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n° 11069Fiche technique20198 caractères20198
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31/12/06
Résumé:  Il existe des lieux où l'on a plus besoin de rien. Le genre d'endroit où vous pouvez respirer sans vous en rendre compte. Où les choses les plus simples reprennent leur dimension exacte, à la fois immuable et changeante.
Critères:  forêt campagne jardin voyage nonéro mélo
Auteur : Musea            Envoi mini-message

Série : In Memoriam

Chapitre 02 / 02
L'au-delà

Il existe des lieux où l’on a plus besoin de rien.

Le genre d’endroit où vous pouvez respirer sans vous en rendre compte. Où les choses les plus simples reprennent leur dimension exacte, à la fois immuable et changeante.


Elles en deviennent presque plus présentes finalement qu’à l’ordinaire.

Parce qu’alors vous les voyez ces choses telles qu’elles veulent se montrer à vous.

C’est votre rapport entier au monde qui tout à coup s’étoffe de mille couleurs, de mille parfums, devient tangible, s’ancre et vous fait tanguer, palpiter.


Vous sentez l’air, votre air, votre corps, les pores de votre peau, votre souffle plus clair ; votre place est là, sans que vous parveniez à savoir comment ou pourquoi.

La terre a rampé jusqu’à vous et s’est insinuée au creux de votre chair pour vous emplir d’elle.

Sournoisement, presque malgré vous. Vous ne pouvez pas protester parce que vous n’en avez pas envie, pas le courage… Le sentiment d’abandon est total.


J’écris "abandon" et je réalise à quel point ce mot, qui peut-être tellement déchirant, horrible, peut aussi être beau et apaisant. Une sorte de dualité à lui seul, de contradiction la plus absolue, la plus intime et la plus foudroyante. C’est l’amour et la mort, Éros et Thanatos mêlés. C’est finalement toute une vie, qui peut être résumée avec ce simple mot : abandon.


Par amour, on abandonne sa vie d’enfance pour s’abandonner dans les bras d’un homme, d’une femme, peut-être par la suite donner la vie et abandonner ses repères pour mieux devenir parent, puis grand-parent.


Chaque étape de l’existence est un abandon, une couche de soi qui tombe. Qui révèle une autre couche, puis une autre, sans que nous sachions, parfois, ce qu’ont été nos choix véritables dans cette affaire, ce que nous verrons de nous grâce à ce dénuement consenti.


Nous sommes pourtant arrivés nus au monde.

Malgré cela nous n’avons jamais fini de nous dévêtir jusqu’à la mort, et ce jusqu’à nos cendres.


Troublant, n’est-ce pas ? Surtout quand on pense à tous ceux qui font de leur vie une chasse impitoyable à la richesse matérielle, quitte à voler le bien des autres, quitte à tuer. Quel reniement de leur humanité ! Ils n’emporteront rien au bord de la tombe et pire, mais ils ne le savent pas, le peu qu’ils auront cru garder, tout ce qui flattait leur orgueil, leur sera enlevé.


Pour ceux qui s’abandonnent, comme moi aujourd’hui, au milieu de ces dépouillements successifs guidés par la nécessité, silencieux et solitaires - parce que l’âme, pour grandir, progresser dans la sagesse universelle, se doit d’être seule - il existe des moments et des endroits où vous reprenez des forces. Havres de paix où la nature vous réinvente, où chaque minute passée rend le cœur content.

D’être là et d’être bien. Hors du vacarme des rues, des conflits, de tout ce qui agite l’humain en énergie futile. La plénitude nous surprend alors que nous nous croyions si pauvres, si démunis de tout… et nous nous découvrons soudain si riches. Avec étonnement, totalement désarçonnés.


Ce miracle m’est arrivé plusieurs fois dans ma vie.

Et à chaque fois ce vertige, cette sorte de conscience, au-delà de la conscience…

Cette force étrange, magique, semble sourdre de très loin.

Elle est la voix des anciens, le réceptacle des souvenirs qu’on porte sans pourtant les connaître, elle plonge loin en nous, dans un ailleurs, un au-delà que nous n’entrevoyons qu’à ces rares instants. Prise directe avec le ciel et les anges. Compréhension immédiate des choses, du temps et des êtres. Du moment aussi.


Sans doute la raison pour laquelle je lui accorde un prix inestimable. Parce que cette émotion brute me relie à mon histoire, à mes ancêtres, à ce que je suis au plus intime, ce que j’étais, ce que je serai.

J’y éprouve l’enfant, l’adolescente, la femme en une seule âme, attentive à recevoir, réconciliée.



C’est pour retrouver cet émoi de l’au-delà des choses que je lui ai demandé de m’amener là-haut. De me conduire là où chante la source. Où poussent millepertuis, framboises sauvages et myrtilles, où s’épanouissent les digitales.

Une urgence folle alors qu’il n’y en avait plus, me prenait le cœur, le corps. Mes pieds s’agitaient dans la voiture, impatients de gagner les hauteurs.


Je regardais la Limagne s’étager de collines ornementées, de tours de guet, puis de sapins. Les routes nationales se changeaient en départementales, puis de plus en plus étroites se faisaient presque chemins vicinaux.


Je lui ai dit :



Il a souri avec indulgence. Il ne connaît pas cet aspect du pays. Cette sauvagerie le surprend à revers de lui-même, pourtant chasseur, épris de belle nature et d’émotions fortes.

C’est une autre Auvergne, celle des contes et des légendes. Je le débarque au pays des gobelins et des sorcières, des fées, bonnes ou méchantes. Ce n’est plus l’homme qui décide, c’est la montagne.


Sitôt franchie la Dore, les loups ne sont plus loin, fredonnait Murat.

C’est vrai. Même si l’on ne les entend plus que dans sa tête, tout peut arriver ici. Les pierres, les animaux, les arbres, les plantes vous parlent, parce qu’ils ne sont pas domestiqués. Parce qu’il suffit de tendre l’oreille pour les comprendre, c’en devient, tellement c’est fort, intimidant.



Il a dit ça d’une voix tonitruante, pour briser le silence en essayant de rire. Maladroitement. Un rire qui se moque de lui-même, de ce que je suis en train de lui faire faire, de ce voyage insensé.

Nous nous regardons un bref instant en souriant. Je le sens aussi ému que moi, peut-être plus. C’est lui qui conduit et pourtant c’est moi qui l’emmène dans mon univers.

Et ce n’est plus chez lui, c’est presque chez moi.



Dans la grande montée, je sens déjà la maison sourire. Elle sait. Le paysage sait. Je suis revenue. Les sapins le disent, les cloches des églises le répètent et les tourterelles le chantent au bord du chemin.

Nous traversons le bois, croisons les bûcherons qui terminent l’abattage d’une parcelle.

L’air sent bon le foin coupé, les fleurs et la sciure fraîche.

Je pense à ces bûches que j’ai montées pour lui l’an dernier, que j’ai alignées consciencieusement au mur de la cuisine, pendant toute une matinée et une après-midi. Je vois encore son regard bleu étonné de ce cadeau, cet amour immense qui déborde de partout et qui réchauffe mieux que la flambée de la cheminée. Des larmes montent avec le souvenir : son absence physique, cruelle et définitive me tord le ventre et le cœur.


Une main secourable et amie s’est posée sur la mienne :



Je hoche la tête sans répondre.

Il comprend, ébouriffe mes cheveux comme lui l’aurait fait.

Je vois la petite pancarte blanche se profiler sur le talus.



Il s’exécute, rentre les épaules, laisse l’émotion prendre toute la place. Il sait qu’à ce moment précis, je suis seule. Seule avec l’ombre de l’homme qui fut tellement le père que je n’ai pas eu, seule avec les souvenirs, la terre et tout ce qu’elle garde pour moi de vérité.

Il reconnaît la voix des choses, respecte le moment.


La ruelle du hameau est toujours aussi tortueuse. Le père Freygnial a oublié de cueillir ses tomates.

Et tout au bout, près de la croix, blanche, brune et rose, elle m’attend.

La voiture est encore devant la porte. Comme s’il était là. Et la lumière qui jaillit de l’arrière, c’est l’étoile de Noël que je lui avais peinte. « Mon porte-bonheur ! » aimait-il à répéter. Elle brille toujours, comme animée d’une vie propre.

C’est son signe de bienvenue, et un autre encore que ses chaussures devant le seuil. Et, dernier cadeau, les volets sont restés grands ouverts.

« Je serai toujours là pour toi ! » se plaisait-il à me répéter.

Il était là. La porte seule était fermée. Elle me rappelait que nous étions séparés.

Qu’il faudrait encore du temps avant de nous revoir. Mais qu’il serait là à m’attendre, là pour m’accueillir. Comme il le faisait aujourd’hui.


Il stoppe derrière la maison. Là où je lui ai dit d’aller.

Il attrape l’appareil photo sur la plage arrière et se laisse guider.

Je descends, le visage tourné vers la fenêtre de la cuisine. Je sens l’odeur de la maison : l’humide et le bois fumé.

Je suis sûre qu’il y a encore une boîte de cigares vanillés sur la table de chêne. Le petit renne est toujours accroché à la porte du placard.

Je contemple incrédule la tranche acidulée que j’avais collé l’été dernier sur le coin de la vitre afin de repousser les mouches.

Et j’entends encore sa voix, un peu chagrine :


« Mais pourquoi tu veux tuer ces bestioles ? Elles ne te font pas de mal. Faut bien qu’elles se nourrissent. Si elles se plaisent ici, laisse-les. On les chasse tellement ailleurs. Même les vaches les embêtent… »


Il avait aussi laissé le nid de guêpes dans l’encoignure de la porte de la cave et l’hiver s’était chargé de les déloger.

Mais on voyait encore un reste d’alvéoles grises contre les feuilles de vigne, preuve ultime d’amour. Et il y avait toujours son nom sur la boîte à lettres.


De grandes marguerites jaunes bordent la maison, entremêlées de millepertuis, qui colonisent peu à peu toute la montée.

Ceux-là m’ont accompagnée toute l’année, entretenu et cultivé mon espoir d’être ici. Compagnons d’attente, témoins de ma promesse muette.

Je regardais au bas de mon immeuble leurs feuilles s’affadir, se dissimuler sous l’aubépine, puis sous la neige, pour ensuite émerger à nouveau, fidèles et complices.

Les boutons jaunes grossissaient au printemps lorsqu’avril en traître emporta mes espoirs, brisant la vie d’un coup sec…

Les millepertuis pouvaient fleurir, offrir leur nectar apaisant aux bourdons se lovant dans leurs corolles.

Mon père de cœur n’était plus là pour m’accueillir près d’eux.

Alors qu’importaient les fleurs… Je ne pouvais plus les regarder sans les larmes et la rage, le cœur en déroute.


Et pourtant, j’étais de retour et je les contemplais, presque étonnée de mon audace en même temps qu’heureuse.

Heureuse de défier la camarde tel le brin d’herbe poussant malgré le bitume, entêté de vivre.

Heureuse de leur dire que je ne m’étais pas tout à fait résignée.

Que mon cœur avait pris le relais perdu par leur propriétaire pour insuffler l’énergie à ces lieux.

Pour les raconter, pour les faire vivre, leur donner d’autres printemps.

Déjà je partageais ce paradis, j’ouvrais les portes les plus secrètes à son ami, je remettais de la vie là où la mort voulait régner en maître.


La camarde est une chose tellement inexorable que certains gravent des cœurs sur les arbres, inventent des tas de choses pour l’éloigner, la repousser hors champ, hors cadre. À moi il suffisait d’être là. Là où je devais être.


Personne ne m’attendait que l’invisible, la nature en friche et la maison.

Vision désolée et dérisoire, misérable, auraient dit les grincheux.

Pourtant je me régalais du soleil, des volets ouverts, du rosier fleurissant, du cassis en devenir malgré les hautes herbes. Parce que je sentais cette présence aimante envelopper le paysage et me murmurer l’indicible.

Parce qu’il était là malgré tout avec moi, et que la camarde n’y pouvait rien.


La vue était toujours aussi belle. L’odeur, celle des toujours, emplissait mes narines. J’attrapais confusément tout ce que je pouvais serrer contre mon cœur, enfouir dans ma mémoire : l’arrondi des prés en contrebas, les noyers, les sapins, et au loin le Forez, rempart de force et de courage dans l’azur.


Un soupir immense délivré de l’attente, de la peur, monte de moi, bulle irisée rejoignant les cieux. Je me tourne vers l’ami découvrant les lieux. Je le vois étourdi d’air pur, grisé de ces mille et une petites choses insignifiantes et magnifiques qui font du soleil pour les jours gris. Comme moi il remplit sa besace. Lentement, avec l’émerveillement des premières fois.


Hier et demain se mélangent. J’entends les rires d’enfants sous le tilleul, le roulis des boules de pétanque sur le chemin forestier, le crépitement de la pluie sur les feuilles de ronces en attente de mûres, le jappement amical de Sheila, la bourrasque des jours de neige.

Et puis juste en dessous, le glouglou de la source parmi les chants d’oiseaux.


Sa main dans la mienne, je descends jusqu’au bassin de pierre.



Il reprend une gorgée. La savoure, en contemplant les prés fleuris.



Il a caressé ma main, les larmes aux yeux. Il sait déjà ce que je ne lui dirai pas.


Nous descendons sur la route en bordure des prés, longeons les merisiers qui offrent encore quelques fruits et passons le corral.

Je cours jusqu’au vieux noyer que j’étreins affectueusement :



Je retrouve ma place à ses pieds, ma vue de peintre, le paysage qui se donne. Je reconnais l’ombre douce, les troncs bruns et hauts, la caresse jaune sur les cimes.

Ils ont déboisé un peu sur la colline d’en face. Mais ça ne fait rien ! Tout est là de nouveau. Tout est à sa place et moi aussi.


« Je te donnerai l’au-delà du monde », m’avais-tu dit…

L’au-delà, je l’ai trouvé ici.

Chez toi est devenu, par la magie de ta maison et de la nature environnante, sauvage et féérique, chez moi : le meilleur de l’enfance que j’ai eu s’est déroulé ici, mes racines profondes, familiales ont grandi dans ces paysages et la femme que je suis y a passé ses plus belles vacances auprès des siens.


Tu es ce que j’ai de plus cher, de plus beau à transmettre, homme qui te croyait sans famille. J’étais ton enfant secrète, celle qui comprenait sans parler tes chagrins, tes joies, tes peurs. Tu étais mon père, celui que j’avais choisi parmi ceux qui m’aidèrent à grandir.


Aujourd’hui que tu n’es plus là pour me montrer les choses, je voudrais garder cet endroit où tu posas tes valises et tes derniers regards. Non pas pour en faire un sanctuaire mais pour le perpétuer.

Le faire connaître et aimer à Raphaël et Nina, l’ouvrir aux amis, y planter d’autres arbres, cultiver un jardin potager, faire de ces lieux un abri de famille en cas de coup dur.


La maison semble d’accord. Un rayon de soleil frappe la vitre de ma chambre comme un clin d’œil complice.

« Je t’attendrai le temps qu’il faudra ! Ne t’inquiète de rien. Nous nous retrouverons ! Parce que je t’ai choisie pour prendre soin de moi. Parce qu’ici tu seras toujours chez toi ! »


Un soupir entre peur et espoir. Le vent vif et malicieux gonfle ma jupe.

« Va préparer l’avenir pour nous ! Va ! Tu ne voudrais pas le décevoir, n’est-ce pas ? »


Je me lève. Une silhouette en pull bleu près de la maison me fait signe, venue de nulle part. Cheveux gris et large sourire, yeux délavés pleins de tendresse :

« J’ai confiance en toi, je sais que tu y arriveras ! Je suis toujours là et je veille ici, chez toi, et là-bas. Rien n’a changé ma chérie. La mort n’a pas gagné puisque je suis là. Puisque tu es venue me retrouver. Alors ne t’inquiète pas. Fais tout pour avancer tes projets. Je serai à tes côtés par les amis que j’ai placé autour de toi pour te défendre. Ensemble vous vaincrez parce que votre combat est juste. Parce que la beauté gagnera toujours contre la haine. Aie confiance en moi, ma petite fille, aie confiance en la vie ! Je t’aime et ça, rien ni personne ne pourra te le prendre. »

L’écho répète sa voix tandis que la silhouette disparaît, fumée bleue dans le soleil.


Deux mains sur mes épaules, un baiser sur ma joue trempée de larmes :



Je n’en ai aucune envie mais je sais qu’il le faut.

Pour lui. Pour la maison. Pour moi aussi.

L’air important, il tapote l’appareil photo comme un coffre au trésor :



Et puis tu sais que je suis là aussi, hein ?



Cette fois, c’est moi qui prends ses mains pour l’empêcher de pleurer.

C’est moi qui serre ce grand gaillard dans mes bras, chaviré du cadeau post-mortem de son ami, de sa présence immobile dans le paysage.



Nous remontons le sentier épaule contre épaule jusqu’à la voiture, quittons ces lieux que le soleil de juillet inonde, apaisés, vivifiés.

Je reviendrai c’est certain, seule ou avec l’homme. Mais que le temps va me sembler long, d’ici à la prochaine fois.



La Limagne à nouveau gagne sur la forêt.

Les tournesols alternent avec les blés ondoyants.

Bientôt le village et le pain à prendre chez le boulanger.

Puis la maison croulant sous les roses et les géraniums. Les pinsons et le merle attablés dans le cerisier de la mère Pelat.


Dans la salle à manger, la comtoise ancienne s’est arrêtée à l’heure où nous repartions de là-haut. D’un geste sûr et quelques tours de manivelle, il relance le balancier et d’une voix rauque :