n° 13430 | Fiche technique | 40818 caractères | 40818 6554 Temps de lecture estimé : 27 mn |
23/08/09 corrigé 12/06/21 |
Résumé: Ils sont cinq à avoir fait le grand saut dans l'inconnu, cinq pionniers qui ouvrent la voie à l'humanité. Quatre êtres humains et un dieu qu'ils ont réduit en esclavage.
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Critères: #aventure #sciencefiction | ||||
Auteur : Jean de Sordon Envoi mini-message |
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Résumé de l’épisode précédent : Il suffisait de disposer d’une énergie presque infinie pour propulser le navire, et de réduire un dieu en esclavage pour le piloter : la route des étoiles était à ce prix. Ils sont partis. Quelles aventures les attendent ?
Un millième de secondes auparavant, il n’y avait là que le grand vide cosmique, un désert de rares atomes de gaz et de particules ionisées émises par un soleil jaune. À l’arrière-plan, la poudre lumineuse de la Voie Lactée palpitait doucement.
Soudain.
À un point de l’espace situé à quelques minutes de lumière de ce soleil, un objet surgit brusquement. Un hétéroclite assemblage de sphères métalliques reliées entre elles assez lâchement par des accouplements pressurisés, des conducteurs électriques, des structures alvéolées. Le colossal « train spatial » commença lentement à dériver vers l’étoile. S’il n’avait été qu’un corps inerte, un astéroïde, son destin était tracé d’avance, il finirait dans la fournaise stellaire — en réalité, il serait détruit, calciné bien avant d’atteindre la photosphère de l’étoile. Mais l’étrange visiteur n’entendait pas obtempérer aux diktats de l’étoile, des jets de gaz jaillirent avec une grande vélocité en divers points de la structure et lui fournirent un surcroît de vitesse qui lui permit de gagner une orbite stable. Au cours des heures qui suivirent, le visiteur émit à plusieurs reprises de courts jets de gaz, procédant à des fins ajustements.
* * *
… Un néant vertigineux qui était…
La mort…
Ou peut-être pas ? pensa Abraham tout au fond d’une sorte de brouillard.
Il ouvrit les yeux, se dressa sur ses coudes.
Près de lui, Bettina paraissait dormir, complètement — et splendidement — nue. Elle ouvrit les yeux un instant plus tard et le fixa, sans manifestement le voir. Abraham regarda autour de lui, s’efforçant de sonner le rappel de ses souvenirs en déroute, sursauta : lové sur le revêtement gris du sol, un serpent…
… un serpent aux yeux rouges, qui le fixait.
Le temps de cligner des yeux et la vision disparut. Deux respirations encore et Abraham retrouvait l’entièreté de ses souvenirs, réalisa dans un manque d’enthousiasme caractéristique de sa personnalité le cadeau que le destin venait de leur accorder :
Bon, alors nous avons réussi ?
Une nouvelle ère s’ouvre pour l’humanité.
De nouvelles sources de profit pour la Tessier-Ashpool et tant pis si les mondes que nous allons découvrir dans l’univers-bis recèlent des habitants.
Si c’est le cas, ces sauvages seront de gré ou de force insérés dans la glorieuse civilisation humaine. Ils vont découvrir les joies du fric, de l’alcool et de la syphilis… Bienvenue au club, camarades !
Il secoua la jeune femme qui fronça les sourcils.
Abraham put situer exactement, à son expression, l’instant où la conscience lui revint, pleine et entière. Roulant sur le flanc, la jeune femme l’étreignit avec emportement. Son propre désir assouvi, rendu à sa taciturnité, il la repoussa sans ménagement.
Elle eut un profond rire de gorge et s’obstina, roulant sur lui, l’écrasant de toute sa féminité. Il grogna :
* * *
Sur l’écran implanté à vingt centimètres de son visage, le « temps mission » franchissait le cap des deux minutes. Deux minutes déjà qu’ils avaient effectué le voyage le plus bref et peut-être le plus important de l’histoire humaine. Les indicateurs de charge du système pointaient tous sur zéro.
Nous avons bel et bien fait le grand saut, pensa Hiroko en examinant un à un les autres indicateurs et une vue schématique de l’Albert. Nous n’avons rien perdu en route, tous systèmes opérationnels. J’ai hâte de découvrir ce que nous réserve ce nouvel univers.
Il poussa le couvercle du « cercueil » et fit glisser sur le côté son corps gracile.
* * *
Catherine voulut étendre les bras, mais l’étroitesse du lieu où elle reposait l’en empêcha. Un écran vidéo encastré à quelque vingt centimètres de ses yeux affichait un superbe poudroiement d’étoiles qui se détachaient contre le fond de ténèbres infinies de l’univers. Les pensées de la jeune Française retrouvèrent en quelques secondes leur netteté et elle manœuvra la commande d’ouverture électrique du « cocon », arracha de son visage le masque inhalateur.
Hiroko venait d’émerger de son cercueil métallique. Penché, tout nu, sur la console de l’ordinateur il parcourait rapidement les colonnes de chiffres qui s’alignaient sur l’écran et se modifiaient tandis que la machine obtenait de nouvelles informations.
De fait, l’ordinateur, qui effectuait à chaque seconde autant de mesures et d’analyses qu’une petite armée d’astronomes, ne parvenait pas à déceler dans la composition spectrale de ce soleil, dans sa vitesse angulaire, dans sa température, dans le mouvement et la nature des corps planétaires en orbite autour de lui la moindre différence avec les chiffres stockés dans sa mémoire. La seule différence, notable il est vrai, résidait dans l’absence, autour de Terre Bis, de l’enveloppe d’ondes radio centrée autour du monde des hommes dans cet autre univers dont était originaire l’Albert.
Hiroko pointa le télescope dans la direction de Terre Bis, en afficha l’image sur l’écran et ils contemplèrent, souffle coupé, la vision familière de la planète bleue tournant majestueusement sous les tourbillons de nuages blancs qui en voilaient partiellement la surface.
Profitant de l’absence de pesanteur, elle se livra sur le sol, contre les murs et au plafond, à un ballet un peu fou fait de cabrioles et de galopades, accompagna cette gymnastique de grands cris d’enthousiasme.
Le cœur empli d’angoisse, Hiroko remonta à l’étage, dans la minuscule pièce dévolue aux caissons, pour constater, avec soulagement, avec perplexité, que leurs compagnons n’avaient pas utilisé ces équipements. À l’instant même où le Japonais et la jeune Française faisaient cette découverte, leurs amis débouchaient dans la salle. Embrassades et questions se croisèrent pendant quelques instants, puis les voyageurs en revinrent à l’observation du vaste univers qui les entourait.
Abraham haussa les épaules :
Catherine leva les bras, prenant l’univers à témoins :
Et ce n’était pas proféré sur le ton de la plaisanterie. Hiroko leva les mains en un geste apaisant.
Ils pivotèrent pour observer la console qui leur permettait, jusqu’à un certain point, de dialoguer avec celui que Bettina avait surnommé le dieu dans la bouteille. Un dialogue difficile. Entre une créature immatérielle, virtuellement immortelle, et des êtres de chair et de sang, le fossé était trop grand pour autoriser d’autres échanges que des formules mathématiques…
Abraham retrouva tout à coup le souvenir des étranges visions qui avaient accompagné sa plongée dans le noir : illusions tissées par son cerveau soumis à des perturbations inconnues ou contact réel avec la mystérieuse entité ? Il ouvrit la bouche pour parler de cette expérience, mais garda finalement le silence, retenu par la perspective des trop nombreuses questions auxquelles il devrait répondre. Plus tard, plus tard…
Tandis que l’Albert venait doucement prendre son orbite autour de Terre Bis, les voyageurs vérifièrent et apprêtèrent le module Wolfgang Pauli, qui constituerait leur habitation à la surface de la planète. Wolfgang occupait à lui seul l’une des sphères du « train spatial ». C’était un énorme ensemble qui portait dans ses flancs les véhicules nécessaires à l’exploration de ce monde nouveau et les « utilitaires » : taupe, défenseur, bâtisseur.
Outre la reconnaissance du site, la tâche prioritaire des voyageurs consisterait à aménager une caverne. À terme, l’Albert entamerait une lente et prudente descente vers le sol de Terre Bis pour être transporté dans la caverne et renouer le lien avec Terre Une afin d’annoncer la bonne nouvelle : nous ne sommes plus cantonnés dans la petite arrière-cour de notre Système Solaire — et ouvrir la porte aux vagues de colons.
Grâce au ciel, Abraham parut se reprendre, redevint calme et concentré au moment d’entrer dans Wolfgang. Bien sûr, l’ordinateur du bord dirigerait toute la manœuvre de descente : une procédure désormais bien rodée. L’intervention humaine devrait se limiter à préférer tel ou tel site d’atterrissage. Mais une machine restait une machine et allez savoir ce qui pouvait se passer en chemin : des turbulences inattendues, la panne d’un radar… On n’avait pas encore trouvé mieux qu’un homme pour réagir aux imprévus. D’autant que le Wolfgang n’avait rien d’un poids plume : 200 tonnes qu’il faudrait freiner, guider jusqu’au contact final.
Abraham sentit la tension du Japonais et s’en agaça :
Il déverrouilla le panneau ménagé dans la cloison et s’enfila malaisément dans le boyau étroit, disparut de la vue de ses compagnons. Un instant plus tard, l’interphone émit un bref sifflement.
Dans l’étroit habitacle du pilote, Abraham enfilait son scaphandre et ses amis l’entendaient pester contre l’exiguïté du lieu. Enfin, il en vint à bout et se livra à un essai complet de fonctionnement : climatisation, arrivée d’oxygène, manœuvre des armes et des outils encastrés dans les manchons des poignets… Tout était en ordre.
Il rabattit la double visière de verre blindé devant son visage et appela ses amis par la radio fixée à son torse. Écoute parfaite. Il adressa un signe amical à la caméra qui braquait sur lui son œil rond, puis se sangla sur son siège. Le convertisseur logé à bord de la navette s’éveilla et ils en ressentirent immédiatement la pulsation lente et profonde à l’intérieur de leurs crânes.
Le Wolfgang n’était plus relié à l’Albert que par d’ultimes câblages qui se rétractèrent. Le module de descente s’écarta, entama la longue descente vers le sol de la planète.
La navette déchira l’atmosphère épaisse dans un miaulement de soie qu’on cisaille.
Deux larges ailes jaillirent de leur logement, se déplièrent pour transformer la balle d’acier en un gracieux oiseau d’argent. Abraham repassa en semi-manuel lorsque forêts et prairies se déployèrent au-dessous de lui, repéra une large vallée plate encadrée d’arbres et après plusieurs passages qui permirent au pilote automatique de prendre au radar des profils très précis du terrain, la machine se posa en douceur.
Le premier geste de l’arrivant, sitôt la navette immobilisée, fut de débloquer le cône de protection qui recouvrait entièrement le nez de l’appareil, où il se trouvait allongé. Le masque de métal s’écarta, dévoilant un paysage calme et champêtre. À quelques mètres au-dessous des yeux d’Abraham, de longues herbes d’un vert tendre s’élevaient, légèrement balancées par le vent. Une longue plaine s’étendait jusqu’à l’horizon et, à droite comme à gauche, une ligne d’arbres au feuillage sombre montaient la garde. Abraham procéda aux tests prévus : composition atmosphérique, radioactivité naturelle, microbiologie. Il reçut un message de l’Albert et bavarda quelques minutes avec ses amis, puis revint à ses travaux.
Le résultat fut conforme à ses espoirs. La planète ne présentait apparemment aucun danger pour l’homme. La composition de l’atmosphère permettait d’y respirer sans précaution spéciale. L’air était infiniment plus pur que celui du monde originel des voyageurs.
Il éteignit ses appareils. Il avait vu assez de choses par le petit bout de la lorgnette, il avait maintenant hâte de fouler ce nouveau monde, d’en respirer les parfums. Pour repérer facilement la navette dans la nuit qui ne tarderait plus, il alluma les feux de position. En réalité, il ne risquait nullement de se perdre car un émetteur le garderait en liaison constante avec la machine, mais deux précautions valent mieux qu’une.
L’herbe lui montait jusqu’aux épaules. Il fit quelques pas, inspira et rejeta à plusieurs reprises l’air frais et parfumé, arracha quelques feuilles de menthe sauvage et les roula entre ses doigts. Quelque chose de gros froissa les broussailles. Pour être prêt à toute éventualité, il arma son « thermique ».
En pénétrant sous le couvert, il alluma la lampe accrochée à sa ceinture. La lumière glissa sur les troncs, s’insinua entre les frondaisons.
C’est alors qu’il les vit…
* * *
L’Albert boucla son premier tour de Terre et, sitôt que la rotondité de la planète ne fit plus écran aux ondes radio, Hiroko lança un appel. Ce tour circumplanétaire leur avait permis de vérifier que la planète était absolument vierge de toute activité humaine, ainsi qu’ils l’avaient soupçonné dès le début. Pas de villes, pas le moindre village, pas une route, pas un champ. Si l’espèce humaine existait sur cette version de la Terre, elle se montrait d’une grande discrétion.
Abraham ne répondit pas.
Hiroko l’appela à plusieurs reprises, en vain. Bouleversées, les deux femmes encadraient le Japonais qui, sans répit, réitérait son appel. Mystérieuse, menaçante, la planète roulait par-delà le dôme transparent sur le velours noir de l’infini…
Hiroko consulta le pendule :
Hiro se pencha sur le clavier et entreprit de programmer le second véhicule, baptisé Kepler, pour un atterrissage aussi proche que possible de l’endroit où Abraham avait disparu.
Quelques minutes plus tard, Kepler se détachait de l’Albert et entamait la longue descente dans l’océan atmosphérique, guidé par les signaux émis par son alter ego, Wolfgang.
Ils s’immobilisèrent à moins de cinq cents mètres de ce dernier, toujours illuminé par ses feux de position. Hiroko fit un nouvel essai pour joindre Abraham. Pas de réponse. Soit Abraham s’était éloigné au point de dépasser la portée de son communicateur, soit il était dans l’incapacité de répondre : blessé ou mort…
Ne pouvant entreprendre de recherches dans cette obscurité, les trois compagnons interrogèrent l’ordinateur de bord de Wolfgang, apprenant ainsi que le commandant avait fait toute la série de tests prévus avant de sortir à la tombée du jour. Il ne s’était plus manifesté depuis.
Avant d’autoriser l’équipe à respirer l’air de Terre Bis, Hiroko avait demandé à Bettina de recommencer les tests effectués la veille par Abraham. La jeune femme aboutit à nouveau à la conclusion que rien, en tous cas au niveau le plus élémentaire de la vie, ne représentait pour eux un danger. Des dangers, pourtant, la forêt, si innocente d’apparence dans son habit de verdure, pouvait n’en être pas avare : qu’était-il arrivé à Abraham ?
Retrouveraient-ils seulement son corps ?
Sortant le premier de Kepler, Hiroko s’emplit les poumons d’air frais. C’était bon, après tant d’heures passées en atmosphère recyclée, de se saouler le nez avec l’odeur de la terre humide, les mille senteurs subtiles de la forêt et… oui, une indéniable odeur de fumée.
Ce monde n’était peut-être pas si désert que cela…
Cette pensée ramena à l’esprit du Japonais la préoccupation du sort de son ami et tout le plaisir disparut. Les deux jeunes femmes respiraient à pleins poumons cet air salubre mais, comme Hiroko, pensaient à l’absent.
Hiroko annonça soudain :
Les deux jeunes femmes découvrirent en lisière de la forêt une étrange et bien inquiétante créature. Sous des arcades sourcilières proéminentes, de petits yeux injectés de sang dardaient de droite et de gauche des regards rapides, d’une vivacité toute animale. Le nez, large et plat, humait bruyamment les effluves des étrangers et la bouche large ouverte découvrait des canines aiguës, une solide dentition de carnivore. Un filet de bave coulait sur le menton de la créature. Tout cela mêlé et brouillé de barbe et de cheveux en broussaille.
Le corps, d’une maigreur effrayante, tout en os et en tendons, possédait pour tout vêtement une épaisse toison sous laquelle les muscles jouaient comme des cordes au moindre mouvement. L’être, qui dégageait une puissante odeur de sueur et d’urine, avait une manière de se mouvoir qui en disait long sur sa souplesse et sa vivacité : c’était un chasseur, une implacable bête de proie. Des ongles longs et recourbés, de véritables griffes, armaient ses fortes mains qui, régulièrement, s’agrippaient à une branche afin de rétablir l’équilibre du corps.
Puis, tout de suite, ils furent deux.
Trois.
Les froissements de la végétation, des formes entraperçues derrière le feuillage, des sifflements discrets trahissaient la présence invisible de toute une horde de ces créatures.
Le premier de ces êtres à sortir du bois, le chef à n’en pas douter, venait de s’avancer d’un pas. Puis d’un autre… Derrière lui, la horde, pareillement, s’approchait. Ceux qui étaient tapis derrière les broussailles apparaissaient dans la lumière. De temps à autre, éclatait un sauvage hurlement, repris sourdement par le reste de la bande.
Le chef avait déjà couvert la moitié de la distance le séparant des humains, se contenta de sourire du geste d’Hiroko lui commandant de ne pas approcher davantage. Le petit Japonais, alors, sortit son « thermique » de l’étui, traça dans les hautes herbes, juste devant les orteils de la brute un sillon fumant.
La créature, respirant l’âcre odeur du kérosène brûlé, sentant sur sa peau le souffle brûlant de l’arme, glapit, bondit en arrière, bousculant ses congénères. Il s’ensuivit au sein de la horde des grognements coléreux, des coups de griffes, vite domptés par un coup de gueule du maître qui, toujours fixant Hiroko, s’avança derechef jusqu’à l’endroit précis où le jet de feu venait de marquer la terre. Il ne franchit pas, toutefois, cette ligne, se bornant à détailler, de son indéchiffrable regard, les intrus qui venaient le défier sur son territoire.
Hiroko, non plus, ne le quittait pas des yeux.
Hiroko et Bettina nourrissaient la même crainte : un homme seul, gêné par l’armure d’un scaphandre, sans méfiance de surcroît, constituait une proie facile pour de telles brutes…
Elle faucha en plein élan, d’un trait de feu, un loup qui, transformé en torche vivante, roula parmi les hautes herbes. Dans la même seconde, toute la horde, comme un seul homme, se ruait pour la curée. Carbonisé au point d’en être méconnaissable, déjà mort avant de toucher le sol, un loup vint s’écraser aux pieds de Catherine. Hiroko et Bettina, de leur côté, fouaillèrent la horde, à hauteur du torse, de deux longs jets de « thermiques ».
Les brutes refluèrent peureusement sous le couvert. Le champ de bataille restait donc aux mains des voyageurs qui cependant étaient maintenant menacés par un autre ennemi tout aussi redoutable : l’incendie, par eux allumé au cours de la lutte.
Trouvant un aliment abondant dans les broussailles et les herbes sèches, les flammes, attisées par le vent, s’étendaient rapidement, menaçant les navettes.
Au moyen de branches, avec leurs vestes, avec leurs pieds, Hiroko et ses compagnes s’employèrent avec ardeur à contenir la progression de la bête aux mille bouches, mais ils se rendirent bientôt compte qu’ils ne parviendraient pas à sauver leurs machines dont, déjà, l’incendie léchait les roues… Pour comble de malheur, les loups, reprenant hardiesse devant la lutte que menaient les humains, se massaient à nouveau en lisière de la clairière, prêts à attaquer, émettant leurs singuliers et lugubres hurlements, se rapprochant implacablement…
Jurant, crachant, suffoquant, les voyageurs luttaient avec l’énergie du désespoir, n’osant imaginer leur sort si les navettes étaient détruites : sans outils, ne possédant en tout et pour tout que quelques « thermiques » déjà presque déchargés, ils ne survivraient guère à Abraham… Tandis qu’ils se débattaient au sein de la fumée, un concert de voix aiguës – « Ah Grandes Dents ! Grandes Dents ! » — et de sifflements discordants leur fit vivement dresser la tête et brandir leurs armes.
De nouvelles créatures, minuscules et duveteuses, vaguement humaines cependant, venaient de surgir de la forêt. Non pas agressives, non pas menaçantes, mais amicales. Elles piétinaient les flammes, couraient au milieu des buissons en provoquant la débandade des loups qui paraissaient les craindre plus que l’enfer… Ces petits êtres prenaient visiblement un grand plaisir à faire courir les loups, sifflaient d’enthousiasme et s’interpellaient avec des voix haut perchées. Les plus grands ne dépassaient pas 1mètre 30, tout en eux était rondeur et le peu de peau nue qui apparaissait sur la paume de leurs mains, sur leurs visages, était d’un rose éclatant. Une ample toison laineuse les recouvrait de l’occiput à la naissance des orteils.
Les duveteux, en effet, promenaient des organes sexuels tout à fait hors de proportions avec le reste de leur personne.
En quelques minutes, les navettes furent hors de danger et les trois spationautes, stupéfaits, incrédules, virent…
Abraham…
Abraham qui leur souriait à quelques pas de là.
Passé le stade des embrassades, des claques dans le dos, le revenant fut sommé de s’expliquer sur sa longue absence. Il le fit sans retard, racontant comment il avait failli périr sous la griffe des loups avant d’être sauvé par les duveteux. Ces derniers l’avaient conduit, à plusieurs kilomètres de là, dans leur refuge : une haute falaise creusée de maintes grottes, de passages. De cette inexpugnable forteresse, depuis des siècles, ils défiaient la sauvagerie des loups. Ces derniers, rendus enragés par leur défaite, avaient assiégé pendant une bonne partie de la nuit ce sanctuaire, sans pouvoir toutefois en approcher car les duveteux leur décochaient, avec une redoutable efficacité, des flèches enduites d’un poison foudroyant.
Au lever du jour, enfin, les assaillants découragés avaient levé le siège. Abraham avait pu faire comprendre à ses sauveurs qu’il devait rejoindre ses amis. Il avait bien tenté à plusieurs reprises d’appeler l’Albert Einstein au moyen de la radio de son scaphandre, mais trop éloigné de la navette qui servait de relais, il n’avait pu établir le contact.
Catherine, qui assise dans l’herbe, tentait de nouer le dialogue avec les duveteux, était fort excitée, incrédule :
Elle se lança dans une conversation échevelée que ses compagnons étaient bien incapables de suivre. Les duveteux piaillaient tous en même temps, trépignaient comme une bande de gamins mal élevés.
Catherine, un peu dépassée par la ravageuse, la bruyante exultation des petits êtres, mordit ses lèvres appétissantes, claqua une main qui s’égarait sur ses cuisses.
Elle bavarda quelques minutes encore avec les remuants duveteux, abandonna la partie en un haussement d’épaules.
* * *
Tout d’abord, ce fut relativement facile. Ce n’était pas vraiment une paroi, mais plus exactement une pente raide de caillasses, semée de bruyères tentaculaires et de diverses sortes d’épineux. Mais la pierre était chaude, aveuglante, réverbérant cruellement chaleur et lumière solaires. Après dix ou quinze minutes d’escalade, Abraham et ses amis, en nage, durent contraindre à une halte leurs compagnons velus qui, excités au dernier degré, allaient et venaient, émettant un babil assourdissant.
Essuyant son front en sueur, elle fit un geste d’ignorance.
Regardant vers le bas, elle vit les loups, immobiles, la regardant comme elle les regardait. Ils ne tentaient cependant pas l’escalade, ayant appris à leurs dépens et, depuis longtemps, ce qu’il leur en coûterait.
La pénible escalade recommença.
De loin en loin, la pente leur offrait une sorte de palier où ils pouvaient reprendre souffle. Puis il fallait repartir. Silencieux, ils grimpaient, étreints par la curiosité, poussés au dos par la présence redoutable des loups. Sous leurs pieds, le gouffre. Au-dessus de leur tête, la paroi et le soleil.
Bientôt, la douleur et la fatigue s’estompèrent, leurs gestes devinrent purement mécaniques. Ils oublièrent leurs poursuivants, l’étrangeté de l’aventure pour ne plus vivre que dans le labeur physique de leurs corps : tendre la main, pousser sur les pieds, chercher une nouvelle prise, recommencer…
Soudain, tendant la main, Abraham ne rencontra plus que le vide. Il leva la tête et vit au-dessus de lui des duveteux qui lui tendaient la main en riant et, dans un ultime effort, déboucha sur une plate-forme relativement spacieuse qui s’étendait au pied d’une formidable muraille, rigoureusement verticale, creusée sur toute sa hauteur d’une multitude d’ouvertures.
Des duveteux par milliers…
Dans chacune des ouvertures s’encadrait un ou plusieurs visages velus. L’air vibrait d’onomatopées, de cris joyeux. Un vacarme assourdissant. Au pied de la muraille s’ouvrait une grotte qui par maints passages donnait accès aux abris disséminés à l’intérieur de la muraille.
À l’entrée de la grotte, en dépit de la température plus que clémente, flambait et ronflait un feu d’enfer. Les arrivants parvinrent à comprendre au travers des explications volubiles des velus que ce brasier constituait une défense contre les loups au cas où ces derniers trouveraient le courage d’arriver en haut de l’escalade.
Les duveteux piaillaient et trépignaient comme une bande de gamins mal élevés.
Lui coupant la parole, les duveteux adoptèrent avec enthousiasme ce mot dont la sonorité devait les amuser :
Abraham jura un bon coup. Son caractère emporté s’accommodait mal des obstacles.
… Je crois que tu vas faire une connerie, capitaine, pensa Hiroko.
Mais le Japonais se garda bien de le dire : à quoi bon ?
Au milieu des petites créatures qui l’enveloppaient de leur agitation et de leur babil endiablé, Bettina venait de défaire les boutons de sa chemise, l’ôtait et, avec amusement, laissait les duveteux admirer ses seins. Des mains se tendirent, effleurant leurs pointes sensibles. Excités, leurs voix grimpant d’un cran vers l’aigu, les duveteux l’enveloppèrent d’un vivant manteau de fourrure, caressant, léchant, soufflant. Les petites mains agiles, curieuses, ne tardèrent pas à pousser l’exploration plus avant, portant à l’incandescence le désir de la chaude Bettina.
Elle s’allongea, se livrant sans réserve aux entreprises des petits êtres dont les doigts écartaient les lèvres de son sexe et plongeaient dans son intimité et s’offrit, nue et brûlante au désir désormais somptueusement allumé des duveteux. Des lèvres fines se collèrent à son sexe, une langue agile la goûta et un commentaire enfiévré fusa ; le duveteux, repoussé sans ménagement, fut remplacé par un de ses congénères qui à son tour enfouit son museau dans la féminité ruisselante. Les seins de Bettina n’étaient pas oubliés : plusieurs duveteux s’y consacraient, léchant, tétant, caressant. La jeune femme cambra les reins, secouée par un spasme voluptueux.
Moins d’une heure après l’arrivée des voyageurs dans la grotte, la nuit était solidement établie. Abraham et ses amis ne purent que se féliciter alors de n’avoir pas traîné. Ils pouvaient s’imaginer passer la nuit sur la pente caillouteuse avec le risque énorme d’une chute mortelle, la crainte d’une attaque sournoise de la part des loups.
Installés autour du feu, mangeant de la viande séchée et des fruits, ils écoutaient les duveteux parler dans une joyeuse cacophonie, se coupant sans cesse la parole, s’interrompant pour changer subitement de sujet. Catherine, après quelques tentatives pour imposer un semblant de discipline à ses interlocuteurs, avait renoncé et cueillait au vol les propos comme ils venaient, les traduisant de son mieux à l’intention de ses compagnons. À travers ces conversations décousues, Abraham et ses amis se formaient une idée plus précise de l’endroit où ils venaient d’arriver et ils sentaient leur curiosité se réveiller, brûlante et impérieuse, à chaque nouvelle mention de la «voix».
Catherine Lamouette fit un geste d’ignorance, s’efforça une nouvelle fois d’aiguiller la conversation dans la direction qui l’intéressait.
La jeune Française acquiesça, reprit son dialogue laborieux. Aux réactions de leurs interlocuteurs, Abraham, Bettina et Hiroko devinèrent que la réponse n’était pas enthousiaste.
Gravement, un vieux duveteux dont la fourrure avait blanchi, prit la parole et, dans un silence qui impressionna fort les visiteurs, se lança dans un long discours que Catherine résuma en quelques mots : les duveteux ne souhaitaient pas partager la voix et ils demandaient à leurs amis, comme prix de leur hospitalité en quelque sorte, de ne pas chercher à en savoir plus.
Il n’y avait pas à discuter. Abraham acquiesça.
Il fut ensuite convenu que Hiroko et Bettina retourneraient aux navettes, sous la protection des duveteux, et se livreraient, à bord de Kepler, à une reconnaissance aérienne du pays, tandis que Catherine et Abraham demeureraient au village pour en apprendre plus sur les duveteux.
* * *
Hiroko et Bettina atteignirent la vallée à la fin de la journée. Le soleil qui se couchait derrière les hautes frondaisons des arbres illuminait les herbes d’éclairs orangés. La traversée de la forêt s’était déroulée sans incidents. Vers le milieu de l’après-midi, des craquements de branches avaient signalé aux marcheurs la présence redoutable des loups, dont les terriens purent apercevoir dans l’enchevêtrement de la végétation les allures furtives. Mais, sans doute échaudées par leur précédente rencontre, les redoutables créatures ne tentèrent aucune attaque et disparurent silencieusement.
Lorsqu’ils arrivèrent auprès des machines, l’excitation des duveteux ne connut plus de bornes. Ils bondirent sur le fuselage des machines, examinant, tripotant tout dans un babil déchaîné. Hiroko et Bettina, mi-inquiets, mi-amusés, durent leur défendre l’accès à l’intérieur, où trop de commandes et d’appareils délicats s’offriraient aux petits doigts agiles des créatures.
Bettina se contenta de rire et sauta légèrement à terre tandis que les moteurs de la navette préchauffaient dans un long sifflement. La jeune femme entreprit de faire reculer les duveteux. Alignés à distance respectueuse, impressionnés, ils regardaient avec de grands yeux.
Les tuyères de la navette grondèrent et le petit oiseau de métal s’arracha à la prairie qui fut à nouveau maculée d’une large déchirure brûlée. Kepler monta vers le ciel mauve et traça dans les nues une vaste ellipse, en guise de salut. Puis Hiroko se mit en contact avec Bettina pour un appel de routine.
Et il effectua un nouveau passage au-dessus de la vallée, frôlant les arbres qui abritaient les loups, lesquels déguerpirent avec grande hâte.
Hiroko mit ensuite le cap sur le village et effectua au-dessus deux larges cercles en agitant les ailes en guise de salut. Ensuite, il vira vers l’est, volant pendant une dizaine d’heures en suivant la course du soleil. Ses observations ne lui permirent d’enregistrer aucun autre indice d’une vie organisée. Plusieurs fois, il vit, solitaires ou en groupes, des loups rôder à l’orée des forêts qui couvraient les trois quarts du monde. C’était bien là la race dominante, du moins du point de vue quantitatif. Mais nulle part, Hiroko ne vit un autre centre de peuplement des duveteux.
Lorsque la navette, sûrement guidée par son intelligence électronique, revint se poser auprès de Pauli, le matin posait sa patte de lumière et de chaleur sur la plaine. Les duveteux avaient établi un campement provisoire.
Le petit Japonais, sortant de sa machine, n’eut pas besoin d’interroger sa compagne dont les yeux cernés, l’air las et cependant rayonnant disaient assez qu’elle venait de vivre une nuit agitée… et pleinement satisfaisante.
Tout en avalant une tasse de café, Hiroko rendit compte à son amie, en quelques mots, des résultats de son vol.
Elle bâilla.
Le petit Japonais ne put se retenir de rire.
Elle baissa les yeux, jouant les pudeurs délicates :
Ils furent rendus au village en fin d’après-midi.
D’emblée, l’attitude des duveteux les surprit : ce n’était plus la joyeuse bousculade du premier jour, les jacasseries assourdissantes, mais le silence, un silence menaçant. Certains des petits êtres brandissaient à présent, agressivement, des bâtons et des piques.
Pour toute réponse, il sentit dans son dos la pointe d’une lance et une bourrade lui intima l’ordre d’avancer. Il eut un geste en direction des armes pendues à sa ceinture, mais se ravisa, passa son bras autour des épaules de Bettina.
Et se laissant conduire, ils plongèrent dans les entrailles de la falaise, furent conduits par des chemins qu’ils n’avaient pas empruntés encore jusque dans une salle très vaste, décorée de scènes naïves peintes au moyen de poudre d’ocre. Au centre, un filet d’eau, coulant d’une fissure ouverte dans le plafond, emplissait un bassin taillé en plein roc. Le trop-plein s’évacuait par une rigole et disparaissait dans une ouverture taillée à la base d’un mur.
Tout soudain, comme les Terriens pénétraient dans la salle, ils furent assaillis, submergés sous une horde de petits corps velus et sans pouvoir se défendre, jetés à terre et délestés de leurs armes. Une lourde porte de bois claqua dans leur dos. Ils étaient prisonniers.