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Temps de lecture estimé : 27 mn
19/09/09
corrigé 12/06/21
Résumé:  Lorn et ses deux compagnons reprennent leur chemin.
Critères:  #nonérotique #aventure #fantastique #merveilleux #sorcellerie
Auteur : Gaed            Envoi mini-message

Série : La cité des vents

Chapitre 02 / 03
La forêt

Résumé : Après être sortis de la maison désertée, Lorn et ses deux compagnons s’enfoncent un peu plus dans la forêt.




V




Bientôt, il sera impossible de savoir depuis combien de temps nous arpentons cette forêt morte, la maison sera loin, le souvenir de la vieille femme aussi. Des arbres, encore des arbres. Une légère brume s’est levée, flottant à ras du sol dans la forêt alentour, par-dessus les feuilles mortes, à la base des troncs épais où viennent frotter les branches traînantes des colymbres. Seul le souffle court de ma monture m’indique qu’une halte sera bientôt nécessaire, mais le moment n’est pas encore venu et je me laisse porter, mon corps en balancier, sur ce trot lancinant.


Derrière moi, j’entends les deux autres murmurer. Que peuvent-ils bien se dire ? Peut-être soufflent-ils quelques prières, les religieux sont sensibles aux signes et gageons que cette brume en recèle de nombreux. Je hasarde un rapide regard vers mes deux compagnons de route. Les visages livides se mêlent au brouillard naissant. Fazel m’adresse un signe que j’ai du mal à comprendre. Je hoche la tête, je n’ai pas envie d’en savoir plus. Ma main va-et-vient sur le cou de ma bête, sa chaleur me rassure, là, juste sous la crinière humide. Cet endroit est sordide ou plutôt c’est cette nuit qui l’est. Même la lune s’en cache.

Le faible écho des fers se fait entêtant, un son mat, régulier, qui se mêle au sang dans mes tempes jusqu’à devenir musique, de celles qu’on ne peut chasser de son esprit. Je sens mes yeux se fermer, la monotonie du trajet m’aspire vers des contrées brumeuses et mes paupières se scellent puis s’ouvrent à nouveau. Cette petite danse n’en finit pas jusqu’à ce que le sommeil me happe et que je me laisse partir. Le rythme des sabots se fait ressac, la brume devient écume.

J’entends l’océan, il m’appelle.


Un hennissement.

Un vertige.

La brume tout autour de moi.

Je me raccroche à la selle, j’ai failli tomber. Le cheval ne bouge plus, figé et silencieux. Depuis combien de temps me suis-je assoupi ? Par quel étrange sortilège n’ai-je point chuté de ma monture ?

Je joue des talons sur les flancs osseux de ma bête, mais elle refuse d’avancer. Ses oreilles dressées semblent à l’affût, sa tête balance de gauche à droite dans un mouvement lent et régulier.


Retourne-toi.


Je ne vois plus les autres, le brouillard est épais, trop épais.


Encore un hennissement.

Le cheval recule. J’essaie d’inverser le mouvement, mais rien à faire, la bête recule encore puis se fige comme de la pierre. Je caresse sa crinière.


Calme, calme.


Ma voix dans le silence m’a fait peur. Je ne suis qu’un idiot, je dois me reprendre, j’ai vu des choses bien pires.

Un mouvement.

Une petite forme noire vient de passer à toute allure.

Là, à ma droite.

Non peut-être à gauche.

Je n’en sais rien…

Qu’est-ce ?

Encore un mouvement suivi d’un feulement qui me glace le sang. Ma bête tremble, hennit de toutes ses forces, se cambre, recule encore une fois. Je tente de la calmer, mais elle se dresse d’un coup sec, rue en tous sens jusqu’à ce que je ne puisse plus tenir et que je chute lourdement sur la terre froide.


J’ai entendu quelque chose craquer.

Mon bras ?

Non.

Je n’ai pas mal, sûrement une branche.

La tête me tourne, mon corps tout entier est comme engourdi, une chance que je ne me sois rompu le cou sur le sol. Je reste immobile, là, allongé sur le ventre, tentant de scruter devant moi, autour de moi. La brume est légèrement détachée du sol, je distingue l’environnement un peu plus clairement. Une angoisse sourde étreint mon cœur, je le sens battre avec force, tout n’est que silence.


Et je les vois.

Deux petits yeux brillants, sanguins. Deux petits yeux qui me fixent et s’approchent lentement.

Un chat ?

Noir comme les limbes qui m’entourent.

Je reste figé, l’angoisse s’est mue en peur, une peur qui n’abdique pas, de celles qui hantent les nuits d’enfant. L’animal est maintenant à un souffle de mon visage. À son cou pend un collier doré à l’extrémité duquel est fixée une petite pierre précieuse. Elle a les reflets verts d’une émeraude, sa surface est si lisse et pure qu’il me semble y voir mon reflet.

Une émeraude… au cou d’un chat !


J’ai déjà vu cette pierre, j’en suis certain.

Clameur de bataille, fracas de métal, chairs lacérées et moi qui hurle, qui hurle comme un damné. Les éclats de souvenirs repartent aussi vite qu’ils sont venus et le chat, lui, continue de me fixer.

Je tends la main vers le collier, presque malgré moi. L’animal ne recule pas, au contraire, il baisse la tête. Toujours allongé, je retire doucement le collier de son cou. La pierre est tiède dans ma paume. À nouveau des réminiscences, des cris, encore des cris, ma tête n’en finit plus de tourner. Le chat relève ses yeux vers moi et ses pupilles luisent soudain d’un éclat mauvais. Je me plonge dans ce regard étrange et c’est comme si je ne pouvais m’en détacher.


Quelle est cette folie ?

L’animal me fixe et ses petites lèvres remuent.



Le chat, le chat a parlé.

Mon sang se glace.

Ce n’est pas une voix unique, non, on dirait plutôt que des dizaines de tonalités, toutes dissonantes, viennent de sortir de cette minuscule bouche.



Mais le chat recule pas à pas. Lentement, ses yeux de braise disparaissent dans la brume et soudain il n’est plus là


Je reste allongé un long moment, pris dans la brume et le froid.

Cette émeraude qui brille doucement dans le creux de ma paume, où l’ai-je déjà vue ? Je ne peux en ôter le regard, sa surface lisse me renvoie un étrange reflet de moi même, fatigué, livide, haineux…

Encore des images de batailles.

Lourde épée enserrée entre les mains, cuirasse brillante, lame sombre qui s’enfonce dans des corps rompus, voix qui hurle, qui hurle encore.


Est-ce moi qui crie ainsi ?

Je détourne le regard du bijou. Je ne sais quel maléfice le possède pourtant quelque chose en moi m’empêche de m’en débarrasser, de le jeter aussi loin que possible, de le percher tout en haut de l’un de ces milliers d’arbres. Non, je ne peux m’y résoudre et la pierre glisse dans la poche sous mon plastron.

Je me redresse, mis à part une légère douleur à l’épaule, je n’ai rien. La chance s’est décidément faite mon alliée, en témoigne la blessure au-dessus de mon cœur. Mes jambes tremblent légèrement, la tête me tourne encore. Je cherche du regard ma monture, mais je ne vois rien d’autre que la brume maintenant épaisse. À tâtons, l’épée dégainée du fourreau pendu à mon dos, je balaie le sol d’un large mouvement circulaire. La lame va-et-vient dans la nuit.

J’ai touché quelque chose.

Là, à mes pieds.


Le cheval gît, encore tiède. La tête est complètement retournée, les yeux grands ouverts fixent le ciel, deux minces filets de sang s’en écoulent doucement comme des traînées de larmes, jusqu’aux nasaux. Je m’agenouille et me signe de la croix. C’est chose rare que de prononcer les paroles sacrées devant une simple bête pourtant, par Lazarre, il s’agit d’une forme d’instinct qui me pousse à m’exécuter. À la vérité, il s’agit avant tout de me rassurer.


Qui a bien pu faire ça ?

Le craquement, le craquement que j’ai entendu un peu plus tôt lorsque je suis tombé à terre. C’est un endroit maudit, c’est certain. La forêt muette recèle bien des énigmes dont je n’ai pas envie de me préoccuper. Il faut me hâter, quitter cette folie au plus vite. Le souvenir du rêve de la vieille femme me revient en mémoire. Sa voix rauque croise celle du chat aux yeux de sang :


Descends le fleuve, descends-le…


Qu’est ce que cela veut dire ? Quel fleuve ? Pourquoi m’indiquer ce chemin ? Quels démons habitent ces lieux ?


Je glisse mon fourreau en bandoulière et pose mon sac sur mon dos, mieux vaut garder l’épée à la main, le lieu n’est pas sûr. Je souris presque de cette dernière pensée, j’ai découvert bien d’étranges choses dans ma vie, de celles qu’un moine et un soldat peuvent rencontrer, mais jamais je n’ai vu pareil endroit.




VI




Les deux autres ont disparu.

J’avancerai seul, c’est mieux ainsi.


Je devrais être habitué.

Marcher.

Marcher dans des sous-bois humides, les bottes dans la boue parfois jusqu’aux genoux et nos souffles qui se mêlent, nos gémissements lorsque les plaques des armures s’enfoncent dans nos chairs. Chaque pas est un combat bien pire encore que celui vers lequel nous avançons tous, têtes baissées, troupes soumises.

Sous des arbres étouffants de moisissure, sur des plaines gelées, cernées d’un brouillard blafard. L’air froid qui cingle la peau comme autant de petites lames, figeant nos bouches, nos cheveux sales et ce maudit vent glacial qui n’en finit pas la nuit venue de libérer nos puanteurs prisonnières des plastrons et des plaques de métal.

Les souvenirs, les sensations.


Nous allons ainsi, le front bas, vers la guerre. Le chant des suiveurs nous traque sans répit. Ces longues litanies lugubres qui nous poussent toujours plus loin, cohorte de loqueteux prêts au sacrifice. Ne pas s’arrêter, ne pas céder, tenir encore et encore, jusqu’à la prochaine halte où nous pourrons dormir un peu. Surtout dormir, oui, le repos avant tout. Qu’est-ce qui nous maintient en vie, d’où vient cette volonté farouche de survivre à tout prix ? Pourquoi vivre ainsi ? Le monde est devenu fou, il brûle et son âtre vivace se nourrit de notre chair, de notre sang. Et les saisons froides de plus en plus cruelles qui se délectent d’avance d’emporter nos hommes, en plus grand nombre encore que nos petites lames prétentieuses ne pourront jamais prétendre. J’en suis venu à détester la saison claire, je la sais trop courte et en ces misérables temps, on ne pense qu’au pire.


Il est loin l’enthousiasme des débuts qui perlait de chaque point de nos étoffes neuves, de nos plastrons luisants marqués du sceau du Cercle. Les belles troupes que nous étions alors, la tête haute aux portes de la grande cité de Karr. Notre tâche était noble, l’Unique, notre seul guide. Il en est des guerres saintes et des guerres en général comme des saisons, elles reviennent à intervalles réguliers, celle-ci serait plus belle, plus grande encore que toutes celles d’avant réunies. Qu’en restait-il maintenant de cette croisade en terres cousines ?


Huit longues années d’échauffourées, d’embuscades, de batailles de front. Huit longues années de pillages, de mises à sac, de viols, de villages brûlés. Trop de moines défroqués, trop d’hommes de Dieu corrompus. Avec eux, dans ces mêmes actes, j’ai perdu mon ignorance en même temps que ma foi, l’une et l’autre voyagent souvent de pair.

La guerre sera bientôt loin, je l’espère, mais le vide reste.

Continuer de marcher, je devrais être habitué.

Penser à l’océan.

Avancer.

Encore.


Les yeux du chat noir ne me laissent pas en paix. Ni ses yeux, ni son étrange message.


Descend le fleuve, descend le.


Machinalement, je porte la main à ma poche sous la cuirasse, la pierre est là tiède dans le tissu de mes vêtements. Je réfrène avec peine l’envie de m’en saisir, mais le souvenir des images est lui aussi vivace et je préfère m’épargner ces maudites visions. Inutile de chercher un sens à ce qui n’en a pas. Mieux vaut continuer de progresser, céder à un abrutissement salvateur.

Alors j’avance, épée à la main, titubant, coupant de vertigineuses branches qui s’écroulent sur le sol, taillant mon chemin à travers les racines et les ronces. Huit ans de guerre m’auront au moins appris le labeur et la discipline.


Un sentier s’est à nouveau dessiné, c’est bon signe. Il avait disparu pourtant il me semble l’avoir suivi, d’instinct. Décidément cet endroit recèle bien des mystères. Le chemin de terre s’élargit, lézarde, un coup à gauche, un coup à droite. Je pourrais aller plus vite, couper à travers bois à la seule force du poignet, mais je m’accroche à ce sentier comme à un fil de vie et le voilà qui s’élargit encore.

La végétation se fait moins dense, la sensation d’oppression s’évanouit lentement au même rythme que le brouillard, mais surtout je l’entends : un bruissement tout d’abord, presque un murmure.

Je hâte le pas.

Une ondulation, un frémissement.

Le bruit de l’eau.


C’est encore lointain, mais ce mince bourdonnement agit comme un élixir sur mon corps fatigué et mon avancée se fait plus rapide. J’ai rangé mon épée dans son fourreau, je sens battre le métal sur mon dos. Encore un effort, j’y suis presque.

Maintenant le son est plus clair. Le courant du fleuve, son tirant sur la pierre, résonne dans toute la forêt. L’odeur est là aussi, cette odeur particulière des étendues fermées, le parfum des rivières, des roches et des lacs. Les grands colymbres eux-mêmes semblent plus droits, majestueux sous leur couronne verte ourlée de mauve.

Des couleurs ?

Le jour se lève.


J’avance aussi vite que je peux, repoussant des mains les quelques branches chevauchantes qui gênent encore ma progression. Cette forêt est ahurissante de densité, plus encore maintenant que le noir devient clair et que le jour chasse la nuit. Le chemin se fait route, la lumière me happe et d’un coup je le vois, si large que je n’en distingue que partiellement l’autre rive. Son courant lascif caresse des bandes de terre ocre qui le séparent de la forêt, de ce bois qui le cerne de toute part, l’enserre et le protège. Pourtant il est là qui s’écoule, pris dans son écrin vert, scintillant sous les éclats du soleil naissant. Même le grand astre arbore ce matin des teintes particulières, rougeoyantes sur sa bannière dorée.


Le fleuve est là, fort et franc, embrassant sa terre. J’ai l’impression de retrouver un ami perdu depuis longtemps. Je m’agenouille, plonge mes mains dans son ventre frais. L’eau est claire comme un miroir, elle me renvoie mon reflet triste. Se peut-il que cela soit mon visage ? Comme j’ai vieilli en huit ans, comme j’ai vieilli.


Regarde-toi.


Je sens des larmes couler le long de mes joues sales, quelque chose en moi qui cède, et je me mets à pleurer sans retenue, sans comprendre pourquoi.


Le bruit est partout, les oiseaux font bruisser les branches. Tantôt une paire d’ailes se perd dans le lointain, puis c’est un vol de layaks blancs qui fait chanter les feuilles. Un mince filet de vent froisse la surface du fleuve, caresse les cimes des colymbres, s’engouffre dans les sous-bois et s’en va vers la nuit d’où je suis sorti.

J’avais oublié ces merveilles. Cela se peut-il ? Comment ai-je vécu toutes ces longues années ? Le soleil continue de monter dans le ciel en même temps, qu’à nouveau, les voix de la vieille femme et du chat se frayent un chemin dans mon esprit.


Descends le fleuve.


Descendre ce fleuve qui n’est indiqué sur aucune carte… Cela n’a pas de sens, comment nos cartographes ont-ils pu manquer un tel endroit ?

Je n’ai pas de réponses, pas d’indications, juste une certitude : un fleuve doit forcement se jeter dans une mer. En ce cas, je le suivrai jusqu’au point de jonction. Me mèneras-tu à l’océan ? Je n’ai d’autre choix que de te faire confiance.

Au moins fait-il jour.


Allons, le voyage sera agréable, le soleil dans les yeux, longeant le fleuve, descendant avec lui jusqu’à la mer. Je marcherai des jours et des jours s’il le faut, la nature est bien riche, je pêcherai pour manger.

Ma blessure ne me fait presque plus souffrir. De temps à autre, une pointe se réveille, sans doute pour me rappeler que la mort est passée tout près de moi, mais je me sens mieux, bien mieux.


Je n’ai jamais vu de fleuve si large, si démesurément grand qu’il ressemble à une mer. Noyée sous le soleil, je ne distingue que difficilement l’autre rive où se dessinent en vagues ombres dans la lumière radieuse la silhouette d’autres arbres, le corps d’autres roseaux. Quelquefois, un poisson-ailes bondit hors de l’eau drainant dans son sillage de fines gouttelettes scintillantes.




VII




L’ouest.

C’est comme si tout y tendait. De la brise dans mon dos aux bonds des poissons-ailes, du vol des oiseaux au coucher du soleil. Aussi loin que je puisse scruter, le fleuve s’étire, s’accommode du terrain avec aisance, décrit quelques courbes subtiles jusqu’à une lointaine ligne d’horizon.

Combien de jours me faudra-t-il marcher pour rallier l’océan ?


Il me faut un bâton, un beau bâton de marche. Oui, un homme libre a besoin d’un bâton pour aller où bon lui semble.

Je m’approche de la lisière, avise un colymbre de belle facture, mais non, mieux vaut choisir un tallius, bien que moins beau, son bois est plus résistant, de ces matières de besogneux dont on fait les meilleurs outils.

Quelques coups d’épées et l’affaire est entendue, j’affinerai l’objet ce soir lorsque je ferai halte. Mieux vaut reprendre la route le plus tôt possible. Machinalement, sans bien savoir pourquoi, je plante quelques bouts de bois dans la terre.

Cinq bouts de bois disposés en cercle.

Ce cercle dans lequel j’ai tourné toute ma vie.

Maintenant le soleil est dans sa phase déclinante, bientôt le soir viendra. Il ne semble y avoir âme qui vive en ces terres étranges ; toutefois, sur l’autre rive, il m’a semblé apercevoir quelques ombres mouvantes. Des impressions, rien de plus. Ma vue ne porte pas si loin, je ne suis plus si jeune.


Où donc ont bien pu passer les deux hommes qui m’accompagnaient ? La brume nous aura séparés, c’est certain. J’ignore où ils se rendaient ni même s’ils s’y rendaient ensemble. Fazel avait l’air décidé à poursuivre sa route avec le chien d’Elvin…

Chacun de mes pas me fait saisir la dimension incroyable de ce fleuve. Il m’arrive de sourire béatement devant ce spectacle et je n’ai nul besoin de me reprendre, pourtant, la même question ne cesse de me tarauder l’esprit :


Où suis-je ?


Mais même si tout est étrange depuis que j’ai quitté le combat, je me sens bien, étonnement bien. Se sent-on de la sorte si l’on est en danger, si la menace nous guette ? De fait, la question de savoir où je suis a-t-elle encore une importance ?


Le soleil se meurt à l’ouest embrasant la cime des arbres et la surface de l’eau de mille feux. La vallée se teinte de couleurs rougeoyantes jusqu’à ce que le grand astre disparaisse, que les ombres fassent du fleuve leur lit.


Nuit sans rêves. Sans messages ni signes.

Le sommeil a été salvateur. J’ai dormi près des bois, le sol y est moins dur. La nuit était claire et laissait apparaître des centaines d’étoiles.

Alors, peu de temps après m’être levé, je suis allé me baigner dans le fleuve. L’eau était fraîche, presque froide, mais passées les premières brasses et sous les nouvelles lumières du jour, lentement je me suis réchauffé. La couche crasse qui mangeait mon corps, je l’ai sentie me quitter, se mêler à l’eau, s’évanouir dans ses fonds.

Un vol de colverts a fait frémir la surface et s’est dérobé dans le lointain. J’ai continué de nager un long moment.

Maintenant, je sèche sous le soleil du matin. Mes pensées se figent, je ne sens plus que l’eau et la pierre. Des cris d’oiseaux au loin donnent écho à la légère brume de chaleur qui commence à se former au-dessus du fleuve.

D’un coup, je ressens un bonheur fugace, presque douloureux car je le sens déjà qui s’échappe.

Nomme-le, il disparaît.


Après avoir marché une nouvelle journée, j’ai essayé de pêcher. D’abord sans succès, puis, alors que j’allais abandonner, un dernier jet d’épée s’est avéré fructueux. C’est une belle soulette, elle fera un agréable repas.

Des poissons, il y en a à profusion ici et même un piètre pêcheur comme moi peut prendre de quoi se nourrir.

Voilà à nouveau une douce soirée qui s’annonce.




VIII




J’ai ôté mon sac à dos, je l’ai posé devant moi et j’en ai fait l’inventaire : un briquet, de l’amadou, de la viande séchée peu avenante, du pain rassis, une outre d’eau à demi pleine, des parchemins vierges, une plume, une fiole d’encre noire, une petite bourse contenant quatre pièces d’argent, trois d’étain, deux de cuivre.

C’est tout.

Non.

Il y a un cercle de croix en bois que j’avais oublié, perdu dans les plis secrets du sac. J’ai des vivres pour trois jours encore, peut-être quatre en faisant attention, mais je n’en aurai pas besoin. Il y a de quoi se nourrir aisément ici.


Après l’inventaire, j’ai ramassé des branchages bien secs et craquants, les briquettes d’amadou ont fait le reste. Mes bottes ôtées, je ne me lasse pas de regarder les flammes danser, marier leurs teintes, crépiter de plaisir sous la nuit étoilée. Je suis rompu et pourtant je n’ai pas vraiment sommeil. C’est une curieuse impression en vérité, comme si j’avais seulement l’illusion de la fatigue.

Le poisson grésille dans les flammes dégageant un fumet appétissant.

J’ai faim. La faune si vivante toute cette longue journée de marche s’endort peu à peu, faisant vibrer l’air de chants crépusculaires. Tous ces sons m’accompagnent vers d’autres contrées nocturnes. Couché sur le sol tiède, je me repais des étoiles, du ciel dégagé et de la chair tendre du poisson. J’en dévore la moindre parcelle, léchant chaque arrête plusieurs fois.

Louna est là, pleine et sensuelle, brillant d’une belle pâleur blonde et je ne peux m’empêcher de m’émerveiller devant cette liberté nouvelle, grisante comme du bon vin.


Du bruit.

Là, à ma gauche.

Des pas sur des branches sèches.

J’éteins le feu avec de la terre, me redresse, dégaine l’épée hors de son fourreau, puis recule doucement vers la lisière jusqu’à ce que les arbres me camouflent. Précaution bien inutile en vérité. Avec le feu qui brûlait quelques instants plus tôt, si on en avait voulu à ma vie, je serais déjà mort. Il me faudra être plus prudent à l’avenir, le front n’est pas si loin et même si le paysage est avenant, gageons que les rencontres pourraient être dangereuses.

Je tends l’oreille.


Il n’y a qu’une personne, c’est certain, ses pas sur le sol la trahissent. Visiblement, elle ne prend pas de précautions.

Une ombre sous la lune.

La voilà à quelques mètres de moi, puis du feu aux braises mourantes. Elle se fixe devant le fleuve. L’inconnu pris sous une large cape s’agenouille, plonge ses mains dans l’eau, les porte à ses lèvres. J’ai du mal à le distinguer nettement sous la pâle clarté lunaire. Son corps est menu et de petite taille, on dirait une femme, mais je n’en suis pas certain. L’inconnu se redresse, se dirige vers le feu éteint, tend la main vers la viande séchée.

Je fais un pas à gauche, un autre, puis encore un. Mes pieds nus sur les ronces m’arrachent un gémissement. La forme se fige, puis se redresse, et s’agite comme à la recherche d’une arme sous ses vêtements.


Trop tard pour elle, deux enjambées et mon épée pointe son visage. Elle recule, impossible de distinguer ses traits sous la large capuche.



Je baisse mon arme, et d’un geste tire sa capuche. J’avais raison, c’est une femme.

Son visage semble jeune, mais il me serait bien difficile de lui donner un âge tant ses traits sont tirés et sa peau marquée, toutefois l’éclat de l’œil trompe rarement. Ses pommettes sont bleuies, sa lèvre supérieure fendue, le sang séché sur la commissure forme comme un demi-sourire. Ses cheveux sales tombent en cascades irrégulières sur ses maigres épaules et ses joues noircies de crasse. Sa cape n’est que haillons, elle remonte jusqu’à son cou, l’étouffant presque. Son visage a quelque chose d’inquiétant, d’apeuré aussi.


Mais peut-être est-ce moi qui l’effraie ainsi.

La pauvre a dû subir mille tourments pour être dans ce triste état. Sûrement l’une de ces nombreuses paysannes livrées aux affres de la guerre. Voilà donc pourquoi elle me nommait Monseigneur.

Je lui fais signe de s’asseoir près du feu, elle s’exécute avec défiance. Je me place en face d’elle et réchauffe mes mains sur les braises brûlantes. Elle me fixe, l’air apeuré. Je lui tends un morceau de viande séchée, mais la faim a bien vite raison de ses craintes et elle s’en empare avec avidité, jetant au passage un regard sombre sur le cercle de croix frappé sur le dos de ma main. Elle avale sans respirer, presque rageuse, tout en ne cessant de me regarder comme si je lui réservais une vilaine surprise.




IX




Elle va s’étouffer à engloutir la nourriture ainsi.



Je connais ce nom, nous y sommes passés avec nos troupes, il y a longtemps, bien avant la bataille de la vallée d’Angst. C’est une petite bourgade tout proche des frontières ennemies, un bien mauvais endroit pour vivre qui n’a cessé ces dernières années de passer d’un camp à l’autre. Lorsqu’il était nôtre, une partie de nos hommes y avait pris campement, des blessés pour la majeure partie d’entre eux, quelques malins aussi.

Un sombre pressentiment traverse mon esprit et me glace l’échine. La pauvre promène son regard vide dans tous les sens. Elle fait peine à voir, pourtant je la devine jolie, elle devait l’être en tous cas.



Une bâtarde, on lui a donné le nom du village où on l’a trouvée. La particule me fait sourire.



Elle me tance d’un méchant regard, bombant sa maigre poitrine.



Elle semble presque désolée.



Elle éclate de rire, puis se fige dans une moue haineuse :



À nouveau elle s’égosille en un rire fort et désagréable.



Elle jette un os rongé dans le feu. Inutile d’en demander plus, j’imagine ce qu’elle a dû subir. Peut-être même que Kewell n’existe plus



Les flammes, elles dansent sur son visage.



Son regard noir luit derrière les flammes, la voilà qui pointe du doigt le sud.



J’essaie de me souvenir de Kewell. Nous avions traversé ce village quelques mois après avoir quitté Karr, la belle cité du grand Nord, lors de la seconde campagne, avant d’entamer notre marche vers les plaines d’Angst. Je frémis, si je devais revenir à Kewell ou ce qu’il en reste aujourd’hui, il me faudrait au moins… Je ne sais même pas, c’est trop loin.



La pauvre fille divague, c’est certain. La raison s’en est allée de son esprit après les violences subies, peut-être même était-elle démente avant. Depuis combien de temps erre-t-elle ainsi ? Il n’y a qu’à la regarder pour deviner que cela fait bien longtemps.



Que devrais-je lui dire ? Qu’elle fait fausse route, qu’elle a perdu la raison, que les chemins ne sont pas sûrs, qu’elle n’arrivera certainement jamais vivante là-bas et que même si par miracle elle y parvenait, le seul travail qu’elle pourrait trouver la conduirait sur les rives des bas-fonds à vendre ses maigres charmes pour quelques piécettes.

À quoi cela servirait-il ?



Elle me jette un regard plein de morgue et crache sur le sol.



L’hérésie est de taille, la sauvageonne n’a plus peur de rien, elle a le défi des désespérés qu’elle érige comme un bouclier. Quelques jours auparavant, je l’aurais tuée sur le champ, mais les temps ont changé. Il est inutile de poursuivre. Quand bien même j’en aurais l’envie, ce serait vain. Pourtant, combien d’âmes contraintes ai-je converti ? Je ne saurais le dire. Sur les ruines des villages, dans la fumée encore chaude des pillages, nous autres, soldats de Dieu, partions toujours après les troupes royales, après les massacres, après les mises à sac, après les viols. Prendre les esprits, c’est tout ce qu’il restait.

Les conversions, le feu dans nos yeux.

Les supplices pouvaient être longs et cruels pour les esprits revêches. Œil pour œil, nos ennemis nous le rendraient bien. Ainsi nous continuions de terres brûlées en terres brûlées, de bourgs en bourgs, d’est en ouest.

D’est en ouest.


Le soleil de face, baignant dans la lumière d’une foi aveugle. Mais non, mon Dieu, tu n’as pas pu vouloir cela, c’est impossible. Toute cette folie, cet incroyable gâchis. Tu n’as pas pu le désirer.



Trop de questions, elle me fatigue soudain.



Elle frissonne et s’étend à son tour. Nos regards se croisent entre deux flammes mourantes. Nous nous fixons un court instant, puis ses yeux se ferment et elle se blottit sous sa misérable cape.

De la main, je cherche les quelques bouts de bois secs que j’ai récupérés un peu plus tôt. J’en saisis quelques-uns et les jette dans les braises. Les flammes s’agitent, puis reprennent leur doux crépitement, je remonte ma cape. Au-dessus de moi les étoiles sont légions, le fleuve n’en finit pas de bruire doucement, étrange berceuse qui me happe lentement vers des rivages opaques. Mes yeux se ferment et la nuit m’enveloppe.




X




Des bruits de cloches dans le lointain. Une voix, un chant. C’est la vieille femme qui remue les lèvres.


Dis m’en plus sur la forêt,

Celle que tu appelles chez toi,

Dis m’en plus sur la forêt,

Celle où tu guideras mes pas.


Toi qui conduis les âmes,

Jusqu’aux rives brumeuses,

Jusqu’à la nuit sans larmes,

Jusqu’à la peine heureuse.


Dis m’en plus, sombre berger,

De l’endroit où tu vas mener,

Nos âmes entravées, blessées,

Par le temps et par l’épée.


Dis-moi où tu nous mènes,

Et quel est cet endroit ?

Où le sang de nos veines

Peine et ne coule pas.




Des petits yeux brillants luisent dans la nuit et le chant se disloque jusqu’à devenir multiple, et toutes ces voix comme une seule qui chuchotent et chuchotent.

À nouveau, ce son de cloche dans le lointain.

Puis, plus rien.


Le soleil est là et c’est comme si je n’avais pas dormi. Le chant résonne encore dans ma tête, mais je ne saurais le fredonner. Seules quelques bribes de phrases me reviennent en mémoire sans que je puisse vraiment jurer de leur cohérence ni de l’exacte fiabilité de mes souvenirs. Je ne pourrais lire mes songes, je ne suis qu’un petit homme de Dieu, je n’ai pas de dons particuliers, pas d’aptitudes spéciales, je ne suis que l’un de ces nombreux et dévoués serviteurs des plus puissants, du plus puissant. Alors, je ne préfère pas réfléchir, je ne veux pas perdre mon temps pour rien. Si j’ouvrais ma réflexion, peut-être ferais-je demi-tour et reviendrais au combat.


Le feu s’est éteint, les braises sont froides et noires. Je me dresse difficilement, le sol danse sous mes pieds. La fille dort encore. Je m’en approche et remonte sa cape sur son visage.

C’est une bien belle journée qui commence, l’eau du fleuve scintille de toute part, j’ai envie d’y plonger les mains. Mes pieds ripent sur la caillasse glissante, bordée de petites bulles d’écume. Les bras en croix, je m’étire et contemple ce paysage ahurissant de beauté. Mon visage boit le soleil. La vie semble s’être emparée de chaque recoin, de la moindre racine à la plus haute des cimes. La faune est éveillée elle aussi, elle bruit de toute part et ce tout forme comme une musique.


Je plonge mes mains dans le fleuve, l’eau est fraîche. Je m’en asperge le visage. Le remous est faible et les ondulations me renvoient mon reflet pâle. Mes cheveux sales m’arrivent maintenant aux épaules, mes traits sont tirés et, par Lazarre, dans la lumière du matin, que je suis pâle ! La barbe que je n’ai pas rasée depuis des mois prend maintenant naissance à la base du cou et s’étend jusqu’à la moitié de mon visage. Je reste là, agenouillé un long moment, ma main allant et venant sur les poils de mes joues, puis des joues au menton, puis du menton au cou.

Mon cou.

Est-ce possible ?


Je me retourne vivement et cours vers le campement. Sylène dort encore, les yeux fermés, les traits figés dans une expression triste. Elle dort. Je m’agenouille près d’elle. J’ai l’impression qu’elle va se réveiller, mais non, sa respiration reste régulière et ses paupières closes. Ma main tremble lorsque je tire tout doucement le col de sa cape. Le tissu s’affaisse dévoilant dans son sillage une peau laiteuse et ce que j’avais entrevu un peu plus tôt sans vraiment y prêter attention me saute aux yeux dans toute sa violence. Une cicatrice barre toute la largeur du cou, elle est encore rougeoyante et d’une épaisse profondeur. C’est une de ces blessures auxquelles on ne peut survivre. C’est impossible. L’entaille est trop large.

Je détourne mon regard.

Que lui ont-ils fait ?


Elle ouvre les yeux d’un coup, me regarde d’un air incrédule et se met à hurler, hurler sans que je puisse l’arrêter, sans que je puisse même faire un mouvement.

Enfin, elle se calme. Les cris se font halètements, respirations brèves, heurtées de larmes invisibles. Je me suis levé et j’ai reculé de quelques pas pour lui montrer que c’était fini, que je ne lui voulais aucun mal, qu’elle n’avait plus à s’inquiéter. J’aurais aimé lui dire quelque chose, mais les mots ne sont pas venus.


Maintenant elle me regarde préparer mon sac, les jambes repliées sur son ventre, accroupie, le visage en appui sur ses genoux. Elle me fixe d’un air absent et je me demande à quoi elle peut penser en ce moment et à quoi elle peut bien songer en général.

Elle a l’air solide, sa nature est robuste bien que marquée par la guerre. C’est une fille de nos campagnes, elle s’en remettra. Nous nous en remettrons tous. Il faudra du temps, beaucoup de temps, c’est tout.

J’ai du mal à chasser l’image de sa blessure de mon esprit. Non que je n’ai jamais vu de pareilles entailles, de si précises lacérations, mais je n’en ai jamais vues de telles sur une personne vivante.

Allons, il faut chasser ce silence.



Elle me regarde sans répondre.



D’un geste qui me semble excessivement précis, je sépare mes vivres en deux parts égales et lui en laisse une auprès du feu éteint.



Je passe le sac sur mon dos et saisis mon bâton. Nous nous dévisageons l’espace d’un instant.

Là encore elle ne dit rien, se contentant de me fixer de cet air lointain et je sens son regard me suivre un long moment alors que je m’éloigne.