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Temps de lecture estimé : 22 mn
07/08/08
corrigé 01/06/21
Résumé:  Descente aux enfers - Mode d'emploi...
Critères:  contrainte nonéro sf -sf
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message

Série : Dans la peau d'un autre

Chapitre 05 / 14
Flash-Back

Résumé des épisodes précédents :


La vie tranquille de Francis Pichon, comptable anonyme dans une grande société de distribution alimentaire, vient de prendre un tournant très étrange : il s’est réveillé un matin avec une autre tête et une autre voix que la sienne ! Cette brutale et inexplicable hallucination lui donne l’impression d’être devenu le sosie de l’acteur Pierre Richard. Affolé par ce qui lui arrive, Pichon se rue aux urgences de l’hôpital Sainte-Anne.


Le psychiatre de garde ne croit pas à son hallucination… Il le confronte à la photo d’identité sur son permis de conduire, sur laquelle Pichon apparaît encore et toujours avec les traits de Pierre Richard. L’aliéniste n’est pas troublé par cette singulière ressemblance, pour la bonne raison qu’il ne connaît pas le moins du monde l’acteur comique. Il conclut à un cas de schizophrénie… Pichon se rend alors compte qu’il ne trouvera aucune aide à Sainte-Anne, et se sauve en profitant d’un moment d’inattention. Aucun des passants qu’il interroge dans la rue ne semble connaître Pierre Richard. Après une recherche sur Internet, Pichon se rend compte que l’acteur dont il est le sosie n’a jamais existé ! Serait-il passé dans une sorte d’univers parallèle ?


Il passe sa soirée à parcourir ses albums photographiques. Le phénomène dont il est victime ne faiblit pas : sur tous les clichés où il apparaît, c’est avec cette nouvelle et étrange apparence. Quant à sa vie, elle semble avoir été subtilement remaniée. Pichon frise alors le désespoir. Trop douillet pour envisager la chirurgie plastique, pas assez désespéré pour recourir au suicide, il se résout à attendre un hypothétique retour à la normale. Comme il ne supporte plus de se voir sous les traits de l’acteur de comédie, il fait le sacrifice de sa tignasse par trop caractéristique… Eglantine, sa belle voisine, se rend chez lui à l’improviste. Bouleversée par la mort d’une de ses petites patientes, elle se confie à Pichon, qui l’écoute avec une attention fervente. Eglantine s’interroge : quelque chose chez le comptable a profondément changé. Et il ne s’agit pas que de son look capillaire…


Le lundi matin, en repartant à son travail, Pichon tombe sur un bien étrange vagabond. Le clochard semble en effet connaître Pierre Richard ! Quand Pichon lui parle de la filmographie de l’acteur comique, le clodo est à son tour paralysé par la surprise. Il a subi un phénomène identique, lui aussi, il y a plus de cinq ans. Avant sa brutale irruption dans cet univers parallèle, il avait une situation tout à fait enviable. Pichon le questionne jusqu’à ce qu’il lui parle un peu plus de lui-même, et de son parcours chaotique. Le clochard lui donne son nom : Lucien Gatimel, mais disparaît dès que Pichon évoque la possibilité d’une alliance pour sortir de cette effroyable situation…


Francis Pichon tire les leçons de l’horrible vécu de Gatimel. Pour ne pas devenir fou, il ne lui reste qu’une seule solution : accorder son être intérieur à son nouveau physique ! Mais comment faire pour accomplir cet exploit ? Le hasard lui apporte la réponse, sous la forme d’un flyer publicitaire à la gloire d’un hypnotiseur, Hilarion Savignac. Pichon se rend chez Savignac pour que celui-ci l’aider à accepter ce nouveau visage comme étant le sien…





Quoi de plus commun qu’un clochard affalé sur une paillasse de cartons décrépits, dans un recoin sombre de courette d’immeuble ? Les rares passants à lui prêter encore attention considéraient Gatimel avec une pitié de façade, sur fond de dédain bien pensant.


Quand on devient une épave, un débris d’humanité indigne d’un sourire ou d’une marque d’attention, il est ardu de conserver si peu que ce soit son amour propre… Le clodo avait fini par s’habituer à l’intolérable ; le fait que sa vie relationnelle soit aussi vide que celle d’un parcmètre ne l’affectait plus, c’était ancré dans son quotidien, inscrit dans l’ordre naturel des choses. L’espérance n’avait tout simplement plus sa place dans l’existence de Gatimel.


Sa rencontre avec Francis Pichon, en ce froid et morne lundi de mars, avait secoué Gatimel bien plus qu’il n’aurait jamais voulu l’admettre. Le comptable était bien le premier bipède en mesure de croire à son histoire… Et pour cause ! Malgré lui, Lucien Gatimel s’était surpris à entrevoir une lueur d’espoir. Mais cette flammèche avait aussitôt réveillé la douleur morale inspirée par sa propre déchéance. Habituellement, c’était à coup de « gros rouge » qu’il l’anesthésiait, cette souffrance retorse d’amputé du corps social. Mais cette fois, pour se mettre hors d’atteinte d’une nouvelle série de désillusions, il avait choisi la fuite…


La simple évocation de « sa vie d’avant » avait ramené à la surface de sa conscience plus de lambeaux de souvenirs qu’il ne pouvait en assumer. Incapable de pioncer à son aise, Gatimel se tournait et se retournait en grommelant sur son tas de vieux cartons. Malgré lui, ses pensées remontaient le fleuve de sa mémoire, à la façon de ces saumons d’Écosse obsédés par le besoin atavique de retourner sur les lieux mêmes de leur conception…



oooOOOooo



À la fin des années 90, Gatimel menait une vie parisienne de « bobo » nanti, avec femme, enfants et maîtresse. Il était alors employé dans une société de service en ingénierie informatique comme juriste-conseil ; une place éminemment bien payée. Cette existence plaisante et confortable lui convenait assez bien, même s’il sentait, de façon encore confuse, qu’il lui manquait quelque chose.


Ce ne fut qu’après une série de difficultés conjugales et professionnelles qu’il prit pleinement conscience de ne s’être jamais vraiment « réalisé ». Il décida alors d’entreprendre une psychothérapie, qu’il arrêta peu de temps après, frustré par la stagnation apparente de son inexplicable vague à l’âme.


S’ensuivit une période frénétique où Gatimel chercha à s’étourdir par la consommation d’alcool, de drogues et de sexe en quantités toujours croissantes. Il devint coutumier de ces soirées mondaines « no-limit » où l’on trouve à foison ces divers ingrédients. Pourtant, rien de tout cela ne lui apportait le moindre début de réponse à ce vide intérieur lancinant. Lucien Gatimel ne trouvait toujours pas le chemin menant à la sérénité, à la paix avec lui-même.


C’est à l’occasion d’une virée en famille dans sa maison d’enfance qu’il découvrit enfin « sa voie ». Planqué sous une pile de linge défraîchi, dans le fond d’une armoire, l’attendait un vieux cahier d’écolier. Sur ses pages, près de vingt-cinq ans en arrière, le jeune Lucien avait couché d’une écriture encore hésitante et malhabile quelques poésies et autres fariboles…


En exhumant ce fossile d’adolescence, Gatimel eut une sorte de révélation : reprendre ce travail d’écriture allait enfin débarrasser son esprit des pensées toxiques qui le rongeaient ! Il devait s’employer à transmuter son expérience de la vie et ses sombres désespoirs en allégories littéraires.


Lucien Gatimel se lança alors avec fougue dans l’écriture de nouvelles pour la jeunesse, puis dans le roman policier. Durant plusieurs années, ses manuscrits ne suscitèrent que des lettres de refus polies – du moins, quand il osait les envoyer aux éditeurs de la place - et, au mieux, l’indifférence de ses proches ; indifférence qui se mua assez vite en agacement plus ou moins contenu.


Gatimel ne se découragea pas. Avec raison, d’ailleurs, car en fin de compte, il parvint à se faire publier… même si la maison d’édition en question n’était guère plus que le prête-nom d’un imprimeur argenté de province ! Sans tenir compte des mises en garde de son entourage, il prit alors le risque d’abandonner son job de juriste pour se consacrer à plein-temps à sa nouvelle vie d’auteur « en émergence ».


Flora, son épouse, supportait stoïquement ce chambardement de cap, malgré la réduction drastique de leur train de vie. On était loin des fastes d’antan ! Sa maîtresse, quant à elle, le plaqua illico pour un jeune trader, étoile montante des salles de marché d’une grande banque internationale.


Le quotidien de Gatimel s’illuminait : il était en phase avec ses aspirations les plus essentielles. Suivre cette vocation d’écrivain, longtemps occultée par d’autre préoccupations plus matérialistes, redonnait enfin un sens à son existence. Grâce à un travail acharné et une vie plus saine, Lucien Gatimel se sentait devenir un homme meilleur ; il goûtait enfin à la bienheureuse plénitude de relations conjugales apaisées.


Sa moitié, quelque peu réticente au départ, avait fini par trouver un travail ; il n’y avait guère d’autres choix pour leur éviter de crever de faim… Malgré un succès d’estime, les revenus qu’il tirait de « son œuvre » restaient dérisoires. Le labeur ingrat de Flora leur permettait au moins de faire bouillir la marmite !


L’étoile de Gatimel se mit soudain à briller haut et fort : « Les exilés », son sixième roman, venait de décrocher le prix Médicis 2003. Gatimel, qui n’avait connu jusqu’à présent qu’un anonymat abyssal, allait enfin goûter aux joies de la reconnaissance du public et, surtout, empocher les retombées sonnantes et trébuchantes de la présence massive de son dernier livre en librairie !


Tout allait pour le mieux quand, par un froid matin de décembre, il se réveilla dans un lit inconnu. La veille, il avait dignement fêté l’obtention de son prix littéraire, entouré des rares amis qui l’avaient soutenu dans son aventure. Son cercle relationnel avait été véritablement décimé : rien de tel pour faire fuir les pique-assiettes qu’une bonne tranche de « vache enragée » !


Une jeune femme se trouvait avec lui, dans le lit. Elle se tourna vers Gatimel et l’enlaça sensuellement. Cette fille était très belle… tout à fait dans le style de ses anciennes conquêtes, du temps de sa vie de bâton de chaise. Pourtant, quelque chose clochait abominablement : il ne l’avait jamais vue de sa vie ! Comment avait-il pu atterrir dans son appartement ? Ce sentiment de décalage, déjà violent, s’amplifia encore quand la jolie brune s’adressa à lui…



Gatimel jaillit du lit… pour se retrouver à poil au milieu de la chambre, exhibant une érection aussi matinale qu’incongrue devant cette étrangère qui le regardait gesticuler les yeux ronds. Il empoigna la couverture, dans laquelle il drapa son embarrassante nudité.



Aucun souvenir de son arrivée nocturne chez cette pin-up ! D’ailleurs, il ne se rappelait pas non plus la façon dont s’était terminée la soirée. Est-ce qu’ils avaient fait une virée dans un de ces anciens « clubs » qu’il écumait du temps de ses débauches extravagantes ? Une sensation familière surnageait dans son crâne, quelque part derrière ses globes oculaires… comme s’il était « chargé » à mort. Subissait-il les effets d’un bad trip à la cocaïne ? En tout cas, ça pouvait expliquer sa mémoire défaillante…



Gatimel, contrarié dans ses habitudes, ignora totalement la plastique sculpturale de cette inconnue qui se dressait devant lui sans aucune pudeur. Mais qu’est-ce qu’il fichait là ? Et qui était-elle donc ? Il ne tarda pas à l’apprendre.



Gatimel resta sans voix durant près de dix secondes. Puis il émit une sorte de hennissement caverneux. Sa façon à lui d’éclater de rire.



La brune pleurait doucement, presque sans bruit. Aucun de ses potes pour se pointer à l’horizon. Pas de caméraman de « surprise - sur prise » embusqué dans un coin, en train de faire un zoom ironique sur sa bouille consternée de dindon de la farce.



Toujours pas de réponse, à part les sanglots que lâchait la pauvre créature, vautrée dans son fauteuil.


Il fallait qu’il contacte Flora. « Oui, c’est ça, joindre ma femme », pensa-t-il, en tendant une main vers le téléphone sans fil Thomson posé sur la petite commode en sapin derrière lui. Il composa son propre numéro et pria anxieusement pour qu’elle décroche. Au bout d’une longue attente, pointillée de sonneries angoissantes, la voix de Flora retentit enfin dans le combiné. Gatimel soupira, soulagé de reprendre pied en terrain familier.


Au moment de parler à son épouse, une image culpabilisante l’effleura ; la brune et lui-même, s’endormant, harassés, après avoir baisé une bonne partie de la nuit.



Un blanc, à l’autre bout du fil. Puis une voix d’homme, assez peu audible, qui s’adressait à son épouse…



Gatimel n’en croyait pas ses oreilles : sa femme avait un amant ! Et, plus incroyable encore, elle semblait se préoccuper comme d’une guigne qu’il l’apprenne…



Gatimel étouffa un cri. Les dernière paroles de Flora venaient de le mettre KO, tel un uppercut le cueillant par surprise ; il lui fallut bien dix secondes pour trouver quelque chose à dire, face à cette énormité.



Peine perdue, Flora venait de lui raccrocher au nez.


Complètement désemparé, Gatimel laissa choir le téléphone, et, d’un pas mécanique, se dirigea vers la salle d’eau attenante. Il ouvrit les robinets à fond et s’aspergea longuement le visage, comme si la cascade d’écume bouillonnante pouvait décoller les miasmes nocturnes de ce terrifiant cauchemar. Car ce ne pouvait être qu’un cauchemar… Le genre de cauchemar qui s’infiltre en vous et vous colle à la peau, tant que vous n’êtes pas pleinement réveillé.


Il s’essuyait avec un coûteux drap de bain griffé quand il jeta, pour la première fois, un coup d’œil à la glace surmontant la double vasque art-déco. Dans l’énorme miroir parsemé de spots, digne de la loge d’une starlette, se reflétait un visage qui n’était pas le sien.


Lucien Gatimel ne poussa pas de cris et ne se mit pas non plus à gesticuler de façon hystérique. Un observateur aurait d’ailleurs presque pu le croire indifférent face à cette vision. En réalité, son psychisme venait tout simplement de déclarer forfait. Gatimel était pour l’heure aux abonnés absents. Il émit un glapissement de gerboise et son cerveau baissa soudain le rideau. Out !



oooOOOooo



Quand Lucien Gatimel revint à lui, il était étendu sur un lit au dossier légèrement relevé. Il se sentait aussi apathique que si l’on avait troqué son encéphale contre une vieille éponge moisie. Des relents nauséeux l’assaillaient, tandis qu’une raideur inquiétante engourdissait ses membres. Son inconscience avait dû perdurer un certain temps, car il ne se trouvait plus du tout dans l’appartement de la belle brune.


Les évènements récents lui paraissaient presque irréels. C’était à se demander s’il s’était réellement réveillé chez cette fille, ce matin. Il fut pris d’un doute : avait-il vraiment vécu cette situation extravagante ou n’était-ce qu’un délire engendré par une surdose de cocaïne ?


La pièce dans laquelle il se trouvait était petite et assez sobre ; peinte en blanc cassé, elle était quasiment dépourvue de meubles. Sur le mur antagoniste, un œil de cachalot greffé sur un support mural articulé le lorgnait sans complexe, en se donnant des airs de tube cathodique. Cet environnement discrètement hostile ne laissait aucune place au doute : il se trouvait bien dans un établissement dit « hospitalier »…


Gatimel tenta de se redresser, en vain. Des sangles de nylon le maintenaient fermement arrimé à son paddock ! Il allait appeler à l’aide quand il remarqua la présence d’une femme, assise un peu en retrait, mains jointes sur la longue jupe couvrant sagement ses jambes croisées.



Son psychisme tournait au ralenti et rendait ses émotions presque inconsistantes. À peine arrivait-il à se mettre en colère.



L’hésitation de Flora inquiétait Gatimel. Son état était-il critique au point qu’elle n’osait pas lui en dire plus ? Il y avait autre chose de tout aussi étrange : le look de Flora. Outre le style atypique de ses vêtements qu’il lui voyait porter pour la première fois, ses cheveux étaient coupés très courts…



Son épouse le fixait sans rien dire. Le regard de Flora exprimait un reproche muet, comme s’il venait de lui sortir la pire des horreurs. « Merde, j’aurais peut-être pas dû lui parler de la blanche ! » se reprocha-t-il. Il se demandait comment elle allait prendre la chose, quand Flora se décida enfin à prononcer quelques mots.



Gatimel la regardait, un sourire d’incompréhension flottant sur les lèvres. Flora avait toujours eu un humour assez développé, certes, mais là, quelque chose lui disait qu’elle ne plaisantait pas.



Gatimel ouvrit des yeux horrifiés. Sur la dalle du téléviseur éteint se reflétait le visage de Gérard Depardieu, sanglé sur un lit d’hôpital. Il se mit soudain à hurler, se débattant de toutes ses forces. Un infirmier musclé entra aussitôt dans la pièce, une seringue à la main. Pour être aussi vite sur les lieux, le type avait dû attendre à la porte… À quoi tout cela rimait-il ?


Il n’eut pas le temps de réfléchir plus avant, le colosse le plaqua sur le sommier et entreprit de lui injecter ce qui devait être un neuroleptique. Un médecin ouvrit à son tour la porte de la chambre, dévoilant à Gatimel une portion de couloir exigu. Un peu en biais par rapport à lui, assise sur un petit banc vert clair, il aperçut la brune de tout à l’heure qui le regardait, les yeux rouges et la bouche entrouverte sur une exclamation silencieuse.


Il ressentit soudain une sensation de brûlure, tandis qu’une aiguille gloutonne perforait le creux de son bras. Le supplice du métal mordant dans la veine s’atténua rapidement, remplacé par un engourdissement polaire qui anesthésia d’abord son biceps, puis se communiqua à tout son corps. Chaleur et froid. Agitation et calme.


Sa vue s’obscurcissait, mais son audition restait intacte. Il entendit le praticien encourager sa femme à signer un formulaire.



Gatimel sentit le lit tourbillonner sous son corps. Puis, plus rien. Quel trip, mes aïeux !



oooOOOooo



Quand il rouvrit les yeux, Gatimel s’aperçut qu’il se trouvait dans une nouvelle pièce. Il avait mal au crâne et éprouvait des difficultés à fixer son attention. Mû par une volonté propre, son regard sautillait d’un point à un autre de la salle, sans qu’il parvienne à l’accommoder correctement. Les images lui parvenaient sous forme de taches brouillées aux couleurs pastels, comme si sa cornée était devenue opaque.



Gatimel se frotta les yeux, écarquillant les paupières jusqu’à ce que des larmes perlent aux coins de ses conjonctives. Il finit par apercevoir un petit tas osseux jeté dans un coin de la pièce. La voix semblait provenir de cette vague silhouette humanoïde, mal fagotée dans une robe de chambre deux fois trop grande pour elle.



Gatimel laissa aller sa tête en arrière contre la paroi molletonnée qui soutenait son dos. Dans un sursaut d’orgueil, il essaya de se soulever. Peine perdue, il n’avait plus l’usage de ses bras, comme cousus l’un à l’autre derrière lui. Il se mit à hurler, appelant à l’aide, se secouant futilement dans la camisole qui le retenait prisonnier.


Les deux autres finirent par joindre leurs cris aux siens, braillant à l’unisson. Il avait sa réponse, à présent. On l’avait tout simplement collé à l’asile…



oooOOOooo



La simple d’esprit qui s’était présentée à lui le premier jour sous le prénom innocent de Maëlle avait raison. Dans cet hôpital psychiatrique, le temps ne comptait guère. La notion même d’impatience avait disparu. L’impatience, c’est bon pour les gens « du dehors », ceux qui ont encore des projets à mener, des choses à accomplir.


Au début, Gatimel crut qu’il pourrait convaincre la chef psychiatre de l’intégrité de sa santé mentale. Il déchanta très vite. Cette femme revêche, qui lui faisait furieusement penser à un bouledogue monté en grade, se ferma immédiatement, adoptant de façon tout à fait prévisible une attitude obstinément butée. Comme tous les autres, elle n’avait bien sûr jamais entendu parler de Gérard Depardieu.


Pour forcer cette harpie à l’écouter, il avait alors entrepris d’établir le siège de son bureau. On n’avait pas tardé à le raccompagner manu militari vers cette espèce d’unité carcérale que les infirmiers du cru s’obstinaient à désigner sous le plaisant euphémisme de « chambre ».


Il s’était ensuite tourné vers la rébellion passive, refusant de prendre les petites pilules multicolores qu’on distribuait matin et soir aux internés. On lui avait repassé la camisole et on les lui avait intubés de force, ses pastilles. Dans le même temps, les séances d’électrochocs avaient vu leur fréquence s’accroître.


Enfin, à bout de nerfs, il avait requis l’assistance d’un avocat. On lui avait ri au nez : Lucien Gatimel n’existait plus en tant que sujet de droit. Du fait de son aliénation mentale, et même s’ils étaient séparés depuis quatre ans, il se retrouvait à présent sous la tutelle de son épouse, qui avait transféré à l’hôpital tous ses pouvoirs de décision en signant les formulaires adéquats.


Gatimel se réfugia dans l’espoir que Flora n’aurait pas le cœur de le laisser moisir dans cet endroit déprimant. En bref, il attendait un miracle, un peu comme un chien abandonné en plein mois d’août dans un chenil surpeuplé attendrait son maître : piteux et désespérément plein d’amour ! Il finit par se résoudre à l’idée qu’elle ne viendrait pas. Bien qu’il en fut terriblement affecté, il comprenait son attitude : dans cette autre réalité, n’était-il pas censé l’avoir plaquée comme un malpropre ? Son calvaire devait apparaître à Flora comme un juste retour de bâton…


Quant à Mélanie, la jolie brune qui partageait son lit au moment de l’effondrement de l’univers de Gatimel, elle tenta une visite. Il refusa obstinément de la voir. Tour à tour, elle essaya la persuasion, la menace, la colère, les pleurs… peine perdue ! Cette fille ne représentait rien pour l’écrivain ; dans sa mémoire, il n’y avait pas plus de traces d’une quelconque histoire d’amour avec cette Mélanie que dans la caboche vide d’un amnésique.


Elle repartit donc, meurtrie et un brin déboussolée. Le bienveillant psychiatre de Gatimel, un bellâtre célibataire à la quarantaine entreprenante, se chargea en personne de la réconforter. Mélanie ne revint pas à la charge. Quelques semaines plus tard, Gatimel apprit que son psy et son ex-petite amie allaient annoncer leurs fiançailles.


Lucien Gatimel donna enfin raison à ses médecins. Ne pouvant exprimer le traumatisme qui le rongeait, sous peine d’une répression médicamenteuse aussi sévère qu’immédiate, il finit par sombrer dans une profonde neurasthénie, rejoignant enfin le rang amorphe des patients habituels. À la grande satisfaction des soignants qui voyaient survenir l’extinction de sa combativité d’un bon œil.


Ils se congratulèrent chaudement : la thérapeutique prescrite avait pleinement opéré. Bonheur suprême, on pouvait même espérer une possible réinsertion de ce forcené à présent assagi, sans trop craindre de récidives. Alléluia !



oooOOOooo



Quand Gatimel retrouva enfin sa liberté de mouvement, près de quatre mois s’étaient écoulés. Ce retour à la vraie vie n’avait rien à voir avec l’explosion libératrice qu’aurait pu ressentir un fringant prisonnier politique. Non, son élargissement à lui s’apparentait plus à la sortie de prison presque réticente d’un détenu grabataire blanchi sous le harnais…


Pour commencer, il avait pas mal changé physiquement. Gatimel n’était plus que l’ombre du Depardieu bon vivant et bien en chair qui se reflétait dans le miroir de Mélanie quelques mois en arrière. Ne supportant plus la vision de sa nouvelle trogne - sa « rééducation » forcée avait développé chez lui une solide aversion pour toutes les surface réfléchissantes -, Gatimel avait laissé prospérer une imposante barbe qui lui mangeait tout le bas du visage, lui donnant – déjà – des airs de vagabond…


Durant ces longs mois, il avait patiemment reconstitué le fil des évènements censés lui être arrivés avant que son quotidien n’implose. Dans cet étrange univers, Gatimel n’avait jamais démissionné de son job aliénant de juriste d’affaire. D’ailleurs, son couple n’avait pas résisté à la succession d’abus en tout genre qui avait fini par constituer le plus clair de son existence. Ancré dans ses mauvaises habitudes, il avait tranquillement continué sur la même pente, passant allègrement de bonnes copines en coups d’un soir… Bien évidemment, il n’avait jamais eu l’envie ni le temps d’écrire ne serait-ce qu’une simple nouvelle, et encore moins un des romans dont il était si fier.


Flora avait profité de l’internement de son mari pour demander le divorce. Et, sans l’once d’une hésitation, le juge lui avait octroyé cette reconnaissance définitive de leur séparation de fait. La justice n’ayant pas pour habitude de prendre en compte l’avis des malades mentaux, Gatimel ne fut même pas convoqué à l’audience… Quant à Mélanie, elle coulait des jours heureux avec son psychiatre, ne se préoccupant apparemment plus du sort de l’écrivain.


Sa boîte, qu’en définitive il n’avait jamais eu le courage de quitter, lui proposa royalement une reprise d’activité « aménagée et progressive ». En gros, on lui offrait d’occuper à temps plein les fonctions d’un factotum devant s’acquitter de menues tâches de livraison et de classement. Bref, un job à peine digne d’une des nombreuses secrétaires travaillant précédemment sous sa direction… Engoncé dans une fierté écarlate que, pourtant, il n’avait plus les moyens de brandir, Gatimel repoussa rageusement sa dernière chance de subsistance dans cette dimension inhospitalière.


Il se réfugia tout à la fois dans la boisson et dans sa maison d’enfance, laissant se délabrer à grande vitesse le peu de vernis social qui le rattachait encore à la communauté humaine. Les rares personnes parmi ses proches à se préoccuper encore de Gatimel considéraient son attitude avec un mélange d’incompréhension et d’apitoiement.


Un beau matin, Lucien Gatimel se réveilla avec un taux d’alcoolémie inhabituellement faible, si bien que, pour la première fois de la semaine, il se surprit à être capable d’aligner une pensée devant l’autre. Quelle horreur ! Il se mit aussitôt en quête d’un antidote à cette lucidité trop douloureuse. Une longue errance dans sa tanière ne lui permit de découvrir que des cadavres de bouteilles, dont il suçota les goulots arides sans pouvoir en tirer la moindre lichette de réconfort.


Au bout de quelques poussives allées et venues, il se sentit faible et fut forcé de s’adosser à une lourde armoire normande, le souffle court. Un bruit de tissu déchiré battait en rythme à ses tempes, tandis que des moucherons pugnaces ne cessaient d’envahir son champ visuel. Au bout de quelques instants, il comprit qu’il s’agissait là des pulsations pusillanimes de son organe cardiaque affolé par le manque… Le malaise passa enfin, laissant une empreinte moite et aigre sur son front et au creux de ses paumes.


Son soulagement ne dura qu’un instant. À nouveau tiraillé par les affres de la dépendance, Gatimel entrouvrit l’imposant tabernacle pour farfouiller entre les piles de linge, avec l’espoir d’y dénicher quelque fiole mystérieusement oubliée là. Ses doigts avides rencontrèrent brusquement la surface lisse et rigide d’un objet dont il se saisit. Ce qu’il ramena à la lumière du jour s’avéra être un livre. Il allait balancer le bouquin quand son aspect étrangement familier attira enfin toute son attention.



Ce furent les seules paroles qu’il parvint à articuler. Sur la couverture blanche de l’ouvrage, barrée d’un bandeau rouge claironnant l’obtention du prix Médicis, il y avait ce titre, inscrit en lettres sombres : « Les exilés ». Et, couronnant le tout comme un mirage improbable, il lut son propre nom, « Lucien Gatimel ».



oooOOOooo




Flora, qui venait d’entrouvrir sa porte afin de faire cesser ce tintamarre, venait de découvrir que l’importun pendu à la sonnette n’était autre que son ex-mari. Elle le dévisageait, circonspecte, attendant qu’il veuille bien s’expliquer sur les raisons de sa présence tardive.


Pour une fois, Gatimel semblait à peu près sobre, mais son attitude n’en était pas moins tout à fait déconcertante. Il claironnait des propos décousus, s’exprimant avec un débit haché tout en brandissant devant lui un bouquin, une expression haineuse sur le visage.



Voyant qu’elle n’arriverait pas à le ramener à la raison, Flora se saisit finalement du livre qu’il agitait sous son nez et l’ouvrit. Elle tourna les pages, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, sous le regard flamboyant de Gatimel.



Les mensonges éhontés de son ex-épouse firent totalement disjoncter Lucien Gatimel. Perdant le peu de self-control qu’il lui restait encore, il lui sauta à la gorge, enserrant le cou délicat de Flora avec une force décuplée par la rage. Ils roulèrent au sol dans un grand fracas de bibelots brisés. Il étranglait sans pitié son ex-femme, tout en la secouant brutalement. À cet instant, ses mains ne tremblaient plus.


Le crâne de la pauvre Flora rebondissait sur le carrelage avec un bruit de calebasse fêlée qui n’augurait rien de bon, tandis que Gatimel scandait une incantation démente :



Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Il y eut un bruit écœurant de maillet cognant sur une surface osseuse, puis Gatimel s’affala lentement sur Flora, les yeux exorbités. Derrière lui se tenait un grand type à la mine défaite, tenant entre ses mains la lourde statuette de bronze qu’il venait d’abattre sur la tête du fou furieux en train d’agresser sa compagne.



L’homme s’agenouilla près de Flora, la prit dans ses bras et la berça doucement contre sa poitrine. Gatimel geignait doucement, contrairement à la jeune femme inconsciente, dont la gorge avait pris une méchante couleur violacée. Elle respirait avec difficulté, mais elle respirait encore.



oooOOOooo



Lucien Gatimel fut jugé irresponsable de ses actes et échappa donc à la prison. La terrible agression sur la personne de son ex-épouse était manifestement une rechute gravissime, qui le fit à nouveau interner plusieurs années dans un centre psychiatrique pour patients dangereux.


L’aliéniste ayant la responsabilité de Gatimel lui permit toutefois de conserver avec lui son étrange « livre » aux pages totalement vierges. Ce malade était fascinant ; il prétendait que sur ce manuel était imprimé un roman dont il était l’auteur. Et le plus troublant, c’est qu’il était capable de réciter de façon tout à fait convaincante un texte cohérent, comme s’il lisait vraiment des mots que personne d’autre ne pouvait apercevoir…



[À Suivre… ]