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21/09/09
corrigé 12/06/21
Résumé:  Dernière partie du récit, Lorn s'approche de la vérité.
Critères:  nonéro aventure fantastiqu
Auteur : Gaed            Envoi mini-message

Série : La cité des vents

Chapitre 03 / 03
La forêt

Résumé de cette dernière partie : Lorn poursuit son chemin le long du fleuve, ce long fleuve étrange et envoûtant. La vérité est proche.




IX



Est-ce mon dos qui se voûte ainsi ?


Pourquoi donc ressens-je de la culpabilité ? J’ai tué bien des hommes, mais je ne me suis jamais laissé aller à la cruauté gratuite. Jamais je n’ai touché femme, enfant, vieillard. Les occasions n’ont hélas pas manqué. Pourquoi le nier ? J’ai parfois senti mon âme brûler, chacun a sa part sombre, mais je n’ai jamais cédé, jamais. La foi m’en a gardé. Pourtant, faire ou laisser faire, n’est-ce pas là le même crime ?


Le regard vide de Sylène m’accompagne un long moment alors que j’avance avec prudence sur le sol rocailleux et glissant. Ce visage, ces traits, tout cela disparaîtra bientôt de ma mémoire, je le sais. Le sol lâche n’en finit pas de me tordre les chevilles. Le sentier de la veille qui longeait le sous-bois s’est progressivement amenuisé jusqu’à disparaître presque totalement. Le parcours est bien moins aisé et il me faut souvent marcher dans l’eau. Colymbres, selnes, vernes et tangines affaissent leurs branches touffues jusqu’à la surface ondulante. Des feuilles tantôt vertes, tantôt rousses, parfois bleues, en pointes, rondes ou crénelées, glissent le long du courant.


Et puis, à nouveau, le chemin s’élargit et le trajet se fait plus facile au détour d’un bras d’eau qui bifurque vers le sud-ouest. C’est un lacet un peu plus prononcé que les précédents caprices du fleuve. Voilà qui va rompre la jolie monotonie de ce voyage. Las, elle a tôt fait de me rattraper. Derrière, c’est toujours la même perspective, des mêmes pierres blanches travaillées par le soleil et par le fleuve, ces mêmes rangées d’arbres qui se reflètent sur l’eau, encore et encore. L’âme humaine est ainsi faite qu’elle s’émerveille du beau et s’en lasse aussitôt. Mais bien que le paysage varie peu et que l’ennui me guette, je me raccroche à mon bâton, gage de liberté. Je le plante avec vigueur et j’aime les sons qu’il dégage lorsqu’il heurte la caillasse ou se plante dans la terre humide.


Une journée s’écoule, puis bientôt une autre. Il m’a fallu m’arrêter pour pêcher. Le fleuve regorge de tant de poissons que c’est un jeu d’enfant d’en attraper, même à la main. Il en est certains que je n’ai jamais vus. Et leur goût ! Par Lazarre, je n’ai jamais rien savouré de tel. Je suis piètre cuisinier, mais il faudrait être bien maladroit pour louper de semblables présents. Après une bonne cuisson sur un feu de fortune, la chair fond dans la bouche et diffuse les parfums subtils de l’eau des ruisseaux et des fleuves.


J’ai l’impression de revivre, une forme de bien-être que je n’ai pas ressentie depuis si longtemps que j’en avais oublié l’existence.

Des souvenirs d’enfances, lointains, heureux, me traversent l’esprit. Des images fugaces comme un rayon de soleil couchant.


Le fleuve me purifie, il me lave.

Je me sens bien.


Quelquefois des éclats de métal résonnent dans la vallée. Peut être l’écho lointain de la guerre. D’autres fois, c’est un tintement de cloche qui me fait lever la tête et puis plus rien. Des impressions, c’est tout. Ici l’eau est si claire, si pure, qu’on peut la boire sans crainte ; souvent, je me regarde la buvant à la surface de l’eau, à la dérobée, comme un voleur. Les visages vieillissent plus vite pendant les guerres ; le mien, je ne le connais plus, j’ai peur de le voir, peur de regarder mes propres yeux, peur d’observer mes mains. J’ai été moine avant d’être soldat ; de cette époque, je me rappelle l’entêtante odeur de pierre humide, des prières aussi. Et puis les chants, ce moment intense où nous mêlions nos voix, mes frères et moi, dans la rudesse solennelle de l’Orédrale et des peintures saintes des grands maîtres de Pale Ronda. Les atours de la religion, ils sont si séduisants, si envoûtants même qu’ils chassent les pensées impies et toute velléité de réflexion.


À nouveau, je m’arrête près du fleuve pour méditer et tremper mes mains dans l’eau. C’est la vérité que je tiens à l’intérieur de mes paumes jointes, la seule qui compte vraiment, celle de nos origines, celle de la matière. Alors que je me redresse à l’aide de mon bâton, je sens le mensonge d’une vie partir hors de moi.


J’ai la triste impression de n’avoir été qu’un soldat, que les armes ont été mon seul talent, j’ai ce sentiment de m’être perdu. C’est peut-être la nature tout autour de moi qui éclaire mon esprit, ce serait si simple de penser cela.


Pourtant, il y a eu un autre Lorn : pieux, croyant et précis dans ses actes, un cœur pur me semble-t-il. Le temps de l’apprentissage est déjà si loin que je l’ai effacé de ma mémoire. On dirait maintenant qu’il veut se réveiller, cet être frêle, au contact du fleuve, au gré de l’air doux qui me pousse vers l’ouest. Dans cet interminable voyage, je ne suis pas seul. Des images sans cesse effleurent mon esprit, des souvenirs noyés qui ne veulent pas mourir et qui me harcèlent comme pour me faire changer, pour m’obliger à voir les choses autrement. L’évolution de l’être est un état qu’on ne peut saisir, impalpable dans les spirales du temps, mais en ces instants de lente solitude, je sens mon âme toute entière goûter à une eau ancienne que je croyais perdue. Me voilà donc qui change et j’en déposerais presque mes armes au sol, mais il est trop tôt pour cela, bien trop tôt. La peur commande toujours à mes mains.


Alors que le jour décline, j’aperçois une forme au loin.

Non, plutôt deux.


Les contours se font plus nets au fur et à mesure que je m’approche : ombres ciselées, immobiles dans le soleil tombant. Un homme est assis là à côté de ce qui ressemble à un cheval.


Me regarde-t-il venir vers lui ?

Il serait bien aveugle s’il ne m’avait vu.

Une arme se détache de son flanc, peut-être une hache. C’est un soldat certainement.

Oui, il en a tout l’air.




X



Maintenant ce n’est plus une ombre, je le distingue clairement. Il porte une côte de maille lourde sur un plastron de cuir. Ses armes, une épée courte et la hache que j’ai aperçue quelques instants auparavant sont posés sur le sol juste à côté d’un heaume de belle taille. À son allure, je jurerais que le soldat est des nôtres.


L’homme me regarde venir, le soleil avec lui, juste dans son dos. Il lève sa main droite, j’en fais autant, mais je ne relâche pas la garde de ma dague sous le repli de ma chemise. Je distingue son visage, faciès buriné des hommes de guerre, mangé par la barbe, regard éteint, dents noircies, gâtées, sale de la tête aux pieds.


Il baisse la main, puis la relève aussitôt.



Un long silence s’installe tandis que nous nous observons à distance raisonnable.



Son énorme rire n’en finit pas de résonner, puis d’un coup il cesse, tranché par un épais crachat sur le sol.



Il donne un coup de pied dans un petit tas de braises à côté de lui, une mince fumée s’en dégage. Je le remercie d’un hochement de tête, et après avoir posé mon sac et mes armes, m’assieds face à lui.


Il me fixe de son regard noir à demi couvert d’une épaisse chevelure qui lui barre une bonne moitié du visage. Et ce détail indique qu’il ne fait pas partie des moines-soldats. Mais pas d’emblème, pas de signe apparent, difficile de savoir à quelle troupe il appartient, et à vrai dire, difficile même de savoir si c’est l’un des nôtres ou un chien d’Elvin. Ils nous ressemblent tant. Avant, avant la guerre, avant le royaume unifié, ils n’étaient que des clans, le sang était le même.



Il me toise d’un air las et répond :



À nouveau sa lourde carcasse s’agite au rythme de son incroyable rire. Assis, il me dépasse déjà d’une tête, je n’aurais pas aimé avoir à me battre contre lui.



À dire vrai, je n’en ai même jamais entendu parler. Mieux vaut faire le silencieux plutôt que l’ignorant.



J’étire mes jambes en soupirant. Définitivement je n’aime pas cet homme.



Il me fixe sans répondre, une vague indifférence voilant son regard. Puis il sourit et pointe ma blessure du doigt.



Il m’adresse un clin d’œil complice.



Je reste silencieux.



Faël, Faël… c’est plutôt un nom de l’est. Mon regard accroche quelque chose sur son visage, là, en-dessous des mèches de cheveux sur son front. Il surprend mon attention.



La marque, la marque des hommes d’Elvin. Quatre points disposés en losange et, au centre du losange, un autre point. Elvin et ses quatre fils.



Il crache par terre comme pour entériner un pacte secret.



Et le voilà qui crache à nouveau sur le sol :



Il rit.


Qu’est-ce qui me sépare de cet homme ?

Nous parlons la même langue, celle des clans qui composaient un royaume autrefois unifié. Nous sommes sales, fourbus, nos mains sont souillées du sang des trépassés. Nos âmes, nos rêves, sont chargés des cris des batailles, notre peau même exhale encore l’odeur de la mort. Notre regard est voilé, empreint d’une vieillesse naissante. On ne l’imaginait pas venir nous prendre si vite, si tôt.


Odeur de cendre, il va falloir relancer le feu.



Laendo ?


Les images du siège me reviennent en mémoire, j’y étais moi aussi. Les femmes nous lançaient le corps froid des nourrissons qui périssaient faute de vivres. Cela avait duré toute la saison blanche, glaciale, interminable. Quand enfin, nous étions entrés dans la ville, il ne restait ni enfants, ni vieillards, juste une cohorte d’ombres faméliques. Et des charniers ici et là, que les mains affaiblies n’arrivaient même plus à enflammer. J’avais recouvert mon nez d’un morceau de tissu, comme les autres, et tous, nous étions entrés dans un royaume putride. La majeur partie des habitants étaient morts, certains avaient fui, par quelques passages dangereux et souterrains que nous découvririons plus tard, écœurés en découvrant nombres cadavres prisonniers des eaux stagnantes, tous ces corps enchevêtrés le long de grilles rouillées.


La lourde voix me tire de mes souvenirs :



Je le regarde fixement. Cet homme n’a pourtant point l’air d’un dément. Alors pourquoi vient-il se perdre par ici ? Il fait fausse route. Le pays d’Ac est à des miles et des miles, après la grande cité de Savernes, au nord des monts de Cale.



C’est à mon tour de m’exclamer.



Il lève les yeux au ciel comme si ce que je lui disais n’avait aucun sens et tranche d’un air énigmatique :



Il crache son rire gras en se tenant le ventre et reprend :



Je le regarde se diriger mollement vers sa monture, prendre appui sur la selle, grimper sur le dos de la bête. Le geste est lent, poussif.


Quelque chose ne va pas.

Quelque chose qui attire mon regard.

Là, au bas de son dos.


Sa cuirasse est perforée, la côte de maille fendue. La toile de sa chemise dévoile une large plaie rouge. Mes yeux se rivent à la blessure. Je le revois m’exhiber fièrement son entaille au ventre, Un coup de chance ! Ma panse est grasse, l’attaque de l’agresseur peu motivée. On ne peut s’y tromper, les deux blessures sont symétriques. L’homme a été transpercé dans sa largeur… Il ne peut avoir survécu à cela, c’est impossible.

La découverte me glace d’effroi et mes lèvres restent murées lorsque d’un dernier signe de main, il me salue et reprend sa route.


Mais vers où ?

Le pays d’Ac ? Sarlane ? Karr ?

Le grand océan de Fondvert ?

Qu’en sais-je ? Quelle est cette folie ? Quel est cet endroit de dément ?




XI



La compréhension est une chose complexe et étrange.

Chaque parcelle de vérité s’assemble avec une autre, petit à petit, jusqu’à ce que les bribes fassent un tout et que ce tout nous éclaire. Souvent, cette compréhension se voile sous l’effet d’une colère, d’un espoir, d’un malheur. La lumière est là pourtant qui nous tend les bras. Las, les passions nous en éloignent immanquablement et la vérité de l’esprit est bien souvent l’ennemie de celle du cœur.


Immobile, assis près du fleuve, longtemps après que l’homme soit parti, les images des derniers jours me reviennent.


Dis-m’en plus sur la forêt, celle que tu appelles chez toi.


Les deux soldats blessés, l’un au ventre, l’autre au visage, la vieille folle dans sa maison isolée, mon cheval mort, la fille égorgée, l’homme transpercé. Lentement, ma main remonte sur mon cœur, là, tout près de ma blessure.


Des voix se mêlent aux images.


J’ai juste l’impression qu’il me faut rester à ses côtés

La peine heureuse


D’autres voix, des yeux vides.


Il faut bien aller quelque part maintenant, on dit qu’il y a du travail là bas, de quoi manger et dormir en paix et puis, j’ai toujours voulu aller dans une grande cité du royaume


Des bribes de phrases, des mots froids


Tu fais fausse route


qui tourbillonnent en moi.


Vous avez une vilaine blessure dirait-on

Nos âmes entravées


Quittez mon esprit.


Je me dirige vers les forêts d’Eblonde, après le pays d’Ac. Ne me demande pas pourquoi je m’y rends, il me semble que je l’ignore moi-même. Il y a des bois là-bas, des bois, des rivières et du calme


Laissez-moi.


Vilaine blessure

Vilaine blessure


Laissez-moi.


Mais les mots n’en finissent pas de tourner dans ma tête, comme une horrible danse. Les yeux brillants du chat noir semblent planer sur mes songes éveillés. Ses petits globes rouges régnant sur l’incroyable vérité dont la simple perception fait trembler tout mon corps. Ce regard de sang ne me lâche pas et il me semble le voir se fondre au soleil qui disparaît là-bas, derrière des reliefs lointains.


À nouveau les voix résonnent, si présentes que je me demande si je ne les entends pas vraiment, s’ils viennent de ma mémoire ou de l’eau, des bois ou des monts.


Descends le fleuve, descends-le


Le chat qui parle.

Ce chat, où l’ai-je déjà vu ?

On m’en a parlé, c’est certain. La voix de ma mère.

Ma mère qui me raconte quelque chose.

Un conte.

Le chat d’Aslane.

Le passeur.


Par l’Unique, le passeur des âmes vers l’envers. Le monde après la mort.

Ce que j’ai pris pour une hallucination liée à ma chute de cheval n’en est pas une. Je sens une boule dans mon ventre. C’est impossible.


Je regarde tout autour de moi : le fleuve est là qui s’étire à perte de vue.


Il n’y a rien ici, rien du tout.

J’avance vers un mirage, comme tous ceux que j’ai croisés avant. Nous lançons nos corps meurtris dans un impossible voyage. Une route sans fin.


Meurtris.


Tous, nous devrions être morts. Ma main tremble sur ma blessure. Encore des images de batailles, des réminiscences du combat. Un cavalier me charge, sa monture cuirassée fonce vers moi, tête baissée. Ma lame qui se dresse et la chair qui s’enfonce dessus. Des cris, du bruit, des fracas, le cheval et l’homme qui s’écroulent sur moi. Je me vois bondir sur le côté. Un bruit sec, comme un cliquetis, puis un sifflement dans l’air, la douleur qui envahit tout mon torse. Là, devant moi, un soldat qui ricane, arbalète à la main. Je me sens m’écrouler, m’écrouler sur l’homme tombé du cheval. Je reste là, couché, les yeux entrouverts, ma main sur son cou, je touche quelque chose de froid, de froid et de tiède en même temps et puis plus rien, les images disparaissent.


Ne reste plus qu’une voix, une voix sans âge, une voix de femme.

La voix de la vieille femme et le goût âcre de son baiser.


Descends le fleuve, descends le fleuve


La vérité monte ainsi, lentement dans mes entrailles jusqu’à faire de mon esprit son esclave : je suis mort.


Non, non, c’est impossible.

Je ne veux pas, c’est trop tôt, bien trop tôt. Ma main griffe ma poitrine d’un mouvement sec et régulier.


Non, je ne veux pas.

Je ne veux pas.

Cela ne peut être ainsi.

Cela ne peut être ainsi Lazarre, cela ne peut être ainsi lorsque le trépas vous emporte.

Où est la réponse ?


La clé de la grande énigme ? Où est l’antre de la lumière où les âmes sont libres, délestées du poids de la grande question, de cette question qui nous brûle depuis le jour de notre naissance ? Où est la berge que nous promet le livre sacré ?


C’est moi, c’est moi qui divague. Mes blessures, la fatigue. Mon esprit est tourmenté. Je m’agenouille et murmure en sanglotant.


Excuse-moi mon Dieu, pardonne mon doute, je ne puis douter de Toi, j’ai fui le combat, je T’ai tourné le dos, cet endroit est maudit, il m’éloigne de Toi, Pardonne mon doute, Pardonne-moi.


Pardonner…

Mais pardonner quoi ?


La vérité est plus forte que la foi, je la sens à nouveau s’insinuer en moi, détruire mes certitudes avec application. Trop de choses inexplicables, de faits négligés. C’est cela parfois la vérité, une simple suite de questions. Je fouille mes poches, de la poussière, de la saleté et puis la pierre. Je la sors, l’observe sous le soleil. Elle brille de son éclat vert, splendide. Le chat me l’a donnée. Mais qu’évoque-t-elle, qu’est-elle censée me dire ?



XII


La nuit va venir, la nuit et son cortège de bruissements, de souffles, de cris d’animaux. Tout ici a l’illusion de la vie, la vie comme on pourrait la rêver, comme j’aurais pu la rêver, loin de la guerre, loin du vacarme assourdissant des armes.


Plus intriguant encore, je me rends compte que je n’ai jamais vraiment eu faim. Non, c’était plutôt un réflexe, comme s’il fallait que j’aie faim. Même mon sommeil est étrange, il ne me repose pas. Je me demande si j’en ai besoin.


Et ce fleuve qui n’en finit pas de s’ébrouer sans heurt et qui semble me guider vers un ailleurs lointain, plus lumineux encore. Ces êtres que j’ai croisés, allaient vers d’aussi diverses que contradictoires directions. Tous marchaient le soleil dans les yeux, cet étrange soleil qui n’en finit pas de se lever dans un ciel toujours bleu, puis de se coucher dans une nuit calme et étoilée, toujours la même. Il ne fait ni chaud, ni froid, tout n’est qu’équilibre. Ces hommes et moi allons tous au même endroit, un endroit que je ne veux pas connaître.


Peut-être même n’y a-t-il pas d’endroit, peut-être pourrais-je marcher ainsi des années durant.


Au loin, il me semble discerner le tintement – toujours le même – d’une cloche ou de plusieurs, je ne sais pas.


Encore le souvenir de la voix de la vieille femme dans ma tête, ce sifflement.


Descends le fleuve

Le troupeau vient


Quel troupeau ?

À nouveau, les cloches retentissent. Il me faut rebrousser chemin.

Demi-tour.

Vite.


La nuit est là qui m’enveloppe comme un linceul froid.

Je remonte la berge.


Et le trajet semble plus difficile, bien plus âpre. Pourtant délesté de mes armes et de mes vivres. Mais ce n’est pas la force physique qui est en jeu, car il ne me semble point ressentir de fatigue, mais c’est une épreuve de volonté, l’envie de faire le parcours dans ce sens-là n’est pas évidente, loin de là. Je cours, je cours à en perdre haleine, tâchant de refréner le besoin de me remettre dans le sens naturel du chemin. Ma main serre la pierre, instinctivement. Elle me donne de la force, mais j’ignore pourquoi. De temps à autre, dans la noirceur ambiante, le tintement des cloches résonne, un peu plus présent chaque fois, et ce son me glace le sang. Il vient de la forêt alentour, ressemble au tintement de ces lourdes cloches que les gens des campagnes utilisent pour guider les bêtes. Mais l’écho, lui, est plus mat, comme étouffé, prenant par à-coup l’habit d’un gémissement plaintif. Dans l’obscurité baignée de reflets de lune, cette étrange musique semble porter mes pas. Je sens qu’il m’en faut découvrir la source. Sur l’autre rive, je crois apercevoir des formes. Ce n’est pas la première fois, j’ai déjà eu ce sentiment de ne pas être seul. Je me hasarde à faire des signes de la main, à pousser quelques cris, plus pour chasser la peur qui bat dans mon ventre que pour me faire connaître.


Alors je continue d’avancer, remontant le fleuve aussi vite que je le peux et de ce côté-là, dans ce sens, je jurerais que la nuit est bien plus noire.


Le jour ne se lève pas ; pourtant, il devrait. Louna ressemble à un soleil pâle qui éclairerait l’obscurité. J’ai couru toute la nuit et je ne suis pas fatigué. Je ne suis pas fatigué !


Plusieurs fois, j’ai failli rebrousser chemin. Pourquoi revenir vers ces sombres sentiers ? Pourquoi ne pas poursuivre ma route vers cet ailleurs si séduisant, si chaud ? Il n’y a pas de réponse, il n’y a que l’instinct, un raisonnement bestial qui commande à la raison.



Seul le tintement des cloches me donne espoir en même temps qu’il m’effraie. Pendant ces longues heures, j’oscille entre de contradictoires sentiments. Quelques rares fois, l’euphorie me gagne et il me semble que ma foulée s’allonge, que je vais sortir de ce cauchemar ; d’autres fois, une lassitude profonde m’envahit et j’ai l’impression que je vais étouffer dans l’instant.


Mais je gagne.


Mes pas effleurent le sol, ma foulée est ample et mon souffle semble sans fin, je pourrais courir ainsi très longtemps. Dans l’ancien temps, on envoyait des éclaireurs avant le combat, de très bons coureurs, forts sur leurs jambes et vaillants combattants. Chacun portait l’étendard de son camp et arrivait sur le champ de bataille avant les troupes. Les deux hommes s’affrontaient alors et celui qui restait plantait étendard sur le sol, la tête de l’ennemi embrochée sur son pic. Les sorciers y voyaient là présage, mauvais ou bon, et assurément le clan vainqueur y puisait de nouvelles forces ; la vision des couleurs adverses maculées du sang de l’ennemi, flottant sous le vent, ayant un effet incroyable sur les hommes. Avec le temps et la fin des guerres de clans, la tradition a disparu et seul le bruit lourd de mes bottes sur le sol ravive ces réminiscences d’une autre époque. La marche – l’effort en général – et le sommeil ont ceci en commun de porter nos esprits vers de curieux horizons, et je me demande alors si je suis en train de dormir ou de courir en ce moment même.


Enfin, j’arrive à mon point de départ. Le sentier est là, débouchant de la forêt. J’aperçois les cinq bouts de bois que j’ai plantés – quelques jours ? – plus tôt. Voilà qui freine ma course. Je m’arrête. Observe un long moment les bâtonnets. Je m’assieds. Le souffle court soudain. La pierre est chaude dans ma main. J’ai besoin de me reposer. La pierre est là, dans ma paume, rassurante, pure.


Des images.

Les éclats du combat.

Les guerriers, les moines, les maîtres en débâcle.


Des deux côtés, un massacre complet. Jamais je n’ai vu telle barbarie. De part et d’autre des collines de Seërn et de Lyda, des milliers et des milliers d’hommes ont rugi. Tous, nous avons regardé droit devant nous, grisés par le nombre. Je n’avais jamais vu tant de soldats. Le soleil baignait les armures, le pic des lances et les larges lames. L’herbe sous nos pieds était grasse et verte. Ce n’était pas, loin de là, la première bataille à laquelle je prenais part, mais celle-ci – je le ressentais dans ma chair – avait quelque chose de particulier, quelque chose d’important et de cruel.


Le calme s’est posé sur la plaine et puis les maîtres ont donné de la voix, bientôt relayés par les lourds tambours de peau et le chant des moines. Les étendards se sont dressés, des couleurs ont fleuri un peu partout sur les collines. Et les hommes ont rugi. Toutes ces voix n’en ont formé qu’une seule, un interminable cri de colère et de défi, et je me suis surpris à hurler avec les autres, malgré la peur, malgré l’étrange sentiment qui couvait en moi. Nos pieds ont frappé le sol comme un seul.


Alors, toutes les troupes ont couru, couru encore, les pas se sont calés les uns sur les autres, ceux de devant, ceux des hommes les plus forts et les plus stupides qui menaient la charge. J’ai couru, moi aussi, comme tous, en éructant un tas de mots incohérents. Nous avions le soleil dans les yeux, un bien sombre désavantage. La peur me nouait le ventre.


Le silence.


D’un coup les souffles se sont mêlés, le temps s’est arrêté comme pour contempler la chose et tout s’est figé autour de nous. Les deux charges se sont ramassées sur elles-mêmes dans un fracas de métal. Je me suis retrouvé seul, seul au milieu de tous ces soldats. Des nuages ont masqué le soleil, j’y ai soudain vu clair et la folie du combat m’est apparue pleinement.


J’ai frappé, frappé encore et encore. Combien de temps ? Des larmes coulaient sur mon visage, mon souffle me brûlait, mais je frappais toujours plus fort, toujours plus vite. Les tailleurs de gemmes lançaient des incantations derrière nous, leurs voix se fondant à nos hurlements. Ils étaient pourtant bien loin du combat, là-haut sur les collines et pourtant, par Lazarre, j’entendais leur voix.


Un destrier m’a chargé, je l’ai évité et puis le sang a coulé sur mon ventre, la douleur m’a frappé, là, juste au-dessus du cœur et je suis tombé, le carreau d’arbalète planté dans ma chair. Je me suis traîné. Des hommes s’écroulaient autour de moi, sur moi. La fumée des flèches enflammées, imbibées d’alcool de tull, qui s’abattaient de toute part me brûlaient les yeux. Je rampais sur des cadavres, mes mains s’accrochant parfois à des pans de chair ouverte. Déjà la puanteur de la mort se répandait, déjà son parfum délétère recouvrait la vallée comme un linceul invisible.

Et ensuite ?




XIII



Voilà la forêt.


Je reprends le chemin de fortune que j’ai taillé à la force de l’épée, à l’aller. Mon cœur s’emballe, je fais mine de revenir sur mes pas, mais l’instinct – toujours lui – me remet sur le sentier.


Derrière moi la chaleur, j’entre dans la nuit.


Maintenant il n’y a plus de lune, les épais branchages des Colymbres voilent le ciel, brisant tout espoir de lumière. J’ignore depuis combien de temps je marche dans la forêt sans nom, longtemps sûrement.


Suivre ces racines épaisses, remonter les veines jusqu’à son cœur. Comme toute chose, elle en possède un.


Les tintements de cloches se font très présents, je ne suis plus loin.


À l’endroit où j’ai vu le chat, il y a mon cheval mort, le cou retourné. J’aperçois sur le sol d’autres traces de sabots et d’autres marques de pas. Il y a eu du passage, il y a peu, les traces sont encore profondes. Peut-être les deux hommes qui étaient avec moi ? Peut-être d’autres voyageurs.


Bientôt, la maison se dessine sous un trou d’arbres.

La porte.


Ouverte.


Les cloches tintent et tintent encore et encore, plus proches que jamais tandis que je m’engouffre dans la demeure. Un effroi incontrôlable me saisit, je ne peux aller plus loin, je ne veux pas voir, je ne veux pas voir ça.



L’étrange sifflement.


Elle est là qui m’observe, au bout du corridor, pâle silhouette dans l’obscurité, la vieille femme du rêve.


Dehors, j’entends des bruits de pas traînants, des fourrés qui bruissent et les cloches qui d’un coup se taisent. Je me sens pris de vertiges, j’ai envie de vomir. Elle s’approche de moi et me dépasse sans même me regarder. Dos famélique, démarche tremblante. Et sa voix s’élève, tantôt douce, tantôt dure, un souffle gelé, blanc s’en dégage, il sort de sa bouche.


Dis m’en plus sur la forêt,

Celle que tu appelles chez toi,

Dis m’en plus sur la forêt,

Celle où tu guideras mes pas.


Toi qui conduis les âmes,

Jusqu’aux rives brumeuses,

Jusqu’à la nuit sans larmes,

Jusqu’à la peine heureuse.


Dis m’en plus sombre berger,

De l’endroit où tu va mener

Nos âmes entravées, blessées,

Par le temps et par l’épée.


Dis-moi où tu nous mènes,

Et quel est cet endroit ?

Où le sang de nos veines

Ne coule pas.



Elle se retourne lentement vers moi et je croise son regard blanc.



Sa bouche ne s’ouvre pas, la voix semble venir de partout et de nulle part en même temps.



Elle sort de la maison et referme la porte, me plongeant dans le noir. D’autres voix, dehors, répondent à son chant. Des gémissements aussi, de longues plaintes étouffées, des pas qui trébuchent. Je me dresse sur mes jambes faibles, la tête me tourne, le sol se dérobe, je me rattrape à quelque chose de dur, mais quoi ? Mon souffle est court, mon cœur bat à s’en rompre et le sang dans mes tempes lui donne un écho morbide.


Je veux sentir l’air, respirer l’odeur de la terre, plonger mes mains dans le ventre, sous le sol.


Saisir de la terre.

De la terre entre mes doigts.

De la terre.


Le corridor est long, bien trop long, je titube, je n’y vois rien. Dehors, la meute s’est rapprochée. Je saurai, je saurai.


La porte, je la tire de toutes mes maigres forces, elle grince, grince encore, elle n’en finit plus de s’ouvrir et puis la fraîcheur me happe.


Au loin, il y a une légère lueur, comme une torche mourante dans la pénombre totale.

La peinture, la peinture noire me revient en mémoire. C’est exactement la même scène.

La torche se fait plus vive, les ombres se distinguent, lentement. Maintenant je peux les voir.

Toutes.


Un long cortège bruissant dans l’herbe et la terre humide. Des hommes, des hommes comme moi, des hommes de Dieu, des hommes de guerre. Des femmes aussi.

Des enfants.

Des milliers, le regard vitreux, la peau livide. Certains n’ont plus de tête, d’autres plus de bras. Membres disloqués, visages zébrés de cicatrices, tous exhalent la pourriture, cette senteur putride qui lèche les murs des mourants jusqu’à en incruster chaque parcelle comme s’il ne devait plus rester que cela de nous, une odeur rance, un souffle désagréable et inutile.


Trois vieilles femmes guident le troupeau.

Trois vieilles femmes pareilles à l’autre.

Et toutes trois chantent leur étrange poème.

Toujours le même.


Je me bouche les oreilles, mais le chant s’insinue, fraye son chemin sans se hâter.


Dis-m’en plus sur la forêt

Celle que tu appelles chez toi


Dans la nuit sans lune, je vois venir la mort.



Je vivrai.


Je cours à contre-courant du troupeau, croise les regards vides, le regard des morts, figé. Je fuis dans la forêt et mon nez, ma bouche, mon corps dégagent une buée claire. Les arbres sont hauts, la nuit est opaque et le cortège qui n’en finit pas, qui s‘élargit même et que je traverse de part en part, bousculant les cadavres qui avancent, le pas traînard, l’échine courbée comme de vieilles bêtes.


Je vivrai.


Ils geignent les puants ! Ils geignent ! Et bien, qu’ils geignent, qu’ils geignent tant qu’ils peuvent, je ne suis pas des leurs.


Et je cours, cours encore, écarte des corps qui s’effondrent, puis se relèvent invariablement. Femmes, enfants, vieillards, soldats, prêtres, mendiants, princes, peu m’importe qui ils sont. Mes mains agrippent l’air, je m’en saisis et le serre bien précieusement entre mes paumes.


D’un coup, je m’arrête.


Je regarde tous ces corps presque sans vie qui s’avancent en rang, ordonnés comme des esclaves. J’observe bien tous ces visages et je réalise.

Ils sourient.

Ils sourient tous.

Pas un qui ne semble heureux.

Comme si toute crainte avait disparu.

Ils gémissent et ils sourient !

Les déments !

Les déments !


Je reprends ma course jusqu’à ce que le troupeau soit loin, bien loin de moi.




XIV



Je m’éveille.

Allongé.


Autour de moi, de la fumée, du sang sur le sol, des plaintes sourdes et partout, partout, l’infâme odeur de la mort. Des cadavres gisent sur un sol humide, rougeoyant sous les cieux lourds. Qu’il pleuve, par pitié qu’il pleuve. Ma poitrine me fait mal, je dresse la tête. Un carreau traverse ma cotte de cuir, là, juste au-dessus du cœur. À côté de moi, à ma droite, gît le corps d’un cheval dont le cou est rompu, la tête complètement retournée.


Ma main.


Ma main gauche tient quelque chose, quelque chose de tiède. Mon regard remonte le long de mon bras déplié sur le torse d’un homme. Autour de sa gorge, ma paume serre fermement ce qui a été l’objet de ce soldat. La pierre aux reflets de sang s’est détachée de la chaîne à laquelle elle était reliée et a roulé de sa poitrine à ma main. Depuis combien de temps la tiens-je ainsi ?


L’homme.


Je connais le visage de l’homme.

Son visage, ces quatre points en losange sur le front et ce rire sonore qui me revient en mémoire.

Tu es donc resté là-bas. Cette drôle de réflexion me possède un long moment.


Je me traîne maladroitement, pivote sur le côté et vomis. Un peu de sang sort de ma bouche. Mes yeux embués fixent les nuages noirs qui se sont amoncelés.


Il y a quelque chose, un autre visage familier à mes côtés. L’homme est grand, une hallebarde a percé ses entrailles qui se répandent à flots courts et réguliers sur un autre cadavre traversé, lui, par l’épée courte du premier. Ils semblent se regarder, leurs yeux mêlés dans une même interrogation.


Je les connais.


J’étais avec eux au commencement de mon périple.


Des bras me soulèvent d’un coup, j’entends des voix lourdes.



Qui sont-ils ?



On saisit ma main gauche.



On me porte, je les entends souffler comme des porcs.

Non, c’est mon souffle.

Nous enjambons des corps et encore des corps ; les pilleurs sont déjà à l’œuvre, fouillant les tuniques et les plastrons, tirant colliers et bagues, bourses et dents saines.



Les deux rigolent.



Prie l’Unique cette nuit, prie-le avec ferveur.


On me pose sur le sol.



De là où je suis, je peux voir le champ de bataille et toutes ses couleurs qui se disputent la moindre parcelle de sol. Du sang et de l’herbe, de la terre et de la chair. Partout retentissent les éclats des cloches des rabatteurs, ces hommes qui recherchent les blessés parmi les amas de cadavres, la tête rougie du sang des trépassés.


Quelqu’un quelque part lève une main. Comme un noyé dans l’océan.


Et moi, je suis vivant.