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Temps de lecture estimé : 10 mn
29/12/06
Résumé:  Bientôt, encore quelques jours, quelques heures, quelques minutes et j'y serai. Je serai là, là où je ressens la vie me couler dans les veines... C'est étrange parfois les appels silencieux qu'on ressent sans pouvoir poser des mots dessus.
Critères:  forêt campagne voyage train nonéro mélo
Auteur : Musea            Envoi mini-message

Série : In Memoriam

Chapitre 01 / 02
L'appel

Bientôt, encore quelques jours, quelques heures, quelques minutes et j’y serai. Je serai là, là où je ressens la vie me couler dans les veines, circuler à l’endroit sans même me perturber… C’est étrange parfois les appels silencieux qu’on ressent sans pouvoir poser des mots dessus.


Viens…je t’attends.


On vous a déjà dit ça à vous, aussi crûment, aussi violemment, passionnément ?


Viens… je t’attends. Viens me retrouver parce que sinon, tu ne pourras pas continuer, pas te renouveler, tu ne pourras pas avancer dans ce que tu as à vivre, à aimer, à travailler. Il te faut cette parenthèse pour t’ensemencer, t’enfanter encore et encore, te labourer, te consumer, te régénérer et je suis là pour ça et j’existe pour toi, pour cet instant.


Quand un lieu vous dit ça, c’est peut-être encore plus fort qu’une personne.

La terre d’où nous venons et où nous retournons a ce quelque chose de primaire, d’originel qui vous capte, vous retourne, vous saisit, vous possède si vous savez l’écouter. Tout élément qu’il soit végétal, animal, minéral… tout semble concourir à cet appel, à cette urgence des sens, cette frénésie, cet appétit, ce manque qui demande à être apaisé, comblé.


À cette voix, je ne sais pas résister. Je plaque tout et je fonce. Tant de choses nous retiennent par d’invisibles liens mais nous pouvons être si libres lorsque nous le décidons… C’en est presque indécent, déroutant et en même temps tellement bénéfique! Parce qu’alors nous écoutons quelque chose qui transcende le temps, l’espace, nous rejoignons l’animal, ce qu’il y a de plus instinctif en nous et finalement la fine pointe de ce que nous sommes en vérité, nus, vulnérables, tremblants et en même temps si riches de ce que nous portons sans même le soupçonner…


Quel canal utilisons-nous pour rejoindre, entendre ce tréfonds des entrailles de la terre qui nous remet en contact avec notre moi profond ?

Chacun a sa propre recette. Son propre voyage, qu’il soit intérieur ou extérieur. Ou même les deux en même temps.


Est-ce que nous nous autorisons toujours à vivre ce genre d’état ? Pas franchement souvent, n’est-ce pas ? On se freine, on apprend depuis l’enfance à se moquer de ces appétits, de ces urgences. On les raille, ces instincts, on les décortique comme autant de futilités, de ces paquets d’inutiles émotions, on refoule, on met à distance.


« C’est trop fort, trop… et puis non… c’est du n’importe quoi, je vais pas me laisser avoir… quand même, à mon âge, je suis plus un gamin, une gamine… je suis et je dois être une grande personne, raisonnable, pragmatique, réfléchie. Tu sais, le stéréotype de l’adulte avec son petit carcan, ses petites habitudes, le sac bien rangé, le petit bazar, les rituels du matin quand on reprend la réalité dans les mirettes et qu’on rassemble ses esprits sous la douche, devant son café… Il faut, je dois… »


On accumule tellement de frustrations, de non-dits, d’interdits, on pille tellement de jardins intérieurs, enfouis sous la boue de nos peurs, de nos certitudes d’êtres rangés, calibrés, orientés.

« On ne sait plus vouloir » disait Murat… Merde, c’est tellement vrai, cette phrase… ON NE SAIT PLUS VOULOIR… Vous vous rendez compte, le temps qu’on perd en raison, en fuite de cette quintessence de soi ?

C’est immense, incroyable, démentiel, dingue… au-delà même de la folie, de l’ivresse.


On nous apprend à construire des barrières, à piéger nos jardins, à repousser l’essentiel pour construire l’inutile, réclamer la futilité comme si c’était indispensable au bonheur. Tout ça pour oublier l’animal en soi, le feu, l’eau, la terre, tout ce qui nous agite, nous émeut, nous fait respirer, aimer, vibrer, agir.


Il est des moments où, heureusement, l’essentiel reprend le dessus. Parce que c’est important même si nous n’en avons pas conscience dans l’instant. Notre être réclame cette plénitude et la terre appelle en même temps qu’elle répond à notre attente, sans éclat, mais dans un don total.


Le train qui m’emporte là-bas me le dit. À chaque tour de roue, à chaque chuintement graisseux des machines :


Je t’appelle, je t’aspire, tu es mienne.


La terre est une amante exigeante. Elle vous mange l’énergie, vous comble l’âme, le corps, vous punit si vous la trahissez, la maltraitez, l’oubliez ou la repoussez. Vous ne pouvez pas la combattre sans l’aimer, sans le lui dire au risque de vous perdre.

Le traité d’amour, c’est ce voyage… cet état d’hyménée, cette réponse de votre corps au sien, à votre corps défendant: réponse à cette mystérieuse voix qui vous emporte vers un chemin où poussent les ronces parce que vous ne l’empruntez plus depuis longtemps mais lorsque vous retrouvez la direction, c’est un lieu magique qui se donne sans partage et qui fait se rejoindre l’enfant et l’adulte que vous êtes en une même harmonie.


Je regarde le paysage changer, la tuile ronde et chaude, les petites maisons basses qui montent, s’étagent, se parent de pierres de lave, de granit, je vois les toits de lauze envahir l’espace, les collines s’affirmer. Le maïs, déjà haut se transforme en blé ondoyant, un peu couché par le dernier orage et puis, petits yeux bruns auréolés de jaune, les tournesols tendent leur cou pelucheux vers le soleil.

Ce dernier hésite, comme moi. Il se cache entre peur et envie. Entre amertume et chagrin d’enfant.

Laisser couler les larmes, laisser la vie en bouffées chaudes vous envahir le ventre, le cœur.

C’est la géographie qui vous redessine, qui vous désigne les plats du jour, qui jauge votre appétit, votre aptitude à supporter les émotions fortes, qui vous surprend avec ce regard canaille quand la digitale pourpre vous saute au cœur, que la branche de framboises bien mûres apparaît au détour d’une montée poussive, quand le train semble tousser ses poumons d’acier. Est-ce ainsi d’écorce fille que l’on va de-ci de-là au monde ? Aurillac montre ses tours, sa gare large, ses filles plantureuses aux yeux bleu Godivelle, Chambon, puis cède la place à la force du Lioran et du Sancy, l’élégance sauvage de Vic-sur-Cère… le don absolu de Murat, gris soleil près de l’acajou sombre des salers.


Pics, majesté, gentianes moutardées, campanules, papillons et là, dans l’herbe le chevreuil dont les jeunes bois dépassent à peine. Guetteur de l’ombre fraîche, sentinelle, c’est lui qui répandra la nouvelle :


« Elle est revenue chez nous et chez nous c’est aussi chez elle ! Bienvenue, on t’attendait tellement, on crevait de t’attendre… Tu sais, lui aussi il t’attend sous le granit, dans le caveau familial. Il voulait pas t’inquiéter, mais il se fait du souci… Non ne pleure pas déjà ! On est tous là pour t’aider, pour te rassurer, pour pas t’abandonner, pour te remplir… »

« On est là, là, là, là », répète l’écho des volcans au-dessus de la plaine.


Je ferme un instant les yeux pour ne pas chavirer sous le prodige. Si seulement les autres me prouvaient que je ne rêve pas… La jeune carmélite novice se tord le cou en détaillant un pic à la forme érotique. Mademoiselle Irène resserre son sac à main quand passe Julien, Marvin Gaye à fond les manettes aux écouteurs de son baladeur MP3.

Dordogne et Allier murmurantes me racontent leur histoire, couple impossible avec la Dore pour maîtresse au flanc droit et la Couze au flanc gauche.


« Et vous vous partagez comment ? »

« On partage pas, on se mélange… c’est pas pareil ! »


C’est l’Allier qui a parlé, le plus fort, l’homme, le pacha des sources, l’aguicheur de rivières.


« Saumon, truite fumée ce soir au menu, madame ! Produit naturel pêché ici. Et ne soyez pas en retard, je vous prie ! J’ai horreur des retouches maquillage, de la fermeture Éclair de la robe qui coince. Venez comme vous êtes ! Je vais vous en faire des souvenirs à user votre clavier à les raconter. Des beaux, des bien gras, des tout doux, des légers, des qui passeront l’hiver et qui vous mettront les idées en été. D’abord installez-vous, faites-vous confortable qu’on vous glougloute dans l’oreille et laissez monter. Même les larmes… ça parle de mer et c’est un peu le port que nous ne verrons pas… Allons ma chère, racontez-moi donc. Vous savez, on en a vu d’autres, depuis des siècles qu’on se répand sur ces terres, on en a accueilli des petites dames endeuillées qui croyaient plus pouvoir se relever et qui se sont relevées quand même ! Un sourire, juste un… là, à me planter entre les lys St Antoine et les bruyères, et un autre pour les iris d’eau finissants. Voyez, c’est simple ! »


J’ai les yeux qui me piquent. Ça déborde de partout, ça charrie un air ancien, peut-être le dernier qu’il écoutait avant de mourir de son infarctus massif.


Un sourire, ma merveille… le printemps est arrivé jusqu’ici… le palais de l’avenir… grâce à toi est devant moi, roucoule Natacha Atlas dans mes oreilles. Je vois son visage à lui sur la colline, les cheveux au vent, me guettant devant la maison près des fleurs jaunes et de la croix de bois.

Il a l’air libre, heureux, apaisé. La source chantonne, souligne la mélodie du vent et il me regarde avec ce petit air malicieux, aimant et bienveillant qu’il avait toujours. Je lui demande à brûle-pourpoint :


« Pourquoi, pourquoi tu n’as pas écouté tes cousins qui te disaient de faire voir ton cœur ? Tu me manques tellement ! Je me sens si désemparée, si seule depuis que tu n’es plus là. »


Un silence, un sourire doux et puis :


« Je sais… mais ça n’aurait pas changé grand-chose… Faut bien mourir d’un truc et puis je veille encore plus sur toi depuis que je suis là-haut, ma grande, je t’abandonnerai jamais. T’étais pas ma fille officielle mais tu sais que tu l’étais dans mon cœur et je sais aussi que j’étais devenu ton père. Moins que Dieu, évidemment, parce que çui-là c’est décidément un drôle de zig. Tu m’en parlais, avant, Maman aussi, mais j’y croyais pas. Je respectais mais sans vouloir y adhérer. Maintenant je sais. J’ai reconnu les sensations, l’amour, tout ce que tu me disais de Lui. Et je peux voyager partout. Je te suis, je suis à la fois sur la banquette et dans le paysage. T’as senti? La magie c’est aussi ça et je t’assure c’est super moins crevant qu’avec mes cannes ou la voiture. »


J’ai envie de rire à l’entendre, repousser les larmes qui roulent malgré moi. Je cherche un mouchoir dans mon sac. C’est complètement dingue de se faire interpeller par un mort dans un train. N’empêche, c’est réconfortant. Je me mouche bruyamment, tant pis pour la voisine concentrée sur ses mots croisés. Faut faire sortir le chagrin… Je dois avoir le nez rouge, des yeux de lapin russe et les cheveux en bataille. Intérêt à me refaire une beauté avant de revoir les amis venus m’attendre à la gare.



Le train stoppe sa course. C’est là que je descends entre limagne, vents et tournesols. J’attrape mes sacs, je regarde le quai mais personne ou plutôt si. Un grand gaillard qui s’avance l’air enjoué, les bras en avant. Pas besoin de se parler parce que lui aussi a les yeux en eau. La camarde, ça chamboule tout le monde, et celui qu’on avait en commun, c’était un chêne qui prenait sacrément de la place, mine de rien. Le vent agite les tournesols, le blé prêt à moissonner, le soleil caresse les pitons de lave, la terre remercie.


Tu es là… tu es venue… tout est bien.