Pause d’un quart d’heure sur la liaison routière Bordeaux-Barcelone. Le ciel de juin est sans nuages, mis à part le panache de vapeur qu’émet au loin la centrale nucléaire de Golfech. Le jeune Romain, étudiant en droit, chausse ses lunettes de soleil en descendant du car. Il se hâte de se diriger, malgré l’affluence, vers la boutique de l’aire de repos afin de trouver un petit cadeau pour la jolie Karine, sa copine, qui l’attend à Perpignan.
Simultanément, Agnès ouvre la portière arrière de sa Ford Fusion dans le but de libérer Momo, son chien de taille moyenne et de race indéterminée, six ans, pelage gris, museau court. Aussitôt, l’animal se met à courir en zigzaguant entre les voitures stationnées, au désespoir de sa maîtresse qui tente de le rappeler ; elle n’a pas eu le temps de lui mettre sa laisse et craint l’accident, avec tous ces vacanciers qui manœuvrent sans précautions.
Lorsque Romain voit Momo foncer vers lui en aboyant, il se fige sur le bitume, glacé. L’image de sa mère, quand il avait cinq ans, s’impose à lui. Agnès assiste à la scène et crie encore, de toutes ses forces : « Momo, ici ! » Cela n’empêche pas la morsure sur le mollet que le bermuda rend vulnérable. L’instinct du chasseur a pris possession du chien qui n’écoute plus rien.
Corentin et Anna, dans leur véhicule de gendarmerie discrètement positionné à l’ombre de la station-service, ont tout vu. Ils sont là parce qu’on leur a signalé, sur cette aire, les agissements d’un gang de pickpockets et de voleurs à la roulette. Pour eux, il n’y a pas de petite affaire. Corentin n’a pas peur des chiens, même ceux qui sont incontrôlables. Il a même été maître-chien dans l’armée de terre, avant – comme Nordahl Lelandais, qu’il a jadis croisé ; mais ceci est une tout autre histoire. Il chausse ses gants épais, descend rapidement de la voiture et saisit Momo par le collier, avec douceur, mais fermeté, en veillant à rester hors de portée des crocs. Anna propose à Romain de s’asseoir à l’ombre. Agnès s’avance vers le groupe, catastrophée.
- — Il est à vous, ce chien, demande Anna ?
- — Oui. Je ne sais pas ce qu’il lui a pris. Je suis vraiment désolée.
- — Il aurait fallu le tenir en laisse.
- — Il ne m’en a pas laissé le temps. Momo n’est pas méchant. Mais quelquefois, il devient tout fou.
- — C’est de votre responsabilité, Madame. Monsieur, souhaitez-vous porter plainte ?
- — Oui, tout à fait.
- — Nous allons nous installer dans le véhicule de gendarmerie. Pour la morsure, ça va aller ? Vous voulez qu’on appelle les pompiers ?
- — Non, ce n’est pas la peine.
- — Effectivement, ça n’a pas l’air profond. Venez, je vais vous désinfecter la plaie et vous mettre un pansement. Il va quand même falloir que vous alliez consulter votre médecin. Vous êtes bien à jour de vaccination contre le tétanos ?
Agnès attend pendant ce temps, en plein soleil, le visage couvert de transpiration, sans même se rendre compte qu’elle risque une isolation, tant elle est bouleversée. Elle voit le car repartir, sans Romain, et se dit qu’elle va lui proposer de le raccompagner chez lui. Cela ne suffira sans doute pas à se faire pardonner, mais c’est déjà une tentative pour apaiser la situation.
Sur l’autoroute, dans la voiture d’Agnès, au début, le silence est pesant. Elle se demande à quelle sauce son Momo va être mangé. Les gendarmes lui ont dit qu’elle a l’obligation de déclarer cet incident à la mairie. Et aussi d’autres démarches compliquées, avec son assurance responsabilité civile notamment – mais elle sait qu’elle n’est pas couverte pour cela. Elle n’a pas bien compris ce que la société attend d’elle, et cela lui fait peur (1). Alors, elle ose poser la question, et Romain lui répond que le juge va probablement décider d’une expertise par un vétérinaire qui devra déterminer la dangerosité de l’animal. Pour ne pas prendre de risques – parce que ce n’est pas la première fois, hein ? Agnès acquiesce tristement – le praticien ordonnera sans doute l’euthanasie.
- — Il n’y a donc pas d’espoir pour lui, demande Agnès, alors qu’une grosse larme coule sur sa joue ?
Sur la banquette arrière, Momo est couché, mais la tête relevée, légèrement inclinée, l’œil brillant, affligé. Il se doute que les humains sont déjà en train de le juger pour son nouveau forfait. Il est comme ça, Momo : fidèle à sa maîtresse, mais avec des coups de folie passagère, des pulsions violentes qu’il ne parvient pas à contrôler, malgré sa bonne volonté. C’est dû à sa jeunesse difficile, avant que la SPA le recueille et qu’il soit adopté par Agnès. Il devine que cette fois, c’est grave. Il ne lui suffira pas de faire amende honorable, de se tenir tranquille pendant quelque temps, d’accepter la laisse sans protester pour toutes les promenades. Il entend le mot « vétérinaire » qui a fait tressaillir sa maîtresse et le comprend comme un monstre incroyablement féroce qui va le dévorer tout vivant, mi-serpent mi-araignée – il a horreur de ces bestioles. Il consent pourtant à son destin avec fatalisme. L’espèce canine n’a pas été créée pour contrôler son existence. Sa pauvre vie n’est qu’un souffle minuscule dans le grand tumulte du monde. Alors il baisse la tête et se résigne, en se promettant de se montrer courageux lors sa dernière heure viendra, afin de ne plus faire honte à sa maîtresse.
- — J’ai une proposition à vous faire, dit Romain. Si je retire ma plainte, le procureur va sans doute classer cette affaire sans suite, même s’il n’y est pas obligé, car l’ordre public a été troublé : il a d’autres chats à fouetter, si vous me permettez cette comparaison animalière. On laisse également tomber les déclarations aux assurances, à la mairie, etc. Cela revient pour moi à renoncer à être indemnisé pour le préjudice que j’ai subi.
- — Vous voulez de l’argent, c’est ça ? Malheureusement, je ne suis pas bien riche.
- — Vous n’y êtes pas. C’est votre personne que je désire. Votre joli corps tout rempli de rondeurs charmantes et dont je n’ai eu qu’un petit aperçu, certes très encourageant, grâce au décolleté de votre robe. Juste pour une seule fois. Vous n’avez rien à craindre. Je serai très doux, vous verrez, et je mettrai une capote.
Agnès éclate de rire.
- — Celle-là, c’est la meilleure ! Du sexe, autrement dit faire la pute, en échange de la vie de Momo ! Dites-moi, vous n’auriez pas une vocation de maître chanteur, par hasard ?
- — Vous trouvez que c’est du chantage que de faire confiance en la justice de son pays ? Si mon comportement pouvait être répréhensible, ce serait précisément en retirant ma plainte, car cela risque de conduire à une situation dans laquelle Momo recommencerait, mais cette fois sur un enfant, en le blessant gravement.
- — Vous, vous avez toujours de bons arguments.
- — Normal, on me forme pour cela.
- — Remarquez, vous êtes plutôt mignon. Vous avez quel âge ?
- — Dix-neuf.
- — Eh, bien, figurez-vous que j’en ai juste le double. Vous ne préférez pas les jeunettes toutes pimpantes ? Il m’a semblé tout à l’heure que vous parliez au téléphone avec une petite amie, je me trompe ?
- — J’aime aussi les femmes mûres comme vous. Alors, vous décidez quoi ? Le procès ou un petit tour entre mes bras ?
- — Voyez-vous, il se trouve que j’adore le sexe, et que même si vous n’aviez pas tenté de me faire chanter, ce que je trouve légèrement détestable, j’aurais quand même accepté de vous laisser entrer dans mon lit. Bon, c’est OK. Vous venez chez moi ce soir ? J’habite au centre-ville de Perpignan.
- — Vraiment, chez vous ? Je m’attendais à ce qu’on aille à l’hôtel. Vu votre alliance, je croyais que vous étiez mariée.
- — Mon époux n’aime pas la gaudriole. Il préfère passer son temps au bar PMU avec ses copains. Cela ne le gêne pas que j’invite des gars à l’appartement, voire à l’occasion des femmes, tant que ça reste purement sexuel. Vous ne serez pas le premier ni le dernier. Je suis un peu nymphomane.
- — En échange, je vous donnerai une lettre signée de ma main pour le procureur, indiquant que je renonce à ma plainte. Votre Momo sera sauvé, du moins provisoirement : jusqu’à son prochain « exploit ».
- — Pourquoi vous le détestez si fort ? Il ne vous a pourtant pas fait bien mal.
- — C’est à cause de ma mère. Elle a été attaquée par clébard cinglé comme lui, quand j’étais petit. Elle n’a pas survécu à ses blessures, de sorte que j’ai été élevé par mon père.
- — Je comprends, alors. Désolée. Il vous a manqué la douceur d’une maman. Vous allez pouvoir tripoter mes seins autant que vous voudrez, pour vous consoler.
Un silence se fait. Le périphérique toulousain est encombré, mais passé la ville rose, l’autoroute ensoleillée se dégage et Agnès accélère, dépassant le car qui aurait dû emmener Romain.
- — J’ai hâte de m’offrir à vous. Ma culotte est toute mouillée. Racontez-moi des choses cochonnes. Avec un peu de chance, je vais jouir au volant, sans même me toucher.
- — Je vais vous déshabiller, tout doucement, puis vous allez vous agenouiller sur le lit, penchée en avant, bien cambrée, les cuisses légèrement écartées, et vais vous pénétrer par-derrière, bien à fond, comme une chienne, en vous pilonnant avec autant d’énergie que possible. D’ailleurs, de profil, je vous trouve une ressemblance avec Momo. C’est drôle comme les humains ont un air de famille avec leur toutou.
Il écrit un SMS à Karine pour lui dire qu’il est dans le car, coincé dans les bouchons, et qu’il arrivera avec une à deux heures de retard. Il reçoit aussitôt une réponse accompagnée de beaucoup de petits cœurs remplis d’impatience. Momo lève sa truffe. Il a perçu que sa maîtresse est en phase de plateau, proche de l’orgasme. Il connaît bien cette odeur, il sait qu’elle aura de la joie, il l’aime et il est content pour elle, lui qui n’a jamais eu l’occasion de s’accoupler avec une femelle de son espèce – il n’est pas fort pour se battre, il n’a rien d’un mâle alpha.
- — J’ai une requête à vous soumettre, dit Agnès. Je voudrais que Momo puisse assister à nos ébats. Nous ne nous séparons jamais. Je vous promets qu’il se tiendra tranquille : de toute façon, il sera attaché et s’il aboie, je lui mettrai sa muselière.
- — C’est d’accord. Je me demande ce qu’il percevra d’un spectacle porno en direct impliquant sa maîtresse. Vous avez déjà eu du sexe avec lui ?
- — Vous plaisantez ? Non, je ne suis pas zoophile. Vous devez être un peu pervers pour imaginer ça.
- — J’assume être un obsédé. J’ai commencé très jeune à jouer au voyeur sur les voisines, dans leur intimité, avec les jumelles que mon père avait offertes pour mon anniversaire en croyant que je m’en servirais pour observer les oiseaux. Les femmes m’ont toujours fasciné au plus haut point.
- — Moi aussi, j’en connais un tout boutonneux d’acné qui, régulièrement, m’espionne avec une longue-vue, depuis l’immeuble d’en face. Pour lui, je fais exprès de me déshabiller devant la fenêtre. Quand je le croise dans la rue, je lui dis bonjour avec un grand sourire afin de l’encourager à me draguer, mais il fait semblant de ne pas me remarquer. Pourtant, je ne désespère pas de le convaincre un jour de montrer chez moi pour le dépuceler. Et vous, vous avez beaucoup d’expérience avec les filles ?
- — Je vais peut-être vous surprendre, mais non. Avec Karine, on n’a encore jamais fait l’amour, et elle non plus. On s’est promis de le faire aujourd’hui pour la première fois. Je n’ai pas renoncé à elle. On le fera juste un peu plus tard que prévu.
- — Et vous préférez que votre première expérience soit avec moi ! Quel honneur ! Je vais tâcher de me montrer à la hauteur.
***
Le lendemain, en fin de matinée, Agnès appelle Romain, affolée. Momo a encore fait le fou. Cette fois, c’est un petit garçon qu’il a mordu, dans un jardin public où il n’aurait jamais dû se promener en liberté. L’enfant est à l’hôpital et son père va porter plainte. Ce coup-ci, c’est vraiment grave. Elle se représente le gamin cloué à vie dans un fauteuil roulant. Sans parler du sort de Momo, sans espoir de s’en sortir.
- — Vous aviez raison, pleure-t-elle au téléphone. Il aurait fallu que je l’emmène chez le véto pour qu’il le pique et le mette hors d’état de nuire.
- — Ne paniquons pas. Est-ce que vous avez les coordonnées du père ?
- — Oui, il m’a tendu sa carte de visite, quand je lui ai donné mon adresse et mon numéro de téléphone.
- — Vous pouvez peut-être encore tenter l’échange entre vos charmes et la clémence pour Momo ?
- — Vous plaisantez ? Un enfant est entre la vie et la mort. Je n’oserai jamais.
- — Le pire n’est jamais sûr. Si vous le souhaitez, je peux mener les négociations pour vous.
- — Enfin, si vous pensez trouver une solution, débrouillez-vous pour le mieux, je vous fais confiance. Moi, je baisse les bras.
- — Vous voulez bien que je lui montre les photos de vous, dénudée, que j’ai prises hier avec mon téléphone ? Cela pourrait aider à le convaincre. N’oubliez pas que tous les hommes sont des cochons.
- — Allez-y comme vous le sentez. Si vous parveniez à sauver Momo, ce serait un miracle : vous aurez ma reconnaissance éternelle.
Agnès raccroche. Elle attrape la laisse et va promener Momo. Il mérite bien ça, comme une dernière cigarette du condamné.
Romain rappelle Agnès dans l’après-midi.
- — L’enfant n’a rien de bien sérieux. Si les pompiers l’ont hospitalisé, c’est pour vérifier qu’il va bien et aussi pour quelques points de suture à la jambe, rien de plus. Il s’en tirera avec une petite cicatrice.
- — Ouf ! Et la plainte ?
- — Le père est d’accord. Je lui ai discrètement montré les photos de vous. Il s’appelle Christophe et attention, sa femme est hyperjalouse : il va falloir faire attention. Il va venir chez vous à vingt heures, ce soir, soi-disant pour négocier un arrangement qui, en fait, est tout trouvé : comme avec moi, votre corps en échange d’une lettre au procureur pour abandonner les poursuites. Pour son épouse, il prétendra s’être laissé apitoyer. Je ne vous ai pas posé la question hier parce que je n’y ai pas pensé, mais vous prenez bien une contraception ?
- — Oui, ne vous inquiétez pas pour ça. J’espère seulement qu’il ne se montrera pas violent. Parce qu’il doit être en colère contre Momo, et donc contre moi également.
- — Si vous voulez, je me cacherai dans l’armoire, prêt à intervenir au cas où les choses déraperaient.
- — Vous ne perdrez aucune miette de l’action, parce que le miroir est sans tain… J’ai déjà utilisé cette astuce pour filmer mes ébats avec certains hommes. Avec vous aussi, je l’avoue…
- — Pourquoi pas ? Momo pourra être là, je l’ai négocié dans notre accord. C’est ce que vous voulez, non ?
- — Vous êtes adorable. On peut peut-être se tutoyer, après tout ce que vous avez fait pour moi ?
- — Tu me remercieras après avoir baisé avec Christophe. Il m’a l’air d’un sacré obsédé, comme moi.
- — Tu as décidément raison : tous les hommes sont des cochons.
- — Il faut dire qu’au-dessus de tes poumons, tu disposes de l’artillerie lourde, pour nous séduire. Si tu as, mets de la lingerie fine, pour lui. Je crois qu’il adorera. On en a parlé, tous les deux. Il avait les yeux qui brillaient.
- — Chouette, je vais faire encore la pute pour sauver Momo.
- — Cela dit, avec lui, tu joues avec le feu à chaque promenade. Un jour, ce sera grave et je ne pourrai plus lui épargner les conséquences de son comportement.
***
- — C’est décidé, dit Agnès à Romain. Je vais le confier à un professionnel chargé de son éducation. Sinon, un jour, il va commettre l’irréparable. Il va me conseiller, et peut-être me dire qu’il faut… mon Dieu… l’euthanasier !
- — Dommage. Je commençais à m’habituer à lui. Il n’a pas l’air méchant, comme ça. Pendant les ébats – entre nous, ce type n’est pas une affaire, au lit : il n’a pas pris le temps de profiter de ce que tu lui as offert à sa juste valeur – il te regardait, la tête un peu inclinée, les yeux grands ouverts, comme pour demander pardon. Tu prends toujours tes décisions importantes tout en baisant ?
- — Oui, la plupart du temps.
Romain se souvient que lorsqu’ils ont fait l’amour pour la première fois, au moment de l’orgasme, après s’être laissé pilonner pendant de longues minutes, Agnès n’a pas pu s’empêcher d’ouvrir sa bouche et de montrer ses crocs. Elle a hurlé comme une louve affamée. Il l’a vue dans le miroir, juste en face du pied du lit. Sa figure paraissait inhumaine. Serait-ce cela, l’extase ? Elle semblait comme dans un état second, transformée par une volupté qui prenait possession de son esprit. Cette image a effrayé Romain. Dans une autre position que la levrette, elle aurait pu le mordre. Mais il la tenait fermement par les hanches, et lorsqu’il a relâché son étreinte, elle s’est effondrée sur le lit, épuisée. Jamais il n’avait imaginé qu’elle pût avoir en elle une telle puissance sexuelle.
Ce soir, ils essaieront la posture d’Andromaque, où la femme est assise sur l’homme. C’est lui qui le demande. Elle fera de lui ce qu’elle voudra. Le mordre au moment où elle attendra le sommet du plaisir, éventuellement ?
*
(1) Si vous souhaitez savoir ce qu’il se passe légalement lorsqu’un chien mord, voici le très complexe « protocole chien mordeur » : Que faire en cas de morsure par un chien ?