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n° 23190Fiche technique24444 caractères24444
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Temps de lecture estimé : 18 mn
11/07/25
Résumé:  Et si râler devenait un art de vivre…
Critères:  #humour #chronique #société #ruralité #personnages
Auteur : L'artiste  (L’artiste)      Envoi mini-message
Silence, on râle !

Le mur des Lamentations



Je m’appelle Arnaud, soixante-huit piges, un genou récalcitrant, trois molaires en cavale et aucune tolérance pour les conneries. Je vis à Saint-Eugène-de-l’Aubépine, charmant patelin qui sent la soupe tiède, le bitume craquelé et les feuilles de plaintes. Ici, on ne vit pas, on râle à petite dose pour ne pas exploser.


On est les seuls à avoir un cahier de doléances permanent à l’accueil de la mairie. Et pas un petit classeur en coin, non : un pavé. Reliure cuir, couverture plastifiée, rangé entre les prospectus sur le tri sélectif et une pile de stylos « officiels » (attachés à la table par un fil, pour éviter que quelqu’un ait l’idée saugrenue de repartir avec le pouvoir d’écrire au maire).


Et dedans, on trouve tout :


« La cloche sonne trop fort, j’ai cru que c’était l’Apocalypse. »

« Le vent du nord me provoque des flatulences, c’est un danger public. »

« Le coq de Madame Billon me réveille à 6 h 01. Pas 6 h. 6 h 01. »

« Le chien du facteur me juge. »


Bref, un florilège du mal-être moderne, version terroir.


Et moi, dans tout ça ? J’étais roi parmi les ronchons. Ancien agent de recensement – le genre de poste qui vous apprend à voir l’humanité sans filtre – j’ai toujours considéré que râler, c’était résister au déclin généralisé du bon sens.


Mais ce matin-là, tout a basculé.


Je suis entré à la mairie comme tous les lundis pour poser ma réclamation hebdomadaire (celle du jour concernait les bancs publics repeints sans mon autorisation morale). Et là, en plein milieu du hall, une affichette fluo m’a sauté à la figure, façon agression optique :


RAS-LE-BOL DES RÂLEURS ? Venez vider votre sac à la première réunion du CLUB DES RÂLEURS ANONYMES mercredi soir, 18 h 30, salle des Fêtes. Thé et petits gâteaux fournis. (Oui, vraiment.)


Je suis resté figé. Mes lunettes ont embué de rage. Des petits gâteaux. Pour les râleurs. On comptait nous adoucir à coups de sablés au beurre et de verveine ? C’était ça, le plan ? J’ai voulu protester sur-le-champ, mais la secrétaire (Marion, 22 ans, fraîche comme un prospectus biodégradable) m’a regardé avec un sourire compatissant et a lancé :



Je suis resté con. Cité ? MOI ? Comme un modèle de grognon ?


C’est là que j’ai su que ça puait.



Mercredi – jour J


18 h 20. La salle des Fêtes avait été briquée comme pour un baptême. Des chaises en plastique alignées, un vieux projecteur posé sur une table bancale, et au fond, un buffet. Vraiment ? Avec des madeleines sous cloche et une fontaine à eau aromatisée au citron. De quoi me faire douter que j’étais pas tombé dans une secte sucrée.


On était quatre au début. Gertrude, chapeau léopard, dents serrées comme les barreaux d’une prison. Yves, lunettes de travers et pull tricoté à slogans ( « NON AU PARC POUR ENFANTS »). Josette, talons compensés, carnet en main, prête à dégainer ses griefs comme un cow-boy dégomme des canettes. Et puis moi. Le doyen. Le monument. Le seul à avoir contesté l’arrêt du bus scolaire… et gagné.


Marion, la petite secrétaire de mairie, est arrivée pile à l’heure avec un sourire trop enthousiaste pour être honnête.



Silence glacial. Même les madeleines ont eu l’air de se ratatiner.


Elle a ouvert un cahier en inspirant profondément.



Et je jure sur mon abonnement au Club Ricard, que ce qu’elle a dit m’a pris par surprise :



Silence.


Puis Yves :



Et Josette :



Je me suis esclaffé. Pas un ricanement de coin de bouche, non : un rire franc. Et ça m’a fait un de ces biens… comme si j’avais arraché une mauvaise herbe du fond du crâne.


J’ai alors compris que c’était pas seulement un club de râleurs. C’était une thérapie de groupe déguisée en réunion de comité de quartier.


Et moi, j’étais dedans jusqu’au cou.




Râleurs anonymes, bonsoir



La semaine suivante, on était quinze.


Je dis pas que c’était plein à craquer, mais il a fallu sortir les chaises pliantes du placard de la kermesse, celles qui grincent quand on s’assoit dessus, histoire de rappeler que le confort, c’est pour les mous.


Y avait des nouvelles têtes : Bernard, qui râle parce que sa boîte aux lettres est trop loin du trottoir. Éliane, qui soupçonne son voisin de modifier la météo avec ses panneaux solaires. Et Gaston, qui a commencé la séance par :



Autant dire qu’on était entre gens fréquentables.


Marion animait le tout avec une minette à faire fondre du goudron.



Gertrude a levé la main tout de suite :



Y a eu un petit rire dans la salle.


Un rire. Dans un club de râleurs.


Je me suis raidi sur ma chaise. Ça puait la contamination. Mais ce qui m’a vraiment fichu la frousse, c’est Yves. Yves, c’est le type qui a pétitionné pour interdire les décorations de Noël lumineuses. Le même Yves qu’on avait surpris à envoyer une lettre de menace à la crèche municipale parce qu’un âne en plastique avait été installé de travers.


Eh bien, ce soir-là, Yves a dit :



Silence. Pesant.


Gertrude a lâché son stylo.



Yves a baissé les yeux, penaud.



Moi, j’ai frisé la syncope.


Et Marion, au lieu de faire évacuer la salle comme toute personne sensée, a osé applaudir.


Applaudir, bordel ! C’était devenu une secte. Une putain de secte à base de légumes-racines et de respiration consciente.


Et ça s’est empiré.


Le groupe a eu un nom.


À la troisième séance, Marion a proposé qu’on se baptise. « Pour fédérer les énergies ». On a voté. Enfin… les trois plus enthousiastes ont voté pendant que je grimaçais dans mon gobelet d’eau tiède.


Et c’est comme ça qu’est né : « Le Collectif de Rééquilibrage Émotionnel Spontané ». Le C. R. E. S. Ça faisait projet européen subventionné, ou maladie chronique bénigne, genre :



Et comme si ça ne suffisait pas, le groupe a ouvert une page Facebook. Avec des photos. Des citations. Des vidéos de Josette qui lit des poèmes à sa plante verte. Le tout sous le slogan : « S’exprimer pour respirer. Râler pour avancer. Sourire… juste pour voir. »


J’avais envie de mordre dans une brique. Mais le pire, c’est que ça marchait. Les gens devenaient… aimables. Josette a arrêté d’écrire au maire. Elle envoie maintenant des cartes postales de gratitude. Yves a repeint ses volets en jaune pâle. Gertrude a complimenté les pivoines du rond-point. Sans ironie.


Et moi ? Moi, je n’avais plus personne contre qui m’indigner. Même Jojo m’a souri quand je lui ai dit que sa mousse avait plus de bulles que d’alcool.


J’étais perdu.


J’ai commencé à faire des tours en vélo. À regarder les nuages. Un matin, j’ai même trouvé que le pain de la boulangerie était « pas si mal aujourd’hui ».


Je me suis assis sur le banc du square, face à la fontaine. J’ai vu Marion passer. Elle a levé la main, m’a lancé un « Bonjour Arnaud ! » plein d’entrain.


Et j’ai répondu.


Sans grogner.


C’est là que j’ai compris.


J’étais foutu.




Délivrance (et début des emmerdes)



Ça a commencé par un détail.


Le lundi suivant, en entrant chez Jojo, l’odeur avait changé. Moins de renfermé, plus de fleur d’oranger.



J’ai failli tomber de mon tabouret.


Et c’est pas tout. Ce vieux ronchon d’arrière-buvette avait installé une nappe. Une nappe ! À carreaux, avec un vase posé dessus ! Et dedans, des fleurs. Des vraies, pas celles en plastique qui collent au goulot des bouteilles de rosé.


Quand je l’ai confronté, il a simplement répondu :



« Plaisir ». Le mot m’a fait l’effet d’un glaçon dans le calbute. Jojo, qui parle de plaisir. Autant demander à une huître de chanter du Brel.


Et ça s’est enchaîné.


Le mardi, la caissière du Carrefour Market a souri sans raison commerciale apparente. Le mercredi, un automobiliste a laissé passer un vélo sans klaxonner. Le jeudi, quelqu’un a repeint le banc de la poste en bleu ciel. BLEU CIEL. Et le vendredi… le vendredi, c’est là que j’ai compris que tout foutait le camp : Gérard a dit bonjour à la boulangère. Avec un compliment.



On aurait cru un épisode de « Black Mirror », version cantonale. Rien ne clochait, mais tout sonnait faux.


J’ai mené mon enquête.



Elle a haussé les épaules, l’air ailleurs.



Ça m’a filé des démangeaisons à l’âme. J’ai continué ma tournée.



On touchait le fond.


Et puis, la bascule finale.


Traditionnellement, le marché de Saint-Eugène, c’est des vendeurs qui gueulent « deux euros les courgettes, ma bonne dame ! ». Des vieux qui râlent contre les prix, la météo, la longueur des haricots. Des insultes cordiales entre commerçants – Tu vas les vendre tes fraises moisies, Louis, ou tu vas les mettre en conserve directement ? – mais là… silence. Des sourires. Des échanges civilisés. Un producteur d’œufs a offert un poireau à un client. Gratuitement. Et au lieu d’un « t’as vu la tronche des tomates cette semaine ? », j’ai entendu :



Je me suis tourné vers Claudine, qui trimbalait son cabas en osier comme une bobo sous Lexomil.



Elle m’a regardé, l’air surpris.



J’ai soufflé par le nez :



Le soir-même, j’ai rédigé une lettre d’alerte au maire.


Monsieur le Maire,


Une vague de bienveillance incontrôlée traverse notre commune. Je soupçonne un phénomène de type contagieux, peut-être psychotropique, possiblement lié aux infusions du C. R. E. S. La situation mérite une surveillance rapprochée, avant glissement vers une utopie municipale non consentie.


Salutations prudentes,

Arnaud Lavigne, citoyen lucide.


Je l’ai glissée dans la boîte aux lettres avec une certaine solennité. Comme on pose une bombe à retardement.


Le lendemain matin, j’ai reçu une réponse. Écrite à la main. Encre violette.


Cher Arnaud,


Nous comprenons vos inquiétudes. Le bonheur est parfois plus perturbant que le chaos. Mais vous verrez, on s’y fait. En attendant, voici un petit sachet de notre dernière tisane : « Harmonie digestive et sociale ».


Cordialement,

Marion (et le C. R. E. S.)


La guerre était déclarée.




La contre-attaque des ronchons



Le lendemain, j’ai convoqué un conseil de crise. Pas à la mairie – ils étaient tous contaminés. Pas chez Jojo non plus – il diffusait maintenant de la musique douce et avait une lampe à sel sur le comptoir. J’ai juré de ne plus y remettre les pieds tant que cette horreur lumineuse resterait branchée. Alors j’ai choisi mon salon. L’antre. Le bunker. Le dernier bastion du bon sens râleur. J’ai viré le napperon de ma défunte tante (trop festif), calé les chaises, descendu une bouteille de rouge, et invité les irréductibles.


Ils sont arrivés un par un, l’air soucieux, les poches pleines de ressentiment mal digéré. Gérard, qui avait tenté de râler sur le prix des melons et s’était fait offrir un câlin. Josette, qui n’arrivait plus à s’énerver sur les pigeons depuis que quelqu’un leur avait tricoté des bonnets en laine. Claudine, que la chorale « Chanter pour s’unir » avait recrutée de force après un simple « La la la » siffloté en cuisine.



Josette a levé la main.



Claudine a hoché la tête.



J’ai sorti une feuille, inscrit en haut « Opérations R. », et listé les missions.


Plan d’action (à exécution immédiate)


Saboter les tisanes du C. R. E. S. :

→ remplacer la verveine par de l’eau du robinet tiède et amère.


Organiser un faux débat public :

→ sujet polémique : « Faut-il interdire les jacinthes ? »

→ but : provoquer une engueulade en public, montrer que la colère, ça fait circuler le sang.


Lancer une pétition symbolique

→ « Non au silence complice »

→ Avec de vraies signatures, en lettres capitales, bien rageuses.


Réactiver les anciennes doléances du cahier de mairie :

→ photocopies des meilleures perles : « Les chewing-gums sous les bancs propagent la décadence. » ; « Le banc de la place me regarde de travers. »

→ On les affiche sur les murs. En grand.


On a levé nos verres comme des résistants en cavale.



Et pour la première fois depuis longtemps… on a eu l’impression de respirer.


Mais c’était sans compter sur la riposte.


Le lendemain, alors qu’on collait notre première affiche « Interdisez les sourires obligatoires », le maire, avec Marion et trois membres du C. R. E. S. en renfort, nous a chopés. Ils avançaient tranquillement, avec des regards doux et des gilets en lin naturel. J’ai même cru voir des sandales.



Le maire a soupiré.



Silence.


Puis Marion a souri.



J’ai cligné des yeux. Je crois que ça m’a touché. Une demi-seconde. Puis j’ai eu envie de lui lancer un pavé.


Sur ce, on s’est quittés. Un peu tendus. Un peu bizarres. Mais ce soir-là, j’ai compris un truc : ils avaient peur aussi. Pas de nous. Non. Peur que leur bonheur devienne obligatoire. Que tout ça les dépasse. Que ça glisse vers quelque chose de faux. Comme une tarte trop belle pour être honnête. Et là, dans le fond de mon cœur tout cabossé, j’ai eu une intuition. « Peut-être qu’on pouvait s’entendre. »


Mais avant ça… il me restait un dernier plan à exécuter. Parce que pour sauver l’âme du village, fallait que je fasse quelque chose de radical.




La rechute



J’ai toujours pensé qu’il fallait un électrochoc pour ramener les gens à la raison. Alors j’ai préparé un sabotage en règle. Un gros. Un symbolique. Un qui laisserait une trace dans l’histoire. Pas un simple tag ou une tasse cassée, non : un attentat émotionnel ciblé.


Le samedi soir, le C. R. E. S. organisait sa grande « Soirée Connexion Collective », dans la salle polyvalente. C’était écrit sur l’affiche, en lettres cursives rose pastel :


Partageons nos vibrations, nos voix, nos vulnérabilités.

Apportez vos coussins.

Chaussures interdites.

Joie obligatoire.


J’ai sorti mon vieil imperméable, mes bottes de pêche et ma boîte à outils.


Plan en trois temps :

• Saboter le micro pour provoquer des larsens à chaque mot positif.

• Changer la playlist en douce pour la remplacer par des extraits de râleurs notoires (Lino Ventura, Coluche, ma mère).

• Intervenir à la fin, micro en main, pour lire le « Manifeste des Râleurs Libres », un texte pondu la veille sous l’effet combiné d’un muscadet sec et d’un reste de frustration civique.


Je voulais provoquer l’indigestion de gentillesse. L’overdose de chamallows humains. Forcer une rechute collective.


Le soir venu, j’ai agi en solitaire. Gérard avait peur d’être vu, Josette était au Scrabble. J’ai glissé dans la salle comme un ninja en Charentaises. Des coussins partout. Des tapis. Des guirlandes. De l’encens. Des gens en chaussettes à pois qui buvaient de la tisane. J’ai manqué vomir sur une nappe brodée, mais je suis resté concentré.


Le micro, d’abord. J’ai inversé deux câbles. Puis j’ai branché ma clé USB dans le vieux lecteur. Clic. Préparé. Paré. Il ne restait plus qu’à attendre le bon moment.


Quand Marion est montée sur scène, drapée dans un châle en lin bio, j’ai su que c’était l’instant.



J’ai activé la clé.


D’un coup, le micro a grésillé comme un chat mouillé sur une prise, et une voix rauque a jailli dans toute la salle :



Panique. Certains ont sursauté, d’autres se sont figés, la tisane a volé. Puis sont arrivés les extraits audio :


« Les gens qui marchent lentement, faut les doubler ou les pousser. »

« La bienveillance, c’est juste un mot pour dire «ferme-la avec le sourire». »

« Y en a marre des gens heureux sans raison valable ! »


Et moi, j’ai bondi sur scène, Manifeste en main, le cœur battant comme un tambour de carnaval en colère.



Un silence.


Long.


Très long.


Et c’est là que tout a basculé. Littéralement.


Mon imperméable s’était coincé dans un clou du décor – un attrape-rêves géant suspendu derrière moi, que quelqu’un avait sans doute tissé pendant une retraite spirituelle sous LSD. Quand j’ai voulu faire un pas en arrière, j’ai tiré un peu trop fort… et mon pantalon a glissé. Jusqu’aux chevilles.


Silence glacial dans la salle.


Je portais un slip gris fané, distendu, avec l’inscription « J’aime le roquefort » brodée à l’avant. Un cadeau d’un enterrement de vie de garçon dans ma jeunesse, jamais jeté, toujours fidèle.


Pendant deux secondes, le monde s’est figé. Puis quelqu’un a éclaté de rire. Un autre a suivi. Et toute la salle a explosé. Un rire gras. Franc. Incontrôlable. Gertrude s’est effondrée, pliée en deux. Marion s’est étouffée avec une graine de fenouil. Même Yves, l’anti-décibel notoire, tapait des mains en gloussant.



Je me suis redressé, pantalon toujours aux chevilles, slip en étendard, fierté en lambeaux… et j’ai souri. Parce qu’en fait, j’avais réussi.


À faire rire. À foutre le bordel. À rappeler à tout le monde qu’un bon râlage ou un vieux slip peut remettre le monde à l’endroit.


Et là, Gertrude m’a glissé, avec un clin d’œil :



J’ai rougi. Comme un ado en classe de gym.


J’ai pas dit non. Mais j’ai demandé qu’elle enlève ses bouchons d’oreilles, parce que même au lit, j’aime bien me plaindre un peu.




Épilogue – La paix du soupir



Depuis cette fameuse soirée, le C. R. E. S. aurait changé d’acronyme. Il paraîtrait que, maintenant, ça veut dire : « Club de Réfractaires Émotifs et Sincères. » Mais bon, c’est sûrement une rumeur. Comme celle qui dit que le maire médite dans les toilettes. Ce que je peux dire, c’est que depuis, on râle autrement.


Tous les jeudis, à 18 h, on se réunit dans la petite salle derrière la bibliothèque. Pas pour se plaindre. Enfin si, mais en groupe, avec modération, et parfois un fond musical. On appelle ça les « Apéros Râlage Conscient ».


Chacun a droit à une minute trente pour vider son sac, chronométrée au minuteur à œufs de Gertrude. Si ça dépasse, on doit payer une tournée ou offrir un poème. (Je paie souvent des tournées. Je suis pas Baudelaire, non plus.)


Marion a gardé son sourire, mais elle a remisé ses tisanes. Maintenant, elle propose du vin chaud et des cacahuètes. Plus efficace pour désinhiber les réfractaires.


Jojo a viré sa lampe à sel. On l’a menacé de procès populaire.


Gérard a recollé ses affiches « Interdisez les jacinthes ». Pas pour y croire, non. Juste pour le plaisir du geste.


Et moi, Arnaud ? Je râle toujours. Mais différemment. Avec style. Avec panache. Avec un brin d’autodérision dans la moustache. Je râle comme on fait du théâtre : pour exister un peu plus fort.


Et parfois… parfois, je ne râle pas du tout.


Je m’assieds sur le banc de la place, je regarde passer les gens. Je les entends s’engueuler gentiment sur la cuisson des œufs, sur la nouvelle couleur des pots de fleurs municipaux. Et sans crier gare, ça me fait sourire.


Mais attention hein, je souris en râlant. Pas l’inverse. Faut pas déconner.


Et puis y a Gertrude.


Gertrude avec son minuteur, ses yeux de fouine et son matelas à mémoire de forme. On râle ensemble. Et parfois, on fait d’autres bruits.


Mais ça… c’est hors réunion.









Chapitre Bonus – Ce qui se passe au C. R. E. S. reste au C. R. E. S.

(Annexe non homologuée par la mairie. Réservée aux lecteurs curieux et bien dégagés derrière les oreilles.)


J’aurais pu ne jamais le raconter. Certains secrets méritent le silence, surtout ceux qui impliquent un minuteur à œufs, une huile de massage périmée et des chaussettes en dentelle noire.


Mais bon. Maintenant que vous savez pour le slip « J’aime le roquefort », autant aller jusqu’au bout.


Tout a commencé un jeudi soir, après une séance particulièrement intense de « râlage libre avec percussion corporelle ». Une innovation de Marion, censée « libérer les tensions par les claquements de cuisses et les soupirs synchronisés ».


Gérard s’est foulé le psoas en essayant de frapper des genoux en rythme. Josette s’est plainte que ça réveillait ses lombaires. Moi, j’ai juste transpiré du dos en silence.


Mais Gertrude, elle, rayonnait.


  • — On n’a jamais été aussi détendus, a-t-elle déclaré en fixant Marion. Faut qu’on aille plus loin.

J’ai senti le piège. Mais j’étais déjà assis en tailleur sur un tapis mou, le pantalon coincé sous une hanche, physiquement et mentalement.


  • — Plus loin genre… ? j’ai demandé, la voix pleine de suspicion.

Elle a souri. Avec ses yeux.


  • — Râler… c’est aussi charnel. Non ? C’est le corps qui dit stop. Qui se défend. Vous l’avez jamais senti ?

Silence dans la salle.


Puis Josette a levé la main, hésitante.


  • — Moi, je me suis déjà énervée en plein câlin. Il respirait trop fort. Ça m’a tout bloqué.

Yves a gloussé. Marion a rougi. Et moi, j’ai dit la phrase fatale :


  • — Bah… si on doit râler tout nus, autant prévenir que j’enlève pas mes chaussettes. Faut pas pousser.

Et voilà. C’était parti.


Ils ont appelé ça « l’atelier du soupir profond ». Une sorte d’exploration des râles… sensuels.


On a baissé les lumières. Allumé trois bougies parfumées à la lavande et au vinaigre de cidre (erreur logistique). Et là, Gertrude m’a entraîné dans le coin des coussins, avec un regard qui disait : « ce soir, on va suer de l’humanité. »


Je pensais qu’on allait juste masser nos rancunes mutuelles. Que dalle.


Elle a commencé à me murmurer à l’oreille ses pires doléances : « Les gens qui mâchent la bouche ouverte. » ; « Les slips à motifs comiques » ; « Le silence pendant l’amour, c’est louche. Ça cache un malaise ».


Puis, entre deux soupirs et un râlement bien senti, elle a glissé sa main sous mon peignoir.


J’ai bondi. Pas par pudeur. Par surprise.


  • — T’as mis du baume du tigre ? j’ai demandé, la jambe en feu.
  • — Non, c’est maison. À base de piment, gingembre et poivre noir. C’est ton chakra du bas qui chauffe.

Mon chakra du bas, il avait jamais pris aussi cher.


Mais je dois avouer… c’était pas désagréable. Entre les râles, les cris, les éclats de rire et les petits pets nerveux de Gérard dans le fond, on aurait dit une rave party organisée par un centre de thalasso pour grognons retraités.


Et dans ce foutoir sensuel et sonore, j’ai lâché prise.


Gertrude m’a regardé avec cette tendresse un peu crue qu’on a quand on n’a plus rien à prouver. Ni à cacher.


  • — C’est bon de râler… à l’intérieur, aussi, m’a-t-elle glissé.

Je n’ai pas su quoi répondre, alors j’ai grogné doucement. Et elle a compris.


Depuis ce soir-là, on a trouvé un mode d’expression qui nous convient. Une sorte de râlage horizontal. Un ronchonnement du bassin. Et même si ça ne regarde personne… je ne garde mes chaussettes que les jours de grande fatigue.


Voilà. Maintenant vous savez.


Mais souvenez-vous : ce qui se passe au C. R. E. S. reste au C. R. E. S. (sauf quand ça tache les coussins, là faut laver quand même.)