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Temps de lecture estimé : 27 mn
05/07/09
Résumé:  J'ai reçu une lettre. Est-ce la réponse que j'attends depuis trois mois ? Et puis, je rencontre Adam. Je suis envoûtée à nouveau...
Critères:  hplusag nopéné
Auteur : Oxalis  (Un peu de piment dans ma folie...)      Envoi mini-message

Série : Un duel pimenté

Chapitre 01 / 03
La lettre

Faut-il oublier tout ça ? M’exiler peut-être. Oublier, ou simplement éviter d’y penser ?

Il n’y a rien eu hier. Pourquoi y aurait-il quelque chose aujourd’hui ?

Le meilleur moyen de le savoir, c’est de regarder, bien sûr.

Je prends une profonde inspiration et ouvre les yeux. Mon cœur bat la chamade. D’un geste décidé, j’introduis la clé dans la serrure, la tourne, et ouvre ; une enveloppe blanche, longue, avec de grandes lettres imprimées en caractère gras, me saute aux yeux.

Houla ! J’ai le vertige. Mes doigts se crispent autour de la clé.

Le souffle suspendu, je fixe l’enveloppe d’un regard troublé, me persuadant peu à peu que je devrais partir aux Bahamas pour oublier tout ça.


L’interrogation me ronge. Est-ce elle ? Est-elle enfin arrivée ? Et si c’est vraiment elle, quelle sera la réponse ?

J’ai l’impression que je vais imploser…

J’hésite puis enfin saisis l’enveloppe d’une main qui tremble violemment. Avec lenteur, je referme la boite à lettres, les yeux fixés sur le cachet des éditions Lamarmouse.

C’est bien elle…

La réponse.


Je l’attends depuis trois mois. Elle est enfin arrivée. Au début je n’y crois pas. Je relis l’adresse de l’expéditeur, relis mon nom écrit en gros caractères, d’une encre noire qui tranche violemment avec la blancheur de l’enveloppe. Je remarque stupidement qu’elle a été postée trois jours auparavant. Je tremble encore plus.


Que dois-je faire ? Je suppose que toute personne raisonnable décachetterait immédiatement l’enveloppe. Je suis alors loin d’être une personne raisonnable. Je n’arrive pas à faire le moindre geste. Je reste là, à fixer comme si c’était une hallucination, LA réponse, incapable de l’ouvrir pour enfin connaître, enfin savoir de quoi il en retourne.

Quelqu’un descend soudain les escaliers en trombe. Je tourne la tête. Un de mes voisins.

Il me sourit d’un air incertain et je lui dis bonjour. Il me répond, semble hésiter, se demandant apparemment s’il doit s’arrêter pour taper un brin de causette, comme nous avons l’habitude de le faire.


Puis il voit mon expression, et semble comprendre mon malaise. Il me fait un sourire encourageant, et me souhaite une bonne journée, avant de sortir de l’immeuble.

Je reste toute seule avec cette stupide enveloppe dans la main. Plantée comme une cruche.

Une brusque montée d’énergie me dévore et je bondis dans l’escalier, montant les marches comme une folle. J’arrive essoufflée sur mon palier, ouvre avec brusquerie la porte de mon studio, et la claque derrière moi. Puis je m’appuie contre le montant de la porte, le dos collé au bois, serrant l’enveloppe contre mon cœur, et ferme les paupières, respirant à fond pour retrouver une respiration normale.

Un moment passe. Je me résous enfin à bouger, fais trois pas dans la pièce, hagarde, puis réalise enfin que je ne pourrai pas l’ouvrir. Je m’en sens incapable. Je la regarde d’un air impuissant, sentant la frustration me submerger comme un cataclysme.

Besoin d’une bière.


Je m’approche de mon lit, la jette sur la couette, pivote sur mes talons en l’évitant du regard, et saisis mon blouson, avant d’ouvrir la porte à la volée et de me glisser dans le couloir. Je dévale les marches deux à deux, l’esprit en ébullition.


* * *


Qu’est-ce qu’il me veut celui-là ?

Mm. Non, ce n’est sûrement pas à moi qu’il s’adresse. Je me retourne, aperçois une jeune femme derrière moi. Voilà sûrement la désignée.

Elle passe près de moi et le rejoint à sa table. Je détourne les yeux et remonte le col de mon blouson. Le soleil est en train de se coucher. Il commence à faire frisquet.

Je sors de la monnaie de ma poche, la pose sur la table avec une moue. Sept francs, un malheureux café. Plus la bière que je me suis envoyée ce matin, ça commence à dépasser mon budget du jour.

Je me lève, et par hasard, rencontre le regard d’une femme, assise sur le bord d’une fontaine à quelques mètres de là. Elle porte un long manteau noir, un béret également noir sur ses cheveux blonds, coiffés en un chignon lâche.

Son regard me met mal à l’aise et j’ai l’étrange certitude qu’elle m’observe depuis un bon moment. Toute à ma réflexion, je ne m’en suis pas aperçue. Elle a l’air d’attendre quelqu’un.


Je détourne les yeux et range la chaise contre la table du café, prends l’addition dans la coupelle, ramasse ma monnaie et vais porter le tout à l’intérieur. Lorsque j’en sors, je constate que la femme en noir n’est plus là. Je l’aperçois au coin de la rue, s’éloignant d’un pas décidé.

Je me dis brusquement que je la connais ou ai dû la connaître; son visage m’a paru familier.


Bah. Je me mets à marcher au hasard sur le trottoir gris. Je ne sais pas du tout où je suis.

Je lève la tête, inspecte la rue, puis me souviens à peu près. Je jette un œil au cadran de ma montre. Il est temps de rentrer. Je soupire lourdement et prends le chemin du retour.

Je m’arrête une minute devant la vitrine d’une librairie et lis les titres des livres. Toutes les douloureuses questions qui m’obsèdent reviennent en force.

Je me mets à trembler, tourne brutalement le dos à la librairie et me cogne aussi sec dans quelqu’un. Je lève les yeux, croise avec la même indifférence un regard indifférent, marmonne des excuses et poursuis mon chemin ; une fraction de seconde plus tard l’homme est déjà derrière moi. Je me ronge les ongles, me demandant encore et toujours quelle sera la réponse.

Mon immeuble se profile contre le ciel rougeoyant et mon cœur se serre à l’idée que bientôt j’aurais à affronter de nouveau la blancheur immaculée de cette longue et belle enveloppe qui m’attend sur mon lit.

Je m’arrête subitement au milieu du trottoir, la mémoire m’écrasant d’un seul coup, bats frénétiquement des paupières et me retourne d’un mouvement brusque. Lui aussi s’est arrêté à quelques pas de moi. Mais c’est…

Il se dirige alors vers moi, et sans vraiment m’en rendre compte, je l’imite. Il a son attaché-case à la main, porte son éternel blouson vert, son jean bleu et son pull noir à col roulé.

Il n’a pas du tout changé en trois ans et j’ai la furieuse impression de retourner en arrière jusqu’à ma dernière année de lycée. Il devrait quand même parfois essayer de changer sa garde-robe.


Il sourit largement, avec son petit air malicieux toujours aussi touchant, et je m’aperçois que moi aussi je souris, sincèrement heureuse de le retrouver. Il me rejoint enfin, ou plutôt nous nous rejoignons.



Et au son de sa voix tellement familière malgré les années qui se sont écoulées, je me sens replonger dans le passé avec un ravissement sincère, et m’y noie avec joie.



Et nous nous sourions.



Une lueur de culpabilité doit s’allumer dans mes yeux et je ris pour masquer ma gêne.



Il sourit à demi. Comme cela m’est familier !



Il rejette la tête en arrière et lance d’un ton dramatique :



J’éclate de rire.



Ma figure s’allonge et je fais la grimace.



Il me fixe d’un air pénétrant.



Je soupire.



En fait, si. Une enveloppe terriblement traumatisante m’attend sur mon lit.



Il prend un air faussement béat, et regarde au ciel en souriant comme un ange.



Je secoue la tête en m’obligeant à ne pas rire, mais il me regarde droit dans les yeux, mi-figue mi-raisin et je devine qu’il sait pertinemment que j’ai envie de rire.



J’opine de la tête.



Il me regarde. Il a toujours cette manie de plonger son regard dans le vôtre avec tant d’intensité que vous avez l’impression qu’il lit votre âme.



J’ai l’impression qu’il a vraiment envie de rentrer avec moi. Se sent-il seul ? Il affiche un sourire d’enfant sage et je lui souris en retour.

Nous commençons à marcher vers mon immeuble, en silence. Du coin de l’œil, je le vois me jeter quelques regards observateurs.



Je lui lance un regard surpris.



Il sourit d’un air mystérieux. Il a toujours aimé jouer avec moi, mais je vois à présent clair dans son jeu. Je me souviens que dans sa dernière lettre il m’a parlé d’un projet de livre. Quel était donc le sujet déjà ?



Brève pause.



Je sens son regard sur moi.



Je me tourne vers lui, étonnée, encore une fois, de sa réplique.



Et j’ai conscience de froncer les sourcils. Je tente de me composer une expression neutre. Il me sourit.



Il éclate carrément de rire. Je me sens vraiment vexée, et me force à regarder droit devant moi pour ne pas lui jeter un regard meurtrier.



Je me sens rougir jusqu’à la racine des cheveux, et tourne des yeux gênés vers lui. Je suis mortifiée. Son regard si bleu pétille de malice.



C’est à son tour de regarder droit devant lui, mais avec un sourire en coin.



Je me mets à rire tellement fort que des larmes perlent à mes paupières, et il se joint à moi après un moment d’hésitation.



Je m’arrête, il fait de même. Nous retrouvons notre calme.



Il regarde l’immeuble, m’observe, sourit – j’ai l’impression qu’il se force à sourire.



C’est à moi de sourire à demi. Il me scrute avec des yeux pénétrants. J’ai la désagréable impression qu’il m’implore du regard.



J’hésite.

Il attend la suite, la tête penchée vers moi. Il a toujours été si grand…



Je m’aperçois alors, enfin, je réalise que… qu’il n’a aucune hâte de rentrer chez lui. Est-il seul ? Où est sa femme ?



Il fait mine de réfléchir, mais je le sens tendu, malgré son sourire un peu distant.



Les mots ont eu du mal à sortir… Il me considère un moment, son regard bleu vrillé dans le mien, et j’éprouve une telle sensation de malaise qu’il doit s’en apercevoir.



Il me fait un clin d’œil complice. Je lui tourne le dos, sors ma clé et ouvre la porte, me sentant étrangement troublée.

Nous savons tous les deux qu’il a voulu monter. Nous avons tous les deux fait semblant de l’ignorer. Un pénible pressentiment m’étreint, et je le regarde.


Il parait tellement loin de moi.



Adam paraît ravi de voir mon studio. Il trouve que c’est assez spacieux et que la déco est intéressante.

J’ôte mon blouson et lui rétorque que je n’aime pas vivre dans un taudis. Il a un petit rire.

Je me tourne vers lui et lui demande son manteau. Il l’enlève, sans me quitter des yeux, et le doute m’assaille.

A-t-il eu une idée particulière en tête en se faisant inviter pour un café ?



Je me dirige vers la cafetière, sans répondre, la branche, sors du frigo le paquet de café. Je jette un coup d’œil furtif sur Adam.

Appuyé contre le mur, les bras croisés, il me regarde intensément et semble attendre une réponse. Mal à l’aise, je remplis la cafetière à gestes gauches et mal assurés. Puis j’émets un rire. Un rire qui sonne comme étant désagréablement crispé…



Je l’entends s’approcher, mais il bifurque derrière moi et vient examiner un tableau accroché au mur. Reproduction d’un tableau de Monnet.



Je sors deux tasses du placard, comme dans un état second, du sucre, deux cuillers. Me rends enfin compte qu’il a à nouveau ses yeux posés sur moi. Ce que c’est gênant ! Je lui souris d’un air incertain, mais il ne paraît pas le remarquer. J’ai l’impression qu’il se demande quelque chose à mon propos.


Je lui demande alors s’il prend du sucre.



Nous bavardons de tout et de rien pendant quelques minutes, échangeant des nouvelles des gens que nous connaissons. Je me détends petit à petit.

Lorsque le café est prêt, nous nous asseyons à table avec nos tasses fumantes. Nous buvons en silence. Un silence complice et un peu tendu. Je l’observe en catimini. Il y a dans ses gestes une sensualité refoulée qui me déstabilise. Je le trouve infiniment séduisant, aujourd’hui. Il a toujours constitué pour moi un objet de rêve et de désir un peu lointain, parce qu’inaccessible…


Ensuite, il me demande si ma sœur, qu’il a eue pour élève, va bien, si elle a du travail, ce qu’elle fait ; je lui annonce qu’elle a enfin trouvé le prince charmant.



Primo, je prends conscience du fait qu’il vient de me tutoyer, comme au temps du lycée où nous avions été si proches quelques fois.

Deuxio, je prends conscience du fait qu’il y a une note d’anxiété dans sa voix, comme s’il redoute que je réponde « oui ». Mais c’est sûrement mes neurones qui débloquent. À cause de cette foutue lettre.


Je considère néanmoins Adam avec une certaine surprise.



J’ai sciemment posé cette dernière question, histoire de le ramener sur terre s’il s’égare un peu trop dans ma vie privée. L’espace d’une seconde, je m’en veux atrocement, me demandant s’il va mal le prendre. Nous avions toujours eu une espèce de contrat moral entre nous : il n’évoquait pas mon intimité, je n’évoquais pas la sienne, et chacun conservait son respect envers l’autre.

Mais ce qui se passe maintenant est loin d’être aussi simple. Adam se renverse dans sa chaise, boit une longue gorgée de café, me regarde d’un air froid et distant, et reste immobile ainsi, à me jauger du regard, pendant quelques secondes. Je m’agite sur mon siège, extrêmement mal à l’aise.



Il semble regarder comme à travers moi. Puis il finit son café. Je me trouve cruche.



Je n’entrevois pas d’autre réponse possible, pour le moment. Complètement désorientée, je regarde ailleurs en rougissant. Adam pose sa tasse, me vrillant de ses yeux clairs. Ne semble pas saisir pourquoi je parais soudain tellement perdue. Je le lis dans ses yeux.



Je ne finis pas ma phrase. Silence. Soudain, il me fait encore ce sourire un peu taquin. Je me détends imperceptiblement.



Je n’ose pas lui demander depuis combien de temps. Sans vraiment réfléchir je dis alors que l’amour ne dure jamais. Il n’est pas d’accord, pourtant. Comme avant, quand nous discutions passionnément sur un sujet, il y a trois ans, nous nous lançons dans une conversation à n’en plus finir, violente et amusante, où je ris parfois jusqu’à en pleurer.

La nuit est tombée depuis longtemps lorsqu’il se lève et suggère qu’il devrait partir. Nous avons bu au moins cinq tasses de café chacun. Je ne vais pas pouvoir dormir de la nuit !

Je regarde l’heure et m’aperçois que ça fait plus de deux heures qu’il est chez moi. Je lui fais un sourire contraint. Bien sûr, il a sûrement envie de s’en aller à présent.



Il semble remarquer mon air déçu. Se met à rire. Je souris malgré moi. Malgré – ou peut-être grâce à – ces trois années où nous nous sommes perdus de vue, nous n’avons jamais été aussi proches. Et je me sais extraordinairement réceptive à son charme, ce soir… malgré les dix-neuf années qui nous séparent. Je me rappelle soudain sa terreur d’approcher des quarante ans, et esquisse un sourire énigmatique, qui ne passe pas inaperçu. Adam me demande ce qu’il y a de drôle, et je le lui dis.



Silence. J’ai brusquement conscience de la tension un peu déconcertante qui renaît entre nous.



Et je crois que cela commença à ce moment.


Adam se dirige vers sa veste, la prend, me lance un regard étrange et plein de mystère. Comme dans un rêve, je m’approche de lui.



Il m’observe fixement, sans faire un mouvement. Je lui retourne ce regard, souriant un peu, d’un air gêné, serrant toujours son attaché-case dans la main. Il ne le prend pas.

Je suis parcourue de l’envie furieuse de le lui balancer à la figure.



Il ne bouge pas d’un cil, toujours immobile. J’ai la soudaine impression qu’il s’est rapproché de moi, tant est fort le sentiment de chaleur qui se dégage de lui, alors qu’il n’a pas fait un pas.

Je déglutis péniblement, baisse les yeux, et au moment où je vais reculer, incapable de supporter la tension, il tend enfin son bras droit et prend doucement la poignée de sa mallette, effleurant puis caressant sans pudeur mes doigts crispés, et les desserrant d’autour de la poignée. Je tente de la lâcher, puisqu’il la tient désormais, mais sa main couvre toujours la mienne, la serrant, doucement. Mon cœur bat à coups redoublés dans ma poitrine ; je lève les yeux. Il n’a pas changé d’expression mais son regard bleu brille d’un feu étrange.

Je ne parviens plus à sourire. Sans prévenir et d’une manière tout à fait traîtresse, des larmes soudaines remplissent mes yeux et je détourne la tête.



Sa main est chaude. C’est la première fois qu’il me touche de cette manière, et ça me fait un effet monstre. De son autre main, qu’il presse doucement contre ma joue, il m’oblige à tourner la tête vers lui et à le regarder droit dans les yeux.


Je ne veux pas, absolument pas, qu’il m’embrasse ; c’est un de mes anciens professeurs, je le désire parce qu’il est séduisant, mais je n’éprouve rien de particulier pour lui, hormis une affection profonde qui tient lieu d’amitié, car je l’ai toujours considéré comme un être supérieur et intouchable. Son regard a pourtant quelque chose d’hypnotique, je sens ma bouche frémir, mon corps entier se crisper. Réagir.


Il a posé sa main sur ma joue, me touchant pour la première fois d’une façon intime. Oui, mais je ne veux pas. Je ne veux pas qu’il m’embrasse. Mon souffle tenu reste entre nous comme une promesse. Adam me dévore des yeux.

Il a volontairement fait basculer toute l’amitié qui nous lie vers un sentiment trouble, fait de désir assez étrange et de frustration, car l’un comme l’autre, nous savons que nous ne pouvons pas régler la question en allant simplement au lit, c’est impossible. Et je pense qu’aucun de nous deux ne pourrait aller jusqu’au bout. C’est inconcevable. Du moins pour moi.


Ou peut-être est-ce à ce moment-là que tout commença entre nous. Je ne sais plus.


Nous nous regardons, les yeux mouillés de désir. Puis il lâche ma main, sans me quitter des yeux. J’éprouve alors le sentiment qu’on vient de m’offrir un cadeau pour me le reprendre aussitôt.

Mon corps tout entier tremble terriblement.



Et il rompt enfin le contact visuel, le tourment qui nous agite, regardant stupidement son attaché-case. Qu’il pose contre le mur une seconde plus tard. Il m’évite des yeux maintenant.



Il me jette un coup d’œil, regarde à nouveau son attaché-case qu’il vient de poser sans y penser, et ébauche un sourire contraint.



Je me mords les lèvres.



Il raccroche sa veste au portemanteau, enfonce ses mains dans ses poches de jean, et se tourne vers moi, un sourire distant aux lèvres. Comme statufiée près de la porte, je le fixe sans faire un mouvement, me sentant pire que crétine, mais je ne peux plus bouger, c’est au-dessus de mes forces.


Il me considère un instant de son regard à la fois attentif et… vide, un regard qui m’avait toujours paru énigmatique, puis il se dirige vers ma fenêtre et observe la ville qui s’active, quatre étages plus bas.



Un brusque petit remous de colère envahit mon esprit, et je prends sur moi pour n’en rien laisser paraître, car il s’est détourné de la fenêtre pour me regarder à nouveau.

Ce petit courant furieux me redonne de l’énergie et je peux faire quelques pas avant de tomber sur mon lit, regardant fixement le tapis, devant moi.



Du coin de l’œil, je le vois hausser les épaules. Le silence est à certains moments quasiment insupportable entre nous ; ce silence-là en fait partie.



Je me souviens alors que c’est à cette période que je recevais de lui environ une lettre par mois. Ce qui me soulage un peu. Il a eu besoin de s’appuyer sur quelque chose, et j’espère bien lui avoir offert un réconfort minime en lui répondant, moi aussi, le plus souvent possible.



Sans même que j’aie besoin de le regarder, je sens qu’il s’est raidi. Sa voix, lorsqu’il me répond, est d’ailleurs un peu sèche :



Je sursaute et m’en veux aussitôt. Qu’a-t-il aujourd’hui, à me prendre au dépourvu avec ses remarques intimistes ?



Sans répondre, il s’approche, prend une chaise, la retourne et s’assoit à califourchon, face à moi ; puis il plante ses yeux dans les miens, et il ne sourit pas. Je ne peux en tout cas rien deviner de ses pensées.



Je soupire et le regarde un instant, puis inconsciemment, mon regard tombe sur la terrible enveloppe blanche, sur le lit, juste à côté de moi. Je l’observe avec attention. Pourquoi ne l’ouvrirait-il pas à ma place?


Maintenant, le désir de savoir ce qu’elle contient me démange, mais je sais avec une certitude hallucinante que là encore, je ne pourrai pas l’ouvrir.

Je soupire derechef, essayant de me concentrer sur ce que dit Adam. Apparemment, il a patiemment attendu que je revienne à lui pour poursuivre :



Le son de sa voix me rappelle d’une façon écrasante et éprouvante le poids de sa présence, que j’ai presque pu oublier en contemplant la lettre. Sa phrase, elle, me plonge dans des tourbillons d’incertitude et d’étranges visions de meurtres ; je lève prudemment les yeux, envahie par la colère, et le fixe avec impuissance. De quel droit débarque-t-il dans ma vie intime en s’appropriant un lien, aussi futile que fragile par sa brièveté, avec moi, mon esprit, mon cœur, mon corps ?

Demain, ce soir, lorsqu’il serait parti, il n’y aurait plus aucun souvenir de lui dans mon studio et ce prétendu lien serait dispersé aux quatre vents par la tempête monotone du quotidien habituel. Je le hais.



Ceci dit avec sécheresse. Il demeure immobile, et lentement, un pli pensif vient barrer son front. Je le jauge du regard.



Je me sens plus en colère que jamais et le regarde avec fureur, le visage rouge, les poings crispés. Je vais ouvrir la bouche pour lui balancer ma façon de penser sur son culot et ses niaiseries, lorsqu’il se lève soudain d’un mouvement leste, et s’approche du lit ; je le défie du regard en espérant de tout mon cœur qu’il ne posera pas la main sur moi ; il me lance un coup d’œil à la fois irrité et amusé, puis s’assoit à côté de moi sur le matelas ; je réalise soudain qu’il vient de s’asseoir sur LA lettre !



Brusquement, la bizarrerie de la scène me saute aux yeux et je lève mon regard écarquillé sur Adam ; il me fixe intensément et lorsque je veux enlever mes mains, confuse, il pose les siennes sur mes épaules et m’attire vers lui. Je n’ai même pas le temps de réagir, de crier ou de protester, je sens immédiatement sa bouche chaude posséder la mienne avec une passion dévorante ; le souffle coupé, je sens tout mon être se révolter au baiser en même temps qu’une profonde vague de dégoût dirigée contre moi me submerge.

Je ne peux pas le laisser faire cela, c’est impensable ! Il était mon professeur, c’est un ami maintenant, et l’étreinte m’apparaît complètement incongrue ! Et pourtant, je ne bouge pas, me contentant de demeurer les yeux ouverts et d’essayer de garder ma bouche fermée ; ce qui se révèle rapidement, je l’avoue, d’une difficulté étonnante, étant donné que contre toute attente, ce cher Adam Delcaut embrasse très bien. Il me lâche au bout de quelques secondes et plonge ses yeux bleus dans les miens. Je me trouve totalement stupide et gauche. Ma réaction est la colère, une fois de plus. Je lui sors quelque chose de méchant et recule sur le lit, happant au passage la longue enveloppe responsable de bien des maux.



J’éprouve alors l’envie violente et irrésistible de le gifler, et mes yeux lancent des éclairs tandis que je statufie mon bras pour m’empêcher de faire cette grosse bêtise. Probablement doit-il deviner cette envie incroyable que j’ai de le frapper, comme pour me punir de ma propre inclinaison pour lui… car il se met à rire, à rire, et ma fureur tombe presque immédiatement.

Le ridicule de la situation ne tarde pas à m’apparaître. Quand deux personnes se plaisent, un baiser est bien agréable. Il n’y a aucune raison de vouloir gifler Adam, puisque moi aussi, malgré les sentiments contradictoires qui m’étreignent, moi aussi j’ai désiré cette brève étreinte, en sachant pertinemment que j’aurais du mal à le supporter.

Il cesse enfin de rire et me regarde avec une chaleur qui me fait battre le cœur.



Je grogne quelque chose d’indistinct, regardant fixement la lettre dans mes mains et me sentant rougir jusqu’à la racine des cheveux, une nouvelle fois ! Décidément !



Je devine qu’il regarde la lettre.



Je hausse les épaules et lui balance un regard goguenard.



Il me pince la taille et je crie un gros « ouille ! » en faisant un bond, puis me masse à l’endroit malmené ; je m’aperçois alors avec un sentiment de fatalité que la lettre n’est plus dans ma main mais dans celle d’Adam, et qu’il la tourne et la retourne entre ses doigts d’un air songeur, me jetant de temps à autres des coups d’œil inquisiteurs et brillants.



La lettre semble me narguer. Je me lève, agacée, fais quelques pas, me retourne. Toujours assis, Adam me regarde bizarrement.



Je prends une profonde inspiration et me laisse tomber sur la chaise qu’Adam avait placée devant le lit tout à l’heure.



Je contemple Adam. Il étudie l’enveloppe encore une fois, fronçant à moitié les sourcils. Ses cheveux châtains brillent doucement à la lumière de la lampe.



Il lève à peine la tête.



Il m’observe d’air intrigué, et je renvoie calmement son regard.



Je me tais. Il a l’air de compatir et pose la lettre sur le lit d’un air de regret.



Soulagée, je bondis hors du siège et nous prépare des sandwiches. Je me souviens enfin, aussi brutalement que d’une façon totalement incongrue, qui est la femme blonde que j’ai croisée en fin d’après-midi.



Je n’entends rien derrière moi et vais me retourner quand je sens tout à coup deux mains emprisonner ma taille tandis qu’Adam vient glisser son visage dans mes cheveux, puis dans le creux de mon cou, pour embrasser ma peau avec délicatesse. Je frémis, surprise, confuse… troublée.



Rien d’autre ne me vient à l’esprit.



Je déglutis. Les yeux fermés. Je ne peux pas croire à ce qui nous arrive. Comment avons-nous pu en arriver là ?



Il se raidit. Je sens son corps s’appuyer contre moi. Je tremble de tout mon corps, le souffle retenu quelque part entre ma poitrine et ma gorge.



Tiens. Il aurait dû me lâcher en entendant le nom de son ex femme. Je l’entends soupirer et il me lâche. Je me traite mentalement d’imbécile. Comme je le connais bien, finalement !


Je me retourne avec les sandwiches et lui tends le sien ; il le prend sans me regarder, en me remerciant d’une voix neutre et quasiment indifférente. Puis il revient se poster devant la fenêtre et s’absorbe un long moment dans la contemplation de la ville. C’est plus fort que moi : je me dirige vers la chaîne stéréo et mets un CD sur la platine pour combler ce silence qui, une fois de plus, devient insupportable.

Il se retourne et me regarde un instant en souriant d’un air énigmatique, puis il mord dans son sandwich à belles dents, et parcourt mon studio des yeux.



Son silence me fait lever la tête et je me heurte avec stupeur à son expression atrocement désespérée. Il s’aperçoit alors que je tire une drôle de tête et son visage se détend, alors qu’il sourit à moitié. Mais ses yeux sont tristes. Je me rappelle soudain combien ses yeux ont déjà été tristes, au lycée. Tellement souvent. Il semblait regarder au loin, perdu dans des réflexions, et ses yeux étaient tristes. Comme j’aurais aimé effacer cette tristesse… Comme j’aurais aimé le consoler… Comme j’aimerais oublier cette affection qui nous lie, et comme il m’agace !



Il m’effleure du regard, comme s’il se rappelait subitement de ma présence.



Il secoue la tête, d’un air de regret.

Puis il me regarde.



Je lutte pour ne pas le regarder. Je ne veux pas voir la chaleur dans ses yeux, la chaleur de sa voix me suffisant pour le moment.



Je n’y tiens plus et lève les yeux vers lui. Nos regards se croisent et je me sens rougir, comme à mon habitude !



Je me redresse, abandonnant mes CD, range au hasard quelques babioles sur le comptoir de la cuisine, dépose mon sandwich à peine entamé sur la table, range le sucre… Je sens son regard fixé sur moi, ne perdant pas le moindre de mes gestes. Je sais que mon trouble s’affiche sur mon visage, sans que j’aie le pouvoir d’y remédier…



Il se met à rire et je l’observe du coin de l’œil.



J’ébauche un sourire moqueur pour masquer le trouble qu’il provoque en moi.



Je secoue la tête, cherchant vainement un moyen de détourner la conversation.



Malgré tous mes efforts pour rester de marbre, mon visage se ferme, et je joue distraitement avec une mèche de mes cheveux.



Il garde le silence. Je me tourne vers lui. Il est en train de me contempler, pensivement.



Je frémis, au bord de la crise de nerfs.



Il insiste mais je lui propose à cet instant de lui prêter un de mes manuscrits. Il demeure silencieux un instant, l’air étonné et joyeux, et pendant qu’il m’affirme que c’est une excellente idée, je ne peux m’empêcher de penser à la lettre.


Je vais fouiller dans un de mes tiroirs de bureau, en sors une grosse liasse de papiers reliés, et lui donne. Il la prend immédiatement et jette un coup d’œil intéressé dessus.

Puis il me regarde.



Je soupire.



Silence. La musique vient de s’arrêter. Je reste immobile, les yeux fixés sur mes mains.



Je lui aurais sauté au cou !



Il décachette l’enveloppe, sans cesser de me jeter des coups d’œil pensifs. Il en sort une grande lettre, la déplie lentement ; je ferme très fort les yeux. Quelques minutes, atroces et tragiques, s’écoulent.



J’ouvre brutalement les yeux, fixant Adam avec désespoir. J’ai l’impression que la déception et le découragement ouvrent mon cœur en deux. Des larmes irrésistibles me montent aux yeux. Adam me considère un instant en souriant largement, me tendant la lettre, que je prends d’une main qui tremble affreusement.

Je lui en veux de prendre ça avec tant de légèreté !



Raté. Elle est enrouée et chevrotante.



Adam m’interrompt.



Il a un regard étrange. Il se lève brusquement, va prendre sa veste, l’enfile, range mon manuscrit dans son attaché-case, se tourne vers moi, qui l’observe, déconcertée et triste. Puis il sourit.



C’est plus une constatation qu’une véritable question. Je suis tellement déçue que finalement, j’aurais apprécié encore un peu sa compagnie.



Il pose la main sur la poignée de la porte, semble hésiter, se tourna vers moi. Je le fixe avec détresse. Il s’approche alors, attrape mes mains et me tire vers lui, m’obligeant à me lever.

Puis il m’attire contre son corps et me serre dans ses bras.



Je m’appuie contre lui, malgré tout heureuse de sentir ses bras autour de moi.



Il rit doucement.



Il me lâche, s’écarte, recule jusqu’à la porte, l’air heureux et satisfait, puis il ouvre le battant, et se glisse dans le couloir. Je l’entends rire bruyamment. Il se fout de moi ou quoi ?

Je me mets à parcourir la lettre d’un regard frénétique. Ah, le salaud ! Il m’a fait marcher ! Ma nouvelle va bel et bien être publiée dans la revue la plus en vue des éditions Lamarmouse !


Je m’effondre sur le lit, cherchant ma respiration. J’ai envie de bondir jusqu’au plafond. La lettre tombe par terre. Je m’allonge, les yeux remplis d’étoiles, et me mets soudain à rire, à rire, de bonheur, sans pouvoir m’arrêter !