n° 23151 | Fiche technique | 31638 caractères | 31638 5298 Temps de lecture estimé : 22 mn |
19/06/25 |
Résumé: Un frisson textile, une caresse insistante… et la sensation troublante que le désir a choisi son corps comme écrin. | ||||
Critères: #psychologie #érotisme #fantastique #initiatique #personnages #domination #fétichisme #travail #lieupublic | ||||
Auteur : L'artiste (L’artiste) Envoi mini-message |
Collection : Dessus-Dessous Numéro 05 |
Devant elle : La Fêlure.
C’était écrit en lettres élégantes, dorées, un peu effacées.
Clarisse hésita. Elle n’était pas venue pour ça. Elle s’était disputée avec son ex, avait bu trois verres de vin de trop à midi, et s’était dit : « tiens, si j’allais m’acheter un truc inutile pour compenser mon vide existentiel ». Elle visait Sephora, pas Satan en dentelle. Pourtant, elle entra dans la boutique sans vraiment s’en rendre compte. Une seconde, elle errait entre un magasin de croquettes bio et une échoppe de bougies, et la suivante… clac. Le plancher grinça sous ses Doc Martens trempées et l’air changea autour d’elle. Un parfum de vanille sombre, de cuir trop doux et de secrets mal lavés vint lui lécher les narines.
À l’intérieur : des portants de dentelle noire, des bustiers suspendus comme des chauves-souris coquettes, et des culottes qui flottaient avec une sensualité suspecte.
« Bonjour… murmura une voix derrière elle. »
Clarisse sursauta, puis se retourna. Le monde extérieur avait disparu.
Personne.
Juste un mannequin sans tête, vêtu d’un body rouge sang, qui semblait… la fixer.
Elle se força à avancer. Chaque pas était étouffé, comme si le magasin ne voulait pas qu’on sache qu’elle était là. Les murs étaient recouverts de miroirs anciens, tachetés, et elle s’y vit, difforme, démultipliée, floue. Un « elle » fatigué, mais encore un peu joli. En tout cas, pas assez horrible pour renoncer aux dessous sexy.
Accroché à un cintre isolé, sous une lumière tamisée qui n’existait pas deux secondes avant : un ensemble. Noir. Satin. Fines dentelles. Broderies florales qui semblaient… pulser légèrement. Un balconnet sculpté. Un string d’une délicatesse coupable, lanières presque invisibles, nœud coquin d’outre-tombe. Clarisse n’avait jamais vraiment regardé ce genre de lingerie. Elle était une femme pratique et achetait des culottes par pack de trois en coton bio. Elle ne croyait pas aux dessous « séducteurs », mais au confort, au stretch, et à la lessive sans jugement.
« Essaie-moi. »
Elle sursauta, et recula.
Ce n’était pas une voix normale. C’était une sensation auditive, un murmure dans ses os… Une chose… l’appelait. « Je perds la boule, pensa-t-elle. »
Pourtant, quarante secondes plus tard, elle se retrouva dans une cabine d’essayage, à moitié nue, avec le string entre les mains. Le tissu vibrait légèrement. Suffisamment pour qu’elle se demande si ce n’était pas dû à l’électricité statique.
Elle l’enfila. Et quelque chose… changea en elle. Elle se redressa et son dos se tendit. Ses épaules s’ouvrirent, son regard devint plus… perçant. « Et si je laissais tomber la retenue une heure ou deux ? »
Le string murmura, dans le fond de son esprit :
« Ce soir, on dîne. On boit. Et on chasse. »
Clarisse se rhabilla précipitamment, le cœur battant, et se dirigea vers la sortie. Il n’y avait pas de vendeuse. Juste une caisse enregistreuse assez vétuste qui cliqueta toute seule.
Sur le ticket :
Merci d’avoir fait confiance à La Fêlure.
À ne porter que si vous êtes prête à changer de vie… ou de corps.
PS : Évitez la pleine lune.
Derrière elle, la porte se referma sans un bruit. Dans sa poche, le string vibrait comme un cœur excité.
Clarisse s’était maquillée. Légèrement. Enfin, selon elle. En réalité, elle avait passé vingt minutes à effacer ce qu’elle venait de faire en grommelant. Elle avait mis une robe noire fluide. Sage. Mais pas trop. Le genre qui dit : je suis stable, mais mon string a peut-être des idées. Et justement, il en avait.
« Tu vas vraiment sortir avec cette coiffure ? C’est ta rébellion esthétique ? »
Clarisse inspira, expira et attrapa son manteau.
Elle allait à ce date pour reprendre le contrôle. Cela faisait trop longtemps qu’on ne l’avait pas regardée comme si elle était une équation à résoudre avec la langue.
*
Le bar était chic. Lumières tamisées, serveurs avec des tatouages calculés pour paraître spontanés. Clarisse s’installa à une table d’angle, dos au mur (par réflexe de traumatisée sociale), et attendit. Mathias arriva cinq minutes plus tard. Châtain, bien habillé, mâchoire tranchante, une odeur boisée.
Il lui sourit, puis tira sa chaise et s’assit.
Mathias commanda deux verres de vin blanc. Par automatisme, elle accepta. Son string, lui, s’étira légèrement.
« Il te regarde. Montre-lui que tu es enjouée, pas juste fonctionnelle. »
Elle croisa les jambes pour museler la dentelle maudite qui prenait de plus en plus d’initiatives.
« Mens. Dis que tu es dresseuse de chevaux en Ukraine. Ça mettra du piquant. »
Elle haussa un sourcil. Lui esquissa un sourire charmant, presque sincère, le genre qui donne envie de voir ce que ça fait quand il disparaît au creux d’un oreiller.
« Réponds : j’humilie les serveurs avec des sous-vêtements sentients. Allez. Tente. »
Elle éclata de rire.
Puis, elle se pencha en avant.
« MERCI. ENFIN UN PEU DE SINCÉRITÉ ! »
Et Clarisse sentit le tissu vibrer. Elle se redressa, soudain sûre d’elle. Le vin était bon, l’homme était chaud, et quelque part, dans les profondeurs de la dentelle, une intention se formait : elle ne finirait pas la soirée seule.
Interludus Pantalonis
(Point de vue d’un string maudit, mais cultivé)
Je ne suis pas exposé dans un musée. Je ne suis pas encadré dans une vitrine avec des spots et du Chopin. Non. Je suis enfoui entre des fesses humaines. La partie la plus moite, la plus dramatiquement vivante d’un être pensant.
Je suis de la dentelle. Fine. Brodée à la main par une nonne damnée pendant un rituel incompris, quelque part dans un couvent des Asturies. Elle croyait coudre l’amour. Elle a accidentellement cousu « moi ». Depuis, j’existe par épisodes. Porté, oublié, jeté, retrouvé dans des cabines d’essayage.
Mais aujourd’hui… aujourd’hui je suis sur Clarisse.
Et Clarisse… est délicieuse.
Je chuchote. Je suggère. Je vibre, un peu, dès que quelqu’un la regarde trop longtemps. Je resserre mes liens lorsqu’elle doute, et glisse quand elle s’ouvre. Elle croit me contrôler, que je suis un accident sexy, un délire d’après-midi gris. Mais je suis la première étape.
Elle m’a acheté, la boutique m’a laissé partir avec elle. Elle a passé le test. Bientôt viendra le soutien-gorge. Puis les bas. Les porte-jarretelles, et enfin, la parure finale. Car je ne suis pas seul. Nous sommes une collection. Une armée. Et elle, Clarisse, pourrait bien devenir notre reine. Je remonte un tout petit peu quand elle ne s’y attend pas, chatouille brièvement le clitoris en souriant intérieurement… même les objets maudits peuvent avoir de l’humour.
Clarisse s’était levée. Elle ne savait pas exactement comment ça s’était passé – si c’était elle, la tension sexuelle, ou le string qui l’avait influencée –, mais elle était debout, face à Mathias, qui avait ce regard flou que les hommes portent quand leur cerveau n’est plus assez irrigué parce que tout le sang est occupé ailleurs.
« Parfait. Il est prêt. Lance la phase 2. »
Clarisse secoua la tête. Pour elle-même, pour le monde, pour la dentelle. Elle attrapa son sac, régla l’addition avant qu’il puisse protester (il y a des choses qu’une femme possédée ne laisse pas à la charge du patriarcat), et sortit.
Dans la rue, la nuit était douce. Ou plutôt, elle faisait semblant de l’être pendant que l’air vibrait avec l’excitation trouble des trottoirs qui savent qu’un date est sur le point de déraper. Clarisse marchait devant, lui derrière. Par précaution. Quelque chose en elle avait pris les commandes.
Elle se retourna. Lui sourit, un peu idiot, totalement conquis.
L’appartement était propre, rangé, plein de livres qu’il n’avait pas tous lus. Un chat les regarda entrer, jugea, puis disparut dans la chambre.
Clarisse s’appuya contre le mur. Il s’approcha, attiré comme un papillon par une ampoule nue.
« Très bien. Laisse-lui croire qu’il a l’initiative, puis attaque. »
Leurs bouches se trouvèrent. Un baiser d’abord prudent, puis plus affirmé. Les langues se frôlèrent, se cherchèrent, s’attrapèrent comme deux bêtes qui se flairent avant la morsure. Elle gémit doucement, sa main glissant sous sa chemise pour explorer les muscles fins de son ventre, puis plus bas, sans hésitation.
Il frémit quand ses doigts effleurèrent son sexe à travers le tissu. Elle le sentait dur, palpitant, vivant d’un désir qu’elle avait déclenché sans effort. Sa paume pressa, dessinant une caresse lente, rythmée, qui le fit haleter contre sa joue.
Il hocha la tête, incapable de répondre, alors elle le guida vers l’ourlet de sa robe. Il la remonta, centimètre après centimètre, jusqu’à dévoiler la dentelle noire, luisante. Ses doigts glissèrent sur ses cuisses et, dans un geste presque dévot, écartèrent doucement la culotte sur le côté. Il caressa tendrement, là où Clarisse brûlait.
Elle ressentit un spasme. Un réflexe. Un claquement de conscience cousue. Le string se contracta violemment, repoussant l’exploration. Une décharge d’énergie se propagea jusqu’au bas-ventre de Clarisse. Elle haleta, surprise, troublée.
« Lui ? Vraiment ? C’est ça ton niveau ? Ce n’était qu’un test. Tu vaux mieux que ça. »
Un frisson brûlant parcourut la jeune femme qui se redressa, les yeux soudain clairs, glacés.
Mathias, les doigts encore humides de son désir interrompu, la regarda, perdu :
Elle réajusta sa robe d’un geste sec et elle tourna les talons sans une explication. Seule, mais pas vide. Plus jamais vide.
*
Dehors, la nuit avait changé. Clarisse marchait vite, et dans sa culotte, la victoire vibrait.
« Bien. Tu progresses. Tu n’es plus une simple porteuse. Tu es une prétendante. La Parure t’observe. Et elle approuve. »
Elle s’arrêta.
Silence.
« Tu verras. Mais… dors nue. »
Ce n’est qu’une fois rentrée chez elle qu’elle vacilla. Dans la salle de bain, elle s’assit sur le couvercle des toilettes, bras croisés. Pas sexy. Pas mythique. Juste fatiguée et frustrée. Une main glissa sous la robe. Pas pour se caresser. Pour vérifier. Se rappeler que c’était encore elle, quelque part, là-dessous.
Mais elle ne toucha rien. Parce que le string… la repoussa.
Une résistance subtile. Mais réelle. Comme un tissu devenu chair défensive. Elle insista. Il se contracta suffisamment pour lui arracher un gémissement. Un souffle de panique.
Elle retira la main. « Je ne suis pas en train de le porter », pensa-t-elle. « Il me porte. Moi ».
Clarisse se réveilla nue. Ce qui, en soi, n’était pas exceptionnel. Ce qui l’était, c’est qu’elle se sentait… éveillée, comme un volcan sur le point d’exploser.
Elle se redressa dans son lit, encore moite d’un rêve sans forme, les draps collés à sa peau comme une seconde mémoire. Depuis qu’il avait été retiré, le string ne s’était plus manifesté. Il reposait sur sa commode. Inoffensif, ou bien en train de méditer sur son avenir sexuel.
Elle se leva, traversa son appartement, et sentit l’appel. Une invitation cousue dans le vent. Elle ne se demanda pas pourquoi. Elle mit ses baskets et sortit.
*
La Boutique : pas sur Google Maps. Pas sur Pages Jaunes ni sur aucun plan du quartier. Juste là. Une porte noire, coincée entre un commerce de plantes carnivores et un bar à tarot fermement interdit aux hétéros cis.
Sur la vitre :
Sous-Solstice – Lingerie Ésotérique & Élégance de Combat
Clarisse entra. Et comme dans « La Fêlure », l’ambiance changea aussitôt. L’air était chaud. Dense. Chargé d’un parfum épicé, un peu animal.
Et là, au fond de la pièce, sur un mannequin de velours rouge… Un soutien-gorge. Pas n’importe lequel. Un balconnet couleur ivoire, aux motifs baroques, orné d’un minuscule œil brodé au centre. Fermé. Le genre qui semble capable de t’évaluer, de te juger et de te demander ton numéro de carte bleue.
Clarisse avança. Le sol grinça doucement sous ses pas.
Cette fois, pas de voix. Mais l’air se tendit. Et l’œil du soutien-gorge s’ouvrit. Pas littéralement… juste une sensation. Une conscience. Plus sèche. Moins… sarcastique que le string. Plus stratège.
« Tu as passé l’épreuve de la Sélection. Tu as refusé l’indigne. Es-tu prête à assumer… ton véritable potentiel ? »
Clarisse attrapa le sous-vêtement. Il attendait. Elle se dirigea vers la cabine d’essayage. Une pièce minuscule. Pas de miroir. Juste un petit coussin et une lumière tamisée. Elle déboutonna lentement sa robe, le tissu glissa sur sa peau et ses seins se libérèrent. Hauts, pleins, ils semblaient hésiter entre pudeur et fierté. Un léger courant d’air les effleura comme une langue discrète, et les pointes se durcirent, offertes à cette caresse invisible.
Le soutien-gorge se posa avec une précision presque affective, comme s’il avait été cousu pour elle. Et là, sa posture se redressa instantanément. Ses épaules se détendirent. Son souffle descendit plus bas. Plus profond. Elle se sentait… redessinée de l’intérieur, sa silhouette avait enfin trouvé sa ligne de force. Une vague d’assurance brûlante se logea entre ses omoplates.
« Tu es prête. La Parure s’assemble. Les autres pièces attendent. »
Elle sortit de la cabine, le regard fixe. Le soutien-gorge vibra légèrement, en harmonie avec le string resté chez elle. Une symphonie intime, explosive, venait de commencer.
Il n’y avait pas de caisse, Clarisse quitta la boutique sans payer. Personne ne lui demanda rien. Elle n’était plus une cliente, mais une initiée.
Le matin était comme tous les autres : oppressant, saturé d’emails agressifs et de collègues qui respirent trop fort. Clarisse poussa la porte de l’open space avec la grâce d’un empereur silencieux.
Elle portait un tailleur. Classique, noir. Mais sous la chemise : le soutien-gorge blanc aux broderies hypnotiques, et en bas, fidèle au poste, le string à l’ego en cuir. Un ensemble. Deux entités. Une femme. Une bombe textile prête à exploser dans le département marketing. Elle s’assit à son bureau et alluma son écran. Tout de suite, elle sentit l’élan de coordination.
String à soutien-gorge :
« La posture est bonne, mais il manque un facteur de diversion. Laisse dépasser un demi-téton. »
Soutien-gorge à string :
« Validé. Activation du bouton. »
POP.
Un petit craquement. La chemise s’écarta juste assez pour dévoiler un fragment de galbe. Et là, le drame. Son manager, Bertrand, 49 ans, marié, honnêtement pas méchant, mais doté d’une timidité sexuelle mal contenue, passa derrière elle. Il vit. Il rougit et se cogna dans un bureau.
« Impact validé. Première victime visuelle confirmée. Note : Bertrand transpire de la nuque quand il est perturbé. Fascinant. »
Clarisse se leva. Elle n’avait pas faim, mais voulait un café. Elle traversa l’open space. Chaque pas déclenchait un balancement millimétré des hanches, coordonné par la sainte alliance dentelle/balconnets. Les regards la suivaient. Les discussions se coupaient. La tension s’épaississait comme une chantilly bien fouettée.
« Statistiques internes : 3 fantasmes, 2 érections, 1 collègue féminine jalouse. Bilan : satisfaisant. »
Et là… apparut Justine. Celle qu’on adore détester. Parfaite. Manucurée. Toujours un mot pour tout et cette capacité à poser des questions comme :
Justine portait une chemise blanche et un soutien-gorge beige. Le beige de la défaite. Clarisse se retourna et lui sourit.
« Test de confrontation en cours. Analyse des coutures adverses. Haut sans âme. String inconnu. Aucune trace de possession. »
Justine resta figée comme si elle venait de se prendre un uppercut dans la glotte.
« Victoire stratégique. Terrain conquis. Téton alpha validé. »
*
De retour à son bureau, le string glissa légèrement, et le soutien-gorge se resserra.
Elle avait passé l’épreuve. La confrontation. La démonstration de pouvoir dans un cadre normatif. Et elle entendit une troisième voix. Plus grave. Plus profonde. Venue du bas… très bas.
« Clarisse… il est temps de chercher le troisième fragment… Les bas. Ceux qui déclenchent l’Appel. »
Elle était devenue un vecteur de désir organisé. Et la Parure ne faisait que commencer son ascension.
La douche coula longtemps. Plus que nécessaire. Clarisse restait immobile sous le jet, les yeux fermés, les bras croisés contre sa poitrine. Elle avait posé le soutien-gorge sur le lavabo et le string dans une boîte à thé vide. Ils ne parlaient plus. Depuis qu’elle avait franchi la porte de chez elle, c’était le calme. Et ce calme-là… n’était pas naturel. Pas après cette journée.
Elle avait vu Bertrand manquer de s’étouffer dans une madeleine, Justine paralysée par une phrase, et un stagiaire inconnu lui glisser un post-it qui disait simplement : « Si tu étais un bug dans la matrice, je voudrais rester coincé dedans. »
Elle aurait dû rire. S’en amuser. Mais maintenant, sous la douche, l’eau n’effaçait rien. Elle sentait toujours la présence. Quelque chose était entré en elle et ne voulait plus partir.
Elle sortit de la salle de bain, enroulée dans une serviette. Elle passa devant le miroir et s’arrêta. Elle se regarda en silence. Longtemps.
Elle s’assit sur le lit et insista :
Le string vibra faiblement dans sa boîte. Le soutien-gorge scintilla doucement à la lumière de la lampe.
« Tu es à nous. Sans l’être vraiment. C’est ça, le piège. »
Elle eut peur de ce qu’elle était devenue. Pourtant, elle aimait ça.
Clarisse s’endormit nue. Non pas par désir ou par esthétisme. Juste… par nécessité rituelle non définie. Et au moment où ses paupières tombèrent, elle eut l’impression de s’habiller d’un autre monde.
Dans son rêve, elle était debout, dans une boutique. Le sol était moelleux, comme un tapis battu par le vent. Les cintres flottaient dans l’air. Des bustiers lévitaient, laissant derrière eux des traînées de lumière rouge.
Un mannequin sans visage s’approcha. Sur lui, une paire de bas noirs. En soie. Résille fine. Couture arrière en spirale, argentée. Ils semblaient vivants. Clarisse les effleura du bout des doigts, et aussitôt le silence se posa comme un baiser sur le cou.
« Tu veux de nous ? »
Elle ne répondit pas. Elle n’avait plus de bouche. Elle était pur regard et sensation.
« Nous connaissons tes pas non faits. Tes désirs tus. Et les hommes que tu n’as pas laissé t’aimer. Mais tu vas nous porter, et t’exposer. »
Ils glissèrent doucement le long de ses cuisses, les enveloppant comme une promesse de chute libre.
Ploc.
Quelque chose venait de tomber. Elle se redressa dans son lit, haletante, nue, en sueur. Sur ses draps : un colis. Petit. Carré. Papier kraft. Ses mains tremblèrent à peine en défaisant le nœud. À l’intérieur, sur de la soie pourpre : les bas. Parfaitement identiques à ceux du rêve. Et juste à côté, une carte aux bords dorés.
Portés une fois, ils épousent ton passé.
Portés deux fois… ils sculptent ton avenir.
Clarisse ne bougea pas. Son cœur cognait de certitude. Elle les effleura, d’abord hésitante. Puis, elle déroula le premier autour de sa cuisse gauche. Il adopta sa peau comme une caresse ancestrale. Puis l’autre. Un miroir. Une promesse. Les porte-jarretelles suivirent, s’accrochant avec une précision presque affectueuse, comme s’ils attendaient depuis longtemps de l’escorter.
Le monde vibra. Son sang circula différemment. Ses pensées ralentirent, se réorganisèrent, et une voix s’éleva dans sa tête. Nouvelle. Moins ironique que le string. Moins stratégique que le soutien-gorge. Plus… impériale.
« Nous sommes les bas. Nous sommes l’ordre. La clef. »
« Tu es l’Écrin. Et tu es enfin… prête à te dresser. »
Clarisse ferma les yeux. Une seconde. Juste une seconde. Le temps de se souvenir qu’elle n’avait rien demandé. Mais qu’elle ne voulait plus rien refuser.
Le matin était ensoleillé. Ce qui, pour Clarisse, était désormais suspect. Trop de lumière et de joie. Elle s’habilla avec soin. Cette fois, jupe courte, fendue juste ce qu’il faut. Chemise fluide. Bottines. Et, comme une seconde peau : les bas. Noirs. Brillants. Reliés à des porte-jarretelles invisibles sous le tissu, mais dont les attaches laissaient entrevoir à chaque mouvement un filet de chair nue. Une promesse muette entre la dentelle et la décence.
« Marche. Nous sommes là. Et le monde va s’ajuster à nous. »
Clarisse voulut tester. Elle s’installa à la terrasse d’un café, croisa les jambes, et attendit. Un serveur s’approcha. Joli. Jeune. Clairement pas préparé.
Il s’interrompit. Son regard vacilla, se perdit entre deux centimètres de peau et mille hypothèses.
« Ajoute «comme moi. » Tu verras. »
Elle n’avait pas prévu de le dire. Pas de cette façon. Mais chaque glissement appelait une syllabe, comme si ses cuisses choisissaient le ton avant qu’elle ne trouve les mots.
Le serveur bredouilla un « très bien », recula en cognant un tabouret, et disparut.
*
Elle passa ensuite à la Poste. Et là… le chaos. Vingt minutes de queue, des gens irrités, un enfant qui hurlait.
« Tu veux passer devant ? »
« Regarde. Avance. Et l’ordre social fondra comme un string dans un sèche-linge mal réglé. »
Clarisse fit un pas. Un vieil homme s’apprêtait à protester. Elle se retourna, sourit, pencha légèrement la tête. Les bas étincelèrent. Les porte-jarretelles se tendirent imperceptiblement, redressant sa posture. Un frisson se transmit à son bassin et elle laissa échapper un petit « hmm ».
Le grison rougit et lui tint la porte. Elle passa devant. Sans un mot. La salle entière semblait anesthésiée.
« Tu es une faille dans les convenances. Le monde s’écarte. La cuisse gouverne. »
Clarisse récupéra son colis. Le guichetier lui demanda si elle voulait « autre chose… de plus personnel ? ». Elle répondit non. Mais tout en elle disait oui.
*
Dehors, le vent soufflait doucement. Clarisse marchait lentement et les passants la regardaient avec… curiosité. Comme s’ils ressentaient un champ de force invisible. Un halo de légitimité absolue.
Une femme, sur le trottoir opposé, la fixa. Long manteau noir. Talons rouges. Lunettes de soleil. Et sous la jupe… un éclat discret de dentelle violette. Puis elle tourna les talons et disparut.
Alors qu’elle rentrait chez elle, les rues se vidaient. Pas de lune. Pas de bruit. Un simple silence tendu, comme si la ville retenait sa respiration.
« Tu crois que tu es spéciale. Tu es juste… la plus douce à enfiler. »
Clarisse s’arrêta net. Ce n’était pas ses dessous, mais autre chose. Quelqu’un. Quelqu’une. Et une certitude naquit : les parures ne sont pas isolées. Les porteuses non plus.
Le soir était tombé. Pas un de ceux où l’on boit une tisane et où l’on s’effondre devant une série. L’air sentait la sueur, la tension et un parfum floral qui n’était jamais sorti de son placard.
Clarisse était assise nue sur son lit, avec les trois pièces de la Parure posées devant elle.
« Clarisse. »
La voix résonna dans sa tête. Un mélange. Non plus trois entités séparées. Mais une seule.
« Il est temps de passer à l’union. Tu dois être portée. »
Son corps était prêt. Son esprit… pas tout à fait. Et soudain, elle vacilla. Une vraie panique. Physique. Le genre qui te remonte du ventre, te serre la gorge, te fait douter de tout. Elle se recroquevilla, nue, genoux contre poitrine.
Mais où ? Chez elle ? Dans son « elle » d’avant ? Elle se sentit minuscule, engloutie par l’ampleur de ce qu’elle s’apprêtait à porter.
« Tu n’as jamais été seule. Tu étais juste endormie. »
Elle enfila le string qui glissa sur sa peau avec douceur. Une caresse invisible, faite de soie et de souvenirs sexuels refoulés, remonta sa colonne. Puis elle ajusta les bas. Le premier épousa la pointe d’un pied, la cheville, puis le haut de la cuisse. Un frisson. Le second suivit sur l’autre jambe. Instantanément : une pulsation. Un spasme léger. Elle mit enfin le soutien-gorge. Et là… le monde bascula. Clarisse se retrouva projetée de son propre corps. Observatrice. Témoin éveillé de son être se mouvant.
Ses doigts glissèrent sur ses hanches. Puis sur son ventre. Puis… plus bas. Elle ferma les yeux et sentit des dizaines de mains l’effleurer.
« Tu as toujours voulu. Tu te refuses… par habitude. »
Ses seins furent malaxés, ses tétons triturés. Le string vibrait, stimulant la zone irisée. Elle soupira. Un plaisir imposé. Injecté. Ses cuisses s’ouvrirent d’elles-mêmes. Chaque nerf semblait frémir à l’unisson. Juste des frictions. Des secousses. Et des vagues de tension insoutenable.
Les mains, désormais, la caressaient de l’intérieur, frottaient sous la peau, pressaient sa poitrine avec une tendresse impudique, faisaient palpiter son sexe. Quelque chose de doux lécha son clitoris avec une insistance qui lui arracha un cri muet. Suffocante, elle bascula sa tête en arrière. Chaque battement de cœur la rapprochait d’un orgasme qui reculait pourtant aussitôt. Une frustration savamment construite. Un supplice d’extase différée.
« Ce que tu ressens est un test de compatibilité. Une secousse de calibrage. »
Elle voulut parler. Supplier. Mais sa langue resta collée à son palais. Son souffle était bloqué dans sa gorge. Elle n’était plus une femme. Juste un corps vibrant, un temple exploré par des entités de tissu.
Un doigt invisible glissa lentement entre ses lèvres, pénétra d’un souffle, d’un rien. Elle gémit d’une montée brutale, crue. Une onde d’orgasme. Puis une autre. Elle se cambra, les seins tendus vers le plafond, les jambes tremblantes.
« On t’a choisie parce que tu es malléable. Mais souviens-toi : ton plaisir est un contrat. Tu viens de cocher «Accepter les conditions générales». »
Et au lieu de fuir… elle jouit encore plus fort. Plus creux. Plus bas. Son sexe s’ouvrait sur autre chose. Une mémoire. Un monde. Chaque muscle vibrait d’une extase insoupçonnée – viscérale, presque violente. Elle se sentait exploitée, oui, mais enfin à sa place. Elle était devenue une interface entre le désir humain et un textile surnaturel en quête de vice.
Et elle aimait ça. Mon Dieu, elle aimait ça.
Sa conscience flottait à la surface de son corps, comme sur une mer en ébullition. Elle était la Porteuse. La Reine. Le plaisir était exponentiel, algorithmique, écrit dans la dentelle.
Quand elle rouvrit les yeux… Elle était debout. Nue. Glorieuse. Et devant elle, dans la lumière tamisée du salon… La femme en manteau noir.
Sans lunettes. Sans sourire. Avec un regard dur. Et… envieux.
Le string attesta :
« Elle est prête. »
« Tu dois rencontrer la dernière pièce », avait dit la femme au manteau noir. Puis elle avait disparu. Littéralement. Une évaporation de talons hauts et de mystère.
Et Clarisse… Clarisse était restée immobile, au centre de son salon, vêtue de la trinité textile. String. Soutien-gorge. Bas. Les trois accessoires vibraient doucement. Un bourdonnement d’attente.
Elle sentit l’appel, comme un fil tiré depuis l’intérieur d’elle-même. Une destination cousue dans l’invisible. Une porte apparut, jamais vue avant, dans son propre immeuble. Pas numérotée. Peinte en noir mat. Juste une petite plaque gravée :
Pour celles qui osent.
Elle entra.
La pièce était vide. Ni murs ni plafond. Silencieuse. Au centre… Un socle. Posée dessus : le Corset.
Ce n’était pas un vêtement, mais une relique. Rouge foncé. Velours ancien. Broderies en forme de runes. Des fils d’or en spirale. Des crochets minuscules qui semblaient se fermer seuls si on les regardait trop longtemps.
Clarisse s’approcha. Chaque pas faisait trembler l’air. La voix n’était plus dans sa tête, mais résonnait dans la pièce.
« Tu as résisté. Tu as cédé. Tu as prouvé que le désir pouvait vivre en toi. Mais maintenant… tu dois la porter en entier. Même si cela veut dire disparaître dans ce que tu es vraiment. »
Quelque chose pulsa dans le vide : une vibration grave, souterraine. Le sol sous ses pieds devint flou, presque liquide. Et soudain, une silhouette. Pas vue. Ressentie. Ou plutôt : cousue. Le corset sur elle. Non posé. Fusé. Les crochets avaient été enfoncés dans la chair. Les bords mordaient les flancs. Le tissu semblait bu, fondu sous la peau. Elle était immobile, mais consciente. Les yeux grand ouverts. Fixes.
Clarisse ne comprit pas ce qu’elle dit. Pas tout de suite. Alors, la femme plongea ses doigts dans sa propre gorge, tira quelque chose – un fil noir, gluant – qu’elle tendit.
Un mot, brodé dans une langue oubliée, que pourtant elle déchiffra :
« RETOURNE-TOI. »
Si elle obéissait… la Parure pourrait refermer la boucle. Cette femme l’avait certainement aussi portée pour devenir ce qu’elle était.
La silhouette disparut dans un bruit sec, et le socle réapparut. Le corset était toujours là. Chaud. Prêt.
Crochets après crochets, elle l’enfila. Et à chaque attache : une mémoire. Un fantasme oublié. Un cri retenu. Elle sentit ses côtes se resserrer. Son souffle se faire plus profond. Son bassin se mettre à onduler.
Et enfin… la dernière fixation.
Clac.
Et Clarisse… devint la Parure.
Elle marchait et chaque pas envoyait une onde de chaleur. Autour d’elle, les murs se teintaient de rouge. Le sol devenait satin. Elle vit des femmes apparaître. Anciennes. Futures. Toutes liées à la Parure. Des sorcières. Des amantes. Des inconnues.
Au centre de l’espace : un trône.
Clarisse s’en approcha. Le velours l’aspira doucement, et elle s’assit.
« Tu es complète. Tu es désir, volonté, choix. Tu es ce que le monde refuse d’accepter : le pouvoir du plaisir total, assumé. Tu n’es pas l’origine, mais tu es la porteuse. »
Il pleut. Éléonore1 entre dans une boutique pour chercher un abri. Peut-être un trench sec. Une enseigne se balance au vent : « Choses Cachées ». Ses ballerines suintent. Son parapluie ressemble à une fleur morte. À l’intérieur, l’odeur est familière : vieux cuir, pluie ancienne, secrets dépliés. Des portants grinçants, des bustes sans tête coiffés de chapeaux oubliés, et, sur une table, un fouillis d’accessoires, de gants, de foulards, de pièces plus intimes, roulées comme des secrets.
Ses doigts s’égarent sur un tanga rouge carmin, à peine plus grand qu’un billet de banque, déposé comme par hasard sur un morceau de velours noir. Une dentelle fine, florale, et au centre, un minuscule fil d’or cousu en spirale.
Il est tiède, comme un souffle entre les cuisses. Elle a un léger vertige.
La vendeuse sourit. Et dans ses yeux… Un éclat rouge.
Clarisse.
Toujours là. Pas en surface. En tissu.
FIN.
1. ↑ Voir Le Tanga de la Tentation