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Temps de lecture estimé : 19 mn
22/07/08
corrigé 01/06/21
Résumé:  Les plus surprenantes rencontres sont parfois celles que l'on fait dans les lieux les plus habituels...
Critères:  nonéro #sciencefiction
Auteur : Hidden Side

Série : Dans la peau d'un autre

Chapitre 04 / 14
Rencontre

Résumé des épisodes précédents :


La vie tranquille de Francis Pichon, comptable anonyme dans une grande société de distribution alimentaire, vient de prendre un tournant très étrange : il s’est réveillé un matin avec une autre tête et une autre voix que la sienne ! Cette brutale et inexplicable hallucination lui donne l’impression d’être devenu le sosie de l’acteur Pierre Richard. Affolé par ce qui lui arrive, Pichon se rue aux urgences de l’hôpital Sainte-Anne.


Le psychiatre de garde ne croit pas à son hallucination… Il le confronte à la photo d’identité sur son permis de conduire, sur laquelle Pichon apparaît encore et toujours avec les traits de Pierre Richard. L’aliéniste n’est pas troublé par cette singulière ressemblance, pour la bonne raison qu’il ne connaît pas le moins du monde l’acteur comique. Il conclut à un cas de schizophrénie… Pichon se rend alors compte qu’il ne trouvera aucune aide à Sainte-Anne, et se sauve en profitant d’un moment d’inattention. Aucun des passants qu’il interroge dans la rue ne semble connaître Pierre Richard. Après une recherche sur Internet, Pichon se rend compte que l’acteur dont il est le sosie n’a jamais existé ! Serait-il passé dans une sorte d’univers parallèle ?


Il passe sa soirée à parcourir ses albums photographiques. Le phénomène dont il est victime ne faiblit pas : sur tous les clichés où il apparaît, c’est avec cette nouvelle et étrange apparence. Quant à sa vie, elle semble avoir été subtilement remaniée. Pichon frise alors le désespoir. Trop douillet pour envisager la chirurgie plastique, pas assez désespéré pour recourir au suicide, il se résout à attendre un hypothétique retour à la normale. Comme il ne supporte plus de se voir sous les traits de l’acteur de comédie, il fait le sacrifice de sa tignasse par trop caractéristique… Eglantine, sa belle voisine, se rend chez lui à l’improviste. Bouleversée par la mort d’une de ses petites patientes, elle se confie à Pichon, qui l’écoute avec une attention fervente. Eglantine s’interroge : quelque chose chez le comptable a profondément changé. Et il ne s’agit pas que de son look capillaire…





Le lundi matin, Pichon reprit le chemin de son travail avec l’appréhension d’un démineur à l’orée d’un sentier vietminh « non pacifié ». Il ne s’habituait pas à cette bouille loufoque ; au contraire, plus les heures passaient et moins il supportait sa métamorphose. Il était devenu une sorte d’étranger pour lui-même… Jusqu’à son Gillette double-lame-triple-action, qui avait balisé de cuisantes coupures la géographie encore méconnue de cet intolérable visage. Cela dit, s’être rasé en évitant de se regarder dans le miroir n’avait aidé en rien !


Pour corser le tout, Pichon appréhendait la réaction de ses collègues, au moment de paraître devant eux. L’éradication soudaine de feu son imposante tignasse risquait de faire jaser. Il pressentait, pour le moins, un ébahissement général. Tandis que le métro l’emportait dans un long chuintement pneumatique vers son job terne et insignifiant, Pichon essayait de trouver une échappatoire. Que pouvait-il bien inventer ? Un guet-apens de Skinhead au coin d’une ruelle ? Un incendie dans sa cuisine ? Un attentat chez le coiffeur ?


La rame dans laquelle il avait pris place était bondée, comme tous les matins, les lundis matins en particulier. Juste à côté de lui, avachi sur la banquette crasseuse, se trouvait un clochard. Rien ne distinguait celui-ci des êtres en déshérence qui hantent le métro à toute heure. Rien, hormis un petit détail : l’épais bouquin à la couverture chiffonnée qu’il lisait avec le plus grand sérieux.


Pichon jeta un œil machinal sur le livre de son malodorant mais, par bonheur, fugace voisin de trajet. L’ouvrage que ce déshérité anonyme parcourait avec une attention digne des lectures les plus passionnantes était des plus étranges ! Les pages de ce recueil ne comportaient en effet ni textes, ni illustrations. En dehors de quelques aréoles douteuses, elles semblaient totalement vierges…


Le clodo marmonna quelques paroles confuses, ne s’adressant à personne en particulier, puis partit soudain d’un grand éclat de rire. Visiblement, il y a encore plus atteint que moi, tenta de se rassurer Pichon. Mais, s’il analysait objectivement sa situation, en quoi était-elle plus brillante que celle du pauvre bougre à côté de lui ? Qu’il s’ouvre à quiconque de son incroyable métamorphose physique, et on ne tarderait pas à lui jeter les mêmes regards dédaigneux ! Comment empêcher cette situation délirante de le mener tranquillement vers la démence ?


Arrivé à destination, Pichon se leva et tendit à cet étonnant lecteur le peu de monnaie qu’il avait réussi à racler au fond de sa poche. Le vagabond posa un regard aviné sur ce bienfaiteur inattendu dont il venait seulement de remarquer la présence.



Puis, il murmura quelques mots, comme pour lui-même :



Le comptable se statufia à l’instant, aussi pâle et glacé qu’un bloc de marbre. Il ne s’aperçut même pas que les portes coulissantes de la rame venaient de se refermer derrière lui, et encore moins qu’il loupait sa station.



À ces mots, ce fut au tour du clochard de se figer. Sa trogne bouffie affichait le plus complet des ébahissements. C’en était presque comique…


Les autres passagers firent mine de ne leur prêter aucune attention, détournant ostensiblement le regard pour ne pas être pris à parti par le mendiant, ou bien, pire encore, devoir s’interposer pour défendre le comptable. On n’est jamais à l’abri d’un mauvais coup, de nos jours.


oooOOOooo


Dans le temps, ce sans-abri anonyme avait eu une vie tout à fait normale. Il s’était même bâti une situation sociale honorable. Mais, pour Lucien Gatimel, tout ça, c’était avant. Avant qu’une impitoyable déchéance ne le ronge comme un acide vorace.


Bien que Pichon le bombarda de questions, Gatimel restait sur ses gardes. Ami ou ennemi ? Quand on vit dans la rue, on reste méfiant, tant qu’on sait pas à qui on a affaire. Parfois, on reste méfiant tout court.


Gatimel attendit d’être attablé à la terrasse d’un café, un verre à la main – sa condition pour se livrer – avant de commencer à donner quelques détails sur lui-même et son curieux destin. Dès que le serveur fut hors de vue, il confia à voix basse :



Pichon n’avait pas besoin qu’on lui explique ce que voulait dire ce « là-bas ». Là-bas, son visage était normal et sa petite vie continuait de se dérouler bien tranquillement. La seule chose qui lui importait, c’était de savoir comment y retourner, là-bas ! Il craignait que ce vagabond aux yeux fous ne lui dise que c’était impossible.



Gatimel s’absorba dans le fond de son verre, qu’il avait vidé d’un trait, puis tendit la main vers la bouteille commandée par Pichon et, d’une rasade généreuse, se resservit. Après avoir lampé son deuxième ballon de rouge, il fit claquer sa langue. Puis il commença son récit…


Un quart d’heure plus tard, Gatimel avait ébauché les grandes lignes de ce qu’avait été sa vie depuis son « arrivée » dans cet univers parallèle, il y a plus de cinq ans. Jamais personne n’avait cru ce qu’il racontait. L’incommunicabilité du traumatisme qu’il avait vécu l’avait conduit très loin dans la dépression, tout près de la folie… Isolé, rejeté par tous, Gatimel avait peu à peu sombré dans la misère, touchant le fond aussi inexorablement qu’un paquebot frappé à mort par une torpille de U-Boat.


Le récit déprimant de Gatimel avait ému Francis Pichon aux larmes. Il compatissait aux malheurs du clochard, bien sûr, mais, dans le même temps, il s’apitoyait sur lui-même et le futur qui l’attendait. Pichon voyait à présent le vagabond d’un autre œil ; allait-il, lui aussi, subir la même déchéance ? Peut-être pas, s’il arrivait à tirer quelques enseignements de la descente aux enfers de Gatimel…



Après un moment de silence gêné, Pichon reprit, plein d’espoir :



D’une main tremblante, Gatimel se resservit à nouveau. Les dernières gouttes de vin se répandirent tout autour de son verre. Sur la surface granitée de la petite table qui les séparait à peine avaient éclos comme des taches de sang.


Pichon, lui, n’envisageait pas une picoseconde le moindre atermoiement. Baisser les bras, c’était prendre le même chemin que ce pauvre hère de Gatimel face à lui. Il fallait qu’il trouve des similitudes, des recoupements entre leurs deux expériences de cet incroyable phénomène. C’était le seul moyen de comprendre ce qui leur était arrivé ! Il fallait…



Pichon, en désespoir de cause, tira une carte de visite de son portefeuille et la tendit à Gatimel :



Le clodo le regardait sans plus de réactions qu’un poisson-chat face à une enclume. Pichon, impatienté, finit par fourrer lui même le bristol dans un des rabats de la veste défraîchie du poivrot.



Pichon se leva et courut vers le comptoir. Il lui fallait une carte téléphonique, d’urgence. Il tendit impatiemment un billet de dix euros au tenancier, puis, sans attendre sa monnaie, se rua en direction de la terrasse du café, la télécarte à la main.


Trop tard ! Il n’y avait plus personne à leur table. Pichon scruta les environs, sans résultat. Gatimel s’était tout simplement fait la malle… Le comptable, désappointé, craignait de ne plus jamais le revoir.


Ce en quoi il se trompait.


oooOOOooo


Pichon se sentait plus déprimé qu’autre chose. À peine éclos, l’espoir que lui avait inspiré cette improbable rencontre avait été promptement anéanti. Ce compatriote, transfuge comme lui d’une autre réalité, tenait plus du naufragé à la dérive que de la planche de salut.


La leçon que Pichon tirait de sa rencontre avec Gatimel était cependant limpide. Suivre son exemple n’aboutirait qu’à une seule chose : se bousiller inexorablement l’existence. La façon dont ce pauvre bougre avait réagi à son transit inopiné constituait un enseignement saisissant sur ce qu’il devait éviter à tout prix !


Il téléphona à son travail. Ou, plutôt, il lui sembla que Pierre Richard, s’exprimant par sa bouche, prévenait à sa place Maurice Grenouillard, le chef comptable, qu’il était souffrant et ne pourrait refaire surface, au mieux, que mercredi. Par chance, son absence n’était préjudiciable en rien à la bonne marche des affaires de la boîte… Était-il contagieux ? Non, tant mieux ! Qu’il se repose donc, en évitant d’aggraver son état.


Pichon se mit donc en quête d’un médecin, dans l’unique but de justifier son absence professionnelle. Pas question de remettre les pieds chez un réducteur de tête. La triste mélopée de Gatimel résonnait encore dans son esprit. Quoiqu’il advienne, le sort funeste du clochard resterait un parfait contre-exemple ! Aucun psychiatre, psychanalyste ou bien psychologue ne pourrait le guérir de son étrange affection. Car il n’avait nul besoin de guérir… Son but était simplement de fuir comme la peste toutes dérives psychotiques !


Une fois expédiée cette corvée, de l’ordre de la prophylaxie de mauvaise foi, Francis Pichon retourna pensivement à son domicile étriqué. Il lui restait à accomplir une tâche titanesque, durant ces deux malheureuses journées d’absentéisme sur ordonnance. S’il voulait sauver sa santé mentale, il ne lui restait qu’une seule issue : accorder son être intérieur à sa nouvelle apparence extérieure !


Il risquait de ne plus jamais revoir le visage de Francis Pichon dans un miroir… Son seul choix était donc de se fondre dans sa nouvelle identité. Il devait donc devenir Pierre Richard !



oooOOOooo



Francis Pichon se planta juste devant le miroir riveté sur la porte isoplane de sa chambre. Il considéra sans aménité l’homme un peu bedonnant lui faisant face, se concentrant sur le reflet verdâtre que lui renvoyait l’imposante glace, comme s’il prenait pour la première fois conscience de son image.


Il est assez rare que l’on dilapide ce « temps-si-précieux-qui-nous-manque-tant » à s’observer soi-même. Au mieux, on s’inspecte de façon mécanique, dans un but utilitaire ; le plus souvent pour s’assurer que l’on reste propre sur soi, que l’on ne va pas à nouveau arborer lors d’une soirée mondaine ce délicat petit bout de salade coincé entre les incisives…


En réalité, on s’appesantit plus sur le faciès mafflu de sa boulangère ou de son facteur que sur le sien propre. Les pattes d’oies de la concierge et leurs affluents nervurés nous sont bien plus familiers que le profil, parfois grumeleux, de notre propre derrière !


Pichon se reluquait donc minutieusement, comme aurait pu le faire un sportif en train d’estimer ses chances de médailles. « C’est pas gagné !  », pensa-t-il, anticipant l’énergie qu’il aurait à déployer pour faire sienne cette nouvelle physionomie ; un véritable exploit physique en perspective !


Heureusement, il avait encore en tête les scènes les plus réjouissantes tournées par Pierre Richard lors de sa longue carrière cinématographique. La trogne de comique ne lui était donc pas si étrangère que cela, et sa bonhomie pas si désagréable, ce qui n’était déjà pas si mal !


Mais quelle stratégie adopter, pour « devenir » Pierre Richard ? Il eut une inspiration soudaine, une sorte d’éclair de lucidité presque inhabituel : pourquoi ne pas essayer de se mettre dans la peau du comédien exactement comme celui-ci se glissait dans celle de ses personnages ? Il n’avait qu’à jouer le rôle d’un acteur en train d’interpréter un comptable, et tout irait pour le mieux !


Pas si bête ! Sa vie, finalement, n’était pas si éloignée que ça de celle de « François Perrin » dans « La Chèvre » ! Si Pichon arrivait à s’identifier au personnage de Perrin - que personne ici ne connaissait – il serait certainement en mesure de vivre à nouveau sa vie de comptable anonyme sans plus se poser de questions ! Quelle manière ironique de boucler la boucle…


Aussi brutalement qu’il lui était venu, ce bel enthousiasme reflua. Non, ça ne pouvait pas marcher ; s’il se contentait de « jouer » le rôle, il ne serait jamais tout à fait lui-même. On ne peut être à la fois celui qui fait et celui qui regarde faire. Ah, l’horreur des prismes en quinconce, reproduisant à l’infini la même image !


Pichon, pour conserver sa santé mentale, devait donc trouver un moyen de basculer derrière le miroir. Mais comment faire, pour réellement « devenir quelqu’un d’autre » au point d’en oublier qui on était avant ?


Durant une bonne partie de l’après-midi, il arpenta son appartement exigu en tout sens, sans que pour autant la solution de cet épineux problème ne daignât pointer le bout de son nez… Dépité, excédé, il décida au final qu’il avait besoin de plus d’espace pour ses pas, afin d’approcher la solution. Pichon revêtit sa fidèle gabardine, prit son parapluie et s’exila pour un temps vers le dehors venté de ce froid lundi de mars…


Il ne rencontra personne dans l’escalier. À part Félix Berthier, les résidents de l’immeuble avaient tous des occupations diurnes plutôt classiques. À cette heure-ci, le seul qu’il aurait pu croiser, c’était son voisin du second. Eût-il encore fallu qu’il se risqua au dehors de son logis ! Ce colocataire énigmatique vivait en reclus depuis toujours, ne sortant de chez lui qu’à la fin du jour, comme un rapace nocturne.


Pichon se rappelait avec acuité de sa première - et dernière - rencontre avec le quasi-ermite. C’était un vendredi soir, à une heure assez avancée, alors qu’il rentrait de son incontournable poker hebdomadaire. Il achevait l’ascension du large escalier de bois dans un concert de couinements quand l’éclairage s’était coupé. Après de longs instants à tâtonner dans la pénombre, il avait fini par trouver l’interrupteur de la minuterie. À cet instant précis, il avait discerné les contours d’une masse sombre et menaçante qui s’approchait dans un silence surnaturel. Poussant un hurlement d’effroi, Pichon avait réenclenché la lumière de son index survolté…


Il avait alors pu distinguer le responsable de sa frayeur homérique : face à lui, comme recroquevillé dans l’éclat aveuglant de l’unique ampoule du palier, se tenait une sorte de gnome à la physionomie extravagante. Le visage de ce type était affligé d’une paire de lunettes noires particulièrement bombées – de véritables culs de bouteilles – qui lui donnaient l’air d’une chouette. Pour l’heure, malgré l’opacité de ses verres d’hypermétrope, ses yeux se plissaient douloureusement afin de se soustraire à la clarté trop vive.



Il n’eut que le temps de se ranger ; le petit homme face à lui s’était mis en mouvement avec une promptitude déconcertante pour son gabarit. Pichon n’avait pas fini sa phrase que Berthier avait déjà disparu, se dissolvant comme un spectre parmi les ombres de la cage d’escalier.


Après coup, le comptable, tout penaud, trouva sa frayeur ridicule. Malgré ce physique si particulier, ce type n’avait vraiment rien de bien terrifiant… Le pauvre gars, il était surtout à plaindre ! Pichon crut soudain comprendre les raisons de l’acharnement compulsif de Félix Berthier à laisser en permanence ses volets clos : son voisin du dessous était tout simplement victime d’une pathologie ophtalmique lui interdisant la lueur du jour.



oooOOOooo



Cela faisait à présent plusieurs heures que Pichon marchait dans le grand parc sis non loin de son immeuble. Pour autant, l’illumination tant attendue tardait à venir.


Fatigué par cette errance improductive, il se posa sur un banc et s’absorba dans le spectacle de la transhumance placide de ses congénères. Le comptable désespérait de retrouver un jour la nonchalance tranquille de ces gens déambulant autour de lui. Las de confier au hasard le soin de guider ses pas, il décida alors de regagner sa tanière domestique avant que l’obscurité ne rende plus sinistre encore cette échappée stérile…


Il traversait un boulevard quand son attention fut soudain happée par un prospectus virevoltant mollement dans la bise glaciale. Pichon, qui s’était baissé pour s’en saisir, s’immobilisa illico à la vue de ce qui y était inscrit… manquant de se faire broyer par une camionnette de livraison, qui ne l’évita que par miracle. Sans se préoccuper du conducteur qui l’agonisait d’injures, ponctuées de coups de klaxons effrénés, le comptable, toujours captivé par sa lecture, rejoignit tranquillement le trottoir opposé.



À part quelques regards surpris, l’attitude fantasque de Pichon ne suscita guère de réactions. Les passants autour de lui persistèrent à le contourner avec indifférence ; personne ne ralentit pour se préoccuper du sort de ce pauvre type au sourire béat.


La providence venait enfin de lui envoyer un signal clair ; peut-être l’avait-elle finalement pris en pitié… Ce fut la première fois que Pichon regretta de n’avoir jamais eu de téléphone portable. Il sprinta jusqu’à la cabine téléphonique la plus proche et décrocha avec angoisse le combiné de plastique gris. Sa montre indiquait presque dix-neuf heures, il avait encore une chance qu’on réponde à son appel.


Une voix fatiguée remplaça enfin le bourdonnement intermittent dans l’écouteur.



La voix se fit un poil plus enthousiaste :



Pichon ne perdit pas plus de temps à parlementer. Il jaillit de la cabine et s’engouffra dans le métro avec la fulgurance d’une ogive nucléaire tactique destinée à un ministre Irakien.



oooOOOooo



Pour la seconde fois en trois jours, Pichon se trouvait dans une salle d’attente. Mais celle-ci était un brin plus exotique. Des affiches grand format, aux titres pétaradants, éclaboussaient les murs jaunes sales de leurs couleurs grivoises, tandis que des diplômes, sertis dans une constellation de cadres disposés tout autour de la pièce, rivalisaient de grandiloquence.


Le « centre Hilarion Savignac » se réduisait pour l’instant à un seul consultant, Savignac en personne. Celui-ci apparut enfin, dans l’embrasure de la porte donnant accès à son officine. Il s’agissait d’un homme grisonnant, de haute sature, arborant une barbiche immaculée et soyeuse surmontée d’une paire de fines moustaches en guidon de vélo. Pichon posa son magazine et se leva aussitôt, fortement impressionné par l’allure de Savignac ; la toge de soie pourpre dont il était vêtu lui donnait l’air d’une sorte de prêtre Hindou, ou bien d’un moine Birman, bref d’un sage au savoir immense et à l’autorité indiscutable.



Pichon, courbé par une humilité inconsciente, se pressa de s’introduire dans l’antre quelque peu intimidant de Savignac. À l’invitation du mage, il s’assit sur le siège canné au confort spartiate qui faisait face au petit bureau de merisier où l’autre avait pris place. La pièce était petite, sombre et décorée avec des gravures anciennes représentant des personnages plus ou moins mystiques.



En chemin, Pichon avait préparé son petit discours pour expliciter à l’hypnotiseur l’affection saugrenue qui lui pourrissait la vie. Il rassembla le peu de courage qui lui restait et se lança, en espérant ne pas passer pour un dingue :



L’hypnotiseur, les yeux clos, garda le silence, tout en adoptant un air pénétré un brin inquiétant. Pichon, qui craignait que le mage ne flaire l’arnaque et ne l’envoie paître, tenta à nouveau d’intercéder.



Le vieil hypnotiseur était troublé par le désespoir que laissait transparaître l’attitude de son client. Si tel était son choix, eh bien, qu’il en soit ainsi !


Hilarion Savignac ouvrit un tiroir et sortit ses instruments de travail : une vieille montre à gousset, héritée de son propre grand-père, et une petite lampe frontale qu’il arrima sur sa tête. Puis il demanda à Pichon de le fixer bien en face. Levant la main, il fit lentement osciller la montre devant les yeux du comptable.


Les gestes de Savignac avaient l’efficacité et la souplesse que seule une longue pratique peut conférer. Pichon se laissait doucement bercer par le mouvement régulier du pendule. Il sentit ses paupières s’appesantir, devenant lourdes comme du plomb, puis finalement chuter, échappant à son contrôle sans qu’il n’y puisse rien.



Pichon se laissa guider par la voix lente et grave de Savignac ; son univers se réduisait à cette sensation de chaleur qui le paralysait progressivement. Rien d’autre au monde n’existait que les harmoniques profondément mélodieuses et si persuasives du mage…



À suivre…