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n° 13502Fiche technique49542 caractères49542
Temps de lecture estimé : 27 mn
30/09/09
corrigé 12/06/21
Résumé:  À vendre : Coquette Villa disposant d'un bel abri antiatomique très bien équipé - peu servi, pour amateur d'insolite...
Critères:  sf -sf
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message

Série : L'abri

Chapitre 01 / 02
Fin du monde sur canapé

- 1 -



Torse nu et écarlate, Alain pédale sur une route de montagne qui s’étire vers un col lointain, perdu dans l’ouate grise d’une nuée orageuse. D’une main tremblante, il chasse la sueur qui ruisselle sur son front, puis, s’agrippant au guidon avec force, il redouble d’efforts. Le bitume défile plus rapidement sous la chaleur écrasante. Chaque inspiration gonfle ses poumons d’une touffeur moite et nauséabonde. Puis le décor se modifie. La côte abrupte se fond en un chemin ombragé traversant une futaie de chênes. Des chants d’oiseaux mêlés au murmure d’une source remplacent le bruissement du vent dans la rocaille.


Le pédalier de la bicyclette stationnaire se fait plus souple, indiquant une phase de récupération. Alain ne ralentit pas l’allure pour autant. Un message s’affiche alors face à lui, sur la dalle de plasma, lui signalant qu’il pédale trop vite. Au bout d’une minute, le texte clignotant finit par disparaître. Le regard d’Alain ne dévie pas d’un pouce de la simulation hyperréaliste qui danse à moins d’un mètre devant ses yeux. Il pédale ainsi plusieurs heures par jour, dans une sorte de transe.


Au cours des mois, Alain a découvert que le défilement hypnotique des images sur l’écran mural, associé à un effort physique prolongé, suscite en lui des phénomènes étranges. De puissantes hallucinations, lui donnant l’impression de « traverser » littéralement cette fenêtre de pixels colorés. Les premiers signes de la folie ? Pas impossible. En tout cas, le phénomène possède un énorme pouvoir de suggestion. Un peu comme les stéréogrammes, ces illusions d’optique où un regard attentif suffit à transformer d’improbables nuages de points multicolores en objets tridimensionnels. Dans son cas, l’hallucination est absolue, elle impacte tous ses sens.


Cela débute en général par des troubles de la vision périphérique, quand il est à la limite de l’épuisement. Le cadre entourant l’écran du simulateur se met à onduler, puis se dissout dans l’air ambiant. À cet instant, une sorte d’effet tunnel fait disparaître les murs de l’abri et le projette dans un monde hyperréaliste, un « avant » à jamais révolu. Quand il entre dans cet état hypnotique, son sarcophage de béton et d’acier cesse tout simplement d’exister : il n’est plus dans l’abri mais à l’extérieur, pédalant dans la quiétude d’un printemps éternel. La pulsation sourde du groupe électrogène fait place au chuintement de la chaîne de vélo, au crissement des pneus sur la route.


Sur son visage, il sent le vent de la course, la caresse du soleil, tandis que le ciel, d’un bleu intense, s’étend au-dessus de lui à l’infini. Il peut même humer l’odeur des fleurs, de l’herbe fraîchement coupée. Il longe des champs où le vert tendre des blés alterne avec l’ocre des tournesols et le fauve des colzas. Aux alentours de fermes endormies, Alain croise parfois des agriculteurs ou bien des animaux. Dans les villages qu’il traverse, on le salue d’un signe de la main, d’une parole bienveillante. Son voyage onirique se termine immanquablement par l’ascension d’un chemin de terre menant à une habitation isolée, au sommet d’un coteau. Une maison en pierre blanche, la maison dans laquelle il a grandi, là où il se rendait chaque été en famille, avec Élodie et Manon. Quand il entre dans la cour pavée, la lourde porte de bois s’ouvre et les deux amours de sa vie le regardent descendre de vélo en souriant.




- 2 -



Deux ans plus tôt, Alain Durieux garait le Scénic familial dans la rue Anatole France, non loin du numéro quatorze. Face à leur point de ralliement du jour les attendait une fille assez jeune, plutôt mignonne. L’agente immobilière chargée de leur faire visiter ce modeste pavillon de la zone résidentielle de Sucy-en-Brie, Val de Marne. Après un traditionnel échange de poignées de main, la commerciale engagea aussitôt la conversation avec Élodie, ignorant plus ou moins ouvertement Alain (dans un couple, toujours choyer la personne le plus à même d’emporter la décision, surtout si elle semble difficile à convaincre). La fille était déterminée et compétente. Et surtout, elle connaissait les points forts de son produit.


La maison elle-même n’était ni très grande, ni très bien entretenue. Ils eurent tôt fait le tour des trois chambres et du petit salon – salle à manger – cuisine américaine. Apparemment, le principal atout de la villa résidait dans son prix, plutôt abordable. Et dans un jardin aux dimensions plus qu’étonnantes.



La fille les conduisit vers la grande terrasse prolongeant le salon. Dans un coin de la surface carrelée, coincée entre le compteur d’eau et une haie de cyprès, les attendait une trappe métallique assez discrète. Éludant le questionnement muet de son épouse d’un haussement d’épaules, Alain aida la commerciale à actionner les vannes de déverrouillage. La trappe s’effaça dans un chuintement hydraulique, dévoilant les premiers degrés d’un escalier en colimaçon plongeant sous terre.



Elle actionna un interrupteur, illuminant une fosse bétonnée de la taille d’un petit silo à grain. L’un après l’autre, ils descendirent la trentaine de marches menant à la base de cette structure, bien plus vaste et profonde que ne le laissait présager la taille de la trappe. Une imposante porte d’acier leur faisait face, évoquant le sas d’un submersible ou d’une salle des coffres. Loin au-dessus de leurs têtes, le ciel se réduisait à un minuscule carré brillant. La commerciale enclencha un bouton-poussoir et le carré de lumière disparut, avec un claquement de cercueil qu’on referme. Puis elle pianota un code sur le panneau blindé. La lourde porte s’entrouvrit, dévoilant une petite pièce équipée de douches et de casiers de rangement.



Devant l’incompréhension manifeste de sa cliente, elle entreprit de clarifier son propos, lui parlant de l’ancien propriétaire, le docteur Yann Keller, chercheur en physique des particules et Helvète de son état.


Quarante ans plus tôt, Keller avait acquis ce terrain, la plus grande parcelle du quartier, pour y bâtir un pavillon. Conformément aux habitudes prises dans son pays, l’habitation principale était flanquée d’un abri antiatomique. En effet, depuis les années soixante – et jusqu’en 2006 – une loi Suisse avait imposé aux particuliers l’aménagement d’abris de ce genre. Au détail près que le blockhaus des Keller évoquait plutôt le délire mégalomaniaque d’un Hitler ou d’un Staline. Une véritable résidence souterraine, d’une superficie de cent cinquante mètres carrés, équipée pour assurer la survie en autarcie complète de cinq personnes, durant deux décennies. Cette installation cyclopéenne occasionna cependant de tels dépassements de budget que le docteur Keller fut par la suite contraint à une réduction drastique du standing de son habitation principale.


D’un air circonspect, Élodie inspecta les douches du sas de décontamination. Les faïences et la plomberie évoquaient le design industriel de l’âge d’or soviétique. Inutile de s’en inquiéter, lui assura Alain. Avec l’aide d’un bon décorateur, on pourrait sans doute transformer ce sombre réduit en coquette salle d’eau. Ne voyait-on pas ça tous les jours, dans les émissions de « home-staging » sur M6 ?


La commerciale leur fit franchir la seconde porte blindée menant au bunker des Suisses. Alain, qui avait déjà visité les trois niveaux de l’abri avec la fille, fut une nouvelle fois frappé par la démesure des lieux. Le premier niveau, dédié aux activités communautaires, comprenait une cuisine dernier cri, époque Richard Nixon, une salle à manger au mobilier alpin d’un goût parfait – Alain adorait le coucou au-dessus de la cheminée en polystyrène – ainsi qu’un salon pourvu d’une bibliothèque très complète, pour qui s’intéressait aux thèses de doctorat dans le domaine de l’atome. Au niveau inférieur se trouvaient trois chambres accueillantes, une salle de bain et un WC équipé de toilettes sèches.


Enfin, le dernier sous-sol regroupait les ressources cruciales pour la survie quotidienne. Une première salle hébergeait la grosse génératrice et la machinerie complexe assurant le recyclage des eaux usées et des déchets, ainsi que les filtres antiradiations traitant les flux en provenance des prises d’air extérieures, situées dans le jardin des Keller. La commerciale leur expliqua que l’aération de l’abri basculerait en circuit fermé en cas de dépassement du seuil d’alerte des rayonnements gamma.



Une seconde salle les attendait, immense, couverte de rayonnages sur plus de trois mètres de haut. Disposées dans un ordre impeccable sur les étagères métalliques, une profusion extraordinaire de boîtes de conserves, de denrées lyophilisées, de rations militaires, de pièces mécaniques complexes. Ces dernières devaient certainement constituer un stock de maintenance pour les installations techniques de l’abri.



La fille de l’agence poursuivit la visite tout en leur assénant les mensurations opulentes de l’abri : des parois en béton armé de soixante centimètres d’épaisseur, recouvertes d’une couche de gravier d’un bon mètre, capable d’amoindrir les effets mécaniques d’une explosion thermonucléaire. Sous l’abri, un ensemble de cuves : dix mille litres de gasoil pour alimenter le groupe électrogène, un réservoir d’eau potable trois fois plus imposant et enfin une fosse septique de la taille d’une petite piscine.



Une intuition traversa l’esprit d’Alain Durieux. Il se représentait Keller sous les traits d’un scientifique un peu fêlé, prédisant à qui voulait l’entendre la fin de la civilisation, suite à un embrasement nucléaire global. De la petite enfance à l’âge adulte, ses trois gosses avaient dû baigner dans cette vision inéluctable d’un monde voué au grand cataclysme final. Il imaginait le bon docteur, vêtu de sa stricte blouse blanche, imposant des séjours souterrains de plus en plus longs aux membres de sa famille, afin de les préparer au deuil de leurs habitudes terrestres. De quoi traumatiser à vie n’importe quel gamin normalement constitué.


Rien ne permettait d’affirmer que le Suisse avait sombré dans ce genre de parano, mais rien ne prouvait non plus le contraire… En tout cas, pas le parfait état de fonctionnement dans lequel se trouvait l’abri. Une multitude de détails démontraient un entretien tatillon, jusqu’à une période récente.




- 3 -



Quinze jours plus tard, les Durieux retrouvèrent la fille de l’agence chez le notaire. Alain avait finalement convaincu son épouse. Certes, le pavillon des Keller avait besoin d’un bon ravalement mais, pour un prix ridicule, ils acquéraient en prime un abri antiatomique à l’espace de vie exceptionnel. Bien que souterraine, l’installation présentait des possibilités d’aménagement quasi infinies. Alain parapha chaque page du compromis de vente à la suite d’Élodie. Il était impatient de commencer les travaux, tant dans la villa que dans l’abri. Peut-être plus impatient encore en ce qui concernait l’aménagement de ce dernier.


Sa femme et lui en avaient parlé toute la semaine. Ils avaient même rencontré un architecte d’intérieur, avec les plans fournis par l’agence. Chaque membre de la famille avait apporté sa pierre au projet, selon ses envies. Au premier niveau, une salle de gym serait aménagée dans une partie du salon, avec plancher en hêtre blond et miroirs muraux. Élodie avait prévu les appareils de musculation les plus avancés, dont une bicyclette stationnaire dotée d’un programme d’entraînement par immersion visuelle. Au niveau inférieur, Alain avait envisagé d’abattre une ou deux cloisons pour installer sa salle Home Cinéma, avec six véritables fauteuils de cinoche, ampli-son en 7. 1 et format d’image 2. 35 extra large. Quitte à être sous terre, autant en profiter ! Enfin, pour Manon, l’une des chambres serait reconvertie en salle de jeu idéale, version Disney.


Au bout de trois mois, les Durieux avaient déménagé dans le pavillon des Suisses. La salle de gym futuriste était passée du stade de l’épure à celui de réalité tangible. Par contre, le projet Home Cinéma allait être encore à la traîne un bout de temps, vu l’état actuel de leurs finances. Alain se consolait en voyant ce délai supplémentaire comme l’occasion de s’équiper d’une chaîne de traitement audio/vidéo compatible avec les tout derniers standards HD.


Les semaines passant, ils avaient pris de nouvelles habitudes. L’abri était devenu le point focal de leurs moments de loisir, et ce n’était pas simplement en raison du nombre d’heures consacrées à son aménagement. Bien qu’ils ne se l’avouassent pas consciemment, c’était bien plus que cela. Dans cet espace clos et inviolable, ils avaient enfin l’occasion de construire leur version d’un univers idéal, un cocon dans lequel ils pouvaient oublier le reste du monde pour quelques heures, une nuit, le temps d’un week-end.


Alain et Élodie ne semblaient pas se rendre compte que leur réseau relationnel se désagrégeait à toute vitesse. Passées les premières semaines d’enthousiasme, les amis et la famille avaient compris la nature profonde de la transformation à l’œuvre chez les Durieux. Ils recevaient de moins en moins souvent de leurs nouvelles, Élodie et Alain n’étant plus jamais disponibles pour les activités typiques de l’homo sapiens épanoui : après-midi shopping, sorties resto et ciné, virées du week-end. Même les sacro-saintes vacances en famille étaient passées à la trappe. Un peu comme si le couple et leur fille avaient disparu de la surface de la Terre.


La mère d’Alain, une dame âgée vivant seule dans le centre de Paris, avait téléphoné un soir à l’occasion du trente-septième anniversaire de son fils. L’entretien, au départ cordial et empreint d’amour maternel, avait rapidement viré en une litanie de reproches autour d’un sujet central : l’absence remarquée du fils unique et de sa famille, ne venant plus jamais la voir.



Il avait raccroché, ulcéré par le ton employé par sa mère. Du chantage affectif, à présent ! Que croyait-elle ? Il n’avait plus dix ans et décidait seul de la manière de mener sa vie ! Faisant les cent pas dans son salon, Alain tenta d’oublier sa mauvaise conscience. Une fois l’abri modernisé, Élodie et lui seraient à nouveau plus disponibles. Il se promit une chose : dès que la salle de jeu de Manon serait prête, il passerait un peu de temps avec sa vieille mère. Alain ne le savait pas encore, mais il venait de lui parler pour la dernière fois. Il n’y aurait pas d’autres occasions d’amender l’aigreur et la frustration de ces ultimes échanges téléphoniques.




- 4 -



Le surlendemain, premier samedi de septembre, alors qu’un temps idéalement doux régnait sur la capitale, Alain Durieux, une spatule à la main, décollait de larges bandes de papier fleuri dans l’ancienne chambre à coucher des Keller. Il avait passé tout l’après-midi dans le bunker, à racler la tapisserie défraîchie. Malgré la chaleur de la décolleuse à papier peint, il faisait frais à douze mètres sous terre, heureusement pour lui. Absorbé par sa tâche, il écoutait d’une oreille distraite Prince miauler "You don’t have to be beautiful to turn me on… ", quand le téléphone se mit à sonner. Baissant le son de la microchaîne portable, il se dirigea vers l’antiquité à cadran qui décorait le mur du couloir. Dans un abri antiatomique, bloquant toutes les ondes y compris celles des réseaux de portables, cette relique des années soixante leur était fort utile pour être joints.


Quand il décrocha le combiné en bakélite noire, une voix gémit dans l’écouteur :



Durant un long moment, il n’entendit que la respiration saccadée de son épouse, visiblement en proie à une émotion violente. En fond sonore s’élevaient des cris, des jurons, des pleurs d’enfant. Manon ! Était-ce Manon qu’il entendait pleurer ? En tout début d’après-midi, sa femme et sa fille étaient parties faire des courses à Créteil-Soleil. Y avait-il eu un accident dans le centre commercial ? Pire encore, un attentat ?


La voix d’Élodie se fit à nouveau entendre au bout du fil.



Il y eut une longue pause, le temps qu’Alain arrive à s’imprégner de la réalité de la situation.



Une salve de crachotements suraigus remplaça la voix de son épouse. Alain éloigna le combiné de son tympan meurtri. Que se passait-il donc avec cette saleté de téléphone ? La communication finit par se rétablir, au moment où il allait tenter de la rappeler.



Alain eut soudain l’impression que son cœur s’arrêtait. Tandis qu’il étreignait le combiné de toute la force de ses phalanges blanchies, une onde de terreur irrationnelle balaya son esprit. Une certitude le taraudait : tant qu’elles ne seraient pas de retour dans le bunker, Élodie et Manon étaient en danger de mort ! Il se mit à hurler dans le téléphone :



Seule une tonalité répétitive lui répondit. Ils venaient d’être coupés.




- 5 -



Des caddies abandonnés, débordants de victuailles pour certains, jonchaient les allées quasiment vides du gigantesque centre Carrefour de Créteil-Soleil. Les clients de l’hypermarché étaient massés en rangs compacts au rayon Hifi-TV-Vidéo, devant les télés à écrans plats. La plupart muets d’horreur, certains frénétiques, hurlant dans leurs portables à la limite de la crise de nerfs, d’autres s’injuriant mutuellement au sujet des analyses trop partiales du journaliste à l’antenne. Mais tous suivant avec avidité les derniers développements de ce séisme géopolitique.


Après l’interruption brutale de leur conversation, quelques minutes plus tôt, Élodie tentait pour la cinquième fois de rappeler son mari. Quand elle entendit l’annonce suivante du journaliste, elle s’arrêta tout net de pianoter sur son téléphone. Cette nouvelle était tellement énorme qu’elle ne se rendait même plus compte que Manon tirait sur son bras avec toute l’énergie de ses cinq ans.


La Russie, le plus puissant allié de l’Iran depuis le pacte militaro-économique renforcé de 2013, venait d’expédier une salve de missiles sur les positions Américaines dans le Golfe Persique, à l’origine de la contre-offensive sur Téhéran. Pour faire bonne mesure, ils avaient balancé une seconde salve d’ogives contre les systèmes antimissiles déployés par l’armée US sur des sites polonais et tchèques, malgré l’opposition féroce de Moscou. Le journaliste politique de LCI semblait en perdre son latin, ramant comme un perdu pour comprendre les raisons de cette agression directe contre l’OTAN. Fallait-il en déduire que Moscou envisageait des frappes américaines à l’intérieur même des frontières de la Fédération de Russie ? Préparaient-ils déjà leur réponse à une future riposte d’envergure de Washington ?


Élodie suivait ces prolongements démentiels avec une impression grandissante d’irréalité, comme si elle flottait au-dessus de son propre corps, que cela ne la concernait plus. Loin d’elle, dans un monde dont elle n’avait que vaguement conscience, sa petite fille lui adressait des demandes incessantes.


D’autres annonces fusèrent, concernant l’implication successive du Pakistan, de l’Inde, de la Corée du Nord, de la Chine. Les dirigeants des grandes ou moyennes puissances nucléaires étaient à présent prisonniers d’une logique mondiale de mesures et contre-mesures, se déroulant de façon quasi démoniaque. Chaque minute apportait son lot de violence aveugle et d’actes désespérés, renforçant l’intensité de cet incroyable cataclysme. Devant des milliards d’yeux incrédules se déroulait en direct et en accéléré le ballet autodestructeur des nations et des continents.




- 6 -



Alain tenta de recontacter Élodie durant près d’une demi-heure. L’abonnée restait désespérément « hors zone de couverture », ou bien « n’était pas joignable en ce moment ». Après un nombre incalculable d’essais, il eut enfin quelqu’un en ligne. Il faillit en pleurer de frustration quand il comprit qu’il ne s’agissait pas de son épouse. Gourds et douloureux à force de cheminer sur le cadran de ce maudit téléphone, ses doigts avaient tracé un mauvais numéro. Le regard vide, Alain raccrocha le combiné. Ses jambes ne le portaient plus ; il s’adossa au mur et se laissa glisser jusqu’au sol froid. Il fallait se rendre à l’évidence, des milliers d’appels comme le sien saturaient tous les réseaux.


Tandis qu’il fixait la paroi du couloir sans la voir, une succession de clichés morbides défilaient dans son cerveau : champignons atomiques étendant leurs volutes létales dans la haute atmosphère, bâtiments désintégrés par l’effet de souffle, champs de ruines radioactifs… Ce fut finalement la pensée d’Élodie et de Manon en train de se frayer un passage dans la foule hystérique qui le fit sortir de son hébétude. De toutes ses forces, Alain essaya de rationaliser. D’ici trente minutes, une heure tout au plus, sa femme et sa petite fille auraient rejoint la villa. Ensuite, ils n’auraient plus qu’à attendre la fin de ce chaos, bien en sécurité tous les trois dans l’abri. Même majeure, cette crise géopolitique ne pouvait guère durer plus de quelques jours, une semaine au maximum. Alain bénissait les circonstances qui leur avaient fait acquérir le pavillon des Keller !



La folie atomique en train d’embraser le Moyen-Orient ne pouvait en aucun cas gagner le reste du monde, dans un laps de temps aussi court. Encore moins l’Europe ou la France, tentait de se persuader Alain. Que pouvait-il faire d’autre qu’attendre, de toute façon ? Élodie ne lui avait pas précisé l’endroit où elles se trouvaient, et même s’il brûlait de partir à leur rencontre, il était illusoire de compter les repérer dans la foule. Tandis qu’il massait du bout des doigts ses tempes douloureuses, un frisson glacé le parcourut. Des évènements gravissimes se déroulaient peut-être en surface, alors qu’il restait planté là à se lamenter. Alain se remit debout, avant de se diriger d’un pas mal assuré vers la cuisine, à l’étage supérieur. Il alluma le petit téléviseur posé sur un coin du comptoir et s’installa au bar.


Dès les premières images, il fut stupéfait et horrifié. Malgré les exhortations de l’ONU et l’intense agitation diplomatique, il ne s’agissait plus d’une crise mais bien d’un conflit nucléaire en pleine expansion. En trois heures à peine, la marche destructrice de cet holocauste avait déjà fait des millions de victimes. Aucun des scénarios établis en temps de paix n’avait prévu la possibilité d’une telle escalade. Pourtant, de nouveaux belligérants entraient sans discontinuer dans l’arène, impatients de détruire leurs frères ennemis avant de disparaître eux-mêmes dans un embrasement généralisé.


Le présentateur annonça soudain une intervention du chef de l’État, en direct d’un QG militaire tenu secret. Loin de l’apparat élyséen, le président apparaissait entouré de généraux à la mine sombre, dans un cadre strict et fonctionnel, très certainement un abri antiatomique. Fidèle à ses habitudes il parla sans ambages, confiant à la caméra qu’il redoutait un avenir troublé :



Les cheveux dressés sur la tête, une sueur glacée trempant sa nuque, Alain essayait de se persuader qu’il n’avait pas compris ce que le président voulait réellement dire, quand il parlait « d’actions menaçant le territoire national ». Pourtant, le sous-entendu était on ne peut plus clair : à l’instant même, des ogives thermonucléaires fonçaient vers la France, peut-être même vers Paris.




- 7 -



Les magasins du centre commercial étaient à présent le théâtre de scènes de pillage. Sa fille dans les bras, Élodie slalomait entre les casseurs, trop occupés à fracasser les vitrines pour leur prêter attention. Elle fuyait en direction du métro, tendue vers un unique but : mettre Manon à l’abri le plus vite possible. La déclaration du président avait agi sur elle comme une douche froide. Non seulement le danger les menaçant était réel, mais il pouvait se matérialiser d’un instant à l’autre ! Cette prise de conscience avait arraché Élodie à l’influence léthargique de sa transe télévisuelle.


Alors qu’elle détalait en compagnie d’une cinquantaine de personnes, un rugissement lui fit lever la tête. Fonçant à faible altitude, quatre avions de chasse venaient de passer au-dessus en formation serrée. Trois d’entre eux tirèrent une succession de roquettes vers un objectif invisible. Quelques secondes plus tard, l’impensable se produisit. Un flot de lumière blanche éclipsa la lueur faiblissante de l’astre du jour, éclairant comme en plein midi l’immense parking à ciel ouvert.



L’épouse d’Alain s’arrêta de courir et se tourna dans la direction pointée par sa fille. Muette d’horreur, elle contemplait l’expansion fulgurante d’un minisoleil, une boule de feu en train de dévorer Paris et ses habitants. Elle n’entendit pas réellement l’explosion. Une violente douleur lacéra ses tympans et aussitôt le monde se réduisit à un bourdonnement sourd. De sa main libre, elle palpa son oreille droite puis observa avec un détachement morbide le sang couvrant ses doigts. Pendant ce temps, Manon, hystérique, se tortillait et lui balançait des coups de pieds dans les côtes. Finalement, une giclée d’adrénaline enclencha son instinct de survie. Fuir ! Elles devaient fuir, rejoindre le métro, s’enfouir sous terre le plus loin possible ! Quelques mètres à peine les séparaient du but. Manon toujours dans ses bras, elle s’élança à nouveau au milieu de la foule, sprintant pour sauver leurs vies.


Soudain, un énorme poing balaya la cohue gesticulante. Élodie, projetée au sol avec le reste des fuyards, tenta de se relever. Avec effroi, elle se rendit compte que cela lui était impossible ! Elle ne sentait plus ses jambes. À partir de la taille, seule subsistait une vague impression de chaleur, mêlée d’humidité. Juste à côté d’elle, un homme porta les mains à sa gorge, le regard incrédule. Ses doigts crispés sur le shrapnel de verre et d’acier qui émergeait de son larynx, il essayait d’endiguer la cascade bouillonnante poissant sa chemise Armani. Après un ultime hoquet, le type s’immobilisa, les yeux grands ouverts. L’instant d’après, un typhon incandescent déferlait sur la foule hurlante, ne laissant derrière lui qu’un enchevêtrement de silhouettes noircies.




- 8 -



La petite télé posée sur le bar s’éteignit avec un bref grésillement. Une violente secousse fit tanguer le tabouret d’Alain tandis que la lumière se coupait, plongeant l’abri dans le noir. Un placard de cuisine s’ouvrit, déversant au sol un déluge de porcelaine. Alain se mit à jurer, titubant sur la vaisselle brisée, tâtonnant, tel un aveugle, à la recherche d’un briquet où d’une boîte d’allumettes. Un relais s’enclencha enfin, faisant démarrer le groupe électrogène. Avec une lenteur pleine de regrets, les ampoules se rallumèrent.


Toussant et crachant dans l’air saturé de fines particules de plâtre, Alain se précipita vers le sas de décontamination. Il actionna l’ouverture menant au puits d’accès, attendit et… rien ne se passa ! Affolé, il refit une nouvelle tentative. Le lourd panneau de métal refusa à nouveau de coulisser. Une rage intense déchira le voile sombre qui obscurcissait sa vision et engourdissait ses membres. Il se mit à tambouriner sur la porte blindée en hurlant. Élodie et Manon étaient là, dehors, coincées ! Il devait sortir de l’abri, les trouver et les ramener ! Le souffle court, les poings meurtris, Alain finit par revenir à la raison. Il lui était impossible de manœuvrer le sas. Et ce n’était pas en tapant dessus à mains nues qu’il règlerait quoi que ce soit. Il décrispa les poings et les laissa retomber le long de son corps. C’est alors qu’il remarqua le message menaçant qui défilait en grosses lettres bleues sur l’afficheur, au-dessus de la porte :


ALERTE RADIOACTIVE – ABRI VERROUILLÉ.


La secousse et à présent les radiations… Ça ne pouvait signifier qu’une chose : le cauchemar était devenu réalité. Des têtes nucléaires avaient explosé sur Paris. Sans même réfléchir, Alain pianota le code de sécurité sur le clavier de métal, espérant déverrouiller la porte. Toujours pas de réaction. Le bunker semblait programmé pour assurer une sécurité absolue à ses hôtes, pulsions autodestructrices comprises…


Alain se laissa glisser au sol, le visage enfoui entre ses paumes. La même pensée l’obsédait, encore et encore : Élodie et Manon ! Piégé sous terre, il ne pouvait leur être d’aucune aide… Alain priait pour qu’elles fussent toujours dans le métro. Il doutait de la capacité des transports souterrains à les isoler des radiations durablement, mais c’était là leur unique chance de survie. Un bien mince espoir auquel se raccrocher. Il resta prostré un long moment, songeant à sa mère, à la famille d’Élodie, à leurs amis. Combien d’entre eux vivaient encore ?


Du dos de la main, Alain essuya ses yeux baignés de larmes puis se releva, avec une lenteur de vieillard. Rejoignant le salon d’un pas trainant, il ralluma le petit téléviseur, zappant d’une chaîne à l’autre. Il lui fallut plusieurs minutes avant d’admettre que l’écran n’afficherait rien d’autre qu’une neige crépitante. Il essaya alors la radio, balayant les ondes pour y débusquer un signe de vie, une raison d’espérer. Il ne capta qu’un concert de parasites, aussi uniforme que déprimant. Quand il décrocha le combiné du vieux téléphone, il constata que la ligne était morte.


Peu à peu, Alain prenait pleinement conscience de la situation. Certes, l’abri antiatomique l’avait sauvé. Mais il l’avait aussi totalement isolé du monde extérieur. Il était tout autant incapable de communiquer avec la surface qu’un astronaute en perdition aux confins du cosmos. Désormais seul dans ce bunker, il allait devoir affronter des semaines d’enfermement, peut-être même des mois. Cette pensée lui donnait à nouveau envie de hurler. Puis il réalisa l’indécence qu’il y avait à gémir sur son sort, alors que, partout dans le monde, des millions d’hommes et de femmes se trouvaient exposés aux radiations. En puissance, des centaines de millions de morts et de sans-abris. Dont sa famille.


Alain, recroquevillé dans le canapé du salon, resta éveillé une grande partie de la nuit. Il sommeillait parfois quelques minutes, avant d’être tiré de sa torpeur par de terrifiantes visions. Quand il ne pensait pas aux siens, Alain méditait sur l’avenir de l’humanité. Y avait-il la moindre chance qu’il puisse un jour revivre une vie normale ? Cela allait certainement dépendre du degré d’autodestruction auquel en étaient arrivées les superpuissances. Épuisé, il finit par sombrer dans l’oubli, peu avant l’aube. Mais dans le microcosme qui semblait devoir être son unique univers pour les années à venir, la notion même de nuits et de jours avait-elle encore un sens ?




- 9 -



Quand Alain rouvrit les yeux, une migraine effroyable lui transperçait le crâne. Son bras droit, replié selon un angle étrange, était envahi de picotements. Il lui fallut une dizaine de secondes pour réaliser où il se trouvait, plus encore pour se persuader que l’éveil ne pourrait rien contre les cauchemars de la nuit. Sitôt debout, son premier réflexe fut de se ruer vers le sas de décontamination. Pas de changement. Toujours bloqué par la radioactivité. Une image terrifiante se forma alors dans son esprit : Élodie, avachie contre le panneau blindé, pâle comme une morte, serrant Manon dans ses bras. Toutes deux couvertes de plaies suppurantes, les yeux caves, les lèvres exsangues, réduites à un mince trait.



Néanmoins, Alain cogna de toutes ses forces sur la porte puis plaqua son oreille contre le métal froid, fermant les yeux pour mieux se concentrer. Aucune réponse en retour… Bien sûr, cela ne prouvait rien, ni dans un sens, ni dans l’autre. En ce moment même, sa femme et sa fille pouvaient être n’importe où. Il essaya de les imaginer dans un centre de la Croix-Rouge ou un hôpital, entourées d’un personnel efficace et dévoué, recevant tous les soins nécessaires. Profanant cette pensée réconfortante, une ritournelle hallucinée s’éleva soudain sous son crâne :



Une autre représentation mentale s’imposa alors, insufflant une haine dévorante dans le cœur d’Alain : les responsables de cette impensable escalade, bien à l’abri dans leurs bunkers souterrains. Saloperie d’intégristes ! Comment pouvait-on être assez fou, assez inconscient pour déclencher pareille catastrophe ?


Mais lui-même, n’avait-il pas été tout aussi fou, quand il avait essayé d’ouvrir la porte blindée ? En repensant à sa réaction de la veille, Alain frissonna. S’il avait pu débloquer le sas, que lui serait-il arrivé ? Il errerait au hasard parmi les ruines, brûlé jusqu’à la moelle, vomissant son sang, perdant ses cheveux par poignées. Une agonie lente, atroce, insoutenable. Et, par-dessus le marché, un sacrifice parfaitement inutile vis-à-vis de sa famille.


Il eut soudain la certitude que son existence allait se terminer dans ce sarcophage de béton, qu’il y était enterré vivant, en quelque sorte. Une angoisse incoercible monta en lui. Pour la première fois de sa vie, il éprouvait le malaise terrifiant propre aux endroits confinés, ce sentiment d’être pris au piège, cette sensation d’étouffement… Il lutta de toutes ses forces contre la panique menaçant de l’envahir. Il devait réagir rapidement, focaliser son attention sur quelque chose de concret et d’anodin. Sous peine de sombrer dans la folie.


Alain revint au salon, cherchant comment occuper son esprit sinon ses mains. La bibliothèque ? Parcourant les rayonnages, son regard s’arrêta sur la reliure rouge d’un fascicule. Il s’en empara, le feuilletant avec nervosité. Des schémas électriques, des croquis de machines en coupe, un fatras de détails techniques. Puis, vers la fin de l’ouvrage, une vieille photo. La surprise lui fit presque lâcher la brochure. Face à l’objectif, un couple souriait. À leurs côtés, leurs trois enfants étaient alignés par taille décroissante. La tenue vestimentaire des protagonistes évoquait les années soixante-dix, ce que confirmait la faible qualité du cliché.


La famille n’avait rien de particulièrement remarquable. Ce qui l’avait frappé, c’était le lieu dans lequel ils avaient été photographiés. Tous les cinq se tenaient exactement au même endroit qu’Alain. Dans le salon de l’abri antiatomique.



Il lut plus attentivement le titre de la brochure. Il s’agissait d’une documentation sur l’abri, rédigée par le docteur Yann Artemus Keller. Alain se dirigea vers le canapé, pour parcourir plus à son aise le fascicule. Celui-ci débutait par une bien étrange introduction…




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Je ne sais pas si cette notice sera un jour d’une quelconque utilité. Peut-être m’y replongerai-je moi-même dans un lointain futur, lorsque je serai trop sénile pour me souvenir du protocole d’entretien de la serre hydroponique ou de la façon dont on change les filtres antiradiations. Peut-être ne serai-je même plus de ce monde, quand vous ouvrirez ce document. Si c’est toi Wilma qui me lis en ce moment, j’espère du fond du cœur être toujours présent à tes côtés. Mais je doute que tu parcoures un jour cet ouvrage, car je connais ta discrétion et ton manque d’intérêt pour mon habituelle marotte.


Cher lecteur, si vous n’êtes pas Wilma et que vous ne feuilletez pas ce fascicule par simple curiosité, alors j’espère que vous ne faites pas partie des derniers témoins de notre civilisation. Si tel était le cas, au moins puis-je vous garantir que vous vous trouvez dans l’un des endroits les plus sûrs de la planète, vu les conditions qui doivent régner en surface. Ah ! Une chose importante, à ce propos : si le sas d’accès de l’abri se trouvait verrouillé, ne tentez rien pour l’ouvrir. Dès que le niveau de radiation retombera sous un seuil tolérable, la sécurité se désenclavera automatiquement.


Ce havre de paix souterrain représente un investissement au-delà du raisonnable, comme aime à me le rappeler plus souvent qu’à son tour ma chère épouse. Mais ce faisant, je nourris l’espoir de mettre ma famille à l’abri du terrible cataclysme atomique qui menace l’humanité. Je ne sais quel sera exactement le scénario du dernier conflit mondial, mais mon travail m’a permis d’acquérir au moins une certitude : il aura lieu, à plus ou moins longue échéance. Si je devais parier, je miserais sans hésiter sur l’épuisement des ressources énergétiques fossiles, lançant les nations les unes contre les autres dans leur soif de contrôler l’extraction des ultimes barils d’hydrocarbures.


À ce sujet, cher lecteur, avez-vous pensé à refaire le plein de la cuve à gasoil ? Si la fin du monde n’est point encore survenue, je ne saurais trop vous conseiller de reconstituer vos stocks. Je suppose que le carburant aura alors atteint des prix extravagants. N’hésitez pas à procéder à cet investissement, même s’il vous semble dispendieux : votre survie et celle de vos descendants en dépendent ! Vous aurez besoin de toute l’énergie disponible pour affronter le terrible hiver nucléaire qui succédera à l’atomisation mutuelle des grandes puissances mondiales.


À quoi bon survivre à l’extinction de la civilisation ? me demanderez-vous. « Qu’espérer du futur, alors que le froid s’apprête à figer la surface de la Terre pour des décennies ? » Je ne peux que vous répondre ceci : il y a trente mille ans, lors de la dernière glaciation, c’est en s’abritant dans des grottes que Cro-Magnon a survécu, succédant ainsi à Neandertal. Mon propos n’est pas de prédire un retour à l’âge de pierre, de vouer les générations qui nous suivront à la barbarie. Un peu partout sur la planète, il existe d’autres abris antiatomiques comme le nôtre. Grâce à la technologie qu’ils recèlent, le genre humain peut encore renaître de ses cendres, réensemencer un monde qui ne sera pas toujours stérile. En un mot comme en cent, recréer une société plus juste, se tourner vers d’autres voies que l’impasse des derniers millénaires, l’impasse des guerres et des affrontements sans fin.


Bien sûr, tout cela doit vous paraître hautement spéculatif, à vous qui parcourez d’un œil distrait les premières lignes de ce fascicule. Accordez-moi encore un instant, avant de replonger dans l’oubli bienheureux de la consommation effrénée. S’il vous plait, songez deux minutes à toutes ces petites choses qui constituent aujourd’hui votre quotidien : un accès illimité à l’eau potable, une nourriture abondante à défaut d’être saine, des vêtements et un toit, des moyens de transport et de communication indispensables qui vous semblent pourtant aller d’eux-mêmes, des soins médicaux remboursés, la garantie démocratique de vos droits… Ces merveilles du monde moderne, cher inconnu, représentent déjà autant de privilèges inaccessibles – en tout ou en partie – aux trois quarts de l’humanité ! Réveillez-vous, bon sang ! Que croyez-vous qu’il adviendra de tout ceci, une fois que les nations auront basculé dans le chaos atomique ?


Il est temps pour vous de vous mettre au travail. Je vous promets de vous guider tout au long de l’apprentissage qui sera le vôtre. Afin qu’une fois la dernière page de ce document tournée, vous puissiez à votre tour être digne de l’abri que vous avez reçu en partage…




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Alain s’étira en bâillant, puis reposa la brochure. Rédigé dans un style suranné par un improbable professeur Trouvetout, l’ensemble tenait à la fois du testament philosophique et du manuel du Castor junior. Au moins cela l’avait-il distrait quelques heures des terribles inquiétudes concernant les siens. Mieux que cela, le discours un brin emphatique du regretté docteur lui avait redonné un semblant d’espoir. Avec sa femme et sa fille à ses côtés, Alain se serait presque senti de taille à affronter le sombre futur réservé aux survivants de cette soudaine apocalypse…


Il constata qu’il avait faim. Rien de surprenant, vu qu’il n’avait rien avalé depuis la veille. Repensant aux linéaires surchargés de la pièce de stockage, il songea que la nourriture ne serait pas un problème avant de longues, de très longues années. Non, le foutu problème, c’était tout le reste. À commencer par la transformation de la région parisienne en immense piège radioactif. Combien de temps à fuir la surface pour survivre ? Alain n’avait aucun moyen de le savoir.


À l’idée des dizaines – peut-être des centaines – de mornes journées à végéter sous terre, un terrible sentiment de solitude l’étreignit. S’il devait séjourner plus de quelques semaines dans l’abri sans rien faire, l’oisiveté finirait par le rendre dingue. Il lui fallait trouver un but, un objectif. Mais pour commencer, il lui fallait reprendre des forces.


Les deux coudes plantés de part et d’autre de son assiette de macaronis à la tomate, Alain se fit une promesse. Celle de ne jamais perdre espoir. En attendant le jour où il pourrait revoir sa famille, il allait se fixer deux missions : primo, s’imprégner de tous les documents et notices pouvant l’aider à maintenir en ordre de marche l’abri. Secundo, préparer du mieux possible son retour à la surface, dans un monde dévasté et probablement méconnaissable.