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Temps de lecture estimé : 9 mn
29/06/08
Résumé:  Francis Pichon, comptable de son état, voit la tranquillité de sa petite vie insipide voler en éclats un beau matin de mars. L'inexplicable prend le pas sur l'anodin !
Critères:  nonéro humour sf -sf
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message

Série : Dans la peau d'un autre

Chapitre 01 / 14
Métamorphose

Francis Pichon était dans sa baignoire, ne pensant à rien, bercé par l’écoulement de l’eau chaude qui atteignait à présent le niveau de ses épaules. Quand on se plonge dans un liquide à la température adéquate, le corps ne fait plus la distinction entre le soi et « l’extérieur ». Pichon avait décidé de s’immerger totalement pour ne plus « être », ne plus « ressentir », tentative futile et désespérée pour se fuir lui-même en niant son ancienne personnalité.


Dans les lentes volutes de vapeur qui montaient depuis la surface paisible de l’eau, il se posait la question ultime :



Capable d’aller jusqu’au bout, de se laisser volontairement suffoquer par le fluide tiède dans lequel il baignait - comme un fœtus dans le ventre maternel - une fois que celui-ci aurait atteint, puis dépassé, le niveau de sa bouche, de son nez ?


Il toucha son crâne nu, regrettant le contact des bouclettes blondes qu’il avait appris à apprécier ces derniers mois. Avant tout cela, Pichon était un autre homme, heureux, somme toute, de son sort moyen, de ses petits bonheurs, de sa vie tranquille et sans histoire. Et puis c’était arrivé, comme une malédiction… En tout cas, il l’avait vécu comme ça, au début. Il lui avait fallu accepter ce changement en lui, pour l’apprivoiser, l’intégrer. Et aujourd’hui… voilà que tout lui était arraché.


Il ferma les yeux, laissant monter les souvenirs, tandis qu’autour de lui l’eau tiède et inexorable partait à l’assaut de son cou…


Tout avait débuté l’an dernier, le premier samedi du mois de mars.



oooOOOooo



Samedi trois mars 2007, dix heures cinquante-huit.


Francis Pichon se réveilla avec un sentiment de bien-être presque euphorique, en ce début de week-end. Qu’y a-t-il de plus agréable que d’émerger d’une bonne nuit de sommeil, sans qu’un buzzer sans pitié ne vous tire par la manche pour vous jeter hors de votre lit, grelottant et totalement vulnérable face au lot d’emmerdes déjà toutes prêtes à vous tomber dessus d’une nouvelle journée de travail ?


Cette vision pessimiste de la vie qu’entretenait Pichon, il l’avait héritée de son existence dénuée de reliefs. Pichon était un « sans grade », comptable anonyme travaillant au siège social parisien d’une grande société de distribution alimentaire, tout aussi alimentaire que son job.


Où était passée l’existence dont il avait rêvé étant gosse ? À l’époque, il se voyait chasseur de trésors en Amazonie. Dans ses songes éveillés, c’était à coups de machette rageurs que Francis l’aventurier défrichait sa route, sans craindre les inévitables mauvaises rencontres : jaguars affamés, mygales grosses comme des frisbees, cannibales réducteurs de têtes… Et puis les rêves s’étaient dissipés, la réalité nauséeuse et bétonnée avait remplacé le charivari des toucans multicolores dans les frondaisons équatoriales de son imaginaire intrépide.


Quand devient-on adulte ? Quand on arrête de croire que tout est possible, ouvert et sans limites. Il avait fallu arrêter de musarder pour se mettre aux choses sérieuses : gagner sa croûte. De fil en aiguille, et d’aiguilles en bottes de foin, il en était arrivé à « ça » : traquer les erreurs de centimes, afin que les comptes tombent « juste ». Il était devenu « accordeur de factures », activité bien moins poétique que celle d’accordeur de piano…


Or donc, Francis Pichon se réveilla, anticipant avec volupté les joies de ce week-end encore plein de promesses.


Il l’avait d’ailleurs dignement attaqué, ce congé de fin de semaine, passant sa soirée et une partie de sa nuit à taper le carton. Le déroulement de ses vendredis soirs procédait d’un véritable rituel, organisé autour d’un événement aussi central qu’immuable : le tournoi de poker avec ses collègues de service. Mais attention : que des gens de bonne compagnie, hein, des comptables… La seule fois où ils avaient invité les gars du marketing, ils s’étaient fait plumer (c’est quand même un peu leur métier, le bluff). Il n’y aurait pas de seconde fois.


Hier soir, leur tournoi habituel s’était tenu chez lui et avait été des plus animés : Paulo, débarqué depuis peu dans leur bande de joyeux drilles (enfin, joyeux…), avait tenu à fêter dignement son anniversaire. Ils avaient donc bu sans compter – un comble ! – au point que Pichon ne se rappelait plus clairement la façon dont s’étaient terminées leurs bacchanales. Aussi ne fut-il qu’à moitié surpris quand, en plein milieu d’un bâillement à s’en désarticuler les mâchoires, ses doigts rencontrèrent une épaisse tignasse bouclée, à la place de sa coupe en brosse millimétrique.



Il commença par se marrer, jusqu’à ce qu’il se rende compte que ladite moumoute n’était pas simplement posée, mais carrément « fixée » sur son crâne. Là, c’était moins drôle ! Il tira d’un coup sec, mais ne réussit qu’à s’infliger une vive douleur, arrachant au passage une poignée de cheveux blonds. Bon Dieu, ça fait un mal de chien ! pensa-t-il, en accompagnant cette constatation alarmante d’une bordée de jurons.


Afin de mieux évaluer la situation, il sauta de son lit et se précipita vers la salle de bain - son seul luxe dans ce deux-pièces spartiate. Au moment de se regarder dans la petite glace au-dessus du lavabo, Pichon vécut comme une sorte de dédoublement. Une sorte d’étranger avait inexplicablement pris sa place dans le miroir ! Il pensa tout d’abord qu’il était mal réveillé ; cet air extravagant devait venir de la perruque…



Il porta la main à son visage. Dans le miroir, l’inconnu copia son mouvement à la perfection. Le picotement désagréable qui parcourait sa nuque se transforma soudain en un véritable frisson d’horreur quand ses doigts rencontrèrent des reliefs inconnus, à la place de la rassurante banalité de sa trogne de tous les jours ! Pichon sentit la folie le gagner, tandis que dans son esprit se répétait en boucle une phrase de dénégation survoltée :



Puis ce fut le noir.



oooOOOooo



Quand il reprit connaissance, la première chose que Pichon éprouva fut un élancement brutal au niveau de l’arcade sourcilière gauche. Il porta une main à sa tête endolorie et tâta, en grimaçant de douleur, l’œuf de pigeon venant d’y éclore. Se relevant tant bien que mal, il jeta un coup d’œil inquiet à son front. Dans une symétrie parfaite, le drôle de type dans le miroir se pencha pour lui faire admirer un coquard magnifique…


Brusquement, une pensée tarabiscotée frappa son intellect en déroute : se pouvait-il qu’il soit victime d’une amnésie fulgurante concernant son passé récent, durant lequel il aurait décidé de se faire refaire le portrait ? Pichon rejeta très vite cette hypothèse : cela ne tenait pas. Non pas tant à l’improbabilité d’une telle situation, mais surtout au fait que s’il s’était fait opérer, il n’aurait sûrement pas choisi cette tronche.


C’était presque une blague, ce que reflétait son miroir irréfléchi : sous ce front d’intellectuel, encadré par une masse de cheveux blonds frisottés, prenait naissance un nez assez marqué, sorte de contrepoids ironique à un menton fuyant ; des yeux plissés, aux pattes d’oies rieuses achevaient le tableau… Francis Pichon avait à présent la même tête que cet acteur comique un peu décalé – comment s’appelait-il, déjà ? - Pierre Richard ! Oui, Pierre Richard, dans la version années quatre-vingts, c’était tout à fait ça !


Imaginez que vous entriez à l’hôpital pour une opération de chirurgie esthétique et qu’au moment précis de défaire les bandages, vous aperceviez l’image d’un visage parfaitement invraisemblable ! Le choc que Francis Pichon vivait était encore bien plus grand ; il n’avait jamais mis les pieds de sa vie dans une clinique, et encore moins pour une opération de ce genre…


Pendant presque une minute, Pichon ne put rien faire d’autre que de regarder blanchir la jointure de ses doigts, soudés au rebord faïencé du lavabo aussi fortement que s’il se cramponnait à une arête rocheuse au-dessus d’un gouffre insondable. Du cœur de l’abîme s’élevait une voix tentatrice et insidieuse, l’incitant à lâcher prise sur le réel ; la voix de la folie elle-même. Est-ce qu’il devenait tout simplement dingue ?


Après ces quelques instants à battre la campagne, Pichon releva avec précaution la tête, en espérant que l’hallucination – c’en était forcément une – avait cessé. Peine perdue ! Dans le miroir de son armoire à pharmacie, c’était encore Pierre Richard qui le dévisageait. Cette vision persistait à envahir son espace mental, ne donnant aucun signe d’affaiblissement.


Il se rappelait avoir lu quelque part que ce genre de phénomènes pouvait être le symptôme d’une tumeur au cerveau. Cette pensée le terrifia. Il lui fallait une explication au plus vite, n’importe laquelle ferait l’affaire. Quelqu’un devait lui dire ce qui lui arrivait, sinon il allait péter les plombs pour de bon ! Pichon se rua sur le téléphone, composant d’un doigt tremblant le premier numéro pour les renseignements téléphoniques qui lui vint à l’esprit. Au bout d’une longue attente, la voix douceâtre d’une opératrice lui demanda ce qu’il voulait.



Sa phrase s’interrompit sur un hurlement strident, qui dut certainement percuter de façon fort douloureuse le tympan de la téléopératrice. Sa voix ! Sa voix, elle aussi, avait changé ! C’était une hallucination multisensorielle… Il poursuivit néanmoins, avec l’impression que Pierre Richard himself exécutait une sorte de doublage de la bande-son en simultané :



C’était venu tout seul, comme la réplique comique d’un script appris par cœur. Il entendit bougonner à l’autre bout du fil, et soudain un automate lui dicta le numéro de téléphone des urgences de l’hôpital Sainte-Anne.



oooOOOooo



Après un bref coup de fil à la secrétaire chargée du dispatching des cas désespérés, on lui indiqua que le psychiatre de garde le recevrait, mais seulement s’il pouvait être là dans la demi-heure. Un peu soulagé à la perspective d’être pris en charge par le susdit spécialiste, Francis Pichon enfila son trench-coat et sortit de son deux-pièces du troisième – porte de gauche - en croisant les doigts pour ne croiser personne, justement.


Maldita ! Comme à son habitude, Madame Gonzales, la gardienne de l’immeuble, papotait à la porte de sa loge – avec la discrète voisine du dessus, pour une fois. Il attendit plusieurs minutes sur le palier du second, immobile et silencieux, que la commère épuise sa salive ou bien la patience de la jolie blonde. Peine perdue, ces deux denrées semblaient ne pas devoir faire défaut rapidement ! Décidant de tenter un « discret » passage en force, il releva le col de son manteau, baissa la tête et avala les marches par paquets de quatre, levant bien haut les genoux afin de ne pas s’étaler.


Pichon arrivait à leur hauteur, confiant dans la subtilité de sa manœuvre d’évitement, quand Maria Gonzales l’apostropha :



La concierge avait eu l’étrange idée d’épouser en secondes noces un plombier portugais, tout en hispanisant, de surcroît, son prénom ; Pichon la suspectait d’avoir cherché ainsi à optimiser son employabilité dans le gardiennage d’immeuble, secteur trusté par les Ibères à moustache de plus de cinquante ans.


Il stoppa net à quelques pas des deux femmes et, toujours masqué par le col de son manteau, s’enquit à voix basse de ce que la gardienne lui voulait. Une question lui taraudait l’esprit : qu’allait-elle penser de sa nouvelle voix ? Bizarrement, elle ne sembla rien remarquer.


Au contraire, madame Gonzales poursuivit avec rancœur sa péroraison. Cela donnait approximativement ceci, une fois filtrées les amusantes saillies lexicales et phonétiques de son discours :



Toujours planqué derrière sa parka, Pichon opina humblement du bonnet, signifiant à madame Gonzales qu’il avait ouï correctement ses consignes, consignes qu’il s’appliquerait dorénavant à respecter de son mieux.



Avant que la jolie ingénue ne s’approche de trop près, Francis Pichon coupa court à la conversation, courant ventre à terre et, conséquemment, tête baissée vers la sortie de l’immeuble. Cette manœuvre héroïque occasionna par malheur une collision frontale entre son crâne et le container des poubelles, qui traînait sans raison valable au milieu de la courette, l’envoyant valdinguer les quatre fers en l’air sur le pavé humide. Eglantine vint immédiatement voir s’il n’avait rien, lui prêtant une main secourable.


Pichon, conscient du ridicule de la situation, se releva à une vitesse fulgurante, assurant à sa voisine que « ça allait très bien ». Ce n’était pas tout à fait exact… Il fit cependant son possible pour faire bonne figure, malgré une vive douleur au niveau des cervicales. Puis il s’éclipsa vers la station de métro la plus proche, d’une démarche aussi raide que sa nuque.




[A suivre… ]