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Temps de lecture estimé : 17 mn
03/09/09
Résumé:  Dans un monde lointain, un soldat fuit le combat, se perd dans une forêt. De rencontres étranges en longues errances, l'endroit va lui réveler son sombre secret.
Critères:  
Auteur : Gaed            Envoi mini-message

Série : La cité des vents

Chapitre 01 / 03
La forêt

I


On dit qu’il est des forêts qui se plaisent à nous égarer, par jeu, par défiance, comme pour mieux nous faire saisir la fatuité de nos pas. Celle-ci m’a happé quelques heures plus tôt, trois peut-être, quatre au plus. Son nom m’est inconnu ; elle semble vaste, noueuse, emplie de secrets qu’elle garderait à l’abri de ses plus vieilles racines. Sa terre est meuble, humide en maints endroits, flanquée ici et là de petites vasques d’eau dans lesquelles les sabots des chevaux claquent bruyamment. Elle sent la pluie, une ondée jeune infiltrée sous les feuilles. Pour l’heure, le ciel est clément, mais tout indique que cette mauvaise saison nous réserve quelque vilaine nouvelle.

Devant moi se dessine un étroit sentier dont le sol est trempé, chargé de cette odeur typique de moisissure et de plantes ; les bêtes s’agitent, se cabrent, manquent de glisser sur ce parterre en trompe-l’œil, le souffle blanc de leurs naseaux gicle dans la nuit sans lune.

Les hennissements se font secs, nerveux.

Je ne suis pas seul.


Deux autres hommes, eux aussi sur leur monture, avancent à mes côtés sur ce maigre chemin qui mène, aussi loin que je puisse voir, vers des recoins plus sombres encore.

Je ne les connais pas, alors je jette un regard puis un autre. Vois leurs haillons, observe-les : des soldats comme toi, des survivants, voilà tout. Comme ils semblent las, et lents avec ça, si lourds qu’on les dirait figés sur leur selle. Dans l’obscurité épaisse, j’ai grand peine à distinguer leurs traits. Des spectres pâles, barbus, les yeux brillants de fatigue. L’un est blessé au visage, l’autre semble se tenir le ventre ; ils gémissent, leurs plaintes se mêlent aux miennes, les blessures se réveillent. Mon torse me brûle, là, juste au-dessus du cœur. L’entaille est profonde, je la sens qui palpite, on la dirait vivante.

Et puis, il y a cette odeur rance dont je n’arrive pas à me débarrasser, ces effluves de bataille qui s’incrustent sur ma peau, dans la toile de mes vêtements, ce sang encore humide par endroits qui n’en finit pas de sécher à même mon plastron de cuir, dans le creux de mes mains et jusque sous mes ongles.


Au loin, les rumeurs du combat s’évanouissent lentement. Parfois, pourtant, il me semble entendre résonner un cri, une flèche qui filoche l’air, un corps qui s’effondre, un destrier qui charge et qui hennit ; à d’autres moments encore, c’est une lame qui jaillit de son fourreau. Chaque fois, je me retourne, anxieux, prêt à me battre, encore. Mais il n’y a rien, rien du tout, le fracas de la guerre vit seulement dans ma tête depuis trop longtemps. Son vacarme accompagne une image, un regard, celui de l’arbalétrier, si clair dans mon esprit. Sa crinière blonde sous le casque rond, l’arme bien calée sur sa joue ; le cliquetis, le sifflement, le noir.


La forêt se fait plus dense, les branches des grands colymbres tombent en cascade sur le sol mouillé. Les arbres sont si hauts que je n’en distingue pas les cimes ; aveugle, j’avance. Enfin, il y a ce silence qui semble couvrir chaque espace et c’est bien cela le plus troublant : pas de croassements, de bruissements d’eau, de sons brefs, aigus, coupants. Rien de tout cela. La guerre a posé son empreinte morbide en ces lieux.


Maintenant, des branchages battent mon visage, des ronces griffent ma peau. Je me baisse tant que je peux sur mon cheval fatigué mais rien n’y fait, la forêt m’enveloppe.

Derrière moi, je les entends peiner, des plaintes étouffées qui n’augurent rien de bon. Les chevaux piétinent, l’un des hommes lance un juron. Sa langue est la mienne, la nôtre, mais son accent traîne et siffle un peu. Un ennemi, peut-être un moine d’Elbe. Peu importe, nous sommes bien trop fourbus pour nous battre, il ne sait de toute façon pas si je suis allié ou non, mieux vaudra se taire malgré tout.

Le sentier serpente, les arbres nous entourent comme un vêtement et ma monture me guide. Je tente de deviner le ciel, noir, chargé.

La pluie va revenir, je l’espère mais j’ignore pourquoi.


Le chemin semble s’élargir, je respire mieux.

Tous les trois gardons entre nous une distance constante, c’est mieux ainsi. Un accord tacite nous lie, une trêve salutaire. Si ces hommes sont raisonnables, ils ne viendront pas à ma hauteur mais comment savoir, et pourquoi parler de raison en ces lieux sans vie ? Instinctivement, je pose ma main sur le fourreau de mon arme, le contact froid du pommeau me rassure mais je le sais, la peur me taraudera encore longtemps.


Je peux me dresser maintenant, le sentier se dégage. Les chevaux enjambent un filet d’eau qui s’écoule sans bruit dans les obscurs alentours.

Où sommes-nous ?

La forêt d’Engwell est si vaste. Si la chance m’accompagne, peut-être pourrai-je la traverser par l’ouest. Là-bas, en son terme, elle se jette dans l’océan, le grand océan de Fondvert qui baigne la barrière d’Essiene. Terres de marins, villages, ports, il sera facile de partir ; je me ferai engager sur un grand’voile où sur une furtive, on a toujours besoin d’hommes solides, durs à la tâche.

Il est des îles par delà le grand Sül qui baignent dans une mer de jade, et cette mer est si claire, si pure, qu’on en voit toujours le fond. Certains prétendent que lorsque l’on avance en barque doucement, sans trop froisser le cours de l’eau, l’impression de voler saisit l’esprit et le corps tout entier. Il y a là-bas des logus géants à la carapace émeraude qui se laissent approcher sans s’enfuir, et des poissons aux teintes inconnues dont la chair est plus savoureuse que le plus fin de nos mets. La mer, je la mettrai entre eux et moi ; les villageois en ces régions ne posent pas de questions, la guerre ne les concerne pas, du moins pas encore, mais pour combien de temps ? Nos armées sont à leurs portes et bientôt la folie les embrasera.

En attendant, il faudra se faire discret. Les hommes de la mer n’aiment pas les hommes de Dieu et – le cercle de croix brûlé sur le dos de ma main gauche en témoigne – j’en suis un.


Nous sortons du sentier.

Une petite clairière circulaire s’étend là, devant mes yeux.

Regarde le ciel.

Noir comme l’ébène, pas une étoile et pas de trace de lune, étrange endroit. Plus curieux encore : à l’extrémité du terrain découvert, juste avant que la forêt ne s’étende à nouveau épaisse et profonde, se dresse une petite maison.


C’est une demeure simple, de pierre et de bois. On la devine modeste mais la fumée blanche qui s’échappe de la cheminée augure une pièce chaude et accueillante. Le froid est vif en cette saison, les volets sont presque tous fermés. Une lumière de chandelle perle de la seule fenêtre visible, lueur fuyante comme celle d’une lanterne qu’on déplacerait. Je presse les talons sur les flancs de mon cheval, son souffle est court et ses naseaux crachent maintenant des jets brûlants. L’échine est trempée, la bête est harassée, je m’arrête.

À l’intérieur de la maison, une forme vient de passer derrière les carreaux givrés puis la revoilà à hauteur de la fenêtre, elle lève un peu plus sa lanterne, on dirait qu’elle scrute. Je retiens mon souffle, elle m’a vu, c’est certain.


Allons, pourquoi ai-je peur soudain ?

Du bruit derrière moi, voilà les deux autres qui débouchent du sentier. Les yeux s’arrondissent et je devine déjà les mauvaises idées et les pulsions sourdes qui traversent leur esprit. Je les devine car je ressens la même chose.


J’ai faim.

Par Lazarre, oui, je suis affamé.

Mon poing frappe la porte. Paume contre bois, lourdement. Une fois, deux fois, trois fois.

Rien.


Je jette un regard furtif vers mes deux compagnons de fortune, les visages sont livides, les barbes sales. Ils ont l’air mal en point, notamment le plus petit dont le visage est pour moitié mangé par un mélange de sang et de crasse, son nez est brisé, l’œil gauche est complètement clos, quant à sa bouche, elle dévoile une infâme plaie ouverte sur des dents brisées, il respire bruyamment.

L’autre, le plus grand, tremble de tout son corps, comme transi de froid. Dans le silence ambiant, le petit bruit emplit l’air tout autour de nous. Il est blessé au ventre et arbore un bandage de fortune, écœurant de saleté. Une traînée de sang noir séché barre son plastron de cuir.


Le voilà justement qui se rapproche, oubliant ses tremblements, ses dents qui claquent sans pouvoir s’arrêter et il frappe à son tour, regard vide, plus fortement encore. J’avise le signe sur son poignet, un cercle de croix pareil à celui brûlé au même endroit sur ma chair. À nouveau il cogne à la porte. Pas de mouvement, aucun bruit, juste l’écho de métal au loin.

Rien d’autre.


Je m’éloigne de la porte, les deux autres à ma suite. Comme des rats à l’affût, chacun s’approche d’un orifice de la maison. Droit vers la fenêtre, je m’arrête, colle un œil à la vitre crasse : il y a des chandelles qui se consument, il y a du feu dans l’âtre.

Les autres, je les entends faire le tour.



Nous revenons vers la porte, le grand me bouscule, hache à la main, prêt à enfoncer le bois mais il s’arrête d’un coup. Comme nous, il fixe le mince rai de lumière dans l’entrebâillement de la porte. Les gonds grincent légèrement, nous entrouvrant la demeure. Je croise son regard, j’y vois de l’inquiétude ou peut-être est-ce simplement la mienne qu’il me renvoie.

Alors, du manche, il ouvre la porte complètement, faisant hurler les bouts de métal. Il y a un long corridor sombre, au bout, ce doit être la pièce que j’ai vue par la fenêtre, en tout cas la lumière vient de là-bas.




II


La maison ressemble à toutes les autres, de ces maigres habitations des gens des bois, modestes et froides. Le grand m’a précédé ; l’étranger, lui, marche sur mes talons alors que je m’avance dans le corridor obscur. Une odeur âcre baigne les boiseries, elle semble s’être incrustée ici depuis longtemps, faisant des murs et des parquets son lit. Aucune décoration ne vient égayer cette sinistre demeure, rien qui incite à s’attarder si ce n’est cette violente fatigue qui m’engourdit les membres. Derrière moi l’étranger reste silencieux ; de temps à autre, un souffle las, comme un sifflement, s’échappe de sa bouche meurtrie.

Le grand crache sur le sol.



Oui ça fera l’affaire, la salle est large, plus que je ne l’imaginais, sans doute l’impression est-elle accentuée par le dénuement de la pièce. Un banc, une table rectangulaire et encore un autre banc plus grand avec un dossier en arrondi qui vient s’aligner entre deux lucarnes aux vitres fêlées, maculées de poussière. Sur la table brûle un chandelier dont les bougies largement consumées finissent de s’égrener en crépitant faiblement. De la cire a coulé sur les bougeoirs et s’est durcie sur le bois de la table, prolongeant les branches comme autant d’épaisses toiles d’araignées. Il doit y avoir un moment qu’elles se meurent ces flammèches, leurs petites lumières frémissantes se réfléchissent péniblement dans le dernier apparat de la pièce : un large miroir aux bordures dorées. La glace est sale et ne renvoie qu’une image trouble de ce qui passe, sans doute rarement, devant elle. Dans l’âtre, quelques morceaux de bois noircis craquent doucement distillant un semblant de chaleur.

À part ça, rien.

Rien d’autre.

Si.


Il y a autre chose. Près d’une lucarne donnant sur la forêt, là même où il m’a semblé apercevoir une forme quelques instants plus tôt. Un chevalet, une toile posée dessus. Je m’en approche jusqu’à l’effleurer.

Un tableau.

Un tableau ici ?

Il est presque entièrement noir. En son centre, une petite lueur pareille à l’éclat lointain d’une torche dans la nuit semble révéler une masse sombre et irrégulière ; l’ensemble dégage une désagréable impression, je ne l’aime pas mais j’ai beaucoup de peine à en détourner le regard.


Les deux autres s’affalent bruyamment, laissent tomber sacs et armes, commencent à chercher ici et là quelque chose à manger, quelque chose à voler, semant le chaos dans la maison. Mes yeux ne quittent pas le tableau. Curieuse œuvre qui piège l’attention et envoûte l’esprit, dessinant un mot et un seul dans les pensées ; je le sens prendre corps : Pourquoi ?

Éloigne-toi.

Je me signe du cercle devant la toile sombre, récite intérieurement le psaume de purification et me détourne d’un coup, m’arrachant à son attrait morbide.

Demeure de sorcier.


À mon tour je m’allonge sur le banc, déchausse mes bottes, ôte mon plastron de cuir qui m’enserre tout le haut du corps. En dessous il n’y a plus que ma chemise de lin maculée de part et d’autre, je l’enlève en frissonnant.



La plaie n’est pas sèche et suinte encore en son centre, elle est profonde, bien profonde, à un cheveu du cœur. La vie tient à peu de chose.

Dans la pièce à côté, j’entends l’étranger fouiller, mettre des choses à terre, chaos rythmé par son étrange souffle.



Je tends la main, révélant mon poignet : cercle de croix, la brûlure sur la peau.

Il ricane et crache à nouveau par terre sans répondre.

Je me lève en grimaçant et m’approche du feu : les flammes dansent, vivaces. Le foyer est récent, qui donc l’a allumé ? Il va bien finir par arriver celui qui vit ici.

Il y a une cruche d’eau sur la table, une cruche et quelques gobelets de bois, j’ai soif. Le miroir me renvoie d’un coup mon reflet sale, livide ; à la lueur des bougies, j’ai l’air d’un cadavre.

Il me faut du linge propre, de quoi laver et bander ma blessure, il me reste quelques herbes de Talm, ça devrait faire l’affaire en attendant mieux.

L’étranger est monté au grenier, j’ai vu sa silhouette lourde se faufiler à l’étage. Là-haut, je l’entends continuer sa fouille méthodique.

Je regarde le grand, un vague sourire, malgré moi, en coin :



Ses yeux mi-clos semblent me répondre : « Tu m’ennuies », mais sa bouche reste muette.




III


Du linge, trouver du linge.

Trois portes : celle qui mène au corridor, celle où l’étranger est allé avant de monter au grenier puis revenir s’avachir sur les escaliers, enfin, une dernière au fond de la pièce.

Je m’en approche, tire le loquet, les gonds gémissent, j’entre.

Il fait froid, tout est noir.

Je pénètre à tâtons dans la pièce sombre, l’écho de mes pas m’indique qu’elle est profonde.

Une odeur de bêtes, un calme total.

Je ressors et me saisis d’une lanterne près de la cheminée, l’allume à l’aide d’un bout de bois de l’âtre et reviens dans la pièce. Mon souffle forme un petit nuage blanc qui se détache dans la maigre lumière. Il y a de la paille sur le sol.

Une grande étable vide.


Des chaînes sont fixées sur les murs, une bonne cinquantaine, sûrement plus. Je continue d’avancer, pieds nus sur le sol.

Un bruit de chaînes, là derrière moi.

Je me retourne, avance vers le fond de la pièce.

Un souffle chaud sur ma nuque.

À nouveau, je me retourne mais il n’y a rien.

Près du mur, à hauteur d’homme, je saisis une chaîne, lourde, froide. Une de celles qui enserrent le cou des bêtes sauf qu’elle est de petite taille. Machinalement, je la passe autour du mien sans fermer, elle me va parfaitement.

Je frissonne. Un courant d’air glacé glisse sur mon torse nu.

Pars.

Je me débarrasse à la hâte de la chaîne.

Attends, qu’est-ce que c’est ?


Je monte la lanterne au-dessus de ma tête, accroche quelque chose dans le fond de la pièce, un éclat qui m’avait échappé. La lueur de la flamme vacille, s’étouffe presque puis reprend son tremblement dévoilant un tas de chaînes posées à même le sol, encore une cinquantaine peut-être.

Quelles sont les bêtes que l’on entrave ici, dans cette forêt au milieu de nulle part ? On n’attache pas ainsi des animaux aux si petits cous. Et puis ces chaînes, il me semble bien en reconnaître la forme. D’ailleurs à mesure que l’une d’entre elles cogne légèrement contre le mur après que je l’ai lâchée, son sinistre écho me revient en mémoire : les geôles, les geôles des diseurs ; les cris qui n’en finissent pas.

Nouveau souffle glacial. Je sors à reculons, lentement, la lanterne à la main.


Les hommes dorment.

Le grand, allongé sur un banc, a replié ses genoux sur son ventre, son visage est grimaçant, je l’entends qui gémit. Ces gémissements, je les ai entendus, subis plus que la raison ne peut supporter. La nuit, lors des campagnes d’avancée, les plus longues et les plus difficiles, j’ai écouté les hommes sangloter, prier l’Unique, appeler le nom d’une femme, d’une mère, de je ne sais qui. Tous ressemblaient à des enfants chétifs et menacés comme celui qui dort là sous mes yeux. L’incertitude et la peur, les voilà les garces qui font revenir le chérubin. Ils sont rares les hommes qui n’ont pas pleuré durant cette longue guerre et ceux-là ne servent pas leur Dieu mais bel et bien leurs sourds desseins ; des démons, j’en ai croisé certains.

Il y a quelques bûches sur le sol, dans le feu paisible rougeoient les braises. Je devrais m’endormir, ce serait plus sage que de laisser mon esprit fatigué livré à lui-même.


L’autre, l’ennemi, s’est assoupi sur les marches de l’escalier principal qui mène à l’étage. Avachi, replet, la face écrasée contre les barreaux de bois, il dort d’un sommeil profond, en proie à des songes que je n’aimerais pas partager. Sur son front dégagé, il y a la marque d’Elvin, le losange et les cinq points, que de similitudes dans les rites de nos cultes. Quelques heures auparavant je l’aurais trucidé… La vie est étrange. Mais ce n’est plus utile maintenant, nous ne sommes plus que des fuyards. Et les fuyards ne se battent pas entre eux.


Sur le banc libre, je m’assois. M’assoupir, m’assoupir à mon tour, oublier le bruit des chaînes et les étranges idées qui assaillent mon esprit. J’y ai droit moi aussi à ce repos.

Mes yeux se ferment. Je sais que le songe va m’échapper, que son sens est une énigme, qu’il est rare de le comprendre. Les érudits de l’Ordre écrivent – dans leur lecture du livre sacré – que l’Unique, lors de ces moments d’abandon, nous parle et nous donne des clés, qu’il faut donc écouter son sommeil. Se souvenir déjà, voilà une tâche bien ardue.


Ce ne sont d’abord que deux points lumineux, juste deux traces dans l’obscurité. Les points se font plus nets : deux globes blancs, deux globes blancs sur un visage.

Une vieille femme me fixe.

De la buée sort de sa bouche, pincée, triste. Ses traits sont fripés jusqu’à l’os, les rides creusent de profonds sillons sur sa peau sèche. Des cheveux blancs, longs et fins, tombent sur ses frêles épaules exhalant une féminité oubliée. Ce visage, c’est la jeunesse morte.

Elle sourit.

Ses dents sont régulières, pour autant que je puisse les distinguer derrière la petite buée en suspens, et puis, il y a toujours ces yeux comme révulsés qui me scrutent, cherchent au fond de moi, cherchent quoi ?

Je la vois mieux maintenant.

Son corps entier me fait face, elle est nue. Pupilles blanches, peau laiteuse. C’est une nudité crue, vilaine comme un petit jour et la lumière qui perle est celle du soleil derrière les nuages.

Tout son petit corps chétif semble pris de multiples parcelles de vie. Ici c’est son ventre crénelé qui remue légèrement, là, c’est son sein maigre et tombant qui tressaille, là encore, c’est son épaule qui semble prise d’un soubresaut.

Mon regard se pose sur son intimité, je voudrais ne pas voir mais mes sens commandent à mes yeux, empêchent mes mains de monter à eux. Je contemple ce qu’il reste d’une femme au crépuscule de sa vie.

Voilà le corps qui change.


Je cligne des yeux.

Il se raffermit, des veines palpitent, témoins silencieux d’un regain de vie. Les marques, les stigmates du temps s’effacent et elle rajeunit, là, devant moi. Son corps devient celui d’une belle jeune femme, désirable. Comme je le ressens.

Le manque m’embrase le ventre d’un coup.

La buée se dissipe révélant un visage harmonieux, régulier, cerné de cheveux blonds comme des fils d’or qu’on aurait tissé inlassablement. Je vois des formes simples, attirantes.

Elle s’avance et sa main touche la mienne puis ce sont ses lèvres qui s’approchent des miennes, elle me respire. Je ferme les yeux.

Effleure-la, goûte sa bouche.

Elle me rend mon étreinte, plus fortement encore. J’ai du mal à bouger, comme entravé.

Le contact n’a pas la promesse de ses courbes – mais je n’ai là aucune expérience significative sur laquelle m’appuyer, peut-être est-ce toujours ainsi – la peau est sèche, l’odeur fétide.

J’ouvre les yeux.


Deux globes blancs, vitreux, me fixent. Sa bouche de mourante est collée à la mienne.

Je tente de hurler mais son baiser m’étouffe et ses bras maigres m’enlacent dans une révoltante lascivité.

Débats-toi.

Mon cri silencieux se perd sous mon crâne.

Elle recule quelque peu, ôte ses lèvres des miennes puis prend mon visage entre ses mains. Lorsqu’elle parle, une buée plus prononcée s’échappe de sa bouche.



La voilà qui baisse la tête, je ne vois bientôt plus que la masse informe de ses cheveux.





IV


Un cri s’est étouffé dans ma gorge. J’ai toussé ; une quinte lourde qui a réveillé le grand.

Maintenant il me regarde, l’air absent, sorti lui aussi du monde des ombres. La lueur des chandelles vacille comme pour ajouter à notre confusion.



Il s’approche de la table, constatant avec dépit qu’il n’y a plus d’eau dans la cruche. Je me lève à mon tour, le feu brûle toujours dans l’âtre. Je m’y réchauffe les mains.



Les flammes dansent sous mes yeux.

Le silence à nouveau s’installe entre nous, seulement troublé par la respiration lourde de l’ennemi, avachi sur les marches. Je refrène l’envie de confier ce qu’il m’a semblé voir dans la grange mais je m’abstiens, à quoi bon ?



Il continue d’observer la toile noire, ses yeux scrutant l’obscurité des teintes puisqu’il semble en discerner plusieurs maintenant. Il cherche la clé, hasarde un doigt, caresse les reliefs pâteux, suit les indicibles nuances.



Il crache par terre puis reprend :



Sourire édenté, il regarde par la fenêtre, en proie – je le devine – à de nombreux souvenirs.

Il a raison, cet endroit inspire la crainte. Pourquoi est-elle désertée au beau milieu de la nuit ? Pourquoi un paysan peindrait-il une toile noire ? Et puis les chaînes dans la grange, le rêve de la vieille femme : ce sont là des signes.



Fazel acquiesce et se saisit de son sac.



Fazel a fait ce qu’il a voulu, il a réveillé l’ennemi. J’ai trouvé pour ma part un allié plus sûr : du linge propre, bien trop propre pour ce genre d’habitation mais ce n’est pas là la moindre des contradictions de l’endroit. J’ai changé mes bandages, nettoyé la plaie, apposé deux brins d’herbes de Talm dessus puis j’ai cerné mon torse du tissu propre.

En revanche, point de vivres ni rien qui ressemble à un garde-manger.

Alors que nous quittons la demeure, mes yeux se posent sur le tableau noir et une étrange impression de familiarité s’empare de moi.


La maison s’éloigne et je m’enfonce dans la nuit, cap à l’ouest.

Les deux autres me suivent, l’un et l’autre à portée de vue et d’oreille.