Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 12516Fiche technique28548 caractères28548
Temps de lecture estimé : 17 mn
30/04/08
Résumé:  Même avec les meilleures intentions du monde, peut-on revenir sur le passé ?
Critères:  collègues caférestau nonéro sf -sf -travail
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message

Série : Regrets & Cie...

Chapitre 01 / 05
Impossible rencontre

Vous est-il déjà arrivé de regretter de ne pas avoir fait les bons choix, de n’avoir pas entrepris l’action correcte au moment opportun ? Et de vous être dit, après coup : « Ah, si j’avais su… »


Bien sûr que cela vous est déjà arrivé, et maintes fois d’ailleurs, me direz-vous. Vous pourriez peut-être même ajouter une sage parole, comme par exemple : le passé est le passé, on ne peut pas le changer.


C’est ce que je croyais aussi, comme le commun des mortels. Et je n’aurais pas cessé de le croire si une étrange expérience ne m’était arrivée, faisant vaciller mes certitudes comme une bourrasque arrachant son chapeau à un promeneur un peu trop sûr de lui. Vous ne me croyez pas ? Alors laissez-moi vous raconter mon histoire…


Je m’appelle Franck Dumont et je suis ingénieur conseil dans une compagnie qui conçoit des barrages et des centrales hydroélectriques dans le monde entier. J’ai 29 ans, une vie agréable et plutôt rangée. Je fais partie des éternels sceptiques, ces gens qui ont la tête « bien sur les épaules », comme on dit. Pour moi, deux et deux feront toujours quatre, quoiqu’il arrive. Ma formation scientifique poussée et mon travail très technique, qui excluent toute fantaisie, n’ont fait que renforcer ce trait de ma personnalité.



Depuis quelques semaines, j’étais accaparé par un très gros projet de barrage en Inde, devant aboutir au lancement d’un chantier énorme, dans la région de la Narbada, en amont du Gujarat. Nous étions toute une équipe à bosser là-dessus, passant nos journées à réviser les tracés de nos plans sur la base des derniers relevés topos, à en déduire toutes sortes d’équations pour vérifier la solidité de l’ouvrage.


La résistance des matériaux est une science exacte, certes, mais il nous fallait intégrer absolument toutes les contraintes afin d’être certains de livrer au client une étude parfaitement aboutie. La réputation de notre société dans ce domaine n’était plus à faire, mais un élément particulier nous mettait à tous la pression : le peu de temps restant sur ce projet ! La boîte n’aurait jamais dû accepter de livrer dans des délais si courts… mais que voulez-vous, la montagne de fric à la clé de ce contrat, c’était bien sûr ça qui avait décidé le patron.


Nous approchions de la dead line et on avait mis les bouchées doubles pour boucler à temps, bien qu’il ne restât pas une grosse marge de manœuvre pour augmenter encore la cadence. En dehors de quelques veinards mariés qui pouvaient invoquer le respect de leur vie de famille, nous autres célibataires passions à présent tout notre temps au bureau, mangeant et dormant sur place comme on pouvait !


On plaisantait souvent sur le gueuleton monstre qu’on ferait tous ensemble pour fêter la fin de ce calvaire. Mais je crois surtout que sans la prime de fin de projet, nous n’aurions peut-être pas mis tant de cœur à l’ouvrage… Cependant, à la fin, la fatigue était telle que même cette jolie petite somme ne suffisait plus à nous motiver. On était à la limite de l’abrutissement, et je pense que c’était par pur automatisme que nous avancions encore. La dernière semaine, nous ne dormions plus que trois ou quatre heures par nuit, nous relayant les uns les autres pour nous réveiller après quelques trop brefs instants de repos.


Le jour tant redouté de remise du projet arriva enfin, et bien que toute notre équipe ait attendu cet instant avec une impatience de plus en plus fébrile, ce fut un moment d’angoisse terrible. Les experts mandatés par notre commanditaire avaient planché toute la matinée sur notre travail avant de déclarer, finalement, que tout était parfait. Nous ne cachions pas notre joie !


Le patron ayant apporté de quoi sabrer dignement le champagne, nous avons alors fêté sans trop de modération la fin de notre labeur de forçat. J’atteignis un état d’ébriété euphorisant à une vitesse supersonique, à l’exemple de mes collègues. Magnanime, le boss nous accorda le reste de la semaine pour récupérer… ce qui en fait se réduisait à la seule après-midi de ce vendredi ! A la fois trop crevé et trop bourré pour rentrer cuver chez moi, je m’affalai comme une masse dans mon fauteuil, réglé à tâtons en position « détente ».


Est-ce l’alcool ou bien la fatigue qui a déclenché l’étrange phénomène qui a suivi ? Je ne saurais le dire… Toujours est-il que j’entendis soudain une voix forte et claire m’appeler par mon prénom, au milieu de ce brouillard éthylique qu’on n’aurait pas pu, même de loin, qualifier de « sommeil ». Hébété, j’ouvris avec lenteur un œil, cherchant d’un regard trouble et voilé par l’abus de bibine le propriétaire de cette voix étrangement familière.


Le bureau avait disparu ; mon environnement immédiat se réduisait à un univers cotonneux et blanchâtre, comme si je me trouvais plongé dans une espèce de brume luminescente. J’aperçus soudain un inconnu qui s’approchait, sa barbe drue éclairée par un sourire amusé. La cinquantaine au moins, il faisait à peu près ma taille, bien qu’un peu plus ramassé. Je devais avoir une expression franchement comique car il finit par laisser éclater un rire sonore.



Il me fixait toujours avec son petit sourire agaçant. Sa tronche m’était vaguement familière, comme celle d’une lointaine relation. Puis une soudaine évidence me sauta au visage : ce type me ressemblait, un peu comme un frangin plus âgé ; il aurait pu être mon aîné d’un bon quart de siècle, au moins ! Ça aurait pu être ça, sauf que je n’ai jamais eu ni frère, ni sœur.


Il mit fin au suspens et ce qu’il me dit me donna à la fois envie de rire et de m’enfuir en courant :



Incapable d’accepter ce qu’au fond de moi, pourtant, je pressentais être la vérité, je restais scotché par ce qu’il venait de me dire, l’esprit comme paralysé, la mâchoire pendante… bref, l’air totalement ahuri. Mon alter ego dut penser qu’il me fallait éprouver concrètement la réalité de sa présence car, soudain, je reçus une gifle magistrale. Je sortis immédiatement de mon état catatonique avec un cri de surprise, plus encore que de douleur.



Je ne saurais dire pourquoi, mais c’était à présent une certitude : je discutais bel et bien avec un autre moi-même, tout aussi incroyable que cela puisse paraître ! Ma curiosité s’éveilla à l’idée d’en savoir un peu plus sur lui… enfin sur le futur « moi » !


Son air se fit plus sombre, et il commença à m’expliquer les raisons de sa présence.



Un mauvais pressentiment commençait à faire son chemin dans mon esprit. On n’entreprend certainement pas ce genre de périple dans la quatrième dimension juste pour se serrer la louche à soi-même. Il avait sûrement quelque chose d’important à me dire, quelque chose d’une importance peut-être même vitale !



Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche que l’air se mit à vibrer et l’environnement changea de façon brutale : une espèce de canyon, formé par d’immenses gorges, était en train de se matérialiser tout autour de nous. Le sol se transformait rapidement, des débris de rochers, de la terre argileuse et du limon apparaissaient sous nos pieds… Cet endroit faisait penser au lit d’un fleuve asséché. En levant les yeux, je vis se dresser une paroi de béton titanesque, à quelques centaines de mètres à peine de l’endroit où nous nous tenions.


Je n’arrivais pas à le croire, nous avions été transportés à la vitesse de la pensée sur le site du barrage de la Narbada ! Et ce que je voyais s’élever majestueusement devant moi, ce n’était pas juste un vague début de chantier, mais bien l’ouvrage terminé, visiblement en exploitation… alors que venions de livrer les études techniques il y a quelques heures seulement ! Incroyable ! Nous devions nous trouver cinq ou six ans dans le futur, au moins, pour avoir le privilège d’admirer le barrage de la Narbada enfin construit…


Mon compagnon barbu interrompit mes folles supputations.



Avant que je n’aie le temps d’objecter quoi que ce soit, un craquement sinistre se fit entendre. Incrédule, je vis soudain céder l’énorme contrefort de plusieurs milliers de tonnes, comme un vulgaire joujou écrabouillé par la main d’un géant. La paroi gigantesque du barrage se mit instantanément à se disloquer sous la pression des milliards de mètres cubes d’eau du lac de retenue. Un sifflement effroyable vint me déchirer les tympans : c’était l’air du canyon, brutalement chassé par la phénoménale masse liquide se propulsant à toute vitesse à travers la structure de béton en pleine désintégration…


Une vague titanesque fonçait droit sur nous. Je levai les bras, futilement, comme si cela pouvait me protéger de cette véritable muraille liquide, haute comme un immeuble de quinze étages et jonchée de blocs de bétons de la taille d’un terrain de tennis. Il ne me restait que quelques fractions de secondes à vivre ; je fermai les yeux, songeant que j’allais être très bientôt désintégré par le monstre bouillonnant, aveugle et destructeur enfanté par le lac éventré.


Mais rien ne vint. J’ouvris un œil, incrédule, et je compris alors pourquoi nous étions toujours en vie ; nous nous trouvions à présent sur un chemin de crête au sommet des gorges, surplombant le canyon où se déversait toujours, avec des grondements cataclysmiques, le lac artificiel.




oooOOOOOooo



Je me réveillai en sursaut. Il faisait sombre dans le bureau à présent, et tout le monde semblait être parti. J’avais une migraine pas possible, symptôme plus que classique d’un splendide début de gueule de bois.


Dès que je pris conscience de mon retour dans mon environnement habituel, une question me tarauda l’esprit : est-ce que j’avais réellement assisté à ce terrible évènement, ou était-ce une sorte de « rêve éveillé », inspiré par l’abus de champagne ? Si tel était le cas, quelle hallucinante force de suggestion !


Je fermai les yeux et je vis à nouveau la vague monstrueuse fonçant sur moi ; cette vision était d’un tel réalisme que le doute ne me semblait pas permis. Tout ce que je venais de vivre était réellement arrivé ! Je pris le parti d’y croire, une bonne fois pour toutes. Encore hébété par les restes de ma cuite, j’allumai à tâtons et partis en direction des toilettes me passer la tête sous le robinet d’eau froide. J’avais vraiment besoin d’avoir les idées claires, pour faire face à ce qui m’attendait.


Franck 2034 m’avait indiqué, en gros, l’erreur faite lors du bouclage trop précipité de notre projet, à l’origine de cette catastrophe sans précédent. Les calculs sur les contraintes de pression du contrefort numéro trois comportaient une subtile erreur, passée inaperçue dans l’ambiance électrique des derniers jours de ce véritable marathon. Le hasard fit que les deux ingénieurs chargés de la conception des structures de soutènement, aussi crevés que tout le reste de notre équipe, négligèrent de revérifier de façon croisée leurs calculs pour cette partie du barrage… Et une fois celui-ci construit, les éléments se chargèrent tranquillement de saper la structure par le bas, en quelques mois à peine.


Ma mission était simple, en théorie. Retrouver la trace de l’équation bâclée puis alerter la direction de notre cabinet d’ingénierie pour qu’elle fasse remettre à jour les plans et les transmette à nouveau à notre commanditaire. Les dirigeants de la National Hydropower Corporation, le client final en Inde, n’auraient même pas l’occasion de s’en apercevoir.


Mais dans la pratique, ce n’était pas aussi évident… Je n’avais pas du tout participé à cette partie du projet, et les calculs concernant les contreforts ne m’étaient pas directement accessibles. L’autre grosse difficulté, c’était le temps nécessaire pour vérifier un à un tous les paramètres et les contraintes existants ; se lancer à la recherche de cette maudite erreur équivalait, avec mes maigres indices, à retrouver une aiguille à tâtons dans le noir ! Pour avoir une chance de réussir, il fallait donc que je persuade un de mes collègues ayant bossé sur le sujet de se pencher avec moi là-dessus. Restait encore à trouver des arguments tangibles pour le convaincre de m’aider !


Le découragement me submergea un moment, et je me dis qu’il me suffirait peut-être de contacter le patron, de lui expliquer ce qui allait se passer d’ici quelques années si on ne corrigeait pas le point faible sur les plans qu’on venait de livrer, et de le laisser s’en débrouiller.


Mauvaise idée… Tu crois vraiment qu’il va gober ton histoire ? Un gars qui se soûle la gueule et qui se réveille avec des visions de fin du monde, ça fait pas très sérieux, quand même ! me souffla une voix dans ma tête, avec les intonations de mon alter ego du futur…


Bon Dieu, pourquoi fallait-il que ça tombe sur moi ? Et au moment où j’aspirais plus que tout à prendre un repos bien mérité ! Ces pensées défaitistes, qui vrombissaient comme des guêpes folles dans mon crâne de plus en plus douloureux, m’avaient mis dans un tel état de stress que je ne risquais pas de trouver le repos avant longtemps.


Autant aller de l’avant tout de suite ! Je me décidai donc à appeler Jean-Luc Fournier, un des ingénieurs de l’équipe ayant bossé sur les dispositifs de soutènement du barrage. Il ne décrocha son téléphone qu’à la sixième sonnerie, alors que je commençais à perdre l’espoir de pouvoir le joindre.



J’imaginais sans peine le sourire ironique de Jean-Luc, à l’autre bout du fil. Bon, il fallait que je lui donne la raison de mon appel, à présent. Mais comment amener le sujet ?



J’avais vraiment pas besoin de me le mettre à dos ! Tant pis, autant attendre lundi pour retenter ma chance… J’allais raccrocher avec un vague « merci quand même », quand Jean-Luc eu la bonne idée de poursuivre.



Comment avais-je pu zapper ça ? Pourtant, ce n’était pas faute d’en avoir parlé, de cette sortie au restau, à longueur de temps même, comme une invocation mystique pour hâter la fin de nos journées d’enfer. J’allais pas rater cette occasion rêvée de prendre contact – sans avoir l’air d’y toucher - avec quelqu’un qui pourrait peut-être m’aider à changer le cours des choses !



Je raccrochai, sans même prendre la peine de rajouter quoi que ce soit. Un quart d’heure ! Je pouvais quand même pas me pointer là-bas avec des frusques fleurant bon la vinasse et la sueur… Il ne me restait plus qu’à foncer chez moi.



oooOOOOOooo



J’arrivai avec presque une heure de retard au restaurant italien choisi pour notre gueuleton. Quand j’entrai, essoufflé et en nage, ils étaient déjà tous dans la salle, en train d’attaquer le plat principal, riant et s’apostrophant d’un bout à l’autre de la grande tablée.



Je les laissais rire de bon cœur, sans relever. Comme j’aurais aimé partager leur joyeuse insouciance ! Il y a quelques heures à peine, j’étais comme eux, léger et heureux d’être enfin arrivé au bout de ce dur labeur. Et, comme eux, j’étais loin de me douter qu’on allait tous être responsables de la mort de dizaines de milliers de personnes, dans un futur pas si lointain…


Une plus grande connaissance implique de plus grandes responsabilités. Je n’avais jamais compris cette maxime aussi pleinement qu’aujourd’hui. Savoir ce qui allait arriver par notre faute, ça changeait la situation du tout au tout ! Il ne m’était plus possible de faire comme si je ne savais pas, reprenant ma petite vie tranquille en me lavant les mains de ce qui allait se passer dans la région du barrage.


Je m’assis en bout de table, plongé dans mes pensées. Ma mine plutôt accablée tranchait avec l’allégresse partagée par tous les convives, et ma voisine de table ne tarda pas à s’en inquiéter.



Elle ne pensait pas si bien dire ! Je lui fus reconnaissant de son attention envers moi, bien que je ne pusse guère profiter de ce soutien inattendu pour alléger le fardeau pesant sur mes épaules.



Génial, enfin quelqu’un était prêt à m’écouter et peut-être même à m’aider ! Cependant, lui raconter tout de but en blanc aurait été sacrément maladroit, car je n’avais aucune preuve de ce que j’allais avancer… au moins tant qu’on n’aurait pas mis le doigt sur cette maudite erreur de conception. Mais, même là, je ne serais pas sorti d’affaire : comment expliquerais-je que j’avais su qu’il y avait ce problème avec le contrefort numéro trois ?


Elle me fixait d’un air interrogatif, attendant mes confidences, à présent. J’aurais peut-être dû préparer mon speech avant ! Merde, jusqu’à quel point, exactement, devais-je lui dire la vérité ? Je devais éviter de rentrer trop vite dans les détails.



Elle croyait avoir le dernier mot en assénant cet argument, imparable à ses yeux. Nous y étions, le piège était en place : notre projet était considéré à présent comme certifié, validé, blindé. Tous les tampons requis pour sa qualification ayant été dûment obtenus, il ne pouvait pas y avoir de coquilles. Fin de l’histoire, on passait à autre chose, et ce dès lundi huit heures…



Le ton de la conversation était monté brutalement et quelques têtes se tournèrent vers nous avec curiosité. Oups ! J’allais trop loin, trop vite. Si j’en disais plus, la donzelle allait me virer avec mépris, ou bien me rire au nez. Dans les deux cas, elle penserait que je me foutais d’elle, lui racontant des salades pour noyer le poisson. Bon, machine arrière, toute !



Je ne rêvais pas, elle venait de me lancer une œillade franchement délurée tout en me disant cela ! Est-ce que sa sollicitude envers moi masquait un intérêt plus… terre à terre ?


Karina était loin d’être désagréable à regarder, et le charme slave de son joli minois ne me laissait pas tout à fait indifférent. Notre conversation prit un tour plus léger, sur le mode du flirt humoristique, et bientôt on se mit à rire de tout et de rien ; nous nous laissions entraîner dans la spirale joyeuse d’une soirée « défouloir », animée et délirante, nous enivrant de ces premiers moments de relâchement total depuis des semaines !


Au bout d’un moment, l’humeur légère et enjouée de Karina avait même réussi à me faire complètement oublier le but initial de ma présence parmi eux. Et quand, bien plus tard, ses lèvres de soie se posèrent sur les miennes à l’occasion d’un slow langoureux, je fis carrément passer au second plan mes préoccupations des dernières heures.