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Temps de lecture estimé : 27 mn
12/03/08
Résumé:  Le gantier a pris peur. Il s'est enfui, par crainte de noyer son art dans Marion. Mais peut-il l'oublier ? Peut-il se passer de son insaisissable regard ? La reconquête sera difficile, et chacun devra comprendre et accepter l'autre.
Critères:  fh amour dispute cérébral rasage nonéro -amourpass -consoler -lieuxpubl
Auteur : Isilwen            Envoi mini-message

Série : Les Mains Gantées

Chapitre 05 / 05
L'exposition

NB : Ce chapitre n’est pas dissociable du reste de la série. Le résumé ne peut que situer les personnages et l’action, il ne lui est pas possible de traduire la totalité de leurs sentiments.


La lecture des épisodes précédents est donc souhaitable, sinon recommandée.






Résumé


Une paire de gants usés. Une simple paire de gants à remplacer, une ganterie repérée par hasard, une porte ouverte sur le parfum du cuir. Et c’est la rencontre. Le coup de foudre immédiat, sauvage, irrésistible, l’attirance absolue et réciproque entre deux êtres, Marion et Raphaël.


Commence alors un long jeu de séduction. Si leurs corps succombent vite l’un à l’autre, si l’attraction les fait se rejoindre dans une passion torride, leurs âmes hésitent… Et c’est le temps des rendez-vous, des rencontres, des joutes oratoires et des défaites charnelles, des retrouvailles et des séparations. Invariablement, Raphaël quitte Marion au petit matin, s’enferme dans son atelier de sculpteur où il poursuit un rêve fou, une obsession nouvelle.


Marion décide d’immortaliser le souvenir de sa relation avec Raphaël, puisque celui-ci ne semble pas vouloir s’engager. Elle le convie en un lieu où elle se donne entièrement à lui, conduisant leur danse amoureuse du début jusqu’à la fin, inversant les rôles de l’homme et de la femme dans un tango charnel, qu’un ami photographe est chargé de figer sur papier.


Et l’improbable se produit, l’impossible survient. Une des photos révèle, par le regard de Marion et les larmes qu’elle laisse échapper, l’intensité et la profondeur de son amour pour Raphaël. Marion déchire cette photo, mais Raphaël en obtient une copie du photographe, et reste sans voix. Il comprend l’amour de Marion, mais refuse d’abandonner, de renoncer à poursuivre son rêve de pierre.


Marion réalise qu’elle ne peut se passer de Raphaël et, tandis que celui-ci s’interroge et tente encore de plier la pierre à sa volonté, elle décide de prendre l’initiative et de se révéler à lui. Elle convie son amant dans le décor minéral des Calanques, et lui fait comprendre son amour, son besoin d’être avec lui. Les amants passent une nuit merveilleuse chez Marion mais, au petit matin, encore une fois, Raphaël s’enfuit…








Épisode 5 : L’exposition



Partie 11

Aléas




Elle reste immobile sur les marches, portée par ses paquets plus que ne les portant. Son sang était glacé et sa pensée unique : il était parti. Marion faillit en lâcher ses commissions.


Marche à marche cependant, elle finit de monter ce qu’il a dévalé, à une vitesse inversement proportionnelle à celle de Raphaël. Elle pousse la porte de son appartement qu’il n’a pas même fermée correctement. Du talon, elle la claque et, sans enlever son manteau, s’assied sur le canapé, comme hébétée. Elle regarde ses mains en partie engourdies du poids des paquets, comme si le sang ne circulait pas et refusait maintenant de le faire.


Choquée, elle revoit la nuit qu’ils ont passée, la tendresse stupide du regard qu’elle a posé sur lui en se réveillant, le sourire qu’elle arborait en faisant ses courses pour le petit-déjeuner, l’émotion qui faisait vibrer son corps. « Mais quelle conne ! » dit-elle tout haut. Son sang circule de nouveau, mais au rythme de sa colère.


Elle regarde avec dépit ses victuailles. Une vague la soulève, qu’elle réussit à refouler. Pas question de pleurer ni de s’appesantir sur sa propre naïveté. Ils avaient passé du bon temps ensemble, « il ne fallait pas s’attendre à autre chose » murmure sa petite voix intérieure, parfois terriblement cynique.


Elle décroche son téléphone et compose ce numéro qu’elle connaît si bien. Trois sonneries, une voix éraillée au bout du fil. Émilie, sa meilleure amie, vient de se réveiller, comme le pensait Marion.




---oooOooo---



Émilie arriva comme prévu et ce fut parti pour de longues heures de conversation, dont seules les femmes ont le secret.


Marion ne lui avait pas parlé de Raphaël. Elle ne craignait pas la désapprobation de son amie, mais certaines choses ne peuvent être un sujet de conversation. Marion souhaitait garder ses émotions et ses souvenirs pour elle, comme dans un coffre aux trésors, tant ce qu’elle gardait de lui était intense, bouillonnant, beau. Cette beauté devait rester à l’abri de son cœur.


Elle craignait aussi de s’effondrer, tant elle ne comprenait pas son attitude. Marion avait lavé la tasse de son gantier et trouvé son mégot. Il avait donc pris le temps de faire du café – et vu la quantité restante dans la cafetière, il en avait prévu pour deux – avait ensuite fumé une demi-cigarette et enfin s’était enfui comme un voleur. Quelque chose ne collait pas…


Le soir, elles se retrouvèrent au Pub pour regarder un match de rugby, commentant aussi bien les actions que la musculature des joueurs, ce qui exaspérait les autres spectateurs… Marion rentra satisfaite chez elle, après cette bonne soirée. Mais en se mettant au lit, elle retrouva le parfum de Raphaël qui avait imprégné les draps. Tabac, cuir et une note de muguet. Le parfum d’un grand couturier. Qui lui allait comme un gant… Furieuse, elle arracha les draps, les jeta dans un coin de la chambre, sortit son duvet et se glissa à l’intérieur pour s’y endormir en pleurant de rage.



---oooOooo---



Le lendemain matin, cinq heures, son réveil fit son office. Dans quatre heures, elle aurait à négocier un important dossier. Maniaque, elle en relut les éléments jusqu’à le connaître dans les moindres détails. Elle prit sa douche, ajusta sa manucure de quelques coups de lime à ongles, choisit avec soin un chemisier noir cintré qui la mettait bien en valeur, mais de façon discrète. Pantalon noir également, évasé aux chevilles qui la grandissait encore et qui donnait une impression de stabilité. Si elle voulait négocier, il ne fallait pas attirer l’attention sur autre chose que son discours. Elle noua ses cheveux en demi-queue, formant un petit chignon. Maquillage habituel, juste de quoi souligner son regard, afin d’appuyer ses mots, un collier formé d’un simple disque de jade au creux de sa gorge et un nuage de son parfum préféré. Tout cela ne lui prit que quelques minutes, et faisait de Marion une jolie négociatrice, sympathique mais aussi distante, à laquelle il serait difficile de tenir tête. Ce qui l’arrangeait.


Elle se plaça devant son miroir et s’adressa un beau sourire victorieux en enfilant sa veste. Mais ce matin-là, elle n’y lisait pas la même conviction que de coutume. Elle mit son écharpe, mais pas ses gants. En les voyant, elle sentit le trouble intolérable de son cœur. « Pas maintenant », se dit-elle.


Remontant son col, elle prit une grande inspiration, ferma les yeux un instant et fit le vide en elle. Quand elle les rouvrit, le regard clair, tout le dossier en tête, un sourire aux lèvres, elle partit déterminée, concentrée.


En chemin, elle ne réalisa même pas que son chemin l’amenait à proximité de la ganterie de Raphaël.



---oooOooo---



Le gantier quant à lui avait laissé le magasin fermé. Dans l’arrière-boutique, depuis deux jours, le maillet et le ciseau plat dans les mains, face à la pierre, il hésitait. Plongé dans ses pensées, il ne savait plus comment manier ses outils. Il passait des heures assis sur son tabouret, comme abruti, tiré de sa torpeur uniquement par la brûlure de la cigarette entre ses doigts, désespérée d’avoir été allumée sans être fumée.


Alors il se relevait, faisait quelques pas dans son atelier, prenait ses outils, inspiré, déterminé, mais au moment de donner le premier coup de gradine, l’hésitation… Il abaissait alors la masse, lâchait son ciseau et roulait une nouvelle cigarette. En fait, Raphaël en allumait beaucoup, par habitude, mais ne les fumait pas, par oubli.


Il portait toujours les mêmes vêtements que le samedi. Il avait grignoté un peu de pain, bu des litres de café et frottait ses yeux rougis par le manque de sommeil. Il était dans l’obscurité créative, Perluette ne pouvait plus lui montrer la voie de la lumière. Chaque direction qu’il prenait le menait à un mur sur lequel il butait mollement. Il se sentait petit, fragile, devant cette idée qui le terrifiait, il ne savait comment sortir du labyrinthe de cette évidence.


Nouvelle brûlure sur les doigts, rappel à la réalité. Comme brutalement tiré d’un songe, il se regarda dans un miroir. Une tête à faire peur, les cheveux en bataille, les traits décomposés. « Si elle me voyait comme ça… » pensa-t-il.


Et tout comme l’avait fait Marion au petit jour, il se secoua. Il monta à son appartement situé au-dessus de la boutique, où il mit un repas en route tandis qu’il allait se doucher. Décrassé, il déjeuna et fila sous la couette. Il avait refusé de dormir pour ne pas rêver d’elle ; il dormirait maintenant pour la fuir.



---oooOooo---



Raphaël sombrait dans le sommeil au moment où Marion serrait la main de son rendez-vous du matin.


Plus nerveuse qu’à son habitude, elle oublia de lui proposer un café en le conduisant vers son bureau, et ce fut lui qui le réclama. Déstabilisée, elle alla lui chercher elle-même, le temps de reprendre une contenance. Sourire de la secrétaire devant la cafetière, qui lui fit remarquer ses traits tirés :



Déception de la secrétaire qui, une fois de plus, allait lui dire qu’elle travaillait trop quand le directeur l’interrompit :



Rire commun. Elle tenait enfin la chance de partir. Trois ans qu’elle bossait pour ça. Elle l’aurait, cette remise ! Grande inspiration et retour dans la fosse aux lions.


Plusieurs dizaines de minutes plus tard, après avoir pris congé, elle s’écroula dans son fauteuil, qu’elle inclina tout en mettant les pieds sur le bureau. « Je vais partir ! Ça y est ! ». Et les larmes trop longtemps contenues roulèrent sur ses joues.



---oooOooo---



Une semaine passa. La ganterie était à nouveau ouverte, Raphaël y avait repris son règne souriant.


Il s’était endormi dans un songe agité voilà plusieurs jours. Il avait affronté son angoisse dans le sommeil, vivant sous sa couette toutes les solutions qui pouvaient s’offrir à lui, rêvant celles auxquelles éveillé il n’avait pas songé. En ouvrant les yeux, il savait ce qu’il devait faire.


C’était un quitte ou double.



---oooOooo---



Marion travaillait un peu moins, pour avoir le temps de faire du sport. Elle devait à tout prix être dans une forme physique irréprochable pour partir, aussi courait-elle deux heures tous les matins. Elle avalait les kilomètres, visualisant mentalement son objectif, courant après. Par moments, le souvenir de Raphaël parasitait sa concentration. Alors elle s’arrêtait, faisait des étirements contre une souche d’arbre, puis reprenait sa course obstinée.


Elle courait dans ce parc depuis près d’une dizaine d’années. Elle en connaissait tous les recoins et aussi les habitués, qu’elle saluait d’un signe de la main.


Elle ne courait pas sur les sentiers, mais à travers le sous-bois. La jeune femme aimait sentir ses articulations craquer sur le terrain accidenté ; elle se forçait à un pas léger, des enjambées de géante, des accélérations et décélérations brutales, mettant son cœur à l’épreuve. Elle fit une petite pause au sommet d’une butte, satisfaite. Elle aimait cette sensation de mécanique bien huilée.


Elle reprit sa course en direction du sentier. Quelques mètres plus loin, elle croisa un promeneur qui portait le même parfum que son gantier. Elle reçut cette enivrante fragrance comme une gifle magistrale, et ses effets furent les mêmes. Stoppant net sa course, elle appuya ses mains sur ses genoux, le souffle coupé. Sa gorge se resserra à l’étrangler, elle cherchait son air, ses yeux s’embuèrent. En pestant contre elle-même, elle repartit en marchant, consciente qu’elle n’arriverait plus à courir, prise à la gorge par son souvenir.


Elle se refroidissait rapidement dans l’air glacial et mordant qui gelait la sueur sur son front, dans son dos, entre ses seins. Ses pas s’accéléraient, elle voulait rentrer chez elle, se mettre sous une douche chaude, noyer ses larmes sous l’eau, oublier sa propre naïveté.


En arrivant chez elle, Marion trouva une enveloppe portant simplement son prénom, tracé à la plume d’une écriture raffinée. Elle prit le parti de ne l‘ouvrir qu’une fois dans son appartement, devant une tasse de thé. Elle mit la bouilloire en route et entra dans la douche. En passant le savon sur son sein, elle sentit son cœur cogner dans sa poitrine. C’était lui, elle en était sûre. Mais que lui écrivait-il ?


Une fois séchée et habillée de vêtements amples et confortables, elle fit infuser son thé, prit la lettre et se cala dans son canapé. Elle décacheta l’enveloppe pour y lire ceci :



Marion,


Voudras-tu me pardonner ma conduite de l’autre jour ? J’ose l’espérer.


Si tu le désires, samedi soir prochain, je viendrais chez toi. Si tu ne souhaites pas me revoir, ferme les volets de ton salon. Ainsi, je ne sonnerai pas chez toi et t’épargnerai la gêne de m’éconduire… Et à moi la honte d’insister.


Raphaël.


PS : Si tu acceptes, prévois une tenue de soirée.



Après cette lecture, Marion resta un instant sans savoir quoi penser. Elle relut encore et encore ce message un peu fou. Ses pensées se bousculaient, mais une idée s’imposait à elle, insidieuse et impérieuse à la fois : elle ouvrirait même ses fenêtres en grand, pour rapprocher la date du rendez-vous.


Délaissant la lettre, elle renversa sa tête en arrière contre le dossier moelleux. La gorge ainsi offerte, elle pensait à lui. Ce serait si doux qu’il soit déjà là, sa bouche couvrant son cou, sa nuque, ses lèvres de baisers… Elle laissait libre cours à ses pensées, comme si elle déroulait un film mental. Soudain, la bobine du fantasme eut un cahot, la tête de lecture frottant contre la pellicule endommagée, elle chauffait, brûlait jusqu’à s’arrêter dans un crissement : il s’était enfui de chez elle ! Et pas une seule explication ! Elle lança la lettre au travers de la pièce.



Mais alors qu’elle fulminait, elle dut reconnaître que c’était bien cette audace qui l’avait séduite, au départ… Elle l’attendrait donc, comme il le lui avait demandé, mais elle le forcerait à s’expliquer.





Partie 12

Prélude



La semaine suivante se déroula comme à l’accoutumée, si ce n’est que Marion courait désormais avec une sérénité retrouvée, quelque chose qui semblait en revanche faire défaut à Raphaël. Tandis qu’elle avalait les kilomètres, heureuse, lui attendait. La journée, à l’abri de son magasin, et le soir, près de chez elle, guettant éperdument ses fenêtres.


Mercredi, surpris qu’à vingt et une heures les lumières soient déjà éteintes, il vit une ombre se faufiler et entrer rapidement dans l’immeuble. Quelques minutes après, une lueur dans le salon lui apporta autant de chaleur qu’un feu de bois crépitant. Un instant, il avait été saisi à la fois d’inquiétude et de jalousie. Mais elle était rentrée finalement. Elle avait dû s’attarder au bureau.


Il resta là encore une bonne heure, jusqu’à l’extinction des feux. Lui souhaitant alors intérieurement une bonne et agréable nuit, il s’en retourna vers son appartement.


Il avait compris qu’il lui fallait poser sa massette et ses burins. Ses mains gorgées de sensations, son esprit hanté de pensées fiévreuses le rendaient incapable d’ajuster ses coups. Une certaine paix intérieure était la condition vitale, indispensable, absolue pour lui permettre d’être au sommet de son art. Allait-il la trouver samedi ? Peut-être.


La semaine finit par s’écouler pour lui aussi, dans un calme fragile. Samedi, un peu avant vingt heures, devant son miroir, il ajustait le col de sa chemise. Il lui avait demandé une tenue élégante, lui aussi le serait. Il avait même décidé de laisser pousser sa barbe qu’il avait cependant taillée court, se souvenant que Marion semblait avoir apprécié. Peut-être pour rien. Les volets seraient-ils clos ? Il se passa la main dans ses cheveux, massa son crâne, espérant chasser cette crainte qui l’habitait depuis qu’il avait écrit cette lettre.


Il noua sa cravate, exercice qu’il trouvait encore périlleux mais qui lui changea les idées. Entièrement vêtu de noir, il se sentait à son avantage, cette tenue mettait en valeur son visage et ses mains. Marion aimerait-elle ?


Dans l’entrée, la main sur la poignée, il eut une dernière hésitation. Il se retourna brusquement, fouilla le premier tiroir de la commode du salon et en tira un écrin, qu’il glissa dans la poche intérieure de sa veste.


Au-dehors, il se força à marcher lentement. Empruntant ce même trajet qu’ils avaient fait ensemble en sortant du restaurant, il regardait les gens qui couraient presque. La nuit était tombée sur la ville depuis quelques heures et, malgré les lumières municipales, il ne voyait que des ombres furtives, demi-personnes, à moitié avalées par des écharpes remontées au plus haut ou des bonnets descendus jusqu’aux sourcils, comme animés d’une volonté cannibale.


Bien que son pas fût lent, il arrivait déjà au début de la rue où vivait Marion. Le cœur battant à tout rompre, il traversa la voie, parcourut une dernière centaine de mètres. Il se mit face à l’immeuble et, très lentement, il leva les yeux sur le salon de la jeune femme ; premier étage, deuxième, troisième – souffle coupé – quatrième étage : illuminé.


Illuminé !


Alors son visage perdit cette crispation qu’il voyait si souvent dans le miroir depuis quelques jours. Souriant, riant presque de joie, il traversa à nouveau la rue et sonna, fébrile.


Marion actionna l’ouvre-porte et il gravit les escaliers dans un seul élan.


Au quatrième étage, Raphaël poussa la porte de l’appartement, l’ouvrant sur le salon plongé mystérieusement dans la pénombre.



Il s’exécuta.



Elle était glaciale.



Un long moment s’écoula : Marion ne s’était pas attendue à cela, mais surtout elle ressentait à présent une peur au fond d’elle-même, celle de connaître la réponse. Elle devait rompre ce silence, qui tournait à son avantage à lui, ce qu’elle perçut en entendant le souffle de plus en plus précipité de son gantier. Elle reprit la parole :



Et il s’approcha d’elle pour l’enlacer. Marion se laissa faire, gardant cependant sa rigidité. Elle sentit ses mains courir sur elle avec un mélange d’avidité et de tendresse. La jeune femme passa alors une main dans ses cheveux et lui demanda à voix très basse, comme honteuse de ce qu’elle disait, de ne plus partir comme ça. Il ne fit aucune réponse à cette requête, parce qu’en réalité il ne savait que dire. Dans son esprit, cela ne dépendait plus que d’elle maintenant.


Le visage enfoui dans son cou, Marion ressentit cruellement ce silence. Elle aurait dû le repousser, insister, mais il lui était plus facile de s’abandonner à lui une fois encore, oubliant pour quelques secondes sa propre demande, s’efforçant de jouir de l’instant présent. Elle lui refusa pourtant ses lèvres, muselant son propre désir. Elle ne pouvait lui pardonner si facilement.


Il continua quelques instants encore à respirer le parfum de sa peau, avant de se reculer pour l’admirer, bien que déçu qu’elle ne soit pas vêtue pour sortir.



Au moment où elle enfilait son peignoir, Raphaël poussa doucement la porte, qu’elle avait laissée entrouverte.



Il fit couler de l’eau chaude dans le lavabo et y déposa le rasoir, pour réchauffer la lame. Il la prit dans ses bras, une main sous le peignoir, au bas de son dos, pour l’attirer contre lui. Il voulut l’embrasser, mais d’un ton mi-amusé mi-sérieux elle lui dit qu’il aurait droit à ses lèvres une fois le travail terminé. Raphaël fit glisser sa main de ses reins à ses fesses, puis sa cuisse, et enfin son genou, qu’il releva pour déposer son pied sur le rebord de la baignoire.


Il se recula, ôta sa veste, son gilet, rejeta sa cravate sur son épaule et retroussa les manches de sa chemise. Marion, immobile, statue semi-écartelée, le regardait se préparer. Les muscles saillants sous la fine étoffe étaient une délicieuse torture. Rester ainsi, alors qu’elle mourait d’envie de se jeter sur lui.


Il couvrit rapidement sa jambe de mousse puis, d’un geste précis et avec une douceur infinie, il passa la lame coupante sur sa jambe, remontant lentement de la cheville très haut sur sa cuisse, terminant chaque face par une légère caresse qui vérifiait que le résultat était lisse, sans défaut. Comme s’il polissait l’un de ses marbres… Il lui demanda de changer d’appui et traita l’autre jambe de la même façon. Elle frémit sous la douceur de ses doigts d’artiste. Il s’interrompit, se recula d’un pas, et mit du savon au creux de sa main avant de recueillir un peu d’eau brûlante. Ainsi savonné, il frôla le visage de Marion de sa joue, tout en dirigeant sa main vers son sexe. Elle était déjà humide.



Elle rougit de son excitation, surtout qu’il avait l’air de parfaitement se maîtriser, lui ! Il continua à masser les grandes lèvres, à pleines mains, remontant parfois entre les globes fermes jusqu’au creux de son dos. Marion, malgré elle, amorça de petits mouvements de son bassin, qu’amplifia un peu Raphaël avec sa main, avant de se retirer.



Prenant le rasoir, il s’agenouilla devant cette toison devenue blanche de savon et commença à œuvrer. Affinant un peu plus la bande qu’avait dessinée Marion, il descendit pour enlever complètement les poils sur les grandes lèvres. Elle sentait les mouvements de la lame sur son sexe, coupant avec délicatesse ceux qui étaient devenus indésirables, ainsi que les doigts du gantier qui ouvraient pour mieux le dévoiler le haut de ses grandes lèvres.


Raphaël la fit se retourner pour s’attaquer à cette vallée qu’elle lui avait offerte par défi et par jeu lors de leur première nuit.


Il avait remonté le peignoir sur ses reins, faisant appuyer ses mains sur le rebord de la baignoire, et la laissa comme ça, le temps de rincer la lame. Le gantier fit couler ensuite un peu d’eau entre ses fesses, elle se cambra. Il écarta alors les lobes d’une main, et la lame glissa à nouveau, rapidement


Il la redressa, et dos à elle, fit glisser le peignoir à terre. Ouvrant l’eau dans la douche, il s’assura de la température, avant de la faire entrer à l’intérieur du bac. La vapeur montait, comme l’excitation de Marion qui sentait le jet entre ses cuisses, peut-être même trop insistant d’ailleurs. Son souffle s’accélérait, Raphaël appuyait la douchette contre le mont de Vénus. « Un peu plus bas », pensa-t-elle. Elle se mit sur la pointe des pieds pour atteindre le jet, mais il le retira après seulement quelques secondes :



Il coupa l’eau et lui donna la main pour sortir du bac. Il l’enveloppa d’une grande serviette, séchant lui-même délicatement, avec un soin infini, chaque parcelle de son corps. Marion remarqua qu’il était fébrile et attentif aux moindres détails. Il rajusta d’un petit coup de lame le rectangle à présent parfait de sa toison.



Il noua lui-même les grandes boucles brunes en un chignon lâche, la parfuma, découvrant ainsi le nom de sa fragrance, et lui passa sa longue robe de cocktail. Il apprécia qu’elle soit fendue jusqu’à mi-cuisse et s’empressa de déposer quelques baisers sur sa peau pendant qu’il habillait ses pieds d’une paire d’escarpins à hauts talons



Elle hésitait à protester quand il la fit taire d’un baiser.


Regardant l’heure au réveil de la chambre, il se hâta. Déjà près de vingt et une heures ! Il se rhabilla, enfila sa veste, et drapa Marion dans une cape de laine noire. Elle était magnifique. Il sortit alors de la poche intérieure le lourd écrin qu’il y avait glissé en partant de chez lui. L’ouvrant lentement, avec précautions, il le tourna vers elle pour lui présenter son contenu comme une offrande.



L’écrin contenait une superbe torque, délicatement ouvragée.



Sans répondre, Marion le regarda avec émotion, touchée par son attention. Alors il habilla sa gorge du lourd collier, le disposant lentement, avec soin, pour que l’éclat du bijou capte et amplifie encore le regard de Marion.


Il se recula pour l’admirer. Les mots lui manquaient, seuls ses yeux s’embuèrent. Elle le remarqua aussi. Attrapant leurs manteaux, elle lui dit :



Et ils se glissèrent dans la nuit glacée.





Partie 13

Révélations



En montant dans un taxi au bas de la rue, Marion ignorait toujours où ils allaient. Pour Raphaël, chaque kilomètre était une somme d’impatiences. Il aurait voulu y être déjà, ou n’avoir jamais eu cette idée.


Ils filaient sur l’asphalte sans un mot quand Raphaël chercha la main de Marion sur la banquette. Elle avait beau être furieuse après lui, elle était émue de sentir le cuir des gants de son amant sur sa peau. Elle le laissa envelopper sa main de la sienne. Il soupira de soulagement.



Il en drapa le visage de Marion, finissant en un nœud élégant qui reposait sur son chignon. La jeune femme voyait au travers, aussi se retint-elle de le questionner tout de suite. Plus tard, peut-être…


Il fit le tour de la voiture pour lui ouvrir la portière. Ils se trouvaient devant une galerie d’Art. Curieuse, elle interrogea Raphaël :



Marion connaissait de réputation cette galerie d’avant-garde, presque expérimentale, mais elle n’y était jamais venue. Comme beaucoup de gens, elle se sentait désarmée devant l’art moderne, n’arrivant pas à en comprendre les codes – ou l’absence de codes. Il lui prit le bras et l’entraîna vers l’intérieur.


De nombreuses personnes saluaient Raphaël, auxquelles il adressait un « bonsoir » cordial sans pour autant s’arrêter. Inquiet, soucieux, il n’était pas en état d’affronter une conversation mondaine. Marion était émue qu’il l’emmène ici, dans un lieu où il allait enfin lever le voile sur son travail, qu’il avait toujours refusé de lui montrer. Il y semblait connu et apprécié. De nombreux visiteurs se tournaient sur leur passage, et de discrets saluts étaient échangés.


Elle balayait la pièce du regard, à la recherche d’une statue, fouillant la foule. Mais derrière les gens assemblés en petits groupes, une coupe de champagne à la main, point d’œuvre d’art. Un nouveau concept ? Une exposition sans rien à exposer ? Elle serra sa main sur le bras de Raphaël, mal à l’aise d’autant qu’ils traversaient la pièce au pas de course.




Intriguée, elle releva un sourcil mais il prit grand soin de ne pas croiser son regard. Ils arrivèrent devant une double porte fermée, gardée par un couple, qui lui sembla être les propriétaires de la galerie, souriants à Raphaël à s’en décrocher les mâchoires.



Il prit une grande inspiration en ouvrant à demi la porte, soucieux que les regards curieux du public ne s’y infiltrent pas. Il fit passer Marion la première et se coula derrière elle. Marion resta plantée à l’entrée, le souffle coupé. Raphaël passa doucement à son côté :



Elle ne répondit pas, muette de surprise. Alors, il entreprit de la pousser doucement, avec tendresse, dans la pièce plongée dans une semi-obscurité. Leurs pas étaient lents et coordonnés comme lors du tango, deux ombres glissant ensemble dans le clair-obscur entre les sculptures, miroirs flatteurs mais morcelés de Marion. Les socles disposés en arc de cercle donnaient à la jeune femme une impression de vagues d’écho, d’ondes de résonance à partir de celui, très grand et très vide, nota-t-elle, qui occupait le fond de la salle. S’en rapprochant, elle reconnut que ce n’était pas un socle, mais une pyramide de satin noir, dont le sommet tronqué en faisait un piédestal. Ils en rejoignirent le sommet par un petit escalier dérobé entouré de tentures noires opaques.


De là, Marion contemplait avec une langueur confuse ses propres formes, sa propre académie, inscrite en ces roches merveilleusement taillées, dont le polissage parfait reflétait les dorures des mécanismes des pianos disposés de part et d’autre de l’estrade. Raphaël déposa un baiser sur son épaule, au creux de son cou, humant encore une fois son parfum si délicat à la base de ses cheveux.



Elle entendait les mots de son amant, elle sentait ses gestes, mais elle était trop absorbée par les œuvres pour faire le moindre mouvement.



Que cette phrase lui paraissait étrange… photographe ? cacher son visage ? Rien n’avait de sens. Le sculpteur la drapa dans une étoffe noire et, la guidant de ses mains, fléchissant avec elle ses jambes, il la conduisit jusqu’à ce qu’ils soient tous deux à genoux. Surprise, puis décontenancée lorsqu’elle avait senti le tissu l’envelopper, elle dégagea la main que Raphaël avait saisie pour la placer selon son souhait.



Elle rassembla le drapé sur elle, prise dans une vague de froide tristesse teintée de déception. Elle se refusait à prononcer le moindre mot. Comment lui exprimer la boule qui venait de se former dans sa gorge, à l’étouffer ? Elle se sentait stupide, pétrifiée à nouveau, comme lorsqu’il l’avait bousculée dans les escaliers…


Le sculpteur effleura rapidement son dos de sa main gantée avant de se dégager à regret. Il se dirigea vers la porte à grandes enjambées, et l’entrouvrit une nouvelle fois. Marion vit deux hommes en costume entrer, des partitions à la main. Elle ferma les yeux. Elle repensa alors aux deux pianos qu’elle avait aperçus.


Elle repensa aussi à l’éblouissement qu’elle avait ressenti en découvrant l’art de Raphaël à manier la roche. Elle avait été séduite et flattée d’être le centre de son œuvre. Quand il l’avait dévêtue, elle avait été troublée à l’idée de faire l’amour avec l’artiste, déflorant l’exposition la première, honorée de l’être.


Puis la colère. Une colère lente et sourde, qui montait avec une force effrayante et qu’elle s’obligeait à contenir dans un barrage qu’elle ferait céder avec la même brutalité que celle dont usait Raphaël. Ah ! Il pouvait être doux, rassurant même ! Il n’en allait pas moins la montrer, l’exposer comme un bout de viande ! Quoi ? La démembrer pour ses sculptures ne lui avait pas suffi ? Quand il la tenait entre ses mains, c’était donc pour prendre ses mesures, avant de décider de combien de mètres cubes de roche il aurait besoin ? Et s’être imprégné d’elle à ce point n’avait pas contenté son égo ? Quelle adorable pensée que celle d’avoir recouvert mon visage… Mais à ce compte-là, tu aurais dû ouvrir mes cuisses, me mettre par terre, avec un écriteau : servez-vous !


Marion était furieuse contre lui, et plus encore après elle. Comment avait-elle pu trouver de la poésie dans ses caresses, dans ses mots, comment avait-elle cru un seul instant que sa missive était empreinte d’affection, d’un désir de pardon tendre et digne ?


Les pas de son gantier, qui revenait vers le socle où il l’avait laissée, s’arrêtèrent juste devant elle, au pied de l’estrade.



D’un mouvement vif Marion se recula, enfila maladroitement sa robe et descendit tout en luttant pour enlever le collier. Elle allait lui dire le fond de sa pensée face à cette mascarade. Avec une grande tristesse, Raphaël l’arrêta d’un geste très doux :



Il détourna son regard, luttant contre les larmes alors que les portes venaient de s’ouvrir. Les pianistes avaient attaqué le premier mouvement « alla marcia », les notes et le public se répandaient aussi vite dans la salle d’exposition, virevoltant ou tournant autour de la première rangée d’œuvres qui venait d’être mise en lumière. Marion reconnut instantanément la suite n° 2 pour deux pianos, un morceau joyeux, vif, brillant, enlevé, dont elle raffolait et dont elle connaissait la moindre variation. La musique la surprit : Raphaël n’avait de toute évidence rien laissé au hasard, que signifiait ce choix d’une fusion presque parfaite entre les deux… instruments ?


Le public évoluait dans le premier cercle, guidé par la virtuosité des pianistes. Figés dans la blancheur calcaire, les pieds de la muse de l’artiste s’étiraient sur leurs pointes tout à côté du premier musicien. Plus loin, ses jambes, croisées comme lorsqu’il la regardait boire son vin. Au milieu, sa gorge offerte à ses baisers. Enfin, proche du deuxième pianiste, ses bras fins et musclés enlaçaient un fantôme, celui-là même qui était pourtant bien présent sur la photographie déchirée.


À l’abri des regards du public, derrière les tentures, Raphaël reprit faiblement :



D’un geste hésitant et pourtant plein de délicatesse et de tendresse, il déroula devant elle ses outils, soigneusement rangés dans une housse en cuir usée par le temps. Puis il referma lentement la trousse et la déposa entre ses mains avant de se détourner, le visage figé par la peine.


Entre ses mains prêtes à le gifler avant de partir, entre ses mains raidies de violence rageuse, elle tenait à présent ses outils de sculpteur. Le prolongement indispensable, vital, de ses doigts, de ses aspirations et ses rêves, tout cela était entre ses mains à elle à présent. Elle déglutit difficilement en le voyant s’en aller vers l’exposition, les épaules basses, les mains vides.


La Valse débutait, et la lumière se fit sur la rangée suivante de sculptures, formant un écho à la toute première. Le public s’avança dans cette lumière aux teintes plus chaudes pour découvrir trois pièces de stéatite. Son dos contracté et sa nuque cassée avaient été polis amoureusement durant des heures, la cambrure de ses reins et l’arrondi de ses fesses caressés plus d’une fois par les mains de Raphaël. Enfin, son buste orgueilleux offrait sa poitrine altière, ainsi que son ventre contracté, aux hanches si douces, en une véritable invitation aux baisers.


Sa voix intérieure, son orgueil de femme, lui soufflaient qu’elle ne pouvait rester comme une putain à disposition, son instinct lui dictait d’écouter les pianos. Marion connaissait cette suite n° 2 parfaitement, et elle écoutait "La Romance" qui avait débuté depuis quelques instants, anonyme face à la foule, invisible dans la pénombre qui régnait au bas de la pyramide de satin noir. Une lumière tamisée commençait à couvrir la dernière rangée, présentant ainsi les mains de Marion emprisonnées dans le marbre. L’une était posée à plat tandis que sa jumelle suivait l’un des tendons du bout du doigt, en une caresse vaporeuse. Voilà comment elle le touchait, lui. Voilà comment elle le faisait jouir, si violemment, avec sa douceur. Enfin, son visage, tendu par le plaisir, offrait sa bouche entrouverte, son front légèrement plissé.


Il manquait pourtant l’essentiel, la seule chose qu’il n’avait pu saisir, ni même approcher sous ses outils. Le marbre semblait respirer, soupirer même, tant Raphaël avait réussi à rendre l’exactitude de ce que Marion lui avait offert. Mais ces heures de lutte, de souffrance, de colère aussi, n’avaient pas suffi, pas plus que sa virtuosité guidée par sa tendresse. Toute l’exposition s’approchait de sa beauté, et Raphaël était devenu presque fou d’un manque. De CE manque. Les yeux de Marion n’avaient cessé de se dérober sous ses ciseaux, le tenant en échec.


Marion regardait cette dernière sculpture, écoutait cette ode à la passion aussi violente que joyeuse. Elle voyait son sculpteur, bousculé par le public impatient, anonyme parmi son œuvre, courbé, les épaules basses et les bras pendants, terminés par des mains qui semblaient perdues. Mortes.


Et elle comprit.


Elle venait de déchiffrer, comme les pianistes leur partition, dans une brusque lueur, le message que Raphaël lui adressait, à travers cette exposition, jusqu’à cette pyramide dressée comme un autel.


Un autel conçu pour une offrande. Pas pour un sacrifice.





Partie 14

Fusion



Lorsqu’elle entendit les dernières notes de la Romance, elle se précipita vers l’escalier, s’empêtrant dans sa robe qu’elle abandonna finalement sur les marches mais serrant contre elle les outils de Raphaël. Elle se remit à genoux, comme il l’avait proposé, rassembla un peu le drapé de soie autour de sa taille, le cœur prêt à éclater, la gorge serrée par l’émotion, la peur. Dans quelques secondes, elle serait nue face à la foule, c’était de la folie, mais elle était déterminée. Il lui avait offert ses outils, elle lui offrirait ce qu’ils n’avaient pu saisir.


Raphaël sentait son être se déchirer aussi sûrement que la photo qu’il avait ramassée chez Thomas. Les accords mineurs ne devaient pas sonner le glas de leur histoire, ils auraient dû avoir le temps de goûter les suivants, si lumineux ! Croches et doubles-croches lui tournaient la tête. Adossé à un mur, détourné de son exposition, il était tout juste conscient qu’il ne maîtrisait plus rien, pas même ses pleurs.


Et lorsque les pianistes attaquèrent la Tarentelle, avec la force et la passion nécessaire à une telle œuvre, que la lumière lentement éclaira ce qui devait être le point d’orgue de l’exposition, la foule n’eut pour s’exprimer que le silence. Alors Raphaël leva douloureusement les yeux vers son échec.


Mais Marion était encore là. Immobile, baignée dans une lueur dorée, dans toute la magnificence de sa beauté.


Elle avait arraché son voile.


De sa main gauche elle tenait contre son ventre sa trousse de cuir, protégée par la mousseline noire.


Elle laissait les notes de la Tarentelle galoper dans son esprit, ses veines, l’apaiser et la rassurer, comme si son gantier la tenait serrée contre elle. Voilà pourquoi il disparaissait chaque matin. Devant elle s’étalait ce qu’il éprouvait pour elle, ce qu’il avait dérobé à son regard pour un temps.


Le jeu, la joie d’être ensemble, ces centaines de notes qui couraient les unes vers les autres… Son cœur battait à tout rompre, les larmes de joie, de plaisir, d’émotion montaient seules une nouvelle fois de son âme, mais elle ne les cacha pas cette fois-ci, elle les lui offrait. Mi espiègles, do taquins, souvenir de leur jeu de séduction. Et ces accords, ces merveilleux arpèges où les deux pianos ne faisaient plus qu’un.


Raphaël s’était avancé, écartant les gens sur son passage. Il la regardait. Il l’admirait. Il la vit tressaillir, elle semblait prête à l’accueillir. Il ouvrit ses bras.


Le sculpteur se sentait pris d’une rage de désir, comme si elle était à nouveau collée à lui. Il pouvait respirer son parfum d’ange, lui murmurer sa joie, son bonheur de la voir ici, qu’elle ait compris qu’il célébrait la beauté qu’il voyait en elle, qu’il ne l’emprisonnait pas dans la pierre. Toutes ces sculptures étaient sa façon de communier, de s’élever jusqu’à elle.


Marion voulait sentir ses bras puissants se refermer sur elle à lui faire mal, à lui briser les côtes, elle avait besoin qu’il se fonde en elle, besoin de disparaître en lui. Marion avait du mal à respirer, immobile alors qu’elle ressentait chaque note comme une caresse électrique, un élan de Raphaël au creux de ses reins, comme s’il s’enfonçait en elle plus profondément à chaque mesure. Elle ne se maîtrisait presque plus, seule sa main sur sa cuisse trahissait sa fébrilité. Les ongles plantés dans sa chair, les articulations des doigts blanchies par l’effort, elle ne sentait pas la douleur, ni les regards du public ébahi. Ni même n’entendait les commentaires, maintenant chuchotés, louant la subtilité de l’artiste et son audace, à elle.


Nouvelle fantaisie du compositeur, encore les mains de Raphaël sur sa peau, son souffle sur sa nuque, ses gémissements et leurs sueurs mêlées ; contrepoint en do et son amant qui enveloppait ses mains si fines des siennes, son regard clair et souriant, les pianistes accéléraient encore, l’odeur du cuir de la ganterie, son audace, leur plaisir immédiat d’être ensemble, les heures fades de séparation, la joie folle de se retrouver, le plaisir aux limites inconnues, la rage délicieuse de s’étreindre.


La partition coulait comme une rivière au printemps, Raphaël la revoyait dans le vent au sommet de Sugiton, accentuations taquines des pianos, son humour, son rire, ces petits riens qui avaient fait d’eux un ensemble unique, un tout.


Et lorsque les pianistes plaquèrent furieusement leurs derniers accords, délicats et brutaux, que les cordes de cuivre claquèrent rageusement pour libérer leur passion, elle s’unit à Raphaël dans une jouissance brûlante et pourtant silencieuse, sans un murmure, sans un mouvement, les yeux rivés à ceux de son sculpteur.