n° 23188 | Fiche technique | 18152 caractères | 18152 3005 Temps de lecture estimé : 13 mn |
10/07/25 |
Résumé: Dans un monde obsédé par la perfection génétique, Rémy lutte pour garder son humanité. Quand Mélanie refait surface, tout bascule entre secrets, amour et choix impossibles. | ||||
Critères: #sciencefiction #dystopie #romantisme | ||||
Auteur : reveurlejour Envoi mini-message |
Épisode précédent | Série : Plus jamais enceinte Chapitre 02 | Fin provisoire |
Résumé des épisodes précédents :
Mélanie se souvient d’un temps où elle croyait encore à l’amour et à la liberté de choisir. Avec Rémy, son compagnon, elle rêvait d’un enfant conçu naturellement, malgré leurs inquiétudes autour d’une possible transmission de l’autisme. Après des rendez-vous humiliants au CECOS et des conseils culpabilisants, ils se tournent vers une clinique privée au Danemark, où leur angoisse est exploitée. Là, on leur propose de « corriger » génétiquement le sperme de Rémy grâce aux technologies CRISPR-Cas9.
Petit à petit, Mélanie et Rémy glissent dans le système marchand de la reproduction humaine, incarné par RM Corp, une entreprise qui promet l’égalité et l’émancipation des femmes grâce à l’Uterusio3000 – une couveuse artificielle parfaite. Ce qui se présentait comme une avancée pour le couple devient un cauchemar : la procréation se transforme en procédure industrielle, l’amour est remplacé par des protocoles et des catalogues de gamètes. La société, fascinée par l’Humain 2.0, en vient à considérer les enfants nés naturellement comme des erreurs.
Rémy finit par disparaître dans ce grand système. Mélanie, elle, continue de donner ses ovules, vidée de tout désir. La nuit, pourtant, elle rêve encore de la chaleur d’un amour véritable, d’une époque où la vie, le plaisir et la maternité échappaient au contrôle et au commerce. Elle a peur d’oublier qu’elle a été libre, et que l’on pouvait enfanter par amour, pas seulement par optimisation.
Je m’appelle Rémy, et je ne suis pas un défaut de fabrication.
Pourtant, c’est ce que le monde s’acharne à me faire croire. Mélanie la première, sans même s’en rendre compte. Quand elle m’a parlé de ce désir d’enfant, j’ai analysé sa demande comme je fais toujours : méthodiquement, en décortiquant chaque élément. Les faits étaient simples : elle voulait un bébé, elle avait peur de l’autisme, elle pensait que j’étais le problème à résoudre.
J’ai toujours eu cette capacité à voir les choses telles qu’elles sont, sans filtre émotionnel. C’est à la fois ma force et ma malédiction. Quand Mélanie prononçait le mot « enfant », je voyais ses pupilles se dilater légèrement, ses mains se crisper presque imperceptiblement. L’excitation mêlée à l’angoisse. Et quand elle me regardait après avoir évoqué l’autisme, il y avait cette micro-expression de recul, cette fraction de seconde où elle semblait calculer les risques.
J’ai accepté d’aller voir ce docteur danois. Pas par conviction, mais par amour. Pour elle. Pour nous. Mais chaque mot du Dr Sørensen me transperçait comme une lame. « Nous améliorerons votre semence. » Cette phrase résonne encore dans ma tête. Améliorer. Comme si j’étais défaillant par nature. Comme si tout ce que je suis – ma façon de voir le monde, ma précision obsessionnelle, ma capacité à déchiffrer les indices que les autres ne voient pas – n’était qu’un bug à corriger.
J’ai observé Mélanie pendant que le docteur parlait. Elle hochait la tête, ses yeux brillaient d’espoir. Elle ne voyait pas ce que moi je voyais : ce sourire trop parfait, ces gestes calculés, cette façon de nous caresser dans le sens du poil en nous vendant notre propre annihilation. Le Dr Sørensen était un excellent manipulateur. Il avait étudié nos dossiers, nos faiblesses. Il savait exactement quels boutons presser. À Mélanie, il vendait la maternité parfaite. À moi, il vendait l’illusion que je pourrais être père sans être moi-même. « Vous comprenez, monsieur, nous ne remplaçons pas, nous optimisons. »
Optimiser. Un autre euphémisme pour « effacer ».
J’ai toujours été doué pour voir les conséquences à long terme. C’est mon cerveau qui fonctionne comme ça, en arborescences logiques, en scénarios multiples. Pendant que Mélanie rêvait d’un bébé parfait, moi je voyais déjà la suite : où s’arrêterait cette quête d’optimisation ? Et qui déciderait de ce qui était optimal ? Mais le pire, c’était le regard de Mélanie quand elle m’a dit : « C’est la dernière chance, fais-le pour moi ! Ne sois pas responsable de cet échec ! »
Responsable de cet échec.
Comme si mon existence même était un échec. Comme si aimer quelqu’un comme moi était un sacrifice qu’elle consentait, et que la moindre chose que je puisse faire était de disparaître génétiquement de l’équation. J’ai accepté. Non pas parce que j’étais convaincu, mais parce que j’ai toujours eu du mal à décoder les émotions des autres, et que j’ai appris que quand quelqu’un que j’aime me demande quelque chose avec cette intensité, il faut dire oui. Même si tout en moi criait non.
J’ai donné ma semence dans cette clinique aseptisée, entouré de machines qui allaient trier, sélectionner, « améliorer » ce que j’étais. Je me suis senti comme un donneur d’organes de son vivant. Ils gardaient mes cellules reproductives et jetaient le reste : mon histoire, ma famille, ma différence, ma façon unique de comprendre le monde. Mélanie était rayonnante à la sortie. Elle parlait déjà de prénoms, de chambre d’enfant, d’avenir. Moi, je me sentais fantôme. Comme si je n’existais déjà plus.
J’ai mis des mois à comprendre ce qui me dérangeait tant. Ce n’était pas seulement l’eugénisme déguisé en progrès médical. C’était cette idée que pour être aimé, je devais accepter de ne pas être transmis. Que l’amour de Mélanie était conditionné à ma capacité à m’auto-censurer génétiquement. Quand RM Corp a commencé à se déployer massivement, j’ai vu mes peurs se concrétiser. L’optimisation est devenue obligation. La différence, maladie. L’amour, transaction.
J’ai essayé de parler à Mélanie de mes doutes, de mes angoisses. Mais elle était déjà ailleurs, dans ce futur fantasmé où notre enfant serait tout ce que je ne pourrais jamais être : sociable, intuitif, « normal ». Alors j’ai fait ce que je fais toujours quand je me sens incompris : je me suis retiré. J’ai rompu. Pas par colère, mais par protection. Pour elle, pour éviter qu’elle ait à choisir entre moi et ce rêve d’enfant parfait. Pour moi, pour ne pas avoir à regarder tous les jours dans ses yeux cette déception diffuse qu’elle essayait de cacher. Je me suis dit que c’était mieux ainsi. Qu’elle trouverait quelqu’un de moins compliqué, de moins défaillant. Quelqu’un dont les gènes ne seraient pas un obstacle à contourner.
J’ai eu tort. Sur tout.
Parce qu’aujourd’hui, dans ce monde où l’humanité s’est vendue au nom de l’optimisation, je réalise que ma différence n’était pas un bug. C’était un atout. Ma façon de voir les indices, de résister aux manipulations, de questionner ce que les autres acceptent aveuglément – tout cela aurait pu nous sauver. Mais j’ai laissé le doute s’installer. J’ai laissé la peur de ne pas être assez bien me convaincre que je n’étais pas assez bien.
Je m’appelle Rémy, et je ne suis pas un défaut de fabrication.
Mais j’ai mis trop longtemps à l’accepter.
Et maintenant, Mélanie marche dans les rues de ce monde lisse et déshumanisé, et je ne sais même pas si elle se souvient encore de ce que nous étions ensemble. Si elle se souvient que l’amour, parfois, ce n’est pas d’optimiser l’autre, mais de l’accepter tel qu’il est. Avec ses défauts. Avec ses différences. Avec sa façon unique de voir le monde. Même si cette façon dérange. Même si elle n’est pas parfaite. Même si elle ne rentre pas dans les cases. J’aurais dû me battre pour ça. Pour nous. Pour lui dire que notre enfant, qu’il soit comme moi ou comme elle, ou comme personne d’autre, aurait été parfait simplement parce qu’il aurait été nôtre.
J’aurais dû lui dire que l’amour, ce n’est pas d’effacer l’autre pour le rendre acceptable. C’est de l’accepter pour le rendre aimable.
Mais j’ai eu peur. Peur de ne pas être assez. Peur d’être trop. Peur d’être moi. Et cette peur, elle a nourri le monstre qui nous dévore aujourd’hui. Je m’appelle Rémy, et j’ai peut-être encore une chance de réparer ce que j’ai contribué à casser. Si seulement je pouvais la retrouver. Si seulement elle pouvait me pardonner. Si seulement on pouvait se souvenir ensemble de ce que c’était, qu’être humains.
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Je sortais du centre quand je l’ai vu.
Rémy.
Après toutes ces années. Il était là, debout devant l’entrée, les mains dans les poches, ce même regard perdu qu’il avait quand quelque chose le préoccupait. Ses cheveux avaient grisonné, des rides marquaient le coin de ses yeux. Mais c’était bien lui. Mon cœur s’est mis à battre comme un fou. J’ai eu envie de courir, de me cacher. Et en même temps, de me jeter dans ses bras. Il m’a vue. Nos regards se sont croisés. Une éternité dans une seconde.
Sa voix, plus grave qu’avant, mais toujours cette même intonation si particulière. Je me suis approchée, mes jambes tremblaient.
Il a dit ça simplement, comme s’il était évident qu’après toutes ces années, il saurait où me trouver. Comme si nous nous étions quittés hier.
Il a marqué une pause.
J’ai éclaté en sanglots.
Là, au milieu de la rue, devant tous ces passants aux visages lisses qui nous regardaient bizarrement. J’ai pleuré comme je n’avais pas pleuré depuis des années. Rémy m’a prise dans ses bras. Ses bras qui m’avaient tant manqué.
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Nous nous sommes installés dans un petit café, au fond, loin des regards. J’ai tout raconté. Les promesses, les mensonges, les prélèvements, l’attente interminable. Cet enfant qu’on m’avait promis et qui n’était jamais venu.
Il m’écoutait, ce pli familier entre les sourcils quand il réfléchissait intensément.
Il a pris ma main. Ses doigts, un peu plus rugueux qu’avant, mais toujours cette même chaleur.
J’ai serré sa main plus fort.
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Nous avons marché longtemps dans les rues. Rémy me racontait sa vie depuis notre séparation. Il avait quitté la ville, était parti vivre à la campagne. Il avait trouvé du travail dans une ferme qui résistait encore à l’industrialisation forcée. Il avait appris à cultiver, à élever des animaux, à vivre simplement.
Nous sommes arrivés devant son ancien appartement. Il y avait gardé les clés.
Il a ouvert la porte. L’appartement était resté tel que dans mes souvenirs. Nos souvenirs.
Il s’est tourné vers moi. Dans ses yeux, j’ai retrouvé cette intensité, cette façon qu’il avait de me regarder comme si j’étais la seule personne au monde.
J’ai acquiescé. J’avais envie de lui depuis si longtemps. Envie de retrouver ces sensations que j’avais oubliées.
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Nous avons fait l’amour cette nuit-là. Pas comme avant, pas comme des jeunes gens insouciants. Mais comme deux êtres qui avaient traversé l’enfer et se retrouvaient enfin. C’était différent de tout ce que j’avais connu ces dernières années. Aucune machine, aucun prélèvement, aucune procédure. Juste nos corps, notre désir, notre amour retrouvé. J’ai pleuré quand j’ai joui. De bonheur, de soulagement, de colère aussi. Colère contre tous ces plaisirs volés, toutes ces sensations confisquées.
Rémy me tenait contre lui, ses mains caressaient mes cheveux.
J’ai pensé à ma vie d’avant. Ces rendez-vous au centre, cette routine mortifère, cette solitude pesante. Qu’est-ce que j’avais à perdre, en effet ?
Il a souri. Ce sourire que je connaissais si bien.
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Nous sommes partis le lendemain. Rémy avait tout prévu. Des papiers, un peu d’argent, une voiture. Il avait pensé à tout, avec cette méticulosité qui le caractérisait. J’ai laissé une lettre sur mon lit, au centre. Juste quelques mots : « Je reprends ma vie en main. »
La route vers le Sud était longue. Nous avons traversé des paysages que je ne connaissais pas, des villes qui semblaient épargnées par la folie du monde. Plus nous nous éloignions des capitales du Nord, plus j’avais l’impression de revivre. Rémy m’expliquait qu’ici, les infrastructures numériques étaient encore fragiles, que RMCorp n’avait pas encore jugé rentable d’investir massivement.
C’était étrange de réaliser que notre liberté dépendait de calculs économiques. Ces régions délaissées par les investisseurs biotechnologiques devenaient nos refuges. L’ironie était amère : ces pays que nos gouvernements qualifiaient de « sous-développés » étaient peut-être les derniers espaces où l’humanité pouvait encore s’épanouir naturellement.
Aux postes frontières, nous croisions d’autres couples comme nous. Des fuyards des pays riches, des fuyards de l’occident, des résistants au monde « optimisé ». Et contrairement au nord, ces pays nous ouvraient les portes. Certains venaient de Scandinavie, d’autres d’Allemagne ou de France. Tous fuyaient la même chose : cette société qui avait transformé l’amour en procédure et la différence en défaut à corriger.
Rémy conduisait, une main sur le volant, l’autre dans la mienne. Parfois, il me regardait et souriait. Nous n’avions pas besoin de parler. Nous savions que nous étions en train de nous sauver, mais aussi que nous abandonnions derrière nous un monde qui avait été le nôtre.
Nous approchions de la frontière comme on approche d’une ligne de faille. Tout semblait calme – trop calme. Une barrière immaculée, des drones stationnaires en vol silencieux, des uniformes gris aux mouvements chorégraphiés. Rien ne transpirait l’hostilité, mais tout, dans cette perfection glacée, criait le danger. Lorsque notre tour vint, un agent au sourire figé scanna nos identifiants. J’ai senti ma main moite dans celle de Rémy. J’avais effacé mon dossier médical de la base RMCorp, mais un doute me rongeait. Et si quelque chose avait échappé au nettoyage ? Le regard de l’agent se figea un instant sur l’écran, puis remonta lentement vers nous. Ce moment suspendu – une seconde, une éternité – fit pulser dans nos tempes un battement sourd. Puis l’agent hocha la tête et tendit les papiers.
Nous n’osions respirer qu’une fois la barrière levée derrière nous. Le sud s’ouvrait enfin, et avec lui, la promesse d’une vie où l’algorithme n’aurait plus le dernier mot.
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Nous avons fini par nous installer dans un village perdu entre les montagnes. Les gens nous ont accueillis sans poser de questions. Ils avaient l’habitude des fuyards, des résistants, de ceux qui refusaient le monde d’en haut.
Rémy a trouvé du travail dans les champs. Moi, j’aide à l’école du village. J’apprends aux enfants à lire, à écrire, à penser par eux-mêmes. Ces enfants nés naturellement, avec leurs imperfections, leurs particularités, leur beauté sauvage.
Il y a trois mois, j’ai appris que j’étais enceinte. À trente-huit ans.
J’ai pleuré de joie quand le médecin du village me l’a confirmé. Un vrai médecin, pas un technicien de RMCorp. Un homme qui m’a dit que tout allait bien, que le bébé grandissait normalement.
Rémy était fou de joie. Il a posé ses mains sur mon ventre, a parlé au bébé. Il lui a promis qu’il grandirait libre, qu’il pourrait être lui-même, avec ses qualités et ses défauts.
Aujourd’hui, je sens le bébé bouger.
Il donne des coups de pied, il gigote.
Il a hâte de naître, de découvrir le monde. Notre monde.
Parfois, je repense à ma vie d’avant.
À cette Mélanie perdue qui courait après un rêve empoisonné. À ces années perdues, à ces espoirs déçus. Mais je ne regrette rien. Tout cela m’a menée ici, à cette vie simple et vraie.
Rémy rentre des champs. Il a les mains sales, le visage buriné par le soleil. Il est beau ainsi, authentique. Il s’approche, pose sa main sur mon ventre.
Il m’embrasse. Ses lèvres ont goût de liberté.
Dehors, les enfants du village jouent dans la rue. Leurs rires résonnent dans la vallée. Ils ne savent pas encore que quelque part, très loin, des hommes en blouses blanches essaient de créer l’humanité parfaite. Ils ne savent pas que leur simple existence est un acte de résistance.
Mais nous, nous le savons. Et nous élèverons notre enfant dans cette conscience.
Nous lui apprendrons que l’amour vaut mieux que la perfection.
Que la liberté se mérite. Que l’humanité ne se programme pas.
Je m’appelle Mélanie, et je suis redevenue libre.
Nous sommes redevenus humains.