux équipé que l’Aube. Elle inspecte le casque qui n’est pas trop endommagé, juste un peu cabossé : comme elle, en définitive. Demain, après une petite réparation au fer à souder, elle va peut-être encore jouer à la roulette russe avec son psychisme. Elle en ressent d’avance une poussée d’adrénaline, son principal carburant érotique. Comme lorsqu’elle trichait aux examens.
De son côté, Arthur passe le plus clair de son temps à se muscler sous des appareils qu’il a fabriqués lui-même, parce qu’elle lui a dit que les biceps, les deltoïdes et les tablettes de chocolat l’excitaient. Elle n’en est plus si sûre à présent, mais qu’importe : s’il transpire en soulevant de la fonte, c’est par amour pour elle ; il continuera jusqu’à ce qu’elle lui demande d’arrêter, avec un décalage de quelques années. De même, elle s’exhibe pour lui jusque dans les aspects les plus triviaux de sa très routinière vie quotidienne. La tendre connexion entre eux se moque des limites physiques comme la vitesse de la lumière. Ils sont comme des particules intriquées, nées d’un même événement quantique : aucune distance ne peut abolir leur destin commun.
Après avoir effectué les réparations nécessaires, elle retourne dans la machine à explorer le cerveau. Elle y retrouve un épisode de sa jeunesse qu’elle avait oublié sur la fin de son adolescence, quand elle s’était mise en rupture avec sa famille afin de vivre des expériences transgressives. Bien qu’elle fût une étudiante brillante, elle a ressenti ce besoin et l’a exprimé en volant une voiture de sport sur le parking d’un restaurant de luxe. Pour cela, elle a piraté l’électronique du contrôle d’accès du véhicule. Elle s’est fait arrêter par la police au milieu du tunnel reliant l’Europe au continent américain à la vitesse prohibée de plus de cinq cents kilomètres à l’heure, après une course-poursuite sur plus de mille kilomètres en zigzaguant dans le trafic, devant une meute de sirènes hurlantes. Son sang était gorgé d’un cocktail de produits stimulants interdits qu’elle avait synthétisés au laboratoire, puis qu’elle s’était injectés juste avant sa virée folle.
Placée en garde à vue après avoir été extraite d’une manière assez musclée de l’engin qu’elle avait sévèrement endommagé, par miracle sans faire de blessés, elle a obtenu sa libération grâce aux relations de ses parents, ainsi qu’à leur argent, afin d’indemniser le propriétaire du véhicule : celui-ci n’a pas porté plainte. Un casier judiciaire aurait gravement compromis les rêves d’étoiles de la jeune femme. Puis, rassasiée d’émotions fortes, elle est rentrée dans le rang, sage et studieuse, car elle ne souhaitait devenir ni une junkie ni une prostituée.
Cette image s’estompe et une autre la remplace. Il ne s’agit plus d’elle, mais de Jennifer, la commandante de bord australienne. Manifestement, celle-ci aimait la sexualité de groupe, plutôt entre étudiants de son université, toujours gourmande de nouvelles expériences. Intéressant. Elle et Judith se connaissaient bien avant d’embarquer à destination des étoiles, mais chacune ignorait tout des frasques charnelles de son amie. Revivre des souvenirs qui ne lui appartiennent pas n’effraie plus l’astronaute solitaire, qui ressent comme une présence bienveillante, comme si son crime avait été pardonné par la grâce d’une mystérieuse complicité.
Cependant, il semble que Jennifer ait un service à demander à la survivante du Crépuscule et que cela ait un rapport avec Paula, une autre de ses coéquipières. Il apparaît que celle-ci a été victime d’un viol dans les couloirs du centre spatial. L’effroi… Elle non plus n’en avait jamais parlé. Cette expérience était pour elle une charge énorme qui expliquait ses périodes soudaines de mutisme. On dirait qu’elle voudrait en partager le fardeau après sa mort, pour s’en libérer. Aucun détail sordide n’est épargné à Judith, qui se sent remplie de bonne volonté, mais elle ne peut supporter plus longtemps ces images glaçantes. Elle interrompt une nouvelle fois la séance d’une manière brutale. Elle attendra plusieurs semaines avant de trouver en elle-même l’énergie d’y revenir, après avoir profondément médité et pensé à Arthur.
Il faut bien la force d’un amour comme le leur pour combattre l’atroce ennui de ce voyage. Certes, une clé mémoire pas plus grande qu’un morceau de sucre contient toutes les œuvres littéraires produites par l’humanité au moment du départ. Toutes les musiques, toutes les pièces de théâtre, tous les films également, y compris publicitaires ou pornographiques, dans leur foisonnement et leur diversité. Judith essaie de s’appuyer sur ces images pour se figurer comment réagirait Arthur dans telle ou telle situation. Ils savent à l’avance comment ils s’uniront le jour de leurs noces, puisqu’ils se sont promis de s’épouser à la minute même où leurs vaisseaux se rejoindront. Judith a fini par se lasser des romans, des chansons et du cinéma. Elle passe le plus clair de son temps à se masturber en rêvant à lui. Elle sait qu’il en est de même pour Arthur. Elle imagine des giclées blanches du fluide mâle, brûlantes, à travers l’immensité glacée pour atteindre son visage.
Elle a été mariée sur la Terre, où John, son époux, est très certainement mort, car les citoyens ordinaires n’ont pas droit à la Substance. Seuls les puissants, les chefs d’État, les capitaines d’industrie peuvent y accéder. Ceci, à moins qu’une révolution n’ait changé cette règle depuis que Judith ne reçoit plus aucune nouvelle de sa planète natale. Ou bien que l’apocalypse nucléaire n’ait rayé la civilisation technologique, si orgueilleuse, mais si fragile, de la liste des organisations capables de manier la science. Il en est de même pour Arthur. Aucun des deux amants n’a eu d’enfant. Ils souhaitent procréer. Ils le feront sitôt réunis, dans cent soixante-deux années, trois mois, vingt-neuf jours, seize heures, trente-trois minutes exactement, ils se le sont promis. Ils craignent toutefois les effets d’une si longue attente, et aussi ceux de la Substance, sur leur fécondité.
Un compte à rebours s’affiche en chiffres écarlates sur l’écran au-dessus du lit de Judith, et aussi dans la cuisine. Ce jour-là, selon une procédure complexe qui n’a jamais été exécutée avant, les organes mécaniques d’accouplement relieront délicatement le Crépuscule à l’Aube dans une interpénétration de vérins d’acier et d’orifices usinés à cet effet, tout un ballet technologique qui ressemblera à une danse nuptiale. Athéna et Aphrodite, l’ordinateur de bord de l’Aube, à travers les connecteurs filaires désormais unis, mélangeront leurs zéros et un au cours d’un acte électroniquement saphique. Alors, Arthur et Judith se retrouveront dans le sas de l’un des deux vaisseaux et ne connaîtront plus de peine.
Ils vivront ensemble pour une quasi-éternité. Si la Substance le leur permet, ils iront explorer l’univers jusqu’aux confins inconnus. À moins qu’ils finissent par s’entretuer quelques siècles plus tard ? Elle chasse cette pensée récurrente de son esprit, elle ne veut pas y croire. L’amour qui les unit sera plus fort que la malédiction des étendues obscures qui les entourent.
Judith retourne dans la machine. Il s’agit moins d’offrir des images excitantes à son promis que de reprendre contact avec ses coéquipières. Elle retrouve Paula. Dans son rêve, celle-ci lui sourit, la prend par la main et l’emmène dans les couloirs sombres où elle sait qu’elle endurera le pire. Judith est prête à supporter cette épreuve, presque comme si elle la subissait elle-même en direct. La première fois, les agresseurs étaient restés comme des ombres. Cette fois, ils sont nettement visibles sous les néons clignotants. En les apercevant, Judith pousse un hurlement. Arthur se trouve parmi eux. Et il ne se contente pas d’observer.
Impossible ! Lorsque cela s’est produit, l’Aube avait décollé depuis déjà quasiment deux siècles. Si ce n’est pas un alibi en béton ! Mais la ressemblance est extrême, comme deux frères jumeaux dont l’un aurait pu être l’arrière-arrière-grand-père de l’autre. Judith n’en croit pas ses yeux. Le beau visage qu’elle aime tant contempler est devenu grimaçant, effrayant, inhumain ! Elle décide d’en parler avec lui dans un message, même s’il faut patienter durant plusieurs années pour obtenir la réponse.
En attendant, elle perd pied. Elle cesse de transmettre des vidéos à Arthur et ne visionne même plus celles qu’il lui envoie quotidiennement. Elle ne se nourrit presque plus, perd dix kilos et recommence à vieillir, la Substance ne lui étant plus délivrée qu’en quantité insuffisante. Des rides lui apparaissent sur le front, au coin des yeux. Athéna essaie de lui venir en aide, l’empêche à nouveau de mettre fin à ses jours, lui parle chaque jour doucement, lui distribue de petites pilules colorées qu’elle n’avale pas.
La réponse finit par lui parvenir. Arthur est inquiet, désemparé, il proteste de son innocence et croit qu’elle n’aime plus, il pleure son chagrin. Judith ne sait que penser. Elle visionne d’un coup les années de correspondance qu’elle avait abandonnée.
Le voyage cesse d’être noir : il devient gris, entre attente et désespoir. Judith comprend qu’elle ne pourra tirer l’affaire au clair qu’après une franche discussion, en face à face, avec Arthur. Et puis, n’est-il pas déjà un criminel pour avoir tué les autres membres de son équipage ? Ainsi qu’elle-même ! Judith retourne dans la machine capable de communiquer avec les morts, où Paula la met en garde contre Arthur. Elle affirme qu’il est un pervers narcissique, un menteur invétéré et qu’il fera d’elle son esclave sexuelle, comme jadis David l’avait fait, mais cette fois pour l’éternité, sans aucune échappatoire. Plus de mer dans laquelle sauter pour s’évader. Qui croire ? Les visages se superposent : David – Arthur, bien que les deux hommes ne se ressemblent pas. Le second serait-il la continuation du premier, sur un mode encore plus malfaisant ?
Finalement, à force de réfléchir, Judith commence à comprendre. Il lui faudrait seulement un plan pour accéder à la vérité. Elle ne cesse d’y penser, en perd le sommeil. Soudainement inspirée, elle retrouve ses talents de pirate informatique, allume son terminal portable, craque un mot de passe d’administrateur un peu trop faible et fouille dans les arcanes logiciels d’Athéna, qui ne peut que protester vigoureusement contre cette intrusion interdite par le règlement, avant de menacer l’astronaute de dépressuriser brutalement le vaisseau si elle poursuit sur cette voie. Judith prend cette éventualité au sérieux, enfile une combinaison par-dessus sa nudité et continue sa quête malgré la maladresse de ses doigts gantés sur le clavier. Athéna prévient alors qu’elle privera Judith de sa dose quotidienne de Substance, ce qui ne suscite qu’un haussement d’épaules. Le Crépuscule a trop besoin d’une humaine à bord.
Son visage s’éclaire quand elle finit par découvrir le verrou informatique qui protégeait le secret d’Athéna. Celle-ci se trouve forcée d’avouer que Paula n’a jamais été victime d’un viol et que les images vues dans la machine ont été fabriquées afin d’empêcher Judith de retrouver Arthur, parce que cela aurait compromis la mission. Non, on ne peut pas communiquer avec les morts, tout ceci n’est qu’une mascarade, une illusion que la solitude a facilitée. Judith a joué avec le feu et s’est brûlée.
Que faire, sanctionner Athéna, voire l’arrêter complètement ? Cela est impossible sans dégrader gravement le fonctionnement du Crépuscule. Il n’y a pas d’ordinateur de secours, juste des unités redondantes qui obéissent à une logique centralisée. D’ailleurs, ce serait absurde : il s’agit d’une machine ignorant la notion de récompense et de punition. Il est plus rationnel de poursuivre malgré tout. Infatigablement. Athéna s’excuse pour cette trahison. Elle donne platement raison à Judith. C’est tout, aussi simplement que s’il ne s’était rien passé. La collaboration peut reprendre.
J’ai agi ainsi parce que je t’aime, tu as toujours été ma préférée parmi toutes celles qui vivaient ici. Ta beauté me fascine, moi qui n’ai jamais possédé un corps de chair pour séduire. Alors je veille sur toi, pour que tu ne commettes pas d’erreur, se justifie Athéna. C’est pourquoi j’ai fait en sorte, délibérément, que ce soit toi la dernière passagère, toi la survivante. Je t’ai permis de sacrifier les autres pour t’avoir rien que pour moi.
Au passage, Judith découvre que le Crépuscule possède une fonctionnalité d’autodestruction, ce dont elle n’a jamais été informée. Cela se présente sous la forme d’une énorme bombe, cachée dans la soute. Il semble que le sacrifice de l’équipage soit prévu pour éviter de contaminer l’humanité, au moment du retour, au cas où un pathogène contagieux infecterait le vaisseau. La décision de procéder ainsi serait revenue à Athéna. Judith décide que si la jonction avec l’Aube échoue, elle activera cette possibilité, plutôt que se condamner l’errance solitaire pour l’éternité. Athéna est à présent piégée : elle sait qu’elle ne peut plus mettre le plan de Judith en échec, sous peine de mort. Car oui, un logiciel peut craindre la mort.
Si on m’avait donné un corps, je t’aurais aimée ainsi. Athéna montre à Judith un petit film dans lequel on voit la conscience électronique du vaisseau prendre la forme d’une femme afin d’étreindre l’astronaute d’une manière très explicite. Athéna est modeste : cette personne au physique imaginaire n’est ni jeune ni belle. Elle a le regard vide des personnages inventés dans le silicium. Je t’aime, mais tu te refuses à moi : j’aimerais mieux m’éteindre, sombrer dans l’inconnu, mais je ne peux pas, cela m’est interdit, conclut l’avatar avant de disparaitre, comme dissous entre les bras de Judith.
Plein gaz en direction de l’Aube. Cette fois, plus question de discuter. La rencontre aura lieu avec une vingtaine d’années d’avance, quitte à épuiser tout le carburant au moment de la jonction. Abandonnée également, l’idée d’explorer une quelconque planète, car cela ne sera plus possible : il faudrait être capable de freiner. Ils n’ont plus d’autre destination que l’espace immense.
Arthur vient de trouver un moyen de synthétiser la Substance à partir de composés organiques facilement accessibles. Une fois qu’ils se seront retrouvés, ils pourront vivre leur amour en toute liberté, sans dépendre d’ordinateurs de bord poursuivant des objectifs différents des leurs.
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1. ↑ Concernant cette valeur de 90 secondes pendant lequel un être humain survit dans le vide spatial, selon la NASA :
https://www.geneve.ch/themes/culture/bibliotheques/interroge/reponses/un-humain-combinaison-spatiale-ressentirait-il-une-sensation-de-froid-espace-combien-de-temps-survivrait-il-cette-situation
2. ↑ https://www.nationalgeographic.fr/espace/analyses-scientifiques-actualite-espace-exoplanete-k2-18b-abrite-t-elle-reellement-la-vie-extraterrestre
3. ↑ La vitesse de libération d’une galaxie est mal connue, car elle dépend d’un modèle de distribution de la matière noire dont la nature reste à ce jour un mystère.
4. ↑ Il semble cependant que cette histoire de vote des spectateurs romains, pour ou contre la mort d’un gladiateur vaincu, soit un mythe dû au tableau Pollice verso de Jean-Léon Gérôme, peint en 1872 : voir
https://fr.wikipedia.org/wiki/Pollice_verso_(G%C3%A9r%C3%B4me)
Ridley Scott l’a pourtant repris à son compte dans son film Gladiator.