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n° 12521Fiche technique28374 caractères28374
Temps de lecture estimé : 16 mn
01/05/08
corrigé 01/06/21
Résumé:  Franck Dumont est sur la bonne voie pour trouver la faille à l'origine de la destruction du barrage... à condition que Karina veuille bien l'aider. Mais comment faire pour qu'elle le croie ?
Critères:  fh collègues travail nonéro -sf
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message

Série : Regrets & Cie...

Chapitre 02 / 05
La Faille

Résumé de l’épisode 1 :


Je m’appelle Franck Dumont et je suis ingénieur dans un grand cabinet spécialisé. J’ai participé à la conception d’un projet de barrage en Inde, qui vient d’être livré en temps record à notre client. C’est alors que je vécus une expérience hors du commun : la rencontre avec un autre moi-même, vivant en 2034.


Mon alter-ego m’emmena faire une petite balade dans l’espace-temps, sur le site du fameux barrage une fois terminé, en septembre 2013. Nous étions sur les lieux au moment précis où l’un des contreforts céda, entraînant la destruction de l’immense barrage et la mort de plus de trente milles personnes.


Mon double me demanda alors mon aide pour empêcher cette catastrophe sans précédent de se produire. Avant de réintégrer mon présent, il m’expliqua l’origine de ce terrible accident ; une grosse erreur de conception, passée inaperçue dans notre projet. Après un instant de flottement, j’acceptai la réalité si perturbante de l’expérience extra-sensorielle que je venais de vivre. Mais il me fallait absolument de l’aide pour débusquer cette faille ! Lors du repas organisé pour fêter la fin du projet, je trouvai l’occasion de me rapprocher de Karina, une collègue ayant justement participé à la conception du dispositif de soutènement. Karina et moi allions devenir très proches, durant cette fameuse soirée…





Je me réveillai dans un environnement inconnu et dépouillé. Autour de moi, le mobilier et les bibelots éclairaient de taches pastels la pénombre d’un jour naissant. Que faisais-je là ? Au bout de quelques instants, des souvenirs inquiétants affluèrent… Le barrage qui cède, la vague monstrueuse qui fonce sur moi…


Je fis un effort pour me raccrocher à la réalité et reprendre un peu de contrôle sur moi-même. Ça, je l’avais vécu hier. Aujourd’hui, j’étais en sécurité dans le lit de Karina, où s’était terminée cette folle soirée !


Je repoussai doucement la couette pour me lever, prenant garde de ne pas réveiller la belle endormie. La vue de ses courbes émouvantes sema le trouble en moi. Je devais bien me l’avouer, si je m’étais intéressé à cette nana en premier lieu, c’était dans l’espoir qu’elle puisse m’aider dans ma quête. Puis le charme de sa personnalité avait opéré, et je n’avais plus vu en elle qu’une jeune femme particulièrement attirante.


Est-ce que je devais la mêler à tout ça ? Si je me confiais, me croirait-elle ? Je marchais sur une corde raide, au moindre faux pas je risquais de me casser drôlement la gueule.


Je rassemblai sans bruit mes frusques, joyeusement éparpillées aux quatre coins de la chambre quelques heures plus tôt. Puis je me dirigeai vers le salon, où je me rhabillai en silence. Il était temps de lancer un raid en direction de la boulangerie la plus proche, que j’allais piller sans vergogne pour lui préparer un petit déj’ de princesse.


Au moment de sortir, je butai sur son sac à main, échoué au seuil de la porte. Le sourire aux lèvres, je ramassai le sac de Karina, en repensant aux moments torrides qui avaient suivi notre irruption fracassante dans son univers. Tout en remettant pêle-mêle dans sa besace les babioles répandues dans l’entrée, je ramassai machinalement un petit agenda noir, qui dépassait à moitié sous le guéridon en vannerie où reposait son téléphone.


Une pulsion phallocrate me poussa à feuilleter rapidement les pages diaphanes où courrait la fine écriture de Karina. Je n’étais cependant pas très fier de moi, à l’idée de pénétrer par effraction dans son jardin secret.


Sur la dernière page figurait une liste de mots, barrés à coups de pointe bic rageurs. Tous, sauf le dernier :



Au moment précis où ma main se tendait vers la poignée de la porte, j’entendis une toux discrète dans mon dos… Karina me regardait, appuyée à l’embrasure de sa chambre. Depuis combien de temps m’observait-elle ? Je me sentis mal à l’idée qu’elle ait pu surprendre mon sale petit manège. Si tel était le cas, son attitude n’en laissait toutefois rien paraître.



Son sourire s’éclaira et elle vint se blottir dans mes bras. Je l’enlaçai d’un geste gauche, un peu timide.



Pour toute réponse, je l’embrassai avec fougue. Je me sentais à nouveau plein d’espoir, avec Karina à mes côtés. La vie semblait reprendre des couleurs, malgré la sombre prophétie qui pesait sur nous. Il me restait cependant un dilemme à trancher : devais-je lui parler de ma rencontre avec Franck 2034 ?



oooOOOOOooo



J’approchais de mes lèvres la tasse de café fumante, tandis que Karina plongeait la main avec un plaisir évident dans le sac de viennoiseries. Il était presque dix heures du matin. Nous étions assis à la terrasse d’un petit bistrot de quartier, prenant tout notre temps pour apprécier ce petit déjeuner tardif.


Je n’avais pas abandonné l’idée de parler à Karina de mes craintes. Et aussi de l’aide précieuse qu’elle pourrait m’apporter. Il fallait simplement que je trouve les mots pour la convaincre. Je cherchais comment m’y prendre, quand je remarquai soudain un changement dans son regard. Il se perdait à présent au loin. Les traits de son visage s’étaient durcis.



Un des grands mystères de l’existence, c’est bien ce sixième sens que les femmes semblent avoir pour appréhender nos états émotionnels les plus intériorisés… Je n’allais pas pouvoir repousser plus longtemps l’instant de lui faire ma surprenante révélation. « Allez, Franck, un peu de courage, joue franc jeu avec elle ! »



Karina, perplexe, me dévisageait sans rien dire, comme si le sens de mes paroles lui échappait. Ce que je venais de dire semblait aussi incompréhensible pour elle que si je m’étais exprimé dans une langue inconnue.


Après un silence pesant, elle retrouva ses facultés d’élocution, opposant à mon soudain délire un argument sensé.



Son incrédulité, confinant à l’agacement, exhalait l’âpre parfum de la colère et de la peur. Oui, je crois qu’elle avait peur, peur de s’être trompée sur mon compte, cette sorte de peur que peut engendrer le comportement, soudain insensé, d’une personne que l’on avait cru jusqu’à présent saine d’esprit.


Le vin était tiré, à présent il fallait le boire.



Elle devait penser que j’avais totalement perdu l’esprit ! Je me jetai à l’eau quand même.



Elle ne répondit rien pendant quelques instants, me scrutant d’un regard un peu perdu, presque douloureux. Je pris ses mains entre les miennes ; elles étaient glacées.



Je déglutis avec difficulté. On avait intérêt à trouver quelque chose de consistant, avant que je n’aie à lui parler de mon petit voyage dans la quatrième dimension !



Et avant que je n’aie le temps de bouger le petit doigt, elle avait ramassé son sac, repoussé sa chaise et s’était levée. Elle attendait que je fasse de même, me jetant un regard de défi dans lequel je lisais toute sa détermination.



oooOOOOOooo



Venir sur notre lieu de travail un samedi matin aurait été quasiment routinier durant les semaines précédentes. Venir bosser aujourd’hui, par contre, ça relevait du non-sens pathologique ! Je me rendais parfaitement compte de l’effort que Karina faisait pour moi, et avec le sourire encore.


J’allais nous chercher un peu de café pendant qu’elle se connectait au serveur de la boite. Quand je revins, elle avait déjà ouvert plusieurs fichiers Autocad, chargé les derniers relevés topo du coin, bref elle était fin prête à traquer la moindre donnée erronée, si sournoisement cachée soit-elle.



Je m’installai sur un fauteuil à roulettes, que je tirai près d’elle, la regardant travailler avec émerveillement. Ses doigts volaient au-dessus du clavier, la souris s’agitait, frénétique sous sa main experte, tandis que les équations, les plans et les relevés divers défilaient sur l’écran, comme autant d’unités d’infanterie dans une parade militaire en version turbo propulsée !


Au bout d’une demi-heure, je m’étais résigné à ne pas participer du tout, ce qui accroissait d’autant mon impatience. J’espérais toujours un cri de victoire mettant un terme rapide à ces fastidieuses vérifications, mais ça faisait belle lurette que je ne regardais plus le ballet hypnotique sur l’écran. À la place, je trompais mon ennui en laissant divaguer mon esprit par la fenêtre de son bureau.


Une heure après, Karina n’avait encore rien trouvé de significatif. Moi, pendant ce temps, j’en avais profité pour améliorer nettement mon habileté au lancer de boulettes en papier froissé. Il était temps de trouver autre chose pour être activement inutile, car la panière commençait à déborder.


Je lui proposai alors de faire une pause bien méritée, en allant casser une petite croûte dans un troquet pas loin. Ma suggestion ne reçut pas l’aval de la petite dame, qui me proposa plutôt d’aller moi-même y faire un tour à pied, afin de ramener quelque pitance susceptible de nous caler l’estomac. Elle me précisa de bien prendre mon temps, surtout. Je décidai de suivre son conseil, car être débarrassé de moi quelques instants lui permettrait à coup sûr d’être plus sereine pour avancer.


Je revins vers quatorze heures, avec un chouette assortiment de sandwichs dans un sac en papier recyclé. Je m’attendais à ce que mon retour soit accueilli par le genre de sourire que l’on réserve d’habitude à la caravane du tour de France, lors de la distribution des colifichets publicitaires dans les cols de haute montagne. Je fus plutôt déçu…


Karina avait fini toutes ses vérifications, mais son air renfrogné ne me disait rien qui vaille. Elle accepta sans un mot mon offrande, engloutissant avec appétit son jambon beurre. Une fois la dernière miette avalée, elle formula clairement ce que je craignais par dessus tout d’entendre :



Je pense qu’à l’annonce de cette nouvelle, la couleur de mon visage dû changer de façon spectaculaire, car Karina me regardait à présent d’un air inquiet. Je sentais mes jambes se dérober sous moi et je tombais, plus que je ne m’assis, sur le siège face à elle.



Je n’avais pas terminé de prononcer cette terrible phrase que j’en regrettais déjà amèrement chaque mot. Qu’avais-je dit là ! Je n’osais plus regarder Karina, mon cerveau en surrégime essayant de trouver un moyen de rattraper le coup, sans que bien sûr ne s’amorce le moindre début d’explication logique à lui fournir.



C’était mort, pas moyen de la raisonner… Que devais-je lui dire, à présent ? Lui parler de ma rencontre avec mon alter-ego et de notre virée au pied du barrage, en 2013 ? Autant signer moi-même ma fiche d’admission en asile psychiatrique !


Elle ne me laissa pas le temps d’improviser une explication plus satisfaisante. Karina éteignit son PC, reprit ses affaires et me planta là, sans un mot. Je la regardai partir, les bras ballants. C’était inutile de lui courir après, je n’arriverais qu’à m’enfoncer un peu plus. Je ne pouvais pas lui en vouloir, si je n’avais pas failli être désintégré lors de l’éventrement du barrage, moi non plus je n’aurais pas cru un mot d’une telle histoire !


Il n’en restait pas moins vrai que Karina n’avait pas trouvé la moindre faille sur ce maudit contrefort, ce qui, du coup, ramollissait quelque peu mes certitudes. Et si ce que je croyais avoir vécu hier après-midi n’était que le produit de mon imagination débordante, dopée par les effets de l’alcool et du stress de ces dernières semaines ?



oooOOOOOooo



Je rentrai chez moi, abattu, les épaules voûtées sous le poids du découragement. J’étais horriblement frustré de ne pas avoir pu m’expliquer auprès de Karina. Comment se satisfaire d’en arriver à passer pour un salaud afin de ne pas être pris pour un dingue ? Ma vie si rangée déraillait totalement depuis la veille ; je passais par tous les stades, oscillant entre des hauts et des bas dignes d’un manège de foire.


Installé sur le sofa du salon, je décidai de laisser le sommeil m’emporter, pour fuir ces pensées accablantes pour quelque temps. La fatigue de cette quasi nuit blanche me cueillit presque aussitôt, et je m’endormis sans m’en rendre compte…



J’entendais une voix ténue, fantomatique, m’appelant dans le lointain. Je refusais pourtant d’ouvrir les yeux, m’accrochant au bien-être de ce sommeil réparateur et apaisant. La voix se rapprocha, devenant plus concrète, plus insistante.


Deux mains m’empoignèrent fermement par les épaules et me secouèrent avec brutalité. J’ouvris les yeux et je vis Franck 2034, face à moi. Bien qu’il fut rouge de colère et vociférant, j’eus l’impression qu’il était plus vieux et plus frêle que lors de notre dernière rencontre.



Il se mit à rire, poussant des gloussements inimitables. C’était sans conteste mon propre rire, franc et sonore, émit par l’organe d’un autre moi-même. De l’autodérision, en quelque sorte…



Mon alter-ego sortit de la poche de sa veste une petite enveloppe beige, qu’il me tendit.



Je fis ce qu’il dit, tirant de l’enveloppe une fiche cartonnée que je lu plusieurs fois, totalement incrédule. Avant que je n’aie le temps de le questionner, il me serra fortement le bras de ses doigts noueux, faisant irradier une onde de douleur dans mon biceps gauche.



Je sentis dans sa voix une intonation désespérée qui me fit froid dans le dos. Malgré la lueur de bon sens qui me clamait de ne pas chercher à en savoir plus, je le pressai de s’expliquer sur sa dernière phrase, ce qu’il finit par faire.



À ces paroles, une sueur immonde envahit mon front et mes paumes ! Implicitement, il venait de me donner le genre d’information que l’on redoute tous de connaître : le temps qui nous reste à séjourner sur cette terre… Je me serais bien passé de savoir que la date de mon « départ » se situait aux alentours de 2034. Nom de dieu, ce serait vite là !


Je n’avais pas le temps de m’apitoyer, ni sur lui, ni sur moi-même par conséquent. Une main sur le cœur, je lui promis donc de faire ce qu’il attendait de moi.



oooOOOOOooo



Après une période indéterminée passée dans les limbes, je finis par me réveiller, perclus de courbatures et affligé d’un mal de tête digne d’un accidenté de la route. Et bien, décidément, avec ou sans champagne, ça ne me réussissait pas, les communications hyper-temporelles !


À ces douleurs physiques s’ajoutait la douleur morale suscitée par les dernières paroles de mon alter-ego… On a beau tous savoir que notre existence terrestre est d’une durée forcément limitée, ça m’en fichait quand même un sacré coup sur la cafetière de savoir que, pour moi, la route était brutalement interrompue peu après le kilomètre 55 !


Je me laissai aller à ce sombre vague à l’âme un bon quart d’heure, au moins, avant de me secouer :



La réalité de ma rencontre avec mon futur « moi » était encore loin d’être mathématiquement établie ! Si la suite des évènements m’en apportait la preuve formelle, il serait alors temps de commencer à m’inquiéter de ses mauvais augures…


La première chose à faire, avant de l’oublier, c’était de griffonner sur un papier ce qui m’avait été annoncé par mon double. Je n’allais malheureusement pas pouvoir vérifier sa prédiction avant une semaine. Mais en attendant, rien ne m’empêchait de prendre les paris !


Je dévalai quatre à quatre les escaliers de mon immeuble, à la recherche du bar-tabac le plus proche. J’en trouvai un au coin d’une ruelle tortueuse et j’y pénétrai, le profil bas. L’établissement empestait le tabac froid et les trop longues journées de chômage. Quant à la déco – qui datait du septennat de Valery, au moins – elle aurait mérité un bon coup de frais.


Je ne suis pas un adepte des jeux de hasard. J’ai toujours refusé de cautionner ces véritables mascarades, consistant à ponctionner une foule d’anonymes, pour ne redistribuer – au mieux - qu’une fraction ridicule des sommes amassées à quelques heureux veinards. Mais là, c’était différent… Pour une fois, peut-être, j’avais plus qu’une misérable chance sur treize millions de ne pas investir ces quelques euros pour rien.


Je pris un bulletin dans le présentoir au coin du vieux zinc fatigué, et entrepris d’y reporter fidèlement les six numéros que Franck 2034 avait inscrit sur le bristol glissé dans son enveloppe. Puis je remis l’imprimé au tenancier, comme n’importe quel autre participant à la méga cagnotte (une de plus) du prochain samedi.


Ce qui me distinguait des autres joueurs, ce n’était pas l’impression - somme toute, assez répandue - de détenir la combinaison gagnante… c’était surtout de redouter que ce soit bien le cas !


Au moment de pousser à nouveau la porte chromée du bar, une idée soudaine vint frapper mon lobe frontal avec la force brutale et éclatante de l’évidence. Je rebroussai chemin entre les tables de guingois, où s’affalait toute une morne populace attendant l’heure des résultats footballistiques pour s’exciter un peu.


Quelques coups de stylo plus tard, je tendis au patron du bar une nouvelle grille de loto, strictement identique à celle que j’avais remplie précédemment. Il l’enregistra sur son terminal « Française des Jeux », puis me rendit le reçu sans même me prêter un regard, sa prunelle glauque et inexpressive clamant un manque d’intérêt abyssal pour les lubies de sa clientèle.



A Suivre…