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Temps de lecture estimé : 35 mn
13/10/09
corrigé 12/06/21
Résumé:  Recettes pour survivre à un conflit nucléaire. La solitude, le découragement et puis... l'espoir.
Critères:  fh mélo sf
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message

Série : L'abri

Chapitre 02 / 02
La survivante

Résumé de la première partie :


Il y a quelque temps, la famille Durieux a acquis un pavillon dans une banlieue résidentielle du Val-de-Marne, équipé d’un abri antiatomique colossal. Construit dans les années soixante-dix par le docteur Yann Keller, chercheur suisse en physique des particules, convaincu de l’inéluctabilité d’un conflit nucléaire, l’abri est conçu pour permettre la survie d’une famille de cinq personnes durant plus de vingt ans.

Le 3 septembre 2016, alors qu’Alain Durieux est occupé à remettre le blockhaus en état, l’Iran met le feu aux poudres en anéantissant Tel-Aviv avec un missile balistique. Une série exponentielle de répliques et contre répliques fait basculer le monde dans l’apocalypse…

Plusieurs têtes nucléaires rayent la région parisienne de la carte. Alain se retrouve coincé douze mètres sous terre (l’abri s’est verrouillé automatiquement, dés le début de l’alerte radioactive), tandis que sa femme et sa fille, en ballade au centre commercial, trouvent la mort avec la quasi-totalité de la population.


Alain, qui espère toujours qu’elles aient survécu, entame alors une période de désespoir et de solitude de plusieurs mois, organisant sa survie dans l’abri grâce à un fascicule très détaillé laissé par le docteur Keller à l’attention des siens…




PARTIE II





- 12 -



Je descendis de mon vélo d’entraînement, attrapai une serviette propre et essuyai mon front dégoulinant. Ma séance était terminée pour aujourd’hui. Trois heures à suer dans la puanteur confinée de l’abri, à inspirer un air infect, chargé de relents de moisissures, avant de m’évader dans mon monde onirique. J’avais beau démonter les extracteurs d’air, briquer les filtres, l’atmosphère du bunker demeurait nauséabonde. Il y avait quelque chose de pourri dans la tuyauterie du recycleur.



Je me dirigeai vers la douche tout en finissant de me dévêtir. Le miroir de la salle d’eau me renvoya une image flatteuse : au cours des mois mon corps s’était raffermi, mes muscles s’étaient développés. Envolées les poignées d’amour, disparue la bedaine disgracieuse. Les traits de mon visage avaient perdu leur mollesse, une expression de dureté nouvelle remplaçant la moue insouciante de ma vie d’avant. Je me forçai à sourire. Mon reflet esquissa une grimace douloureuse.


J’enjambai la grande bassine en fer-blanc encombrant le bac à douche, et actionnai le mitigeur dont j’avais réduit la course. Après quelques raclements sonores, de la tuyauterie branlante laissa perler un filet d’eau, sous lequel je me frictionnai avec vigueur. Après avoir coupé l’eau, je substituai à la bassine un second récipient métallique et entrepris de me savonner. J’utilisai à nouveau le jet pour me rincer rapidement, économisant chaque litre. Une fois séché, je me rhabillai. L’eau savonneuse, dûment recueillie, servirait plus tard pour ma lessive hebdomadaire.


À l’aide d’un entonnoir bricolé, je versai le contenu de la première bassine dans un jerrycan en alu. Puis, empoignant le réservoir presque plein, je descendis au dernier niveau de l’abri. Au fond de la pièce de stockage se trouvait une porte discrète, à peine visible. La porte de mon petit paradis personnel, tout à la fois solarium et lieu de recueillement. La serre hydroponique, où mes protégées sauraient mettre à profit le contenu du jerrycan.


La serre était très différente du reste de l’abri. Les murs vert pastel tapissés de plaques luminescentes s’incurvaient pour former une haute voûte. Celle-ci supportait une quinzaine de grosses lampes solaires. Baignées par la lumière nourricière, les cultures aériennes s’étageaient sur plusieurs niveaux. Grâce à la supervision zélée d’un ordinateur, un réseau compact de capillaires irriguait chaque plant individuellement, lui apportant la dose exacte de nutriments nécessaires. Le système, entièrement automatisé, permettait d’obtenir des fruits et légumes d’une taille exceptionnelle. Et un rendement de plusieurs récoltes par an…


Quand j’avais découvert cette installation, les lampes éteintes surplombaient des bacs à l’abandon, couverts d’une pourriture grisâtre et pestilentielle. Les flexibles arrachés croupissaient dans un liquide sombre, aussi dense que du purin. Un parfum de mort, une odeur de caveau imprégnait la serre saccagée. Les héritiers de ce joyau n’avaient visiblement aucun goût pour les plantes. Ce spectacle de désolation, qui évoquait avec acuité ce qu’était devenu la planète – un champ de ruines déserté – m’avait presque arraché les larmes. Résolu à remettre en état le potager oublié, j’avais passé le plus clair de mon temps dans la serre, travaillant comme un forçat, mangeant et dormant sur place à l’occasion. Grâce aux pièces de rechanges et aux semences trouvées dans la réserve, j’avais finalement pu faire revivre le grand œuvre du docteur Keller.


Sans que j’en aie conscience, ces dures semaines de labeur m’avaient transformé. Peu à peu, j’avais accepté l’irréversibilité de ma situation, mon incapacité à secourir ma femme et ma fille. Mais je n’avais réellement retrouvé foi en l’avenir qu’en cueillant ma première tomate, une sphère rouge vif, à la fois charnue et sensuelle. Et tout à fait succulente, après des mois de nourriture lyophilisée. Depuis, je surveillais avec une attention indéfectible mes laitues, complimentais mes radis et mes melons, dorlotais mes courgettes. Une fois accomplie ma transe cycliste, c’est dans ce temple du légume que je terminais ma période de veille. L’air y était plus frais, plus vivifiant. Ici, je me shootais à la chlorophylle, je m’enivrais d’oxygène – le plus fort taux de tout l’abri –, je planais sous des soleils artificiels…




- 13 -



De chaudes odeurs de fournil embaumaient la cuisine. Je venais d’extraire de la machine à pain un bloc compact et doré que je tronçonnais en tranches régulières. Bien que mon stock de farine soit en baisse, je n’arrivais toujours pas à me résoudre à me rationner. En fait, j’avais même ouvert une terrine de lièvre pour célébrer ma nouvelle fournée. Je m’apprêtais à me servir une rasade d’un excellent bordeaux (l’abri possédait une cave à vin richement dotée) quand un grésillement étrange se fit soudain entendre. Le bruit prit de l’ampleur, passant du simple sifflement à un ronflement de chat en colère.


Intrigué, je posai la bouteille, repoussai ma chaise et me levai. Le flot sonore, chargé de parasites, semblait provenir du salon. Plus exactement du capharnaüm qui recouvrait la grande table en chêne, que j’avais reconverti en établi. Je déplaçai le fer à souder, la boîte à outils, soulevai un monceau de papiers et de schémas électriques et trouvai finalement la source de cette cacophonie crépitante. La cibi dégottée la veille dans la réserve, qui était restée allumée toute la nuit.



Je me figeai, le bras à moitié tendu, paralysé par la surprise. Ensevelie sous les grondements rageurs du bruit blanc, une voix venait de me parler. Il ne s’agissait pas d’un mirage. Une peur insidieuse me tétanisa. Et si, en dérangeant le fragile équilibre du poste de cibi, je perdais le signal ?



Impossible de douter. Quelqu’un essayait d’établir un contact ! Je me saisis du micro et enclenchai le bouton d’émission. Pour la première fois depuis presque sept mois, j’allais enfin m’adresser à un autre être humain.



Plus rien. Je branchai mon casque, tournai le bouton d’amplification, essayai d’améliorer le gain. Peine perdue. La cibi était redevenue silencieuse, hormis un craquement parasite de loin en loin.


Je passai une main tremblante dans mes cheveux peignés à la diable. À peine esquissé, mon espoir de communiquer avec d’autres survivants vacillait déjà. C’était une véritable torture ! Aussi ténu soit-il, je ne pouvais pas laisser ce contact se déliter sans réagir. Tournant rageusement les pages du fascicule de Keller, je cherchai des infos complémentaires sur la cibi, un truc que j’aurais pu louper dans le raccordement du câble coaxial.


J’en avais oublié mon repas, je n’avais plus faim de toute façon. Un autre besoin m’animait, impérieux, lancinant. L’exaltation de renouer enfin le lien avec mes semblables, de rompre cet isolement démentiel. Tantôt je jubilais en repensant à ces quelques mots arrachés au vide, tantôt je désespérais de mon ignorance en matière de radiocommunications. Et puis, à force de compulser en tous sens l’almanach du timbré qui avait conçu ce blockhaus, je tombai enfin sur les paragraphes salvateurs, la solution à l’énigme qui rend fou.



Déploiement manuel de l’antenne de réception (procédure à suivre uniquement en cas de guerre atomique) :


Cher lecteur, vous voici donc coincé sous terre depuis quelques mois. Avec la baisse continue du niveau de radiation, les tempêtes d’interférences se sont peu à peu calmées. Bonne nouvelle ! Vous allez à nouveau pouvoir communiquer avec d’autres individus ! En tout cas, avec les personnes assez sages pour disposer d’un abri – la plupart des autres sont mortes, paix à leur âme – et de moyens de communication par ondes courtes.


L’impulsion électromagnétique émise par la charge nucléaire la plus proche a détruit toute l’électronique de surface. Si elle n’a pas été simplement liquéfiée par les effets thermiques de l’explosion, l’antenne principale est à présent aussi efficace qu’un portemanteau rouillé. Il va donc falloir procéder au déploiement manuel de l’antenne secondaire. Rien de plus simple, rassurez-vous !


Rendez vous dans la cuisine. Débranchez le réfrigérateur et retirez-le de son logement. Dans la cloison ainsi dégagée, il y a une prise de force actionnable par manivelle – un peu comme un store mécanique. Ladite manivelle devrait se trouver dans le tiroir central du buffet de tante Mathilde (excusez ces manipulations ridicules, un changement de dernière minute dans les plans du cuisiniste). Si la sortie de la sonde n’est pas entravée par les gravats du pavillon, vous devriez être paré en un rien de temps !




- 14 -



Après avoir mis à sac tous les tiroirs et placards de l’abri j’avais finalement trouvé une sorte de manchon articulé sur le haut d’une armoire à pharmacie. Suivant scrupuleusement les instructions du vieux Keller, je l’avais inséré dans son logement, derrière le frigo. Il s’agissait bien de la précieuse manivelle, mais celle-ci refusait de tourner, ne serait-ce que d’un seul cran. Certain que l’antenne était coincée, je paniquai et m’obstinai à forcer, au risque de fausser le mécanisme. Puis, je m’aperçus que je l’actionnais dans le mauvais sens. En inversant le mouvement, le dispositif se déploya avec une étonnante fluidité.


Les écouteurs sur les oreilles, survolté, je scannai toutes les fréquences disponibles dans la bande des 27 MHz. Ma cibi n’opérant que sur ondes courtes, je savais que la source d’émission se trouvait à quelques kilomètres à peine. À l’idée de la proximité des secours, des larmes de joie roulaient sur mes joues. Soudain, un signal clairement audible me parvint, sur le canal trente-huit.



Une voix synthétique pris le relais, déclamant la suite :



Un clic audible, puis de nouveau la même voix affolée. La séquence se répéta encore cinq fois, avant de changer de canal. J’arrachai mon casque en jurant. Ce que j’avais pris pour un contact avec les secours tant espérés n’était en fait qu’une messagerie automatique, qui tournait en boucle depuis… combien de temps ? Incertain, je scrutai l’horloge du salon. Depuis plus d’un mois !



Le monde que j’avais connu était mort et enterré. Il fallait que je me mette ça dans le crâne une bonne fois pour toutes ! J’inspirai longuement, plusieurs fois. Soufflée aussi brusquement qu’une flamme, ma frustration s’éteignit d’elle-même.


Je repensai à ce que je venais d’entendre. J’allais essayer de contacter cette Eva machin-chose au petit matin, dans approximativement trois heures – en espérant qu’elle soit encore en vie, ce qui restait à prouver. J’esquissai un sourire nostalgique. Les « heures », les « dates »… des habitudes du passé, qui me semblaient à présent presque irréelles. Quand on vit sous terre depuis si longtemps, à quoi bon caler son rythme sur des mouvements d’aiguilles.


Les questions commençaient à se bousculer sous mon crâne. La fille avait parlé de l’hôpital Chenevier, à Créteil. L’endroit était à un jet de pierre du centre commercial où Élodie s’était rendue avec Manon, le jour où… le jour où le monde avait changé. Pourquoi ne s’y seraient-elles pas réfugiées, au lieu de rejoindre le métro ? Et si l’abri de l’hôpital était assez grand, il se pouvait que… Quoi ? Qu’elles y fussent aussi ? Je me sermonnai vertement. J’étais en train d’élucubrer. La « pensée magique » ne suffirait pas à me les ramener. L’espoir devait être manié avec précaution. Sous peine de faire plus de mal que de bien.


De toute façon, le message de la fille semblait impliquer qu’elle était seule. Pourtant, au moment où… où tout cela était arrivé, ils devaient être nombreux dans l’abri. Alors pourquoi ne parlait-elle pas des autres ? Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ?


Puis je songeai à la note de désespoir dans cet appel à l’aide. La fille n’avait pas donné de détails, mais sa situation semblait déjà critique il y a un mois. Y avait-il la moindre chance pour qu’elle réponde, quand je tenterai de la contacter tout à l’heure ? Je n’imaginais que trop bien l’écho lugubre de ma propre voix, se répercutant sur les murs d’un abri-mausolée, jonché de cadavres pourrissants.


J’essayais de me représenter les lieux. Probablement une cave utilisée durant les bombardements Allemands, réhabilitée en abri antiatomique au plus fort de la guerre froide, avec les maigres budgets que l’assistance publique avait pu consacrer à ce genre de lubies. Je supposais que l’endroit devait être équipé chichement, à peine chauffé, encombré de paperasses oubliées et d’archives séculaires. Une crypte sinistre, guère plus qu’un dortoir aménagé, où le summum du luxe devait être de pouvoir se laver et aller au petit coin avec un minimum d’intimité. Rien à voir avec les prestations raffinées de mon bunker cinq étoiles.


En général, ce genre d’endroit n’était prévu que pour les crises de courte durée, les conflits en CDD. Là-dedans, il ne devait y avoir que deux semaines de ravitaillement, un mois au mieux. Alors comment cette fille avait-elle pu survivre si longtemps ? Plus j’y réfléchissais, plus je soupçonnais qu’Eva machin-chose devait être là par hasard, quand la charge thermonucléaire avait pété. Une chance pour elle ? Pas si sûr, vu les épreuves par lesquelles elle avait du passer.


Je mordis sans appétit dans ma tartine, tout en lorgnant l’horloge. Encore deux heures, avant d’avoir un début de réponse. Peut-être…




- 15 -



Je ranimai la cibi endormie d’un index qui tremblait légèrement. Après quelques réglages, je tombai à nouveau sur l’appel à l’aide, bouclant sans fin sur lui-même. Mon cœur se serra. Ce message serait-il ma seule occasion d’entendre la voix de cette fille ? Poussant un long soupir, j’activai le canal vingt-sept et me lançai. Il était temps de confronter espoirs et réalités.



Pas de réponse pour l’instant. Avec ce casque trop grand qui me chauffait les oreilles et un micro d’un autre âge niché dans ma main, je me sentais légèrement idiot. La fille ne répondrait pas, j’étais prêt à le parier. Les pensées les plus noires traversèrent mon esprit. Je l’imaginais morte, ou bien inconsciente. Peut-être m’entendait-elle mais était trop faible pour se lever et utiliser sa cibi. Cette dernière hypothèse me glaça littéralement.



Toujours rien. Durant près d’un quart d’heure, j’alternai les invites à parler et les silences de plus en plus pesants. Frustré, tendu comme une corde de piano, je ne tenais plus en place. Je laissai encore passer cinq minutes, puis décidai de jeter l’éponge. Débranchant violemment mon casque, je me levai d’un bond et bousculai ma chaise.



Je savais à quel point il était injuste de diriger ma colère contre cette fille. En agissant ainsi, je cherchais quelqu’un à blâmer pour tout ce que je n’arrivais plus à supporter. J’aurais plutôt dû voir la vérité en face. Reconnaître que l’existence me pesait, que la solitude n’était supportable que parce que je me mentais à moi-même. Accepter l’idée que j’allais crever seul dans mon trou. Je savais surtout que je risquais de faire une grosse bêtise, si je ne m’orientais pas très vite vers un exutoire.


Pour ça, pas de problème ! Ça faisait des mois que j’avais trouvé ce qu’il me fallait pour me vider la tête. Je balançai mon T-shirt et mon short sur le canapé. Puis, vêtu d’un simple boxer, je grimpai sur mon vélo « d’emportement »… Je pédalai aussi vite que je pus pour fuir la noirceur implacable de la réalité. Si je trouvais le courage nécessaire, peut-être essaierais-je à nouveau de contacter Eva dans deux ou trois heures, à la fin de ma séance. Peut-être…




- 16 -



Eva Clarinsky ne voyait plus le monde qu’à travers un brouillard rouge sang. Seul un léger souffle franchissait encore ses lèvres craquelées. Après des mois de purgatoire, de privations extrêmes, d’abominations inavouables, Eva était finalement arrivée en enfer. Elle avait dépassé la damnation de la faim lui creusant l’estomac. À présent, l’organe semblait lesté d’une grosse pierre bien lisse. Elle en était à peine consciente, tant le feu infernal de la soif brûlait sa gorge. La soif était comme un désert immense ou les oasis se faisaient toujours plus maigres et rares. Aussi rares que les moments de lucidité où elle trouvait la force – dieu seul sait comment – de ramper jusqu’au seau de plastique sous l’évier, pour laper un peu d’eau.


Quand elle avait assez d’énergie pour se traîner jusque-là, Eva avait l’impression de frôler des ossements. Mais elle se trompait. Dans son délire, elle ne se rendait plus compte qu’il s’agissait de ses propres membres, à peine recouverts de minces couches de chair, frottant les uns contre les autres. Sa peau de parchemin, tendue sur des aspérités saillantes comme des poignards, dessinait avec précision les fibres musculaires s’accrochant encore çà et là…


Si la soif devenait intolérable et qu’elle était trop faible pour entreprendre sa lente reptation, elle se mordait les lèvres jusqu’à ce qu’un sang épais comme une coulée de métal emplisse sa bouche avide.


La plupart du temps, elle ne savait plus qui elle était, ni où elle se trouvait. Elle grelottait simplement de froid sous des monceaux de couvertures, tournant ses yeux vitreux vers une voûte où la lumière ne s’éteignait jamais. Eva était si faible qu’elle ne prenait même plus la peine de s’écarter de sa couche pour uriner.


Elle voulait quitter cette vallée de larmes, mais elle n’y arrivait pas. Étonnamment, plus elle approchait du monde des ombres, plus elle s’accrochait à la vie, prolongeant d’autant cette torture, devenant son propre bourreau. Tant qu’elle en avait encore la force, elle aurait dû abréger ses souffrances en se tranchant elle-même la gorge. Mais voilà, elle n’en avait pas eu le courage. Pourquoi diable ? Ne parle-t-on pas de l’au-delà comme d’un monde meilleur ?


Plus morte que vivante, Eva n’arrivait plus à faire la différence entre ses hallucinations et le réel. Elle était tourmentée par les fantômes de ceux qu’elle avait côtoyés ces longs mois. Tombés les uns après les autres, ils ne la laissaient plus en paix, lui soupirant des horreurs fétides, cherchant à s’accoupler avec elle dans leurs hardes pestilentielles. Seigneur ! Elle était si proche de basculer de leur côté !


Il n’y a pas si longtemps, elle avait même cru entendre quelqu’un l’appeler par son prénom. Une voix douce, qui la pressait de venir la rejoindre. Était-ce un ange, témoin de son martyr, qui l’avait prise en pitié ? Où était-ce Piotr, qui l’appelait depuis le royaume des cieux ?


Tout au fond de sa conscience, une femme croassait : « la radio … tu dois … répondre … espèce de … conne ! ». Mais elle était trop épuisée pour continuer d’écouter cette folle. Elle allait fermer les yeux à présent, laisser le sommeil l’emporter. Une torpeur glacée l’enveloppait déjà dans son long manteau d’onyx. Quand elle se serait reposée, elle aurait peut-être assez de force pour s’adresser à son tour à la voix. Oui, quand elle aurait dormi. Plus tard.


Elle sentit qu’on caressait son visage. Dans un effort surhumain, elle descella les paupières, espérant voir l’ange à la voix mélodieuse. Mais c’était un squelette tenant un couteau qui se penchait sur elle. Il approcha son crâne ricanant et lui réclama un baiser. Un bon vieux french-kiss des familles… rien qu’un, promis-juré ! lui susurra-t-il. Entre les chicots noircis coulissait une langue putride, grouillante d’asticots. Les yeux exorbités, Eva essaya de se soustraire à cette horreur. Des serres implacables maintenaient sa tête, des ongles crochus s’incrustaient dans sa chair, déchirant ses joues dépulpées. Juste à côté d’elle, quelqu’un se mit à hurler.





- 17 -



Affalé dans le vieux fauteuil du salon, une bouteille d’eau minérale à la main, j’observais mon vélo d’appartement sans vraiment le voir. Je suais à grosses gouttes, encore pantelant après ma longue course. J’avais pédalé comme un forcené, mais aucun tunnel ondoyant ne m’avait emporté vers mon univers onirique. Trop de pensées obsédantes plombaient mon esprit. Machinalement, je portai la bouteille entamée à mes lèvres et la vidai en quelques gorgées. Je n’arrivais pas à me sortir Eva Clarinsky de la tête. Eva et ses appels au secours, qui résonnaient en boucle comme autant d’accusations.


Quand je fermais les yeux, les visages de ma femme et de ma fille s’imposaient à moi avec une acuité douloureuse. La situation présente me ramenait à ce jour maudit où je n’avais pas su persuader Élodie de revenir avant qu’il ne soit trop tard… Et pour Eva, était-il aussi trop tard ? Un mauvais pressentiment me tordait les boyaux.


En admettant qu’elle fut encore en vie, que pouvais-je réellement faire pour elle ? L’hôpital Albert Chenevier se trouvait à au moins six bons kilomètres de l’abri des Keller. Même équipé d’une combinaison antiradiation, c’était du suicide que de vouloir s’y rendre à pied. D’après les relevés les plus récents, le niveau de radioactivité était encore au-dessus des doses tolérables, comme en témoignait l’alerte toujours en vigueur dans le sas de décontamination. Et à propos du sas, il y avait aussi cette question à trancher : pourrais-je vraiment déverrouiller la porte qui en scellait le seuil ?



Durant mes premiers mois sous terre, j’avais découvert qu’un code d’urgence permettait d’en forcer l’ouverture. En piochant un ouvrage au hasard dans la bibliothèque, j’étais tombé sur une note de Keller, rédigée au verso de la couverture, qui dévoilait l’existence d’un « trou de sécurité ». En guise d’indice menant au fameux code secret, le vieux farceur avait trouvé hilarant de conclure par ces quelques vers :


Du repos des humains, implacable ennemie,

J’ai rendu mille amants envieux de mon sort,

Je me repais de sang et je trouve la vie,

Dans les bras de celui qui recherche ma mort. (*)


Bien que j’aie tenté plusieurs fois de résoudre l’énigme, je n’en avais pas encore la solution. Peut-être aurais-je relevé le défi avec plus d’ardeur, si je ne m’étais pas résolu, en fin de compte, à demeurer dans mon abri. Il y avait trop de radiations pour espérer sortir. Et s’il existait encore une zone non contaminée par le Césium 137 et son vieux pote le Strontium 90, je ne survivrais pas assez longtemps pour la rejoindre. Sans compter qu’il ne devait pas faire bon se balader dehors, vu les conditions climatiques… De quoi aurais-je vécu, dans un monde pétrifié par le froid, stérilisé par l’atome ?


Je me rendis alors compte que j’avais tout simplement peur. Peur de m’effondrer en voyant ce qu’ils avaient fait de la planète. Peur de ce que j’allais trouver en surface. Peut-être avais-je préféré faire l’autruche pour ne pas affronter tout ça. Néanmoins, si cette fille était en mesure d’être sauvée, je ne pouvais plus m’offrir le luxe de l’ignorance. J’allais devoir organiser une mission de secours, m’obliger à quitter l’abri. À condition d’avoir la certitude qu’elle soit vivante. Aucune envie de me sacrifier en pure perte…


Je décidai d’allumer cette bon Dieu de cibi, pour tenter encore une fois de contacter la fille. S’il n’y avait pas de réponse, alors c’est que c’était cuit pour elle. Il ne me resterait plus alors qu’à oublier son existence. Pas facile, mais je me ferais une raison. Voilà exactement ce que j’allais faire.





- 18 -




Après une bonne demi-heure à essayer d’établir le contact, j’étais ulcéré de répéter les mêmes phrases. Ces mêmes mots, se heurtant encore et encore à un silence désespérant. Je savais bien que c’était foutu, que je m’escrimais en pure perte. Cependant, malgré ce témoignage éloquent de mutisme obstiné, je n’arrivais pas à raccrocher les gants, à renoncer à l’espoir de faire partager ma solitude à quelqu’un. Alors, je trouvais à Eva toutes les excuses pour ne pas répondre : une cibi défectueuse l’empêchant d’émettre ou de recevoir, une blessure assez grave pour la clouer au lit… Après tout, je n’avais aucun moyen d’être sûr, absolument sûr, qu’elle fut morte.


Soudain un murmure rauque, inhumain, déchira ce silence de tombeau.



Elle avait répondu ! Un espoir énorme souleva mon cœur. Puis, avec le silence qui s’installait à nouveau, mon allégresse retomba.



Oh putain ! C’est ce que je craignais ! Cette fille était en plein délire. La situation d’Eva Clarinsky semblait carrément désespérée. Elle…



Ce furent les derniers mots que prononça ce fantôme.




- 19 -



Cette fille était au seuil de sa tombe, il n’y avait aucun doute. Dans quelques jours, son sort serait scellé, peut-être même n’était-ce qu’une question d’heures.


« Si je ne fais rien, elle va mourir. » Je n’avais que cette idée en tête. Pas le temps de penser aux conséquences, ni de mûrir plus longtemps cette décision. Je devais sortir de mon trou en vitesse, localiser cette fille et la ramener dans mon abri. Si je voulais la sauver, il n’y avait pas d’alternative.


Dans le fascicule de Keller, j’avais lu tout ce qu’il y avait à savoir sur les sorties en environnement contaminé. Je savais très bien que ce que j’allais tenter était suicidaire. Mais je devais courir le risque. Je dévalai l’escalier métallique, entrai dans la réserve et piochai sur les étagères tout ce qui pouvait avoir une quelconque utilité pour sauver Eva Clarinsky. J’entassai le tout dans un grand sac à dos, en désordre, comme je pus. Juste avant de quitter la pièce, mon regard se posa sur un drôle d’engin, garé sous une étagère : un mini-quad. C’était l’évidence même ! Avec ça, j’allais pouvoir rejoindre l’hôpital Chenevier en minimisant mon exposition aux radiations. Dire que j’étais passé devant ce truc des centaines de fois, sans imaginer une seconde m’en servir un jour…


Je devais encore prendre une dernière précaution. J’avalai deux comprimés du « vaccin » antiradiations récupéré il y a déjà quelque temps dans l’armoire à pharmacie des Keller, espérant que ce traitement allait me protéger. J’essayai d’oublier que ce truc était périmé depuis au moins un an. Je pris avec moi des vêtements chauds, puis m’escrimai à remonter le quad dans le sas d’accès, ce qui ne fut pas une mince affaire.


Tandis que je reprenais mon souffle, je me remémorai la devinette censée débloquer la porte blindée. Je réfléchissais intensément, essayant de me calmer. Sans résultat. Les quatre vers de cette maudite énigme dansaient sous mon crâne, s’emmêlaient entre eux, continuant de me narguer. Mes mains tremblaient, je grelottais. Je touchai la porte du sas. Elle était glacée. Dehors, il devait faire un froid polaire.



Tout en continuant de réfléchir, je décrochai deux combinaisons antiradiation. L’une d’elle trouva sa place dans mon sac. J’épaulais le sac, puis passai la seconde combinaison, me tortillant pour pouvoir verrouiller la fermeture malgré l’imposant paquet accroché à mon dos. Des démangeaisons horripilantes m’assaillirent, aux endroits où frottait le textile râpeux. Je me grattais furieusement…


C’est précisément ce geste qui fit jaillir l’illumination. Je venais de résoudre l’énigme de Keller ! Le clavier de la porte blindée comportait des caractères alphabétiques, comme celui d’un téléphone. Je tapai le code correspondant à la solution à laquelle j’avais pensé : 7823. Ça ne donnait rien, car il manquait des chiffres… Je pianotai une nouvelle séquence, complétant ma réponse : 863 7823.



Je finis de m’équiper, puis verrouillai le haut de ma combinaison. Le sifflement du masque anti-poussières et la visière de plexiglas me donnait l’impression d’être dans une sorte de scaphandre. J’appuyai sur le bouton d’ouverture et la porte du sas coulissa, me laissant le chemin libre vers la surface.




- 20 -



Clignant douloureusement des yeux, surpris par la lumière irradiant de toute part, j’émergeai au milieu des décombres de notre villa effondrée. L’effet de souffle et les incendies provoqués par l’explosion avaient causé une désolation effroyable. Le lotissement résidentiel où nous avions élu domicile n’était plus qu’une succession de ruines tordues et calcinées. Comme si un typhon incandescent avait balayé ce coin de banlieue tranquille. Sidéré par cette vision de cauchemar, je songeais avec horreur à tous ces gens, balayés par une tempête de magma à mille degrés pendant que j’étais tranquillement installé dans ma cuisine, plusieurs mètres sous la surface.


Le ciel était dégagé et le soleil de cette fin mars dardait des rayons que les nuées radioactives censées opacifier la haute atmosphère n’atténuaient nullement. Aucune trace de glace ou de neige sur ce sol brûlé jusqu’à la roche, sans le moindre brin d’herbe. D’après Keller, les conséquences de ce conflit devaient pourtant affecter le climat au point d’entraîner une nouvelle ère glaciaire. Je jetai un œil au détecteur fixé à mon poignet. L’afficheur numérique indiquait qu’on était toujours dans la zone rouge, côté radiations. Par contre, le thermomètre intégré mentionnait 2°C, une température plutôt clémente pour un hiver nucléaire.


Ne perdant pas plus de temps à étudier cet environnement flippant, j’utilisai le treuil amovible du puis d’accès pour sortir le mini-quad. Après avoir branché une batterie neuve, je n’eus aucun mal à démarrer l’engin. Je m’entraînai à le manier en traversant les restes calcinés de mon jardin. En arrivant dans la rue, je fus surpris par l’état de la chaussée. Malgré les monticules de débris qui l’envahissaient par endroits, elle semblait praticable, à condition de rouler lentement. Un luxe dont je ne disposais pas. Je fonçai donc au mépris du danger.


Le seul obstacle sérieux que je rencontrai fut l’énorme embouteillage au carrefour des petits Carreaux, non loin de la sortie de Sucy-en-Brie. Sur des kilomètres, un flot de véhicules occupait l’avenue de Paris sur toute sa largeur. Un enchevêtrement de carrosseries décapées par la fournaise radioactive, aux pneus explosés, aux plastiques qui avaient fondu sur l’asphalte, formant une multitude de mares noirâtres. Je quittai la chaussée pour le trottoir, plus dégagé, cherchant à occulter de mon esprit les cadavres occupant les carcasses de voitures. Je ne pus cependant m’empêcher de jeter un œil sur une 309 en travers de la voie. Deux squelettes à l’intérieur. L’un au volant, le crâne tourné sur le côté, l’autre assis à l’arrière, sur les vestiges calcinés d’un rehausseur. Une mère et son enfant… Une pointe de silex me déchira le cœur.


Après vingt minutes de gymkhana, j’arrivai sans plus d’encombres devant l’hôpital Albert Chenevier. Ou plutôt, ce qu’il en restait. J’avais résisté à la tentation de rallonger en passant par Créteil Soleil, le centre commercial où j’avais perdu la trace d’Élodie et Manon. J’en avais vu assez sur le trajet pour savoir que cela ne me ferait aucun bien. Je garai le quad à l’abri d’un auvent rouillé, coupai les gaz et mis pied-à-terre. J’allais à présent entamer la partie la plus délicate de ma mission : trouver l’abri antiatomique du centre hospitalier. En croisant les doigts pour qu’il ne soit pas enseveli sous des tonnes de débris…




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Aujourd’hui encore, je ne sais pas exactement comment j’ai trouvé l’abri. Je ne voyais presque rien en dehors du faisceau étroit de ma torche, ricochant sur des murs lépreux, au plâtre désagrégé par les radiations et les intempéries. Les minutes passaient, inexorablement, tandis qu’un voile flou embuait ma visière de plexiglas. De loin en loin, j’éclairais des squelettes en blouse blanches, étalés au sol dans les positions les plus diverses. Et puis, dans un coin de couloir miraculeusement épargné, je découvris par hasard un plan du sous-sol, gravé sur un panonceau de plastique. Je connus un bref moment d’euphorie quand j’y repérai l’emplacement de l’abri.


Je suivis les indications du plan d’étage, passai en courant devant les archives et me retrouvai face à une porte en acier anti-explosion, verrouillée par un volant de manœuvre. Je tambourinai un moment sur le sas en criant le prénom de la fille, avant de réaliser la futilité de mon geste. Même si deux cloisons blindées ne l’avaient pas empêchée de m’entendre, Eva Clarinsky était certainement trop faible pour venir m’ouvrir. J’empoignai le mécanisme et tournai de toutes mes forces. Le volant, faussé ou grippé, ne bougea pas d’un pouce. Je cherchai de quoi faire levier, mais ne trouvai rien qui ne tomba aussitôt en morceaux.


Le plan que j’avais maraudé tout à l’heure indiquait un local technique. Je fonçai, espérant dénicher dans cette remise une pièce de métal non corrodée. Le sort m’avait à la bonne. Je tombai immédiatement sur une barre à mine, entreposée là par un ouvrier bien inspiré. À la troisième tentative, je réussis à décoincer le volant et à me glisser dans le sas de l’abri, un réduit accueillant deux douches. Après avoir refermé la porte blindée, je lançai la procédure de décontamination. Les recycleurs d’air se mirent poussivement en route et une eau boueuse jaillit de la pomme de douche au-dessus de moi. Priant pour que l’installation ait éliminé la plus grosse partie des éléments radioactifs me collant aux basques, j’ôtai ma combinaison.


Le second bac à douche, maculé d’un dépôt sombre à l’aspect terne, était occupé par une masse informe, recouverte d’une bâche plastique. Quelque chose clochait. Malgré le froid qui cristallisait mon souffle, l’air était imprégné d’une puanteur douceâtre, une odeur de viande en décomposition. Je ne pus résister à la tentation morbide de tirer sur la bâche. Elle me dévoila le cadavre d’un homme, dépecé jusqu’à l’os comme une vulgaire carcasse animale. Sur les chairs restantes, bouffies et noirâtres, grouillaient des vers. Le visage, méconnaissable, était tordu sur un cri inachevé. Saisi d’horreur, je reculai en luttant contre une brutale nausée.



Un seul mot fusa dans mon cerveau. Anthropophagie. L’ultime recours en situation de survie extrême.



Une évidence s’imposa à moi. Quand les rescapés avaient entamé leur terrible jeûne, une fois les derniers vivres épuisés, ils avaient été confronté à un choix atroce : une mort lente et douloureuse, ou bien… ça. Certains avaient dû choisir de se sacrifier pour prolonger la vie des autres. Qu’espéraient-ils ? L’arrivée de secours, qui de toute façon n’étaient jamais venus ?



Détournant le regard du cadavre, je réajustai mon sac à dos en frissonnant, puis me glissai hors du sas. Dés le seuil franchi, un fumet pestilentiel me sauta au visage, des odeurs d’excréments et d’urine. Essayant de filtrer ma respiration avec la manche de mon pull, des larmes acides brouillant ma vue, j’avançai prudemment dans cette atmosphère fétide.


Le couloir débouchait sur un lieu de vie assez vaste et abondamment éclairé. Un des murs était occupé par un évier en inox et quelques éléments de cuisine. Dans un coin de la pièce traînait une paillasse moisie, recouverte d’un monceau de couvertures. Seul un « plic, ploc » discret rompait le silence de mort régnant dans le bunker. Le goutte-à-goutte d’une canalisation crevée, sous l’évier, recueilli religieusement dans un seau en plastique.


Puis je vis Eva Clarinsky. Une poupée de chiffon et d’os, recroquevillée sur le sol de béton brut. À force de volonté et de courage, elle avait réussi à ramper jusqu’à sa cibi.




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Je m’agenouillai à ses côtés, n’osant même pas l’effleurer. Sous la peau translucide, un réseau des veines bleues striait son front pâle et ses mâchoires émaciées. Ses yeux, enfoncés profondément sous l’arc orbital, ne semblaient jamais devoir se rouvrir. Un tel état de décharnement défiait le sens commun. Je crus qu’elle était morte, avant de remarquer le frémissement qui agitait sa cage thoracique. Elle respirait encore…



Espérant ne pas avoir à la secouer pour la tirer de l’inconscience, je me penchai sur cette pauvre chose. Les émotions qui tourbillonnaient en moi – soulagement, espoir, pitié, peur – firent exploser le barrage des larmes. Quelques gouttes salées atterrirent sur son visage diaphane. Je les balayai maladroitement. Eva Clarinsky ouvrit soudain de grands yeux effrayés.



J’avais suivi une formation aux premiers secours, dans une autre vie. Rien cependant qui m’ait préparé à une situation aussi critique. J’allais devoir improviser. Un début de panique monta en moi, que je refrénai aussitôt. Je devais à tout prix rester calme, méthodique, détaché. Pas question de perdre mon sang-froid, il en allait de la survie de cette fille !


Je découvris que l’abri possédait un dortoir avec des lits superposés. Prenant mon courage à deux mains, je passai mes bras sous le corps d’Eva et la déplaçai sans effort jusqu’au plus proche matelas. Combien pouvait-elle peser ? C’était sans importance pour l’instant. Je sortis plusieurs kits de réhydratation de mon sac à dos et fixai une poche de soluté au montant du lit. Puis j’entrepris de poser une intraveineuse sur le poignet filiforme d’Eva. Pas évident, sur un sujet n’ayant plus que la peau sur les os.


Deux heures plus tard, elle commençait à aller mieux, respirant avec moins de difficultés. Dès qu’Eva retrouva assez de force et de lucidité, je substituai des bouillons et des soupes aux perfusions, puis passai aux concentrés énergisants. Il lui fallut quatre jours de soins continus avant de pouvoir se nourrir et se lever seule.


Durant ces dizaines d’heures passées à la veiller, Eva me détailla les épreuves qu’elle avait traversées. Malgré les torrents de larmes accompagnant le flot de ses souvenirs, cela semblait la soulager. J’écoutais donc avec attention, sans émettre le moindre commentaire.


Ce qu’elle me confia était fragmentaire, décousu et souvent insoutenable. Son récit se grava à jamais dans ma mémoire.




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Eva était infirmière puéricultrice. Elle avait vingt-six ans quand elle avait rencontré Piotr Clarinsky, un jeune docteur Ukrainien venu faire sa spécialisation en France. Ils s’étaient mariés deux ans plus tard, après que Piotr eut décroché un poste d’obstétricien à l’hôpital Albert Chenevier, dans le service de néo-natalité d’Eva. Ils avaient acheté un appartement à Créteil, projetaient d’avoir deux enfants, passaient parfois des vacances dans la famille de Piotr, à Odessa, sur les bords de la mer noire.


Le samedi du grand cataclysme, ils étaient chez eux, profitant d’un jour de repos. Comme la plupart de leurs concitoyens, ils avaient suivi en direct l’incroyable accélération du conflit. Quand Sarkozy avait annoncé les fameux tirs de missiles balistiques, le couple était en route pour l’hôpital. Ils rejoignaient la cellule de crise chargée de gérer le flux continu de blessés, de cardiaques, de personnes en état de choc qui encombraient les services. La plupart de ces patients se rendaient à pied à l’hôpital, les voies de circulation étant saturées par une nuée de Franciliens cherchant désespérément à fuir Paris.


Les Clarinsky aidaient à préparer l’abri antiatomique quand une déflagration titanesque avait désintégré toutes les vitres de l’hôpital. Réagissant d’instinct, Piotr avait verrouillé le sas juste avant le déferlement de la vague de feu radioactive. Eva s’était aussitôt jetée sur la porte blindée, déchirée à l’idée d’abandonner ses collègues et ses patientes à une mort certaine.



Il y avait cinq personnes dans l’abri avec Eva et Piotr. Robert, chef du service de cardiologie, Fabrice, un ambulancier urgentiste, deux aides-soignantes – Mathilde et Estelle – et enfin Louis, l’ouvrier d’entretien. Les rescapés avaient tout d’abord espéré l’arrivée des secours en quelques heures. Puis en quelques jours. Une semaine était passée. Le chef de service avait complètement pété les plombs, se murant dans un silence renfrogné, ne participant à aucun de leurs conciliabules.


Louis s’était imposé comme un leader naturel, prenant peu à peu l’ascendant sur la petite troupe. Sous son impulsion, ils avaient inventorié leurs réserves de nourriture et d’eau potable. Même en se rationnant, ils n’avaient pas de quoi tenir quatre mois… Ils avaient donc strictement contingenté leurs vivres, épargné l’eau, limité leurs efforts quotidiens afin de tenir jusqu’à ce que les secours les trouvent. Fabrice avait remis en état de marche une vieille cibi et ils s’étaient relayés pour tenter de capter des réponses à leurs SOS. Il y avait eu de nombreuses crises de nerf, quelques bagarres, mais Louis avait toujours maintenu le cap, insufflant l’espoir en toutes circonstances, gardant pour lui ses propres baisses de moral.


Cependant, avec les privations, leur vitalité décroissait inexorablement. Une résignation générale s’empara peu à peu des rescapés. Personne ne l’évoquait à haute voix, mais chacun apprivoisait déjà l’idée de la mort délivrance. Il ne leur restait plus qu’une semaine de vivres quand Louis les avait réunis, leur annonçant qu’il comptait tenter sa chance à l’extérieur. Les secours ne venant pas à eux, ils devaient à tout prix chercher de l’assistance hors de l’abri. Deux volontaires avaient insisté pour l’accompagner, Mathilde, l’une des aides-soignantes et Fabrice.


Piotr avait tenté de raisonner le petit groupe.



En guise de protection antiradiation, ils disposaient en tout et pour tout de trois loques déchirées, aux masques défaillants. Officiellement, ces vestiges n’avaient pas été remplacés pour cause de restrictions budgétaires. Ils avaient rafistolé trous et déchirures avec les moyens du bord, puis s’en étaient allé, refermant le sas après un dernier adieu. Tous le savaient, il s’agissait là d’un suicide en bonne et due forme, maquillé en mission de la dernière chance.


Et effectivement, ils ne les avaient jamais revus… Les quatre survivants s’étaient malgré tout raccrochés à l’illusoire sauvetage. Ils avaient divisé leurs portions jusqu’au ridicule, épargnant le plus possible leurs maigres réserves. Les journées passèrent, interminables. Robert persistait à être imbuvable, Piotr prenait sur lui, les femmes tentaient d’apaiser les tensions incessantes, le plus souvent sans succès.


Quand ils se levèrent le matin du 24 décembre 2016, il ne restait plus rien de comestible dans l’abri. Durant la nuit, les quelques restes de nourriture avaient disparu. Les rescapés s’étaient regardés en silence, n’ayant même pas la force de se quereller pour un larcin qui ne changeait de toute façon rien à l’affaire. Puis ils étaient retournés à leurs matelas, tentant d’occulter la faim en sommeillant.


Après six jours de privations, Piotr avait émis l’idée d’un suicide collectif. Le médecin avait mis de côté quelques doses d’anesthésique, apte à tuer sans souffrances inutiles. Robert avait alors relevé la tête, le regardant d’un air mauvais.



L’ukrainien l’avait dévisagé avec un rictus de dégoût. Puis il avait jeté un regard douloureux à Eva, prostrée sur un sommier déchiré. Eva, sa femme aimante, qui endurait ce calvaire sans la moindre plainte. Il s’était alors approché de Robert, lequel avait levé des poings peu assurés. Piotr avait esquissé un geste d’apaisement, avant de lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Les deux hommes s’étaient éloignés pour un bref conciliabule. À leur retour, Piotr avait parlé aux deux femmes de ce qu’il envisageait.



Piotr avait fini par s’incliner, ignorant la moue narquoise du chef de service. Eva fut chargée de tirer au sort un de leurs quatre prénoms, inscrits sur des bouts de papier. Quand elle déplia le petit rectangle blanc pris au hasard, elle devint plus pâle encore. Tous comprirent lequel d’entre eux venait d’être désigné par le destin. Eva supplia son mari de la laisser se sacrifier à sa place. Il la prit dans ses bras, la serrant longuement contre lui, pleurant avec elle. Mais rien ne put faire faiblir sa détermination.


Ils eurent de quoi se nourrir quelques semaines de plus. La mort dans l’âme, Eva reprit des forces, respectant la promesse que lui avait finalement arrachée Piotr avant de se sacrifier.


Peu de temps avant qu’ils n’épuisent cette effroyable pitance, Robert révéla son vrai visage. En pleine nuit, il se glissa dans le lit d’Eva, la muselant d’une main sur la bouche tout en appliquant un couteau sur sa gorge. Sûr de son emprise, il lui murmurait des obscénités au creux de l’oreille tout en la pelotant. Robert fit l’erreur fatale de baisser sa garde. C’était exactement ce qu’attendait Eva. Elle lui trancha la gorge avec la lame qu’il lui avait réservée. Contrairement à ce que Robert avait espéré depuis tant de semaines, ce fut son sang qu’il répandit sur elle, et non son foutre.


Estelle l’aida à tirer le cadavre dans le sas de l’abri. Elles le dévêtirent, puis l’installèrent dans le bac à douche. Eva s’était toujours doutée que ce salaud était à l’origine du geste de son mari. Elle se chargea de la basse besogne avec une froide efficacité. Et cette fois, elle eut beaucoup moins de scrupules à se nourrir de chair humaine.


Quelques semaines s’écoulèrent. Leurs réserves d’eau potable baissaient de façon alarmante et il ne leur resta bientôt plus de « Petit Robert » à consommer. Le moral d’Estelle déclinait chaque jour un peu plus. L’abri fut le témoin de plusieurs crises de nerf, d’heures passées à verser des larmes. Hantée par les affres de nouvelles privations, l’aide-soignante tenta plusieurs fois de se taillader les veines. Puis, le 22 février 2017, après cinq mois et demi de cauchemar, Eva se réveilla seule au petit matin. Une lettre était posée près de son lit. Estelle avait quitté l’abri dans la nuit, laissant la radioactivité accomplir ce qu’elle-même n’avait pu se résoudre à faire.


Eva était restée assommée, amorphe, tournant en rond au rythme de ses idées noires. Jouant négligemment avec le couteau de Robert, elle avait pensé à Piotr, ainsi qu’à chacun des rescapés ayant partagé son sort durant ces longs mois. Robert ayant balancé l’anesthésique dans la cuvette des toilettes, elle n’avait même plus la possibilité de partir proprement. Elle avait approché la lame de sa gorge, puis l’avait reposée sur la table. Le dernier souhait de son mari était qu’elle survive, coûte que coûte. Elle allait faire tout ce qui était en son pouvoir pour respecter sa mémoire. C’est alors qu’elle avait enregistré son ultime SOS.


Afin de ne pas manquer le cibiste providentiel, elle s’était installée dans la pièce commune. Et elle avait attendu de connaître le fin mot de l’histoire, quel qu’il soit.




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J’entourai les maigres épaules d’Eva d’un bras protecteur, avec l’intention de l’aider à marcher.



Eva ne manquait pas de caractère. Je m’esclaffais, la laissant agir à sa guise.


L’avoir tiré des griffes de la mort avait créé des liens entre nous à une vitesse incroyable. Je soupçonnais pourtant Eva de forcer son exubérance. Pourquoi ? Pour se sentir plus intensément en vie. Et, peut-être aussi, pour chasser les fantômes qui la hantaient. Plus d’une fois, j’avais surpris sur ses traits le masque amer d’une tristesse infinie. De mon côté, ne flirtais-je pas inconsciemment avec elle pour masquer le malaise que m’inspirait son effrayante maigreur ?


Toujours est-il que j’avais beaucoup de mal à lui laisser faire quoi que ce soit par elle-même, me retenant sans cesse de me précipiter pour l’aider. Eva me paraissait aussi fragile qu’une sculpture de verre. Et j’avais trop besoin de rompre ma terrible solitude pour la laisser se briser.


Cela faisait une semaine à présent qu’elle reprenait des forces. Pourtant, elle me semblait toujours aussi squelettique. Je savais que ce n’étais qu’une impression. Les nutriments hautement caloriques dont je la gavais la remplumaient à vue d’œil. Il lui faudrait cependant plusieurs mois pour retrouver sa silhouette d’antan – fort agréable à regarder, m’avait-elle confié.


Pour l’heure, il était temps de quitter ce bunker nauséabond. Je lui exposai donc mon plan, sachant par avance que cela n’allait pas lui plaire.



Il n’y avait que six kilomètres à faire, mais Eva n’avait pas la condition physique nécessaire pour s’accrocher à moi tandis qu’on slalomerait à travers un océan de bagnoles carbonisées, sur un mini quad instable. Je l’aidai à enfiler sa combinaison, vérifiai encore une fois mon sac à dos puis m’équipai à mon tour. Eva ne jeta pas un regard au cadavre de son ex-tortionnaire en traversant le sas pour quitter l’abri. Mais une fois dans les couloirs décrépis de l’hôpital, je sentis qu’elle flanchait. J’imaginais sans peine ce qu’elle devait ressentir en voyant l’état de ces locaux, autrefois familiers et chaleureux. J’esquissai un geste de réconfort ; elle me fit simplement signe de continuer.


Je fus plus qu’heureux de retrouver la lumière du jour. Mon fidèle carrosse nous attendait et démarra sans renâcler. Je poussai un soupir : bien que je n’en aie rien dit à Eva, je craignais que les radiations ne l’aient déjà endommagé. Je m’installai au guidon, puis invitai Eva à grimper. Après une courte hésitation, elle s’assit derrière moi. J’avais gardé à la main un gros rouleau d’adhésif et la scotchai littéralement à moi, fixant ses cuisses aux miennes par plusieurs tours de bande argentée. Elle se colla contre mon dos et je nous ligotai ensemble au niveau du buste. Je suppose que nous devions former un duo parfaitement ridicule, sur cet engin lilliputien…


Prenant un maximum de précautions, roulant le plus souvent au pas, nous nous mîmes en route. Cette allure d’escargot ne nous laissait rien ignorer des squelettes grimaçants jonchant les rues, ni des cadavres prisonniers de l’interminable cimetière automobile qu’était devenue la chaussée. Je sentis Eva se raidir contre moi, à la limite de ses forces, tremblant de façon quasi incontrôlable. Je me félicitai de l’avoir arrimée solidement. Il nous fallut environ une heure pour rejoindre les décombres de ma villa. Après nous être désolidarisé, je pris Eva sur mon dos et nous descendîmes les marches du puits d’accès menant à l’abri. Son nouveau chez-elle.


C’est seulement à ce moment-là que je la considérai comme définitivement hors de danger…




- Épilogue -



Un an s’est écoulé depuis ce sauvetage de la dernière chance. Le souvenir d’Elodie et Manon reste douloureusement présent dans ma mémoire. Comme l’est, j’imagine, celui de Piotr pour Eva. Grâce aux équipements sportifs de l’abri – qu’Eva utilise quotidiennement – et à l’étonnante épicerie des Keller, elle a récupéré à une vitesse fulgurante. C’est à présent une jeune femme magnifique – elle n’avait pas le moins du monde exagéré, concernant sa silhouette avantageuse.


Nous passons beaucoup de temps dans la serre hydroponique. C’est, je suppose, ce qu’il y a de plus proche de la vie telle qu’elle était avant le cataclysme. C’est aussi dans ce lieu magique que nous avons fait l’amour pour la première fois, sous les lampes solaires, avec pour seuls témoins les plantes gorgées de sucs. Ce rapprochement entre Eva et moi était en définitive inévitable. En quelque sorte, une réponse de la nature à la destruction effroyable qui a secoué le monde. Une façon pour elle d’indiquer que le temps de reconstruire est venu.


Avec elle à mes côtés, les semaines s’enfuient à une vitesse folle. Elle ne m’a encore rien dit, mais je sais qu’elle est en retard de deux mois sur son cycle. J’ai hâte de voir son ventre s’arrondir, ses seins prendre de l’ampleur, lourds et pesants au creux de mes mains. Quand viendra le temps, je lui fais confiance pour m’expliquer les gestes à accomplir. Après tout, mettre des bébés au monde, c’est son métier !


Nous avons longuement discuté des conséquences de ce conflit mondial. Eva soutient que la théorie de l’hiver nucléaire n’est qu’une vaste fumisterie, une fiction imaginée par des organisations pacifistes, dans le contexte de la guerre froide, au début des années 80. Je dois admettre que les températures extérieures confirment ce qu’elle avance. Il semblerait donc que Yann Keller ait été aveuglé par son pessimisme.


Toujours d’après mon égérie, nous devrions être en mesure de mener une vie normale hors de l’abri d’ici quatre à cinq ans, à condition de s’éloigner suffisamment des grandes villes, transformées pour quelques siècles en nécropoles radioactives.


D’ici là, nous allons nous préparer à réinvestir la planète. La survie hors de l’abri ne sera pas facile, les premiers temps. Mais elle sera possible. Finalement, c’est tout ce qui compte…




– Fin –





(*) L’énigme du récit :


Du repos des humains, implacable ennemie,

J’ai rendu mille amants envieux de mon sort,

Je me repais de sang et je trouve la vie,

Dans les bras de celui qui recherche ma mort.


Il s’agit d’une énigme célèbre, que l’on doit à Nicolas Boileau.

La réponse ? UNE PUCE, bien sûr !


(Remarque : le second vers de l’énigme s’explique par la sexualité exubérante de la puce, que j’ai découverte dans le cycle « Les Fourmis » de Bernard Werber)