Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 12801Fiche technique31079 caractères31079
5106
Temps de lecture estimé : 21 mn
21/08/08
corrigé 01/06/21
Résumé:  Histoires de cœur d'un pauvre comptable...
Critères:  nonéro humour #sciencefiction ffh voisins jalousie
Auteur : Hidden Side

Série : Dans la peau d'un autre

Chapitre 06 / 14
Séduction

Résumé des épisodes 4 et 5 :


Le lundi matin, en repartant à son travail, Pichon tombe sur un bien étrange vagabond. Le clochard semble le reconnaître, sous les traits de Pierre Richard ! Quand Pichon lui parle à son tour de l’acteur comique, le clodo est paralysé par la surprise. Il a lui aussi subi un phénomène identique il y a plus de cinq ans. Pichon le questionne jusqu’à ce qu’il lui parle un peu plus de lui-même et de son parcours chaotique. Le clochard lui donne son nom : Lucien Gatimel, mais disparaît dès que Pichon évoque la possibilité d’une alliance pour sortir de cette effroyable situation…


Francis Pichon tire les leçons de l’horrible vécu de Gatimel. Pour ne pas devenir fou, il ne lui reste qu’une seule solution : accorder son être intérieur à son nouveau physique ! Mais comment faire pour accomplir cet exploit ? Le hasard lui apporte la réponse, sous la forme d’un flyer publicitaire à la gloire d’un hypnotiseur, Hilarion Savignac. Pichon se rend chez Savignac pour que celui-ci l’aide à accepter ce nouveau visage comme le sien…


Le soir venu, Lucien Gatimel, quant à lui, repense à l’existence confortable qu’il menait avant d’être catapulté dans cette dimension inhospitalière. Bien des années auparavant, il était avocat d’affaire dans une grande société informatique. Mais, mal dans sa peau, il avait radicalement tourné le dos à son existence matérialiste et toute tracée en devenant écrivain. Après une longue période de vache maigre, il avait enfin réussi à percer, obtenant le prix Médicis pour son sixième roman, quand son quotidien avait mystérieusement implosé… Il s’était réveillé un matin dans le lit d’une inconnue, qui, pourtant, semblait partager sa vie. Son épouse, jointe au téléphone, avait enfoncé le clou en lui apprenant qu’ils ne vivaient plus ensemble depuis quatre ans. Pour finir, il s’était évanoui en apercevant dans le miroir un reflet qui n’était pas le sien !


Le visage de Lucien Gatimel avait changé de façon incompréhensible. Il ressemblait à présent traits pour traits à Gérard Depardieu ! Jugé dément, Gatimel fut interné plusieurs mois dans un asile. Durant ce long calvaire, il avait réussi à rassembler les différentes pièces du puzzle sur ce qu’était sa vie dans cet étrange univers parallèle, avant que son quotidien n’implose : il n’avait jamais quitté son travail de juriste et son couple n’avait pas résisté à son goût immodéré pour les plaisirs charnels. Au moment de sortir de cette clinique psychiatrique, Gatimel n’était plus que l’ombre de lui-même… Il se réfugia dans sa maison de famille et sombra dans l’alcoolisme.


Un beau matin, en cherchant désespérément à mettre la main sur une bouteille d’alcool, Gatimel était tombé sur un livre qui l’avait bouleversé : il venait de retrouver un exemplaire de son fameux roman, qui semblait l’avoir mystérieusement suivi dans cette autre dimension. Gatimel se précipita chez son ex-femme, Flora, pour la confronter à sa découverte. Mais Flora s’avéra incapable de lire un mot de ce bizarre bouquin, qui ne semblait receler que des pages vides ! Devant la réaction de Flora, Gatimel avait pété les plombs et l’avait agressée sauvagement. Jugé irresponsable, il fut à nouveau interné dans un centre pour psychotiques dangereux où il passa plusieurs années.






Pichon éprouvait à nouveau une sensation presque oubliée ces derniers jours : un réel sentiment de bien-être, qui l’avait envahi sans qu’il n’en saisisse vraiment la raison précise. Autour de lui, l’univers s’était condensé, resserré, recourbé. Où se trouvait-il, exactement ? Dans un cocon ? Il avait la nette impression d’être devenu une sorte de chrysalide, n’attendant qu’un signe pour se métamorphoser en un magnifique représentant de la famille des lépidoptères.


Son univers tout entier était rythmé par une vibration profonde, qui, en l’effleurant, le réchauffait, comme aurait pu le faire l’astre du jour. La vibration s’intensifia, prit corps, devint un son qui coagula en syllabes éparses, évoquant des mots hachés, sans aucune signification dans cet endroit étrange.



À regret, Pichon laissa se déchirer le voile qui l’isolait du monde extérieur. Une lueur aveuglante s’infiltra sous ses paupières, que descellait la voix impérieuse commandant à son corps. Il vivait la fin de sa nymphose hypnotique comme un retour à la clarté, une quasi-réminiscence de sa venue au monde.



Il arborait le sourire un brin sadique du steward en train de secouer un passager amorphe pour lui glisser son plateau-repas.



Il crachouilla un peu, la bouche pâteuse, les yeux pleins d’éclats de sommeil. Une sensation discordante, proche de celle éprouvée lors d’un jetlag trop important, lui tordait les sens. Bien qu’intérieur, ce trip s’était révélé aussi éprouvant qu’un voyage au bout du monde.


L’hypnotiseur lui tendait quelque chose. Pichon s’ébroua, étouffa un bâillement, se frotta les mirettes histoire d’y voir plus clair, puis se saisit de l’objet. C’était un simple miroir à main, comme on en voit souvent chez les lunetiers. Il jeta un regard un peu craintif à la surface réfléchissante ; ces derniers temps, le spectacle de son reflet suffisait à lui donner des boutons…



Pichon se regarda sans un mot, totalement médusé. L’image qu’il voyait se refléter dans le miroir, c’était enfin la sienne ! Il avait envie de hurler de joie, d’embrasser Savignac… non, peut-être pas jusque là.



Puis une sorte de spasme mental parcourut son esprit, une hésitation presque imperceptible, comme une once de réticence, un toussotement de désarroi.



Le conditionnement implanté par Savignac s’imposa avec plus de force, shuntant la sensation irritante qui lui clamait que ce type dans la glace n’était pas lui.



Savignac regarda son client avec un sentiment de fierté. L’imprégnation semblait agir de façon très honorable. Il avait beau avoir accumulé une expérience de plusieurs décennies, assister au triomphe de l’illusion sur le réel restait toujours le moment le plus intense de ce genre de tour de passe-passe mental.




oooOOOooo



Francis Pichon se sentait enfin libéré. Cette joie débordante, il fallait à tout prix qu’il la fasse partager à quelqu’un. Il pensa immédiatement à Églantine : sa délicieuse voisine du quatrième rentrait à une heure plutôt tardive le lundi, pourquoi ne pas l’inviter à dîner ?


En revenant chez lui, Pichon entreprit donc de commettre un dîner pour deux, une résolution qui, mine de rien, tranchait diablement avec ses habitudes de célibataire endurci. Il fit donc une halte inaccoutumée dans une épicerie fine, certainement l’un des endroits les plus exotiques où il eut jamais mis les pieds. Il s’arrêta également chez un fleuriste à qui il fit exécuter un délicat bouquet de cinq roses à la pimpante teinte abricot. Puis il se pressa de réintégrer son domicile.


Avant de se mettre à l’ouvrage, il calligraphia un mot d’invitation sur un bristol qu’il glissa sous la porte d’Églantine. Puis, sans compter sa peine, il remua moult casseroles et poêlons au-dessus de ses fourneaux, se lançant dans la confection d’un souper romantique. Il était à peine vingt et une heures quand le carillon de l’appartement s’ébranla soudain.



Le dîner qu’il lui préparait en était encore au stade de l’indicible magma, certes odorant mais absolument pas présentable. Sans même prendre le temps de scruter l’œilleton chromé, Pichon déverrouilla à toute vitesse la dalle d’acier durci 120 mm qui armait sa porte palière.


Quand il vit la personne qui se tenait derrière sa porte, son sourire s’effaça d’un seul coup. Bien qu’étant de sexe féminin, cette créature ne s’apparentait que de très loin à l’image que l’on se fait habituellement d’une « femme ». Son apparence, franchement androgyne, rendait ce qualificatif presque incongru et pour ainsi dire conceptuel.



La créature fixait Pichon avec une certaine surprise, ses yeux de cocker névrosé perdus sous une frange grisonnante et mal entretenue.



Pichon sentait confusément que quelque chose n’était pas à sa place. Que pouvait bien faire la secrétaire du service devant sa porte à cette heure-ci ? Et qu’est-ce qu’elle lui voulait ?



Jeannine Mignardot dut se méprendre sur la mine décomposée de Pichon, car elle avança vers lui une bouche lippue, dûment enduite de plâtra cosmétique et surmontée d’une hyperpilosité de babouin. Le comptable, tétanisé, fixait avec effroi ce groin tremblant de plaisir anticipé, qui allait entrer en contact avec sa propre bouche s’il n’agissait pas dans la seconde.

Vite, trouver quelque chooose !

Faute de mieux, il se retourna brusquement et se mit en devoir d’expectorer, plié en deux par une crise de toux aussi violente que théâtrale.


Une pensée d’une incongruité obscène assaillait son esprit, avec l’ardeur guerrière d’une femelle hippopotame en rut :

Bon Dieu, c’est pas vrai ! Je ne sors quand même pas avec cette… cette horreur !



Devant l’insoutenable avalanche phonatoire qu’il avait déclenchée chez la secrétaire, Pichon eut un mouvement de recul aussi précipité qu’instinctif. Le malheureux, qui était resté sans voix, ne se rendit pas tout de suite compte qu’il libérait du même coup un passage que la secrétaire emprunta tout naturellement, prenant cette dérobade comme une invitation à entrer.


Puis la créature tenta à nouveau une approche directe, se pendant à son cou comme la gamine qu’elle avait dû être un bon demi-siècle en arrière.



Devant l’air interdit et blessé de Jeannine Mignardot, Pichon se rendit soudain compte qu’il venait de commettre une grossière erreur. S’il voulait éviter un esclandre interminable avec la secrétaire, il fallait qu’il trouve une explication convaincante pour justifier son attitude à son égard, aussi brusque qu’incompréhensible pour elle.



Puis, elle reprit :



Les yeux exorbités de Pichon ressemblaient à deux balles de golf artistiquement peintes, tandis qu’il reculait au jugé, mâchoire pendante, incapable d’émettre le moindre son. Après trois pas en arrière, ses mollets de vieux coq chétif butèrent contre l’assise du canapé, dans lequel il s’affaissa avec la lenteur écrasante d’un chêne déraciné par la tempête.



Pichon cherchait désespérément l’excuse imparable lui permettant de faire décamper cette vieille chouette.



C’en était trop pour le pauvre Francis qui sauta du sofa comme un diablotin désarticulé.



C’était la première fois que l’occasion lui était donnée de devenir « l’officielle » d’un de ses trop rares amants.


Soudain, le nez de la chose s’agita curieusement, lui donnant des airs de Sarcophilus gigantissime (pour le béotien, petit marsupial rageur et à l’activité débordante, aussi appelé « diable de Tasmanie ». Peut-être un lointain cousin de l’actuel locataire de l’Élysée, dans l’échelle de l’évolution ?).



D’épaisses volutes serpentaient lourdement sous la porte de la cuisine, glissant vers eux comme une sorte de brume trop dense pour s’arracher du sol. Pichon s’engouffra dans la petite pièce, pour en ressortir aussitôt, toussant et crachant comme un perdu. Un âcre voile de fumée noire y rendait l’atmosphère irrespirable.


N’écoutant que son courage, Jeannine Mignardot se couvrit le visage avec un mouchoir de la taille d’une serviette de table et fonça dans le brouillard opaque qui emplissait la kitchenette. Quelques secondes plus tard, il y eut un grincement de fenêtres à battants que l’on ouvre à la volée, puis Jeannine ressortit de la petite pièce, les yeux larmoyants, mais plutôt fière d’avoir mené à bien sa manœuvre.


Le smog menaçant s’étiola rapido-presto. Pichon en profita pour évacuer les restes calcinés de l’honorable soufflet, reconverti en fumigène. Quelques minutes plus tard, la cambuse encombrée avait retrouvé son aspect habituel.


Jeannine, dont la vue allait nettement mieux, ne fut pas longue à repérer la bouteille de Château Petrus 1988, négligemment posée sur la petite table de cuisine bancale. À côté de ce nectar prestigieux reposait un magnifique bouquet de roses, presque déplacé dans cette pièce sentant le graillon.



Bien que n’ayant pas inventé la poudre, Jeannine n’en était pas moins dotée d’un cerveau, dont elle n’avait pas égaré le mode d’emploi. Depuis qu’elle avait débarqué chez lui à l’improviste, l’attitude de Francis lui avait paru plus que louche : il n’avait jamais était aussi emprunté ! Son « biquet » allait devoir s’expliquer, et vite…



Jeannine le considérait avec un regard de chien battu, les yeux rougis et humides, s’attendant au pire. Avant de s’expliquer, Pichon lui proposa d’aller s’asseoir au salon pour goûter ensemble « cette pure merveille qui lui avait coûté les yeux de la tête ». Ils s’installèrent sur le canapé, un verre de millésimé à la main.



Il ne voulait pas blesser d’avantage la secrétaire. Cette pauvre femme était déjà assez déboussolée comme ça.



Le regard de Jeannine exprimait une totale incompréhension. Il se reprocha aussitôt cette façon de procéder. Elle devait penser qu’il essayait de noyer le poisson.

« Eclaircir la situation sans la faire souffrir inutilement ». Tu parles, plus facile à dire qu’à faire !



« Nom de Dieu, ça va pas être simple ! Mais le vin est tiré, à présent il faut le boire… »



Pichon se demandait ce qu’il pouvait bien répondre à ça. Vu le physique de Jeannine, il n’avait aucune peine à imaginer que son alter-ego ait pu éprouver quelques difficultés d’érection ! Ce qu’il ne comprenait toujours pas, c’est ce qui avait bien pu lui prendre de vouloir chevaucher un tel attelage… Mais si cela pouvait ménager l’amour-propre de la créature et lui faire quitter plus vite son domicile, pourquoi ne pas abonder dans son sens, finalement ?



Comme pour ponctuer ces dernières paroles, le carillon d’entrée tintinnabula soudain, les faisant sursauter tous les deux.



Et Jeannine Mignardot se leva, avant même que Pichon n’ait le temps d’improviser une réponse. Tétanisé, il la suivit des yeux, tandis qu’elle s’approchait de l’entrée. Comme englué dans un de ces songes horrifiques, il ne parvenait pas à bouger le moindre muscle.

L’hideuse créature le regarda, un sourire mauvais aux lèvres, puis ouvrit en grand la porte d’entrée.


Dans l’encadrement se tenait Églantine, simplement vêtue d’une robe fourreau en velours noir, magnifique de fraîcheur. Contrairement à ses habitudes, elle avait adopté un maquillage discret qui rehaussait sa beauté naturelle.



Le contraste entre les deux femmes était surréaliste.



Pichon tentait vainement de trouver quelque chose à dire, tandis que la délicieuse blonde du quatrième le fixait de ses grands yeux verts, d’un air interrogatif.



Le regard de la belle infirmière ne vacilla pas. À peine y passa-t-il une ombre. Quant à Pichon, mal à l’aise, il ne put s’empêcher de regarder ailleurs.



Églantine Palonnier, étonnamment, ne sembla pas perturbée outre mesure par le ton acerbe de cette virago. Elle poussa une sorte de soupir, mi-agacé mi-amusé, puis lui répondit d’une voix courtoise, un sourire innocent aux lèvres :



Jeannine, qui semblait prête à sauter à la gorge de la jolie blonde quelques instants plus tôt, faisait à présent peine à voir ; son visage de zombi s’était figé en une expression douloureusement outragée. Elle se tourna vers Pichon, le questionnant d’une voix blanche :



Un sursaut d’amour-propre électrisa soudain la pauvre créature.



Avant que Pichon n’ait le temps d’ouvrir la bouche, la délicieuse Églantine se manifesta à nouveau, tout en tapotant négligemment sa joue avec le bristol récupéré sous sa porte :



Églantine rejoignit en quelques pas légers le sofa où se tenait toujours Pichon, et, se penchant largement, lui colla une bise sonore sur la joue. Se faisant, elle lui dévoila comme par mégarde les charmes de sa poitrine sensuellement rebondie. Puis, faisant mine d’ignorer le teint écrevisse de Pichon, elle lui adressa un clin d’œil.


Le comptable n’avait rien loupé du spectacle offert par la jolie infirmière.

« Décidemment, cette jeune dame aime jouer avec le feu ! » songea-t-il. Empêtré par une bouffée de désir, il était bien incapable de regagner le peu de sérénité qu’exigeait pourtant cette mise en scène.



La voix de cet ange blond avait des accents de vérité que seule peut conférer la plus limpide des évidences. Ses derniers mots sonnaient comme un hallali. L’estocade finale fut portée par Francis.



Jeannine Mignardot ne voyait pas à quoi se raccrocher, ne savait plus comment retrouver une contenance. Et, comme il n’y avait pas trente-six manières d’alléger la tension de ce cerveau dangereusement encombré de pensées contradictoires, elle se résolut donc à prendre congé.


C’est en femme offensée, ravalant des larmes de dépit, qu’elle dévala l’escalier de bois.

À peine remarqua-t-elle l’espèce de difformité vaguement humaine qui, à son passage, se tassa dans un recoin pour éviter de se faire piétiner. Arrivée au bas de l’immeuble, Jeannine eut un instant de flottement. On aurait dit qu’un essaim de guêpes avait soudain pris place dans son crâne… Elle décida alors d’entamer par une longue marche le périple du retour en banlieue, laissant aux rigueurs hivernales le soin de calmer le bourdonnement irascible ayant envahi son esprit.



oooOOOooo



Sitôt la porte claquée par la harpie de service, Pichon se précipita pour verrouiller l’entrée de son domicile, comme si l’ennemi, à peine repoussé, allait revenir à la charge. Ceci fait, le comptable laissa fuser un long soupir de soulagement. À cet instant, sa ressemblance avec Pierre Richard était totale.



Il se tourna vers la jolie infirmière, un sourire victorieux aux lèvres. Cependant, celle-ci, bras croisés, le regardait tristement.



Pichon était sidéré par la réaction d’Églantine. Quelle était donc la cause de ce brusque revirement ? Il n’en savait rien, mais une chose était sûre : il devait s’employer à dissiper au plus vite cet étrange malentendu.



Sa voisine ne répondit pas ; son regard parlait de lui-même.

Églantine était bien obligée de l’admettre ; depuis quelques jours, la personnalité de Francis Pichon avait subtilement évolué. Il n’y avait plus grand chose de commun entre l’homme lui faisant face et le comptable effacé et gaffeur qu’elle croyait connaître. Mais dans quelle mesure est-on réellement capable de savoir ce que sont les gens au fond d’eux-mêmes ?



La belle infirmière verbalisait ses doutes pour la première fois.



Églantine tressaillit et baissa la garde de ses iris émeraude. Elle ne s’attendait pas à ce que Pichon lui fasse sa déclaration séance tenante !



Pichon n’allait pas se laisser désarçonner aussi facilement. Il s’approcha de la jolie blonde, la prit par la taille et la plaqua contre lui, comme l’aurait fait un danseur de tango Argentin.



Pichon ferma les yeux et tenta un baiser maladroit. En riant, Églantine s’arracha à son étreinte, juste avant que leurs lèvres n’entrent en contact.



Puis, plus sérieusement, elle ajouta :



Il fallait calmer le jeu. Elle s’assit donc sur le canapé, remit un peu d’ordre dans sa chevelure, et s’enquit de savoir quand ils allaient passer à table. Pichon poussa un lourd soupir…




oooOOOooo



Cette soirée, qui avait débuté en vaudeville des plus sordides, s’était finalement poursuivie - puis terminée - de façon plus conventionnelle et agréable. Églantine Palonnier était séduite par le nouveau Francis, aventureux et sûr de lui.


Au moment où la jeune femme allait regagner son gynécée, Pichon avait à nouveau tenté un rapprochement. La jolie blonde, qui n’avait pas encore consenti à l’abandon des corps, avait esquivé ses baisers avec délicatesse mais fermeté. Malgré les prémices d’une attirance physique partagée, il lui fallait plus de temps pour tutoyer les vingt bonnes années que cet homme avait en surcroît.


Durant les mois qui suivirent, Pichon ajouta deux habitudes à son emploi du temps méthodique de vieux célibataire. Une fois par mois, il se rendait chez Hilarion Savignac, afin de conserver l’illusion de sa normalité. Et tous les lundis soirs, il invitait Églantine chez lui, conjuguant leurs deux solitudes en un merveilleux pluriel plein de complicité, sans toutefois passer au plus-que-parfait…


La vie de Francis Pichon avait retrouvé une sérénité joyeuse, que rien ne semblait devoir contrarier. La marche du temps aurait pu continuer ainsi indéfiniment, si le destin n’avait pas décidé de reprendre rendez-vous avec le comptable…



[À suivre…]