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Temps de lecture estimé : 21 mn
30/03/09
Résumé:  Une rencontre improbable et ses suites inattendues.
Critères:  fh inconnu boitenuit amour cérébral photofilm nopéné nostalgie -coupfoudr
Auteur : Olaf      Envoi mini-message

Série : Sexe, chocolat et autres mésusages

Chapitre 01 / 03
Bière et tisane

Avec le recul, je me dis que le plus caractéristique de ma relation avec Véronique fut sa banalité. Rien de ce que nous traversâmes ensemble ne sortit réellement de l’ordinaire. Seule une illusion d’originalité transcendait nos actes et nous donnait l’impression d’être plongés dans une aventure à nulle autre pareille. Alors qu’en réalité, nous vécûmes très exactement ce que tous les couples vivent une fois ou l’autre. Sauf que nous découvrîmes en l’espace de quelques semaines ce qu’un autre couple met une vie entière à partager. À supposer qu’il résiste assez longtemps pour appréhender autant d’aspects différents de l’échange amoureux.


Cela tenait sans doute à la personnalité de Véronique. Aujourd’hui encore, je suis fasciné par cette manière si naturelle qu’elle avait d’être, en apparence, absolument comme tout le monde. Pas banale, certes non, mais comme tout le monde. Avec une désarmante humilité face à l’évidence que sa vie ne différerait jamais en rien de celle des autres. Du genre « à quoi bon résister, autant garder mes forces pour le grand soir ».


Or, ces grands soirs, Véro les dénichait dans la grisaille des jours comme un cochon truffier débusque une princesse noire sous un mètre d’humus. Non seulement elle les dénichait, mais elle arrivait à profiter des surprises et des jouissances qu’ils réservent, comme si elle s’y était préparée depuis longtemps. D’un rien elle arrivait à faire un grand soir. Une tasse de chocolat chaud, dégustée à l’exact moment où sa vie pourrie se rappelait cruellement à son mauvais souvenir. Une goutte de pluie glissant sur une feuille, découverte à l’instant même où une larme de rage allait couler sur sa joue. N’importe quelle infime surprise suffisait à l’enchanter. Elle avait une facilité innée à jouir pleinement de l’instant, en se plongeant corps et âme dans la plus insignifiante des aventures. Des aventures dont elle savait faire le plus beau des voyages.


C’était comme un déclic, comme l’étincelle d’une baguette magique qu’elle aurait tenue en permanence en main. Pif, paf, pouf, son regard changeait, son sourire s’allumait, et elle était en piste. Plus trace de banalité. Une reine qu’elle devenait dans ces moments-là, une vraie reine. Et belle avec ça, belle à en garder la bouche ouverte. D’une seconde à l’autre, elle se transformait en turbo-Véro, plus rien ne l’arrêtait, elle empoignait la vie à pleines mains, riait de tout et de rien, offrait à qui voulait la suivre l’évidence de son plaisir. Elle devenait même contagieuse. Et désirable comme aucune autre. Irrésistible.


Après, elle savait redescendre en douceur. Sa manière d’accepter la banalité de la vie enlevait toute crainte de retourner dans la routine. La voir une fois décoller, comme elle seule savait le faire, donnait pour toujours la garantie que les chienneries de la vie n’auraient en fin de compte jamais le dessus. C’en était rassurant. Avec elle, on pouvait revenir sur terre sans regrets. Il y aurait une autre fois. Complètement différente, encore plus surprenante, encore plus délirante, mais une autre fois, encore et encore. Il suffisait d’être patient. De toute façon, pour mériter une fille comme Véronique, c’est sûr, il en fallait de la patience.


Étrangement, notre première fois s’est passée très différemment. En fait, vu les circonstances, nous n’aurions jamais dû nous rencontrer. J’étais allé dans ce bar pour noyer mon spleen. Elle y était venue contre son gré, poussée par une copine qui lui trouvait mauvaise mine et qui avait réussi à dégoter une nounou pour sa petite. J’étais déjà passablement à l’ouest, à regarder le monde tourner au fond de mon verre. Je n’ai même pas remarqué qu’elle passait à côté de moi. J’ai voulu me lever de mon tabouret pour aller pisser, je me suis loupé et je lui ai enfoncé mon coude en plein dans le ventre.


À moitié dans les vapes, j’ai fait le dos rond, en attendant qu’elle se mette à gueuler. Rien n’est venu, silence radio. Je me suis alors retourné, et j’ai vu une petite nana blonde qui me regardait, impassible, sans trace de colère sur le visage. Tout le contraire de sa copine qui se mit à m’insulter, et manqua de peu de me faire tomber en m’envoyant une bourrade dans l’épaule. Véro la calma d’une voix douce. Puis elle posa sa main sur mon bras en me souhaitant une bonne fin de soirée, avant de disparaître avec sa copine. Je restai médusé. Une danseuse qui se déhanchait maladroitement me remit sur le droit chemin en me marchant sur les pieds. Assez douloureusement pour me rappeler qu’au départ j’étais parti pour aller pisser. Dont acte.


Pendant que je recyclais ce que j’avais ingurgité, je me mis à gamberger. Enfin, gamberger c’est beaucoup dire, trois images passaient en boucle dans ma tête. Une petite bonne femme blonde, un regard inoubliable et un sourire qui pardonne. Une nana de petite taille aux cheveux clairs, des yeux qui vont au fond des choses et des lèvres gourmandes entrouvertes, les coins vers le haut. Une fille semblable à beaucoup d’autres, mais avec un charme certain. Et pas rancunière pour un sou.


En d’autres temps, je serais parti à sa recherche et je l’aurais draguée, à défaut de mieux. Mais là, je ne me sentais pas de taille. Une fois soulagé, je suis retourné au bar d’un pas mal assuré, pour écluser une dernière bière et oublier ce qui m’avait amené là. Avant de rentrer au bercail, la queue entre les jambes. Une fois n’est pas coutume.


Je crois que c’est son parfum qui m’a réveillé. Une odeur que j’avais enregistrée au moment de notre collision. La fragrance discrète mais têtue remonta le long de mes neurones imbibés, jusqu’à mon cerveau. Je tournai la tête en humant l’air à la recherche de la source de cette agréable émanation. Elle était là, juste à côté de moi. Toujours aussi petite, avec le même sourire, le même regard. Elle posa à nouveau sa main sur mon bras. Si légèrement.



Pour la deuxième fois, elle me prend de vitesse. La simplicité de ce non événement est désarmante. Que répondre à cela ? Un mec bourré, un coup de coude dans le ventre, une soirée mal embouchée, a priori tout est à jeter. Pour elle, non. Il lui suffit de poser sa main sur la peau d’un mec qui lui plaît, pour que la douceur de ce qu’elle se met sous les doigts la rende heureuse. Il n’y a qu’elle pour trouver quelque chose de positif au simple fait que j’existe ici et maintenant, pour arriver à faire abstraction de tout le reste, de tout ce qui rend le reste à pleurer.


La sensation qui se dégage de cette petite main sur mon bras est très particulière. Il y a comme du bonheur physique à la jonction entre elle et moi. Quelques centimètres carrés de bien-être. Je ne connais pas ce genre de truc. Pas encore. Mais quelque chose traverse les brumes de mon crâne pour me dire que si je ne réagis pas, je vais commencer à connaître et que ma vie va changer. Quelque chose qui tient à la manière qu’a Véronique d’être là, à côté de moi, puis contre moi, la tête sur mon épaule. Il faudrait que je réagisse, mais son envie d’être à côté de moi me paralyse. La petite surface de bonheur entre nos deux épidermes se transforme en bulle, dans laquelle elle nous enferme.


Et si c’était en réalité une toile, dans laquelle je vais m’empêtrer pour mieux me faire bouffer ? Déjà son étrange bonheur exerce un effet lénifiant. Je ne désire plus rien d’autre que d’être à côté d’elle. Aux siècles des siècles.


Nous ne parlons pas. Tout se passe au niveau de sensations primaires. Chaleur, pression de sa hanche et de sa main, odeur de son corps parfumé. Sans rien dire, sans rien faire elle m’a réduit à ma plus simple expression. Elle m’a simplifié. Pour mieux me permettre de commencer un grand soir avec elle. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on part de zéro. Le zéro que je suis, et le zéro de son existence. Rien à perdre, ça ne peut que devenir meilleur.


Sauf qu’à vouloir partir de rien, il n’y a rien à dire non plus. Nous restons muets, tant il paraîtrait déplacé de parler de nous, de nos vies, dont nous sentons instinctivement qu’elles n’ont rien de positif à apporter à notre échange. C’est l’échange qu’il faut cultiver. C’est de là que tout doit partir, par là qu’il faut innover.


Elle prend une nouvelle fois l’initiative, en me poussant à me tourner vers elle. Puis, sans attendre que j’en fasse beaucoup plus, elle commence à caresser mon visage, tout en scrutant, non pas mes réactions, mais le plus profond de mon être. Elle me parcourt de la main, lentement, comme un malvoyant lit le braille, comme pour comprendre mon sens profond.


C’est irrésistible. Je me glisse sous sa main, je me transforme en une pâte malléable pour qu’elle puisse me modeler à la mesure de son optimisme et de sa confiance. Depuis cet instant, mes yeux ne quittent plus les siens. Le besoin de communier avec elle devient peu à peu aussi vital que celui de respirer. Elle devient ma bouteille d’oxygène, l’air pur dont j’ai besoin pour me transformer. Arrimé à son regard, je me sens vivant. Et je panique à l’idée qu’elle puisse fermer ses paupières, et me laisser seul. Brièvement, je me demande comment nous allons faire pour sortir, sans nous lâcher des yeux. Mais j’occulte rapidement cette pensée parasite. Avec elle, rien de ce qui nous entoure n’a plus d’importance. Je me laisse aller, elle trouvera bien une solution.


Nous nous découvrons longuement, à tâtons, en ne donnant de la voix que pour échanger nos prénoms. Qu’exprimer d’autre lorsqu’on tient un être vivant aussi intense au bout de ses doigts, lorsque la plus infime pression des chairs en dit beaucoup plus que n’importe quelle explication ? Pas besoin de formuler ce qu’elle pourrait avoir envie de savoir de moi. Notre bulle résonne de nos sensations, de nos pulsions, de nos attendrissements, de nos émotions.


Jusqu’à ce qu’un frémissement de son corps et la réaction de désir qui y répond en moi nous fassent réaliser que nous sommes arrivés à un point de non retour. Notre chaste découverte mutuelle touche à sa fin, le désir naissant devient perceptible à l’intérieur de notre bulle, tout frôlement supplémentaire risquerait de nous faire basculer dans un autre registre.


Émus de la simultanéité de cette perception, nous marquons un temps d’arrêt. Un instant suspendu, pour nous assurer qu’elle veut bien. Que je veux bien. Nous confirmer que nous avons envie. Très envie, soudain, violemment, profondément, quoi qu’il advienne.


C’était trop beau. L’instant suspendu est brutalement interrompu par la copine atrabilaire. Pourquoi faut-il qu’elle se sente obligée de nous annoncer qu’elle va partir avec un ancien copain, retrouvé par hasard dans la salle ? Qu’il va la ramener chez elle, ou chez lui (clin d’œil), donc qu’elle lui laisse la voiture. On s’en fout ! Bulle fragile, ne pas souffler trop fort. Donne les clefs de ta bagnole et tire-toi !


Il ne nous faut heureusement qu’une fraction de seconde pour remettre nos désirs au diapason après le départ de l’intruse. Véronique s’approche de moi pour rétrécir un peu la bulle, puis vient s’enfermer entre mes bras.


À moitié appuyés contre le bar, nous commençons à nous déguster. Sans hâte, mais systématiquement. Du bout des lèvres, du bout de la langue, du bout des doigts, du bout des seins. Un reste d’humanité nous retient au début, et notre échange se passe dans une semi-discrétion, qui ne trompe probablement que nous. Mais progressivement, l’envie déborde par tous les pores. On se consomme, se consume, nos animalités se débusquent, nous nous empoignons à pleines mains, nous partons le plus naturellement du monde à la recherche du plaisir le plus intense possible.


Quelques bousculades et des remarques discrètes, puis de plus en plus acerbes, nous font réaliser, entre deux caresses, que nous donnons un spectacle peu apprécié par notre entourage. Le barman finit par nous proposer de payer, sur un ton peu amène. On peut aller copuler à l’hôtel, si on veut. C’est vrai, si tout le monde s’y met… C’est quand même un bar, ici, pas un claque !


Nous sortons du troquet étroitement enlacés. Un temps, nous marchons sans but, droit devant nous. Pas envie que ça s’arrête, pas envie de décider de quoi que ce soit, peur d’influencer le destin, de fausser la magie de l’instant. Jusqu’à ce qu’une porte cochère nous fournisse un havre de paix. Immédiatement, nous recommençons à en découdre, à palper les moindres recoins de nos corps, à caresser ce qui dépasse, à envelopper des plus douces attentions ce qui s’impatiente, à tenter de calmer l’incendie qui fait rage dans nos ventres, tout en préférant jeter de l’huile plutôt que de l’eau sur un si agréable feu.


Depuis que nous nous sommes découverts dans la pénombre du bar, c’est tout juste si nous avons prononcé plus de dix phrases. Les dernières pour partager la violence de notre désir, et nous rassurer sur l’importance de ce qu’il se passe entre nous deux. Véronique presse sa tête contre ma poitrine, le nez dans l’échancrure de ma chemise. Elle semble vouloir prendre mon odeur tout au fond d’elle, et s’en shooter jusqu’à la fin de la nuit. L’excitation nous fait transpirer, nos exhalaisons animales exacerbent encore notre désir. J’ai envie d’arracher ses habits, de m’enfoncer en elle et de ne plus rien retenir. Elle a accroché ses mains à mes hanches et suit les mouvements de mon bassin collé contre son ventre. Elle fait balancer mon corps au rythme de son envie, pour donner encore plus d’intensité à notre parade nuptiale.


Jusqu’à quand vais-je arriver à tenir le coup, à rester civilisé ? Elle doit se rendre compte à quelques crispations de mon bas-ventre que je vais rendre les armes. Alors, tout en me gardant serré contre elle, elle cesse ses attouchements, et se met à parler. Elle me murmure la violence de son envie, le trouble qu’elle ressent par notre complémentarité, et tout ce qu’elle aimerait pouvoir m’offrir, si nous avions la liberté de nous aimer.


Je me laisse bercer par cet aveu, mais quelque chose dans l’intonation de sa voix me fait comprendre que ce ne sera pas pour ce soir. Retrouvant une attitude plus distante, elle finit effectivement par s’éloigner un peu de moi, tout en gardant ses yeux plongés au fond des miens. Après quoi, elle pose délicatement sa main sur mon sexe bandé, constatant d’une voix aussi neutre que possible qu’il ne serait pas raisonnable de me laisser dans cet état. Sans plus attendre, elle se retourne, vient poser ses fesses contre mon bas-ventre, et se met à danser lascivement contre ma tige, douloureusement à l’étroit dans mon pantalon.



Comment résister à une telle invitation ? D’autant qu’elle s’est emparée de mes mains, qu’elle presse contre ses seins nus. Dans la fougue de mon élan, je masse sans ménagement ses petits monticules, faisant rouler les pointes raidies entre mon pouce et mon index. Elle calme mes ardeurs, en gémissant qu’elles sont particulièrement sensibles ces jours-ci, mais que ça ira mieux très bientôt.


Ce doux aveu laisse-t-il présager que, dans quelques jours, il y aura à nouveau « elle et moi » ? Elle et moi sans limites ? Le fantasme de son corps offert, béant, m’accueillant, m’engloutissant jusqu’à l’épuisement me fait craquer. Mes hanches ne m’obéissent plus, je ne peux plus me retenir. Au moment où je pose ma bouche sur sa nuque, elle se met à frissonner et s’abandonne contre moi. Ses seins dans mes mains, ses cheveux sur mon visage, la chaleur de son corps contre ma poitrine, je suis envahi par une multitude de sensations aussi nouvelles que violentes, qui me font basculer dans un orgasme libérateur. Surpris comme un adolescent inexpérimenté, je me vide sans avoir pris le temps de libérer ma queue.


Quand je pressentais un nouveau départ avec cette fille, quelque chose d’inédit, je n’imaginais pas cela. Mais si ce doit être ma première leçon d’humilité, je me laisse volontiers convaincre par ce genre d’argument. Je me sens infiniment bien, tout contre elle, malgré la débâcle séminale et vestimentaire qui vient de se produire. Mes bras trouvent naturellement leur place contre ses hanches, ses fesses bien galbées s’imbriquent parfaitement contre mon bas-ventre, ses petits seins ronds et mes mains sont à l’unisson, nos respirations s’accordent.


Elle me laisse encore quelques minutes pour reprendre contenance, puis se sépare de moi sans se retourner, mais en gardant mes doigts entre les siens aussi longtemps que possible. Elle s’éloigne rapidement. Je renonce à me lancer à sa poursuite. Comme paralysé par un sortilège, je me contente de lui demander de loin une adresse de courriel ou quelque chose à quoi me raccrocher.


Elle ne répond pas. Elle a vécu ce qui était à vivre avec moi. Maintenant, il est temps de rejoindre sa fille, sans se soucier des frustrants calculs de probabilités qui envahissent déjà mon esprit ravagé par une irrésistible tornade.



oooOOOooo



À partir de ce jour, mon horloge interne se cale sur une nouvelle grille horaire, me faisant traverser des jours interminables et des nuits sans fin. Je commence par passer mes soirées au bar où nous nous sommes rencontrés. Peine perdue, elle n’y met pas les pieds. Elle ne doit pas vivre dans ce quartier, ou elle n’apprécie pas ce genre d’ambiance. Je n’y gagne que de solides maux de tête au petit matin, et une mauvaise humeur de plus en plus perceptible au cours de la journée.


Je tente alors d’exploiter les maigres renseignements que j’ai pu glaner sur elle en fouillant la toile dans tous les sens. Je hante des nuits entières les sites de rencontres, de discussions, de photo, de mamans de petites filles de cinq ans, de jolies blondes. Plus j’essaie, plus je m’enfonce. Aucune trace d’elle, personne ne semble savoir qui elle est, ni où je pourrais avoir la moindre chance de la croiser.


Je perds progressivement tout espoir de remettre la main sur elle. Elle seule sait comment me contacter, je suis à sa merci. C’est bien ce qu’elle voulait, mais pourquoi diable me laisse-t-elle ainsi tomber ? Je n’ai pourtant pas rêvé, elle m’avait bien fait comprendre qu’elle souhaitait me revoir, aux alentours de sa nouvelle lune.


Finalement, c’est par le boulot que la bonne surprise arrive. Sous la forme du gars qui avait ramené sa copine en voiture. Au moment de quitter ma boîte en fin de journée, je le découvre en grande discussion avec un de mes potes. Je m’approche discrètement. Ils n’en finissent plus de disserter sur les avantages et les désavantages d’un nouveau produit. Je sais que je touche au but. Mon cœur bat la chamade, ce type tient les clefs de mon bonheur entre ses mains, et moi, j’en suis réduit à attendre la fin de leur conversation en dansant d’un pied sur l’autre. J’hésite à les interrompre. Je ne suis pas superstitieux, mais dans la tension de l’instant, je me surprends à redouter un mauvais sort si je tente de forcer mon destin.


Au moment où je prends l’exacte mesure de la durée de l’éternité, ils finissent par remarquer ma présence.



Il me regarde bizarrement avant de griffonner l’adresse virtuelle de Véro. Je dois avoir les yeux exorbités. C’est mon passeport pour le paradis, ce truc, ma bouée, mon sauf-conduit. Je n’en peux plus d’attendre, il le sent et commence à se méfier. Peut-être est-il en train de trahir sa nouvelle conquête, je suis un type infréquentable, un violeur en série, il va se retrouver à la une d’un quotidien, devenir la cause d’un horrible meurtre.


Mon collègue vole à mon secours, lâche une plaisanterie épaisse sur mon compte tout en extirpant le billet des mains du type, pour le glisser dans ma poche avec un clin d’œil complice. Je devrais les inviter pour boire un verre, histoire de les remercier du tuyau, mais je suis incapable de rester plus longtemps en leur compagnie. Je ne tiens plus en place. Après quelques salam aleikum, je m’arrache et fonce chez moi pour envoyer un courriel à Véronique.


Bon sang que c’est difficile d’écrire les premières lignes d’une histoire d’amour. Je recommence mon message des dizaines de fois, tant j’hésite sur la meilleure manière de la convaincre. Comme si je n’avais qu’une seule chance. Pas bon, ça, c’est le meilleur moyen de tout faire capoter.


Encore une autre version, plus tendre, puis une autre, moins quémandeuse. Je finis par réduire mon message au strict minimum, on ajoutera les couleurs plus tard. Envoi…


La réponse arrive trente minutes plus tard. Elle est effectivement malade, un truc de streptocoques qui lui tient les sinus dans un étau. Mal à la tête, fièvre, quintes de toux, pas bien, pas belle, désolée, pas ce soir. Merci d’avoir pris de ses nouvelles.


Je m’accroche, lui certifie que je suis vacciné contre tout, sauf contre l’ennui d’elle. Que je suis plus analgésiant qu’une aspirine, plus antibiotique qu’une pénicilline de la nouvelle génération, plus antiphlogistique que la cortisone.


Elle répond qu’elle ne veut pas me laisser d’autre image d’elle que celle que j’ai gardée en sortant du bar, que nous n’avons rien à gagner à partager nos microbes. Nous poursuivons cet aller et retour sans nous lasser. Je renvoie chacune des balles jusqu’au fond du court. Aucun de ses arguments ne me résiste. J’use des plus perfides stratagèmes pour lui faire lâcher prise. Je me dis qu’en étant à ce point collant et prévisible, j’ai une infime chance de la faire marrer, malgré la fièvre, malgré son envie de se rouler en boule dans son pieu et de dormir seule.


Elle continue à répondre négativement à mes courriels, mais entre les lignes, je sens que sa résistance diminue peu à peu. Les arguments commencent à lui manquer. Elle me laisse prendre la main, comme si tout au fond d’elle, elle n’avait pas vraiment envie d’interrompre notre dialogue. Comme si ma présence virtuelle lui faisait du bien. C’est cette carte que je joue, en la suppliant de me laisser lui préparer quelque chose à boire de ma composition, souverain contre tout ce dont elle souffre, un truc à réveiller un mort. Après quoi, juré craché, je m’éclipserai sans laisser de traces.


Trois courriels plus tard, elle cède enfin, à condition de…, si je promets que…, et surtout si je fais gaffe de ne pas réveiller sa petite qui dort dans la pièce juste à côté de l’entrée. Je promets. Et je suis sincère. J’ai juste envie de sentir qu’elle est vivante, de voir son sourire, de savoir que mon attente va prendre fin.


La porte de son appartement est entrouverte lorsque j’arrive une quinzaine de minutes plus tard. Elle s’est recouchée entre temps. Je la découvre entièrement couverte par un épais duvet. Quelques mèches blondes ornent l’oreiller et entourent son visage. Elle a allumé des bougies, pour que la lumière douce cache sa mauvaise mine. Malgré cela, elle a l’air terriblement sonnée par la fièvre et le mal de tête. Son visage est creusé, ses paupières sont gonflées, sa bouche est sèche. Sur son front perlent quelques gouttes de sueur.


Elle me regarde sans rien dire. Je craque complètement. J’aimerais pouvoir la soulager, la bercer. Elle se trompait, je suis loin d’être désarçonné par ce que je vois d’elle. Nous nous trouvons dans un registre diamétralement différent de ce que nous avons vécu la première fois, mais, sitôt à ses côtés, je suis à nouveau bousculé par des sentiments et des sensations incroyablement forts.



Je trouve rapidement de quoi faire cuire de l’eau et concocter un mélange de tisanes et d’alcools dont ma grand-mère avait le secret. Attiré par le remue-ménage près de son écuelle, un chat vient s’asseoir à côté de moi et m’observe, intrigué. Désolé de ne pouvoir lui donner ce qu’il attend, je ne connais pas assez bien les lieux et je crains que sa maîtresse me reproche une basse tentative de subornation de témoin. Pour cette fois, il faudra qu’il se contente de quelques caresses.


En attendant que l’infusion soit prête, je reviens dans la chambre, admirer les photos qui ornent le mur d’en face.



Je vais chercher la tasse, et la lui apporte dans son lit. Elle me fait un peu de place à côté d’elle. Je m’assieds à son chevet, et trouve spontanément des gestes apaisants. Doucement, je caresse son front pendant qu’elle boit, j’écarte les mèches qui collent à sa peau brûlante, je masse sa nuque et les muscles raidis de ses épaules. Elle se détend progressivement, avant de me rendre la tasse qu’elle a bue presque d’un trait.


L’odeur qui émane d’elle, dont les draps humides de sueur sont imprégnés, se mélange à celle des onguents qui flotte dans la chambre. C’est une belle preuve de confiance qu’elle me fait là, en acceptant de se laisser voir fragile, malade et sans forces.


En me laissant la découvrir ainsi soumise à la tyrannie de son corps malade, transpirante, dégoulinante des miasmes qu’exhalent ses muqueuses en lutte contre les microbes, elle m’offre une partie encore plus animale d’elle que lors de notre corps à corps orgasmique à la sortie du bar. En acceptant de me laisser venir vers elle dans cet état, elle renonce à toute pudeur. Elle me confronte au spectacle de son corps dans sa lutte contre l’infection, comme elle m’a confronté au spectacle de son corps dans sa lutte pour le plaisir. Si je peux supporter ce qu’elle m’offre cette nuit, si je peux accepter, aimer même, le bouillonnement de son sang enfiévré, les suintements de ses muqueuses, les spasmes de sa gorge et de ses poumons, le relâchement de ses muscles endoloris, l’odeur aigre de sa sueur, et toutes les marques de sa lutte intime contre la maladie, alors je serai prêt à découvrir les mêmes déferlements de l’abandon au plaisir. Alors je pourrai tout regarder, tout prendre, partager le plus intime de ce que ce corps, à nouveau prêt pour la jouissance, voudra m’offrir.


Sa manière d’éluder ma question sur son célibat plus ou moins actif m’inquiète quand même un peu. Ne suis-je pas en train de circuler en double file ? J’aborde la question en biaisant maladroitement.



Je ne suis pas beaucoup plus avancé. Bien fait pour ma pomme. Pas besoin de nous encombrer avec nos histoires respectives. J’ai d’ailleurs un peu de peine à imaginer comment elle planifie ses débordements sensuels, entre son job, son rôle de maman, la vie que lui mène son ex, et tout ce qui tourne autour de ses longues journées. Qui suis-je pour désirer m’immiscer dans son existence ? Serais-je même capable de tenir plus d’une semaine à ses côtés, confronté à toutes les contraintes qu’elle subit ?


Que reste-t-il du désir face à la banalité de la vie ? Quand est-ce qu’on trouve le temps, et la force de poser sa main sur le bras de l’autre, de faire grossir la bulle de douceur, de s’abandonner à la magie d’un instant de complicité ? Instinctivement, je suis depuis toujours terrorisé par la banalité. En suis-je pourtant exempt dans ma propre vie ? Aussi commune que puisse être la vie de Véronique, le peu que j’en connais me laisse supposer qu’elle est souvent faite de choix. Des choix parfois pourris, mais des choix quand même. Alors que moi, soumis comme je le suis à la tyrannie de l’alcool dès que je suis submergé par les soucis, je me contente de décider de ce que je ne veux pas. Le reste ne dépend que très rarement de moi.


Décidément, sitôt que je me trouve à proximité de Véronique je commence à me remettre en question. Sa seule présence m’incite apparemment à passer du stade de larve à celui de… de quoi ? De papillon ? Mort de rire ! Même si cela pouvait représenter une belle preuve d’admiration, rien que pour elle.


Pendant que mon esprit vagabonde, elle s’endort, la tête appuyée contre ma hanche, une main posée sur la mienne. Depuis le chevet de son lit, je regarde à nouveau les photos sur les murs. Tout est dans le regard de celle qui a pris ces images. Elle l’a dit tout à l’heure, « mes photos, c’est peut-être le plus intime de moi ». Par l’image, je peux donc peut-être retrouver son regard sur les choses et les gens. Puis, par son regard, retrouver son état d’esprit, ses sensations, le plus secret d’elle.


Il en va de même pour le corps qu’elle vient de déposer entre mes mains. En partageant ce qui s’y trame, dans les bons comme dans les mauvais jours, je peux peut-être appréhender ce qu’elle ressent, comment elle le ressent et comment elle vit dans ce corps. Peut-être puis-je même arriver à découvrir le plus intime, le plus impudique, mais aussi le plus excitant de cette étrange femme, pour être prêt le jour où elle voudra bien le partager avec moi. Ce n’est pas demain la veille, mais rien ne m’empêche de m’y préparer.


Elle gémit maintenant, dans son premier sommeil. Je reste près d’elle, à caresser son visage, ému par la finesse de ses traits, la douceur de sa peau sous mes doigts. Chaque fois que ma main passe sur son front, un fin sourire naît sur ses lèvres. Je ne résiste pas à l’envie d’y poser les miennes. Qu’importe la contagion, si je dois être malade, autant que ce soit d’elle. Dans un demi-sommeil, elle m’embrasse longuement, tendrement. Je me délecte de cette offrande inconsciente, qui dure interminablement. Lorsque, enfin, nos lèvres se séparent, je me sens repus, comblé, presque aussi bien qu’après avoir fait l’amour. Demain matin, elle ne se souviendra de rien. Seule la tasse vide lui rappellera mon passage.


J’attends qu’elle dorme plus calmement pour me détacher d’elle. Après un dernier regard sur ses photos, je souffle les bougies. Je laisse un petit message à la cuisine, pour lui donner l’adresse d’un copain acupuncteur, qui n’a pas son pareil pour soigner les sinusites.


Je n’ose pas insister pour qu’elle me recontacte. Elle a mon adresse courriel, je lui laisse la liberté de me retrouver quand bon lui semblera. J’ai fait le plein d’émotions et de sensations les plus diverses. Son rythme sera le mien.