n° 13421 | Fiche technique | 32164 caractères | 32164 5300 Temps de lecture estimé : 22 mn |
12/08/09 |
Résumé: Dans une caverne creusée sous le sol de la lune, l'humanité s'apprêter à rejouer "un petit pas pour un homme, un grand pas pour l'humanité". La pièce maîtresse de ce projet grandiose, c'est Carl : un dieu mineur, capturé et asservi par les physiciens. | ||||
Critères: #nonérotique #aventure #sciencefiction #fantastique | ||||
Auteur : Jean de Sordon Envoi mini-message |
DEBUT de la série | Série : Les premiers Chapitre 01 / 03 | Épisode suivant |
Dans un puissant chuintement d’air comprimé, la porte — un bloc de béton d’un mètre d’épaisseur — glissa soyeusement sur des rails invisibles pour venir exactement s’encastrer dans l’ouverture du couloir, s’immobilisa avec un choc retentissant qui avait quelque chose de désagréablement définitif.
Sèchement poussées au cul par des charges explosives logées à l’intérieur de la pierre, six barres d’acier de dix centimètres de diamètre fermèrent à jamais cette porte monumentale. Dans le même temps, d’autres charges détruisaient le couloir qui menait à la surface : des tonnes de poussière et de roche lunaire concassée glissèrent, scellèrent l’unique accès à la salle.
Si quelque chose survenait à ce stade de la mission, un ennui technique sévère qui rendrait impossible le grand départ…
N’y pense pas ! se commanda rudement Abraham Stern.
Les responsables du projet avaient bien sûr envisagé cette éventualité pour indiquer que l’on pourrait forer un tunnel dans la voûte de la salle. Mais y croyaient-ils eux-mêmes ?
Abraham ricana.
Le réseau répercuta ce propos dans les casques de ses compagnons, sur le circuit du contrôle de mission à la surface de Luna et dans Dieu savait combien de milliards de récepteurs à travers tout le système solaire. Le préposé aux transmissions jura un bon coup et shunta, mais trop tard.
Les lentes pulsations, à ses tempes, de la Clef en plein travail, sans être douloureuses, devenaient lancinantes. Le silence de Carl l’inquiétait.
Ses trois compagnons, méconnaissables sous leurs amples tenues isothermes et derrière les masques qui cachaient en partie leurs visages, s’étaient arrêtés pour l’attendre. Catherine Lamouette rit sans raison et ses yeux bleus sourirent à ses compagnons derrière la barrière de ses lunettes :
Abraham retint une remarque acide. D’un naturel renfermé et sombre — pathologiquement introverti, avaient décrété les psychologues — il supportait malaisément la gaieté constante, les plaisanteries, la légèreté de cette petite Française de dix-neuf ans, blonde et fragile, ajoutée à l’équipe trois jours seulement avant le départ.
Une trille agaçante traversa soudain le canal audio. Abraham jura et réduisit le niveau sonore, imité par ses compagnons.
Ces interférences, qui frappaient sans crier gare et dont les techniciens ne venaient pas à bout, ne constituaient que l’une des retombées, la plus bénigne en vérité, de la hâte avec laquelle l’expérience avait été mise en route. Rien ni personne n’était prêt, tout le programme baignait dans une atmosphère presque surréaliste de permanente improvisation. Mais, bien sûr, il fallait être les premiers et le risque était grand de se faire damer le pion par une équipe de l’Intercontinentale.
La voix du « Cap Com », Charles Schmidt, émergea enfin du vacarme :
La liaison restait médiocre, hachée, mais c’était mieux que rien.
Le « Cap Com » accueillit cette sortie avec un rire forcé :
Abraham ne put retenir un ricanement :
Une gamine immature…
Une folle de son corps…
Il hésita, cherchant en quels termes se définir lui-même, conscient de n’être pas plus équilibré que Catherine et Bettina.
Catherine se mit à gueuler l’une de ces chansons sans queue ni tête qui tant exaspéraient Abraham.
Elle le faisait uniquement pour l’agacer, bien sûr. À cette pensée, il sentit le nœud familier de la rage se nouer dans son estomac. La garce adorait le faire sortir de ses gonds. Eh bien, il ne lui donnerait pas ce plaisir… Mais, avant d’avoir pu se retenir, il commença à l’insulter. Bettina intervint, elle commençait à avoir l’habitude de séparer ces deux-là :
La chaude, l’insatiable Bettina fut intéressée.
Elles s’isolèrent sur une fréquence différente. Abraham pensa sombrement :
Toutes des chiennes ! grimaça-t-il à nouveau.
Un instant la Clef lui avait paru battre entre les parois de son crâne. Un coup d’œil à Catherine et Bettina lui montra qu’il n’avait pas été le seul à ressentir le fugitif emballement du système. Bettina avait les larmes aux yeux et, sans l’épaule du petit Hiroko, elle serait tombée. De tout le groupe, elle était celle chez qui le Don brillait du plus vif éclat et, conséquemment, elle était celle qui avait le plus durement encaissé le choc.
En reprenant son souffle, Abraham sentit, immatériel, un contact familier, doux, soyeux, tiède, pensa :
Bonjour, Carl… On commençait à se demander si tu partais avec nous.
Carl : avant tout une impression… Non pas un être, une chose, mais une impression… une présence. Non physique, mais indéniable. Contact doux, soyeux, tiède. Souplesse serpentine enroulée autour des épaules d’Abraham qui pensa à des yeux de braise rouge et des oreilles pointues. Illusion, bien sûr. Illusion encore, la voix qui résonna à ses oreilles :
Partir ? Partir, quitter le creux, gravir la colline.
Catherine adressa un signe de main à l’objectif de la caméra qui les fixait de son œil rond.
Hiroko n’avait pas prononcé un mot, mais derrière le masque d’impassibilité orientale, émotion, inquiétude, peur tournaient comme chats enragés.
Carl ne va-t-il pas profiter du « passage » pour nous jouer un sale tour ?
C’est un esprit cruel. Il y a du loup et du serpent en lui.
Jusqu’à quel point puis-je m’appuyer sur mes compagnons de voyage ?
Des déséquilibrés.
Comment réagiront-ils en cas de danger grave ?
Reverrai-je un jour mon pays… le monde où je suis né ?
Sans perdre plus de temps, les trois compagnons se mirent en marche, suivant la piste balisée par des lanternes vertes posées sur le sol raboteux de la crypte dont les limites se perdaient dans l’obscurité. Une série de gradins pour géant dessinait une sorte d’amphithéâtre. Le module Albert Einstein en occupait le centre. Un peu partout sur les gradins, des tripodes massifs supportaient caméras, récepteurs ou réémetteurs, denses cordons de câblage, tout cela voué à être balayé, dispersé, broyé à l’instant zéro.
Le module… Les gens de la Co l’avaient baptisé Albert Einstein. Inébranlablement inséré dans sa gangue minérale, il brillait au loin d’un bleu froid dans la clarté des projecteurs et sur son flanc se détachait, vivement illuminé, le logo du groupe Tessier-Ashpool : un oiseau stylisé jaillissant vers le ciel.
L’Albert avait été conçu à partir de l’épave d’un vieux remorqueur spatial Arès IB réformé. Pendant trois semaines, les techniciens s’étaient relayés sans trêve pour adapter à son bord les appareils, d’une complexité inouïe, requis par la navigation très particulière qui serait celle du vaisseau. Ils n’avaient évidemment pas eu le temps de soigner confort et finition !
L’écoutille se referma doucement sur leurs talons. Le long des parois du couloir étroit, au plafond, sur le sol, des câbles multicolores se croisaient, certains si usés par les frottements qu’on avait dû les protéger par du chatterton.
L’éclairage se mit à clignoter au moment où des pompes entraient en action, pulsant à l’intérieur un air à pression atmosphérique normale et à température confortable.
Lorsque les voyageurs purent se défaire de leurs encombrantes tenues isolantes et de leurs masques, le martèlement qui mettait leurs tempes au supplice s’amplifia, devint presque frénétique en même temps que Carl se faisait plus présent. Puis subitement, tout s’apaisa et la présence soyeuse ne fut plus qu’une vague sensation à la lisière de l’esprit des voyageurs qui reprirent leur souffle.
Une nouvelle caméra les fixait, retransmettant les images de ces instants historiques à douze milliards de téléspectateurs, à travers tout le Système Solaire.
Le convertisseur, pièce maîtresse du grand projet et fruit d’une technologie encore mal maîtrisée, capricieux comme une diva, avait fait passer plusieurs nuits blanches aux techniciens, causé encore des inquiétudes aux responsables de la mission jusque dans les minutes qui avaient précédé l’ultime décision de maintenir ou ajourner l’expérience. Désormais, le sort en était jeté et chaque seconde qui passait rendait plus aléatoire un éventuel arrêt du processus en cours : déjà, une énergie équivalent à celle d’une « petite » bombe atomique était stockée dans les accumulateurs spéciaux de l’Albert Einstein. Si quelque chose tournait mal, les quatre voyageurs seraient transformés en chaleur et lumière sans même avoir le temps de s’en apercevoir, en même temps qu’une bonne quantité de roches lunaires.
Abraham, préoccupé par ses pensées déprimantes, eut un geste d’indifférence.
Il ne s’agissait pas, bien entendu, du véritable Neil Armstrong, disparu plusieurs décennies plus tôt, mais d’une « reconstruction informatique de personnalité », une technologie dont la T. A. détenait les brevets fondamentaux et sur laquelle elle fondait de grands espoirs de profit.
Neil Armstrong avait été « monté » à la hâte tandis que la préparation du module Albert Einstein entrait dans sa phase ultime. Les gens de la Co, qui entendaient bien profiter de cette fantastique occasion pour se faire de la publicité, avaient longuement recommandé à Abraham, Bettina, Catherine et Hiroko de ne pas trop pousser la conversation avec l’illustre ancêtre… ou plutôt avec la reconstitution de l’illustre ancêtre.
La respiration haletante du pseudo-vieillard résonna sur le circuit.
Pénétrant dans la cabine de l’ascenseur, les quatre jeunes voyageurs, silencieux, furent hissés d’un seul élan quinze mètres plus haut dans la pièce la plus centrale, la mieux isolée du module, réservée aux caissons destinés à les protéger contre les radiations pénétrantes susceptibles d’être libérées à l’instant du départ.
Sur un écran placé dans l’angle de la pièce minuscule, le directeur du projet, Emmanuel Comte, venait de s’accouder au dossier du siège de Charles Schmidt. Abraham remarqua que le patron venait d’allumer une cigarette, en complète contradiction avec les règles qu’il fait habituellement respecter si fermement…
Fallait-il qu’il soit nerveux !
Il y avait de quoi, bien sûr… Des milliards de bons euros en jeu pour une première expérience qui avait coûté à elle seule autant que certaines petites guerres du passé. Et l’espoir d’ouvrir à l’humanité de nouveaux territoires… Plus la vie de quatre personnes, bien sûr. Encore que, en ce début de siècle travaillé par le terrorisme et l’épuisement des ressources naturelles, la vie humaine fût devenue denrée de faible valeur. Ou peut-être les préoccupations du patron du projet n’allaient-elles pas si loin : il était simplement anxieux pour sa propre carrière, pour son propre avenir…
Ses yeux bleus sourirent à l’image d’Emmanuel Comte. Ce n’était un secret pour personne que le « Cap Com » était tombé amoureux des vingt printemps de Bettina, la chaude, l’insatiable Bettina…
Catherine détourna le museau de la caméra vers le fond de la pièce, se défit en un seul mouvement de son léger maillot.
Elle se glissa latéralement à l’intérieur du caisson, ses deux compagnons entreprirent d’ajuster sur son visage le masque qui assurerait sa survie dans l’espace hermétiquement clos. Sur l’écran, la face carrée d’Emmanuel Comte fut remplacée par le visage d’un présentateur scientifique à la mode.
Manquait plus que ce clown à la fête ! pensa Abraham qui détestait son parler heurté et les onomatopées dont l’homme se croyait obligé de truffer ses propos.
Vraiment du plus mauvais goût, pensa une fois de plus Abraham lorsque résonnèrent les cymbales qui ouvraient l’hymne de la Tessier-Ashpool. Mais, bien sûr, le bon goût n’avait rien à voir là-dedans. Toutes les transnationales possédaient leur propre « logo sonore » composé selon un cahier des charges des plus simples, résumé crûment par le Président de la T. A. Avec son habituel franc-parler : Le client doit en prendre plein la gueule : cuivres et trompettes pour les aigus, retravaillés en studio pour les pousser jusque dans la zone des vingt kilohertz. Des basses vers les deux ou trois hertz qui vous font vibrer la boyasse…
Suivit une voix de synthèse vantant la puissance financière de la T. A., prédisant sa victoire finale sur la concurrence et son inévitable hégémonie mondiale.
L’avenir a désormais un nom : Tessier-Ashpool.
Il n’est plus temps d’hésiter : rejoignez le camp des vainqueurs !
Le clown triste revint à l’écran.
« La thixotropie, c’est quoi ? Explications : certains gels très visqueux se liquéfient lorsqu’on les agite, puis reprennent leur consistance initiale au repos… Par exemple, un trépan au repos dans un puits de forage pétrolier serait inéluctablement cimenté dans sa propre boue. Mais on y injecte avant un arrêt du forage une boue aux propriétés thixotropiques qui empêche les matériaux environnants de se déposer. Lors d’un redémarrage, elle se liquéfie par vibration.
« Les ingénieurs de Tessier-Ashpool ont mis au point un gel qui peut devenir sur commande dur ou liquide selon l’énergie transmise par l’intermédiaire d’un champ électrique. Le mode d’emploi ? Simplissime : on remplit l’habitacle de ce gel, on se couvre le visage d’un masque. Le gel durcit seulement pendant une accélération, le reste du temps on « nage » dans un liquide et on peut se déplacer à son gré. Rappelons que la Tessier-Ashpool, propriétaire des brevets relatifs à ce procédé, étudiera toutes propositions d’association pour son exploitation.
« À présent, parlons des courageux voyageurs prêts à se lancer dans l’inconnu…
Je veux d’abord vous présenter le commandant de l’expédition. Le plus grand des quatre… Il se tient de dos sur vos écrans… C’est Abraham Stern. Il est Israélien, il a tout juste vingt ans, il mesure 1m70 pour 50 kilos. Un vrai sac d’os, pas vrai ? Sa spécialité, c’est l’électronique. »
Abraham pesta intérieurement contre ce verbiage, tourna la tête en direction de Catherine.
Hiroko entreprit à son tour de se dévêtir, se glissa dans son caisson. Soudain, l’image du présentateur fut remplacée par celle d’un homme encagoulé qui parlait vite.
Le programme normal revint.
« L’autre fille est une Française. Il faut de tout pour faire un monde. Non, je plaisante… Catherine Lamouette a dix-neuf ans, mesure 1m 59, yeux bleus, cheveux bruns. Sa spécialité, c’est la sémantique et il faut croire qu’en dépit de son jeune âge elle a déjà une tête bien pleine puisqu’on l’a choisie pour faire partie de l’équipe. En fait, mais ne le répétez pas, elle s’est glissée dans l’équipe au tout dernier moment parce que l’une des participantes a connu quelques problèmes psychologiques… Bon, il faut bien en parler à un moment… : vous savez, ou peut-être que vous ne le savez pas, les personnes qui possèdent le Don ont souvent quelques difficultés de caractère, pour ne pas dire plus… Bon, autant parler crûment, chacun des participants à ce voyage a connu au cours de sa vie de gros, de sévères problèmes psychologiques. Dépression, internement, tentative de suicide pour certains… Pas gai, tout ça.
« Pour en revenir à Catherine, ses connaissances peuvent se révéler utiles si nos voyageurs rencontraient de l’autre côté des êtres intelligents. Tout est possible…
« Parlons enfin de Mitsumi Hiroko. C’est celui que l’on n’entend jamais. Il ne parle qu’en cas de nécessité. Pas comme moi. Vous l’aperceviez dans le coin gauche de votre écran, tout à l’heure. Il est le plus petit du groupe : 1m 40. Il en est aussi le doyen avec ses quarante ans. Il ne possède pas le Don. C’est le technicien de l’équipe. Il faisait partie de l’équipe qui a mis au point le convertisseur. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, il est d’origine japonaise. Personne n’est parfait. Je plaisante… Vous devez savoir que c’est lui qui aura la charge de faire fonctionner l’appareillage de l’Albert…
« Peut-être faut-il maintenant préciser, une fois encore, les caractéristiques fondamentalement différentes de ce voyage. Mais, pour ce faire, une voix plus autorisée que la mienne sera mieux à son affaire… Ma chère Stella ? »
Sur l’écran, la face carrée du clown triste fut remplacée par le visage très fardé d’une femme qui adressa à son confrère un sourire rapide.
Les sourcils de la pimbêche tressaillirent.
M’est avis que si l’autre clown ouvre encore une seule fois la bouche, il va se faire jeter de belle façon, songea Abraham, amusé.
Une sonnerie de trompettes, dans le genre « médiéval triomphant » servit de point final à cette envolée. Abraham haussa un brin les épaules. Bien sûr, la T. A. n’avait pas, seule contre toutes, porté le rêve de la route des étoiles. Depuis dix ans que les développements de la physique théorique avaient entrouvert la grande porte, toutes les transnationales jetaient dans la bataille des budgets colossaux pour s’assurer l’exclusivité des droits sur la moindre découverte effectuée dans ce domaine. La T. A. avait devancé ses rivales d’une très courte tête pour avoir eu la chance de miser sur le bon cheval… parmi les dizaines de projets de recherche qu’elle subventionnait.
La pimbêche marqua sa désapprobation par un silence de plusieurs secondes.
L’image de la journaliste fut remplacée par celle de Charles Schmidt, sur l’écran mural.
Abraham acheva ses vérifications, resta un moment devant son écran, les yeux dans le vague, puis il régla quelques contrôles qui plaçaient le matériel de survie sous le contrôle de l’ordinateur et mettaient ce dernier en mesure de réagir à d’éventuelles coupures d’alimentation, et se dégagea de son siège creux.
Abraham se retourna, surpris de ne pas voir la jeune femme à l’intérieur de son caisson.
Abraham descendit le long de la courte échelle enchâssée dans un cylindre guère plus large que son corps et qui était le seul moyen d’accéder aux étages inférieurs : coin repas, sanitaires, couchettes.
Bettina, assise en tailleur sur le sol plastifié, sniffait de la cocaïne.
La voix du « Cap Com » résonna dans la pièce.
Abraham cueillit un micro contre le mur. Ce faisant, il constata que Bettina masquait l’objectif de la caméra avec un foulard.
Bettina haussa les épaules :
Il tenta de l’entraîner, recula en jurant, passa le dos de sa main sur sa joue qui saignait.
Elle haussa les épaules :
Abraham se dirigea vers le bloc cuisine et saisit entre ses dents un mince tuyau de plastique, aspira plusieurs fois, pour se calmer. Quand il leva à nouveau les yeux vers la pendule, ce fut pour constater qu’ils n’avaient plus le temps de regagner les caissons.
Elle saisit le poignet d’Abraham, attira le jeune homme à elle par le devant de sa chemise, pour lui manger les lèvres. En dépit du battement lancinant de son crâne, Abraham sentit le feu viril embraser ses reins. Bettina repoussa son partenaire d’une main contre son torse. Il obéit, non sans accorder un ultime regard à la pendule où les secondes fuyaient, disparaissant dans la bonde du passé, tandis que Bettina dépouillait en peu de gestes sa sculpturale silhouette des derniers vêtements. En dépit de sa carrure, elle avait une silhouette pleine, toute en courbes et en volumes, des cuisses fermes et musclées qui soulignaient la nudité de son pubis rasé.
* * *
25, 24, 23, 22…
Sur l’écran géant de la salle principale de contrôle, à Luna, la lourde silhouette de l’Albert se détachait en bleu sur l’éternelle nuit de la crypte. Filmé sous plusieurs angles par les caméras, sondé en permanence par des capteurs qui enregistreraient jusqu’à l’ultime seconde les moindres paramètres observables, le module vivait ses derniers instants dans les profondeurs rocheuses de la lune.
Dieu nous protège, pensa Emmanuel Comte.
Il pressa une touche sur son pupitre, pour transférer le contrôle de l’Albert à la mystérieuse, à l’inquiétante intelligence qui le piloterait dans l’inconnu, à Carl.
Sur l’un des écrans situés devant le chef du projet, des chiffres palpitèrent, témoignant que la transmission des paramètres se déroulait sans accroc. La machine et ses occupants se trouvaient désormais sous l’entière dépendance d’une créature plus vieille que l’humanité, rigoureusement étrangère à l’homme, un dieu mineur auquel les peuples du lointain passé offraient peut-être des sacrifices.
Emmanuel releva la tête et vit Charles lui adresser un signe de tête, il parcourut les quelques pas qui les séparaient, regarda l’écran que le « Cap Com » lui désignait.
Les médecins et les responsables du projet avaient les yeux fixés sur les lignes mouvantes représentant les paramètres vitaux de Bettina et Abraham. Ils cherchaient à comprendre ce qui pouvait bien se passer en cet instant précis à bord du module Albert Einstein. Hiroko et Catherine, couchés dans leurs cocons, inconscients, dormaient paisiblement, mais Abraham et Bettina…
Un micro resté ouvert recueillit ce murmure et le transporta tout autour du monde.
Charles Schmidt ne put se retenir de pouffer. Emmanuel Comte planta entre ses dents un long cigare qu’il ne pensa d’ailleurs pas à allumer. Les secondes défilaient à l’envers dans l’immense salle à présent silencieuse.
* * *
5, 4, 3…
Abraham insulta le Christ en empoignant à pleines mains les hanches de sa partenaire, le plaisir roula dans ses reins et alors que les ultimes secondes filaient dans le néant, il jeta dans une gueulante son plaisir à la face de l’Univers…
2, 1…
… Son cerveau sembla larguer ses amarres pour plonger en folles spirales dans un espace soudainement ouvert où les parois de la pièce n’étaient plus que des ombres vaguement entrevues et son propre corps rien d’autre qu’une colonne de brouillard dans un vide hurlant. Il se souvenait…
D’immenses panoramas entourés de montagnes comme aucun des mondes explorés par les hommes n’en possède…
D’un soleil plus blanc qu’il n’a brillé depuis des âges, illuminant un pays couvert d’une végétation exubérante…
Des flèches et des tours de villes étranges…
De batailles oubliées où tonnaient, rugissaient des armes qui n’avaient de noms dans aucune langue humaine…
De défilés triomphants où les hommes s’inclinaient avec respect, avec terreur, devant…
Il comprit qu’il partageait les pensées, la mémoire de Carl, de la chose inconnaissable, du dieu mineur qu’ils avaient baptisé Carl. Ces images insensées éclatèrent en une formidable explosion de lumière éblouissante et il plongea en hurlant dans un néant vertigineux qui était…
La mort…