n° 12989 | Fiche technique | 35070 caractères | 35070Temps de lecture estimé : 20 mn | 06/11/08 |
Résumé: Grâce à l'intervention d'un héros inattendu, nous avons échappé à nos ravisseurs. Le travail de la justice risque d'être lent, mais la vengeance n'est-elle pas un plat qui se mange froid ? | ||||
Critères: ff collègues | ||||
Auteur : Anne Grossbahn Envoi mini-message |
Épisode précédent | Série : Mon patron, cet abruti Chapitre 07 / 07 | FIN de la série |
Résumé du chapitre précédent :
Malgré les brutalités et les menaces, nous parvenons à échapper à mon abruti de patron et à ses complices, et ce essentiellement grâce à l’intervention d’un Zorro absolument inattendu. Du peu enviable statut de grand timide maladroit, François est passé à celui de héros sans peur et sans reproche !
Samedi 13 septembre.
Lorsque j’ouvre les yeux, les premières lueurs du jour filtrent doucement à travers les tentures de la chambre. Il fait chaud et Cheryl dort, son front tout près du mien, les deux poings serrés sous le menton. Je suis courbatue, j’ai envie de bouger, de me dégourdir un peu, mais j’hésite à le faire de peur de réveiller ma collègue.
Je reste immobile, silencieuse, méditant sur les derniers événements, sur cet enchaînement de faits dramatiques qui nous ont conduites à nous sentir si proches l’une de l’autre. Dans l’étroitesse du lit, nous avons remué, cherchant la manière la plus confortable de nous partager le peu d’espace disponible. Ma robe de nuit a fini par remonter, au gré de mes mouvements, et nos jambes se sont emmêlées, Cheryl emprisonnant doucement une de mes cuisses entre les siennes. Le contact de nos peaux nues me rappelle de lointains souvenirs, lorsque petites filles, Pauline et moi nous serrions parfois l’une contre l’autre entre les draps. Des jeux d’enfants auxquels nos parents venaient mettre fin, nous expédiant chacune dans notre lit en faisant mine de nous gronder.
Je ne suis plus une enfant, et je pense encore à mes doutes et à l’avertissement de Poppy au sujet de ma brune collègue : « c’est une gouine ». Quelle certitude puis-je avoir à ce sujet ? Bien sûr, elle est couchée près de moi, dans mes draps, mais n’est-ce pas moi qui l’y ai invitée ? Autant hier matin encore l’évocation de cette idée m’aurait fait m’écarter de Cheryl avec une prudence mêlée de suspicion, autant à présent je n’éprouve nulle crainte de ce genre. Je contemple un instant ses yeux clos, les mèches de cheveux sombres et lisses barrant son front, sa bouche entrouverte sur un souffle régulier, puis mon regard remonte vers la fenêtre, vers les tentures mandarine réchauffant les premiers timides rayons du soleil matinal.
Qu’allons-nous faire ce matin ? Attendre que les choses bougent sans nous ? Laisser les cognes faire leur métier ? En pensant aux forces de l’ordre, j’éprouve comme un malaise. Pendant le reste de la nuit, j’ai encore entendu des sirènes, au loin. Ces gens qui doivent intervenir là où les choses vont mal m’effraient, m’intimident. J’essaie d’imaginer le sort atroce d’une femme devant déposer plainte pour viol, et admets avoir eu beaucoup de chance d’échapper à un tel drame. Que François en soit béatifié. J’aurais mon saint François. Celui qui évoque vraiment quelque chose pour moi.
Je pense aussi à Axel. Il faudra lui téléphoner, lui dire que tout va bien…
Cheryl soupire, cligne des yeux. Nos regards se croisent, nos sourires s’accrochent. Je devrais m’étirer, allonger mes jambes engourdies, mais c’est l’inverse qui se produit. Ma cuisse remonte, mon bras entoure la taille de mon amie, et la voilà toute proche de moi. Des picotements courent sur ma peau meurtrie de dizaines d’égratignures, mais c’est à peine si je le remarque, émue de sentir la proximité du corps de Cheryl, et le contact de la peau de ses jambes qui me semble douce et fraîche.
Ma main lui caresse le dos, en petits mouvements rapides, presque machinalement, comme si je voulais la réchauffer, puis, presque sans y penser, je ralentis le rythme, arrondis les doigts, laissant courir le bout de mes ongles le long de sa moelle épinière. Cheryl émet un petit gloussement amusé, et je la sens qui frémit. Elle aime que je lui gratte le dos, et cette constatation me fait sourire. J’adore ça, moi aussi.
Mes doigts glissent doucement, de sa nuque jusque dans le creux de ses reins, rencontrent les nombreux plis formés par l’étoffe de la robe de nuit, s’y arrêtent, hésitent, puis remontent lentement, accrochant légèrement le fin tissu. J’ai peur de toucher sa peau, et pourtant j’en ai étrangement envie. Quelque chose de chaud coule dans mes veines, m’échauffe le sang et les sens, me donne envie de me laisser glisser dans un tourbillon de douceur.
J’entame un deuxième voyage vers le bas. Mes ongles hésitent sur le fin coton, se posent en crochet entre les plis et tirent doucement vers le haut, puis à nouveau vers le bas. L’étoffe glisse sur la peau, se répand en caresses le long de la courbe des reins, jusque sur le galbe des fesses… Cheryl ne bouge pas, ne proteste pas, je perçois juste un léger frisson qui lui parcourt le dos, alors j’ai une envie folle de m’enhardir, de vraiment toucher ce corps svelte et souple qui s’est coulé tout près du mien.
Que m’arrive-t-il ? Pourquoi ai-je cette envie ? Je devrais cesser ce jeu, mais ne puis m’y résoudre. Je me rends compte que j’ai quelque part un vide à combler. Un état de manque affectif. Une soif de tendresse, de douceur, de complicité. Les marques de coups sur le beau visage de Cheryl m’émeuvent et me révoltent tout à la fois. Pourquoi lui ont-ils fait tant de mal ? Darville semblait mettre un plaisir et une fureur sadiques à la gifler et à lui tirer les cheveux. Le vol des précieuses images suffisait-il donc à déchaîner autant de fureur haineuse ?
Ma main redescend, entraînant une nouvelle fois l’étoffe, qui résiste finalement, alors mes doigts glissent, atteignent l’ourlet, et lorsqu’ils le dépassent, le temps s’arrête brusquement, je retiens mon souffle, mon geste. Je suis comme figée, attendant sans doute que quelque chose se passe. Mais quoi ? Près de ma joue, Cheryl soupire, il me semble qu’elle vient de bouger très légèrement, juste pour accentuer le contact, pour m’inciter à poursuive. Mes doigts s’activent, remontent peu à peu dans le creux de son dos, par-dessous la robe de nuit. Mes frôlements deviennent caresses, pressions plus insistantes, massages sensuels. Cheryl se soulève légèrement lorsque mon bras remonte, entraînant avec lui la robe de nuit. Son dos à présent dénudé se livre à mes doigts, sa cuisse escalade la courbe de ma hanche et son ventre frôle le mien. Je ne retiens plus mes gestes, pétrissant son dos, ses fesses, puis sa jambe accrochée sur moi. Je sens contre ma poitrine ses mains qui froissent le tissu de ma robe de nuit, le faisant glisser contre mes seins dont les mamelons se gorgent de sang. Je suis en train de bouillir, mais je suis certaine que, davantage encore que les légères caresses que me prodigue mon amie, c’est la pensée de ce que je suis en train de faire qui m’échauffe les sens.
Je m’aperçois que je tremble, mais ce n’est pas de froid. Mon souffle est précipité, mais je n’ai pas couru, pas produit d’effort. C’est juste l’émotion, l’excitation nerveuse. Je sens sur ma cuisse, serrée entre celles de mon amie, un frôlement chaud et humide particulièrement évocateur. Ce n’est pas assez. Je veux contre moi ce corps svelte et doux, presque frais, et si différent du mien. Cheryl doit percevoir ce désir car, lorsque je m’écarte légèrement d’elle pour moins entraver ses mouvements, ses mains plongent vers mon ventre, passent sous le coton de ma robe de nuit et grimpent à l’assaut de mes seins, entraînant le vêtement au passage. Ses doigts atteignent mes épaules, et je me soulève, dégage un instant mes bras, l’un après l’autre, ma tête, et me voici dévêtue en quelques mouvements.
C’est à mon tour de frôler le ventre et la poitrine de mon amie, mais avec beaucoup moins de lenteur, et je tire sur le coton, jusqu’à ce que sa robe de nuit s’en aille rejoindre la mienne, en bas du lit. Nous n’en pouvons plus, nous nous rapprochons, entièrement nues sous la couette, cherchant un contact maximal, comme si chaque centimètre carré de notre peau souhaitait participer à la fête. Je souris en tenant Cheryl dans mes bras, tant j’éprouve un intense plaisir à vivre et goûter ces instants de douceur et de complicité. C’est pour moi quelque chose de nouveau, de magique, de presque inimaginable ; mais ces sensations agréables s’accompagnent d’un sentiment de fragilité, de fugacité. J’ai un peu l’impression que le présent m’échappe, que je vis une sorte de rêve…
Je suis bien, à la tenir comme ça près de moi, avec mes bras autour d’elle, mes doigts palpant sa chair, s’insinuant dans le sillon humide de ses fesses. Cheryl a chaud, presque autant que moi, et notre peau devient moite. Elle lève la tête, me regarde, me sourit, mais je n’ai pas envie de l’embrasser, ce geste scellerait quelque chose entre nous, quelque chose que je ne veux pas. Elle doit s’en rendre compte, et plonge le nez dans mes cheveux, embrasse mon cou, mes épaules. Je pense à nouveau aux avertissements de Poppy et à mes propres pressentiments, mais aussi aux images, choquantes, que Darville m’a montrées. Cheryl est-elle vraiment homosexuelle ? L’est-elle devenue suite à ces horribles événements ? Sa souffrance morale a dû être épouvantable. Peut-être les agissements d’un seul homme l’ont-ils dégoûtée de tous les autres ?
Je suis lasse de penser, de m’interroger, de me tourmenter le corps et l’esprit. Je devrais encore parler avec elle, mais certains sujets sont délicats, et ne peuvent être abordés qu’au moment opportun.
« Il faut vivre l’instant présent », me dis-je alors. « Et le vivre sans crainte, sans honte ni remords ».
Cheryl a plongé le visage contre ma poitrine, la couvrant de caresses des doigts, de frôlements de langue, de petites succions. Ses mains sont douces, sa bouche est chaude, je me sens chavirer, je m’abandonne peu à peu. Mes reins se soulèvent, mon corps s’en va de lui-même à la rencontre des mains qui le parcourent, qui le couvrent de petites décharges électrisantes. C’est moi qui ai pris l’initiative, moi qui ai donné le signal, mais à présent le jeu ne m’appartient plus, Cheryl a pris les devants, je sens au fond de moi quelque chose qui m’assaille, qui m’envahit, me submerge. Une vague de tendresse, d’émotion, de plaisir comme je n’en ai plus connus depuis une éternité, et je dois me mordre la langue pour ne rien dire, pour ne pas hurler ma jouissance, pour ne pas embrasser à pleine bouche ces lèvres qui enflamment ma peau nue. Mais je ne veux pas. Je ne peux pas lui dire certaines choses. C’est une amie. Juste une amie.
-oOo-
Aux informations de neuf heures, une station radio locale parle de l’incendie du hangar arrière du garage Tulchan, ainsi que de la « surprenante arrestation de Hubert Darville, directeur général de la société Darville Printing ». Les raisons de cette interpellation ne sont pas clairement évoquées, mais le commentateur fait allusion à une « affaire de mœurs » et à des accusations que l’intéressé « nierait en bloc ».
Cheryl me regarde, hoche la tête, sourit.
Lorsque nous téléphonons à Axel, celui-ci se montre soulagé de nous savoir saines et sauves, mais il nous bombarde également de questions dès qu’il apprend que toutes les péripéties ayant émaillé les dernières vingt-quatre heures ont quelque chose à voir avec son patron. Il insiste pour que nous venions chez lui, le soir même, pour son barbecue.
Nous finissons par accepter l’invitation, histoire de nous changer les idées. Mais nous avons encore quelques menues besognes à expédier : je m’inquiète de ma voiture, et Cheryl de son appartement. Peut-être a-t-il été visité, fouillé ? Nous descendons en même temps que Pauline, qui se rend à la boutique, et Damien qui retourne chez lui, et, armées de feuilles de plastique transparent et de rouleaux d’adhésif, tentons une réparation de fortune sur ma malheureuse petite Renault privée de la moitié de ses vitres latérales. Nous balayons les débris de verre et séchons du mieux possible le tissu des sièges, avant de les recouvrir sommairement avec des sacs en plastique pour protéger nos fesses de l’humidité. Nous nous mettons enfin en route dans un affreux bruit de ferraille.
En arrivant près de l’immeuble où réside ma collègue, nous remarquons des véhicules de police et un petit attroupement en bas de chez Darville Printing. Je gare la Renault dans une rue latérale, et nous revenons à pied nous mêler à la foule des curieux, parmi lesquels Cheryl reconnaît un ouvrier travaillant habituellement aux machines d’impression.
Nous saluons l’ouvrier et nous éloignons en direction de l’immeuble où réside Cheryl.
Contrairement à nos craintes, le logement n’a pas été mis à sac, ni même visité. Tout est parfaitement intact. Cheryl semble presque déçue.
Ma collègue ricane en caressant sa poche.
Hâtivement, nous mettons son PC en marche et visionnons les images. Tout n’est pas exploitable, mais le hasard de nos déplacements et le positionnement soigneusement étudié des caméras a permis la capture de quelques images croustillantes sur lesquelles j’ai l’air un peu cinglée, mais de manière totalement insignifiante en comparaison de notre abruti de patron ! Nous effectuons plusieurs copies de sauvegarde, puis nous travaillons pendant deux heures sur les images en nous livrant à ce qui nous manque cruellement depuis ce qui nous semble une éternité : une bonne partie de rigolade.
Comme a dû le faire Hubert Darville avec les images volées à Cheryl, nous réalisons découpages, recadrages, montages… Pour nous trouver au final en possession de quelques séquences où l’on peinerait à m’identifier sans comparaison directe, mais dans lesquelles mon patron se couvre de ridicule. L’enquête prendra du temps, beaucoup de temps sans doute, et nous ignorons si les témoignages et les éventuels indices récoltés suffiront à confondre nos ravisseurs. Nous ne nous sentons cependant pas pressées de confier nos petites images très personnelles aux enquêteurs. Nous préférons les conserver, à toutes fins utiles, au cas où… Nous imaginons d’ailleurs diverses façons de faire parvenir à Kelly Darville quelques croustillantes séquences de cinéma où son charmant époux tient le rôle-vedette, mais nous en parlons juste pour le fun ! Nous éprouvons un tel besoin de décompresser…
Le soleil radieux de l’après-midi invite à la sortie, et après un crochet au snack du coin, nous nous livrons à une séance de shopping au cours de laquelle l’usage effréné de ma carte de crédit envoie mon compte en banque dans les tréfonds de la zone rouge. Poppy se débrouille cependant pour nous obtenir toutes les ristournes possibles et imaginables, et c’est les bras chargés de paquets que nous retrouvons les restes de ce que j’ose à peine appeler « ma voiture ».
Je ne sais que répondre, tant j’ai peur de lui être redevable de trop de choses. Au moment où je mets le contact, le portable de Cheryl sonne. Je l’entends qui répond, sans identifier immédiatement son correspondant.
Elle coupe la communication et se tourne vers moi en souriant.
-oOo-
Axel et Carole ont rudement bien fait les choses, et le temps clément a permis à tout le monde de s’installer soit dehors, soit sous la grande véranda. Nous sommes bien une vingtaine, et chacun s’est débrouillé pour apporter quelque chose à boire, tant et si bien que vers vingt-deux heures, nous nous trouvons tous déjà sérieusement entamés.
Axel se débrouille pour être le premier à m’inviter à danser, et pendant que nous évoluons en rythme sous la véranda, il me pose gentiment quelques questions sur mon aventure de la veille.
Je trouve mon collègue bien optimiste. Le nom « Darville Printing » risque d’être éclaboussé par le scandale, et ce n’est probablement pas très bon pour le personnel en place.
Un autre invité vient prendre le relais, puis un autre, tandis qu’Axel s’en va faire danser leurs compagnes. Je commence à me sentir fatiguée et, du coin de l’œil, je cherche à apercevoir François. Où se cache-t-il donc ?
J’échappe aux danseurs et retrouve Cheryl près du buffet boissons. Un maquillage soigné dissimule les traces de coups sur son visage, et sa robe noire en fourreau lui sied à ravir. Je la trouve vraiment très belle. Nous n’avons pas parlé de nous, de notre moment de chaude intimité de ce matin, et je sens un brin d’embarras me gagner, parce que je n’arrive toujours pas à décider de l’attitude à adopter vis-à-vis de cette jolie jeune femme qui est devenue complice de mes « exploits ».
Elle fronce les sourcils, puis regarde autour d’elle.
Nous trinquons tranquillement, et finissons par nous asseoir dans un coin à bavarder, et c’est à peine si nous voyons la chaîne des danseurs s’avancer vers nous quelques minutes plus tard. C’est lorsque je me sens entraînée dans une ronde endiablée que je me rends compte à quel point je suis fatiguée. L’alcool ingurgité et les émotions des dernières heures n’ont pas tardé à avoir raison de ma condition physique déjà minable en temps normal.
« Oh ! Non ! Pas la chenille ! Pas cette p… de chenille ! », me dis-je en faisant semblant de poser mes deux pieds en canard au moment où elle redémarre. Mes pieds en canard ! C’est possible d’avoir l’air con à ce point ? Et ils vont sortir quoi, après ? La danse du spirou ?
Comme la ronde des gugusses fait un crochet par le jardin avant de repartir sous la véranda pour s’en aller probablement visiter successivement le salon, la salle à manger, la cuisine, le vestibule, la salle de bains et les chiottes, j’en profite pour m’esquiver en direction des parterres de roses. Je marche lentement le long d’une courte allée, en tentant de conserver l’équilibre tant la tête me tourne. Il fait frais, et je frissonne en approchant de la petite barrière séparant le jardin du verger. J’aurais dû emporter un lainage !
Soudain, je vois quelqu’un s’approcher, entre les arbres, et je m’efface lorsqu’il ouvre le portillon. Il sourit, me montre une jolie pomme, dont la peau rouge et jaune brille sous la lumière d’un lampadaire tout proche.
Comment fait-il pour toujours surgir au moment où je m’y attends le moins ? Nos diverses collisions me reviennent à l’esprit, la maladresse et l’embarras de ce grand type blond et myope, un brin timide et emprunté.
La pomme glisse, et François tente de la rattraper, mais elle fait un bond stupide, atterrit dans les gravillons et roule entre mes pieds.
C’est au moment où il ramasse le fruit en collant le nez sur mes genoux que je me demande tout à coup s’il ne le fait pas exprès, d’être si maladroit ! D’autant qu’il tâtonne vaguement pour la retrouver pendant que ses yeux escaladent ses verres de lunettes pour s’engouffrer sous ma jupe !
Il se relève en bafouillant quelque chose, puis regarde la pomme dans laquelle plusieurs petits cailloux se sont plantés.
Je le prends par le bras et l’entraîne vers la maison.
Nous arrivons sous la véranda alors que la danse des canards se termine - j’y aurai échappé ! - et que démarre un slow crapuleux.
Je me promets de faire vachement gaffe à mes orteils, mais mon cavalier reste prudemment à distance, sans trop remuer les pieds, les mains à ma taille et les yeux perdus quelque part dans ses bésicles. Nous évoluons lentement, et je me fais l’effet de tourner autour d’un poteau d’éclairage, au milieu des autres couples. Pour tenter quelque chose, je lève les mains, et mes doigts saisissent les lunettes de François pour les lui enlever.
Je vois cligner ses yeux bleu pâle.
J’ai la surprise de sentir ses mains glisser dans mes reins et de voir son visage se rapprocher du mien.
Il cesse de parler, car je me suis serrée tout contre lui.
Je ne puis m’empêcher d’éclater de rire en m’écartant légèrement, et je lève les mains et lui remets ses lunettes sur le nez.
Je me demande s’il est vraiment sérieux. Ce mec est insaisissable, passant en un instant du style grand dadais au genre pince-sans-rire ! Il doit y avoir dans tout ça une part de comédie que je me promets de découvrir.
Je lève les yeux et le fixe, très sérieuse.
Il hoche la tête et sourit, puis je le vois qui se concentre sur ce qu’il se prépare à dire, alors que nous continuons à danser très lentement.
J’encaisse en essayant de ne pas broncher, mais mon visage doit se colorer. Heureusement qu’il fait sombre ! Je relève néanmoins qu’il a dit « un soutien-gorge » et pas « ton soutien-gorge », ce qui dénote un certain tact.
Je réfléchis un instant, puis m’approche de lui pour lui chuchoter à l’oreille le fruit de ma brève cogitation.
C’est à son tour d’encaisser ! Il se ressaisit pourtant assez rapidement, hoche la tête et sourit. Le slow s’achève à ce moment, et je m’échappe en douceur, car j’ai aperçu Cheryl qui nous regardait, debout près du buffet boissons.
Je m’approche de mon amie, et vois qu’elle tient à la main un verre à moitié vide.
Elle doit avoir pas mal picolé. Moi-même, je ne me sens pas très fraîche.
Mais je vois bien que ça ne va pas. Je pense à ma danse avec François, à mon attitude qui n’a pas dû lui échapper. « J’ai gaffé », me dis-je avec angoisse.
Elle me regarde, l’air étonné d’abord, puis se met à rire, un petit rire forcé.
Ma voix s’est faite plaintive. Je n’aime pas voir mon amie dans cet état, mais je suis occupée à penser que c’est de ma faute, parce que je lui ai donné de faux espoirs, parce que je l’ai prise dans mes bras, dans mon lit, et que nous nous sommes serrées nues l’une contre l’autre dans un grand élan de tendresse complice, et que tout est déjà si loin. Comment ai-je pu faire ça ? Je n’éprouve aucune honte ni regret, je l’ai fait parce que j’en avais envie, et elle aussi ; mais j’aurais dû réfléchir aux conséquences, aux espoirs que je lui donnais. Pourquoi n’ai-je pas tenu compte des avertissements de Poppy ?
Je sursaute, parce que ces quelques mots me rappellent à la réalité alors que je restais silencieuse à regarder le bout de mes pieds. L’eurasienne est tout près de moi, sa main me serre le bras.
J’ose à peine la regarder, tant je suis gênée.
Je déglutis péniblement. Ma gorge s’est serrée.
J’acquiesce, émue. Cheryl lève son ballon de blanc, me sourit.
Elle dépose son verre, me jette un regard flou.
Un raclement de gorge, derrière moi. C’est François.
Il regarde sa montre.
François se met à rire.
Nous faisons le tour de la maisonnée, saluons les invités et remercions chaleureusement nos hôtes, puis repartons vers la voiture, qui attend devant la maison. Ce n’est pas loin, mais nos pas sont mal assurés. François nous aide. Nous nous accrochons chacune à l’un de ses bras et quittons la propriété.
J’ignore de quoi demain sera fait, encore moins puis-je deviner ce qui se produira dans les prochains jours, dans les prochaines semaines. Pour l’instant, je suis trop fatiguée pour réfléchir, et lorsque nous arrivons auprès de la voiture et que François s’échappe un instant pour nous ouvrir les portières, mon regard croise celui, souriant, de Cheryl. Nous nous glissons toutes deux sur la banquette arrière, prêtes à nous laisser conduire comme nous semblons en avoir pris l’habitude.
Il se racle la gorge, et à la lueur du plafonnier à extinction temporisée, je remarque qu’il nous regarde dans le rétroviseur intérieur.
Je regarde Cheryl et nous pouffons de rire au moment où notre chauffeur lance le moteur et que l’éclairage intérieur du véhicule s’éteint doucement. Cheryl accroche les mains au bord du dossier du siège du conducteur et se penche près de l’oreille de notre ami.