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Temps de lecture estimé : 35 mn
10/01/10
corrigé 12/06/21
Résumé:  L'heure de la revanche a sonné. Mais rien ne se passe comme prévu et les filles redeviennent très vite les maîtresses du jeu. Sur la route de la vengeance, on apprend parfois bien des choses sur soi-même et sur l'amitié.
Critères:  copains nonéro portrait -bureau
Auteur : Mickael G.      Envoi mini-message

Série : À Elodie et Anne-Sophie

Chapitre 02 / 03
Les larmes d'Antigone

Résumé de l’épisode précédent (13555) :


Un étudiant particulièrement timide et introverti est contraint de travailler avec deux filles insupportables. L’une d’elle, Élodie, dont il est secrètement amoureux, passe son temps à se mêler de tout et à l’empêcher d’avancer. L’autre, Anne-Sophie, exceptionnellement brillante, le méprise et ne lui adresse même pas la parole. Excédé, il finit par s’emporter et leur dit, de façon imagée et peu courtoise, ce qu’il pense d’elles.


Il devient alors l’objet d’un odieux chantage et ne parvient à éviter le pire qu’en acceptant d’assouvir les fantasmes on ne peut plus humiliants de ces deux pestes.


oooOOOooo


Si ma stratégie était encore floue, elle avait au moins l’avantage d’être simple et de se résumer en une phrase : la guerre était déclarée, tous les coups seraient bons pour gagner.


Face aux troupes de la coalition ennemie, deux fois plus nombreuses que les miennes, il me fallait à tout prix éviter la bataille en terrain découvert. Affronter de face la Panzer division Élodie, soutenue par les services très spéciaux de pisse-vinaigre, aurait été le pire choix tactique. Je comptais plutôt préparer le terrain par des opérations sous-marines furtives et déclencher au dernier moment une blitzkrieg meurtrière qui anéantirait l’adversaire par surprise.


Ma première mission consistait à décrocher discrètement l’épée de Damoclès qu’Anne-Sophie avait placée au-dessus de ma tête. Dans la partie de poker menteur qui allait bientôt nous opposer, il n’était pas question de lui laisser en main cette carte maîtresse. Ensuite, il me faudrait trouver la faille chez ces deux enquiquineuses. J’avais fait une erreur et elles s’en étaient aperçues. OK, mais dorénavant, c’est moi qui allais jouer à Sherlock Holmes. Cela m’étonnerait bien qu’elles n’aient pas, elles aussi, un cadavre caché dans leurs placards et si la vengeance est un plat qui se mange froid, je comptais bien leur servir un banquet surgelé qu’elles ne digéreraient pas de sitôt.


Le plus dur serait sûrement de tout avouer au patron. Enfin, tout avouer, je m’entends. Disons que je comptais lui présenter les choses intelligemment, genre : « dans l’enthousiasme, Monsieur, je n’ai pas bien vérifié mes résultats » ou « je me suis trompé dans mes calculs, mais cela collait si bien à la théorie que je ne m’en suis pas immédiatement rendu compte ». En mettant en avant ma bonne foi et en partant du principe que toute faute avouée est à moitié pardonnée, j’espérais me sortir à moindre frais de ce mauvais pas. Mais avant de me lancer, je devais connaître l’étendue des dégâts : qu’est-ce que cette empêcheuse de travailler en rond avait bien pu découvrir dans les ordinateurs ?


Je me mis discrètement au travail pour ne pas attirer l’attention des filles, il n’était pas question qu’elles comprennent la manœuvre. Fouiller dans les mémoires et les programmes, ce n’est déjà pas mon truc en temps normal, alors bidouiller en catimini, ce n’était pas gagné d’avance. Dès que j’avais un instant de répit, c’est à dire sans Élodie pour me tourner autour et jacasser comme une pie, je m’y attelais. Au bout de quelques jours, je dus me rendre à l’évidence : je n’étais même pas capable de localiser ce satané fichier de sauvegarde des modifications. Alors de là à le craquer, il n’y avait bien que Tête-à-Claques pour réussir un coup pareil !


Je me résolus donc à faire appel au service informatique et je pris discrètement rendez-vous avec le correspondant de notre laboratoire, à une heure où je ne risquais pas de croiser les deux pestes dans les couloirs. Ce n’était pas une mince affaire car ici, les maîtres de cette secte gardent jalousement leurs secrets et ne se laissent pas facilement approcher par les profanes. Pour ne pas éveiller de soupçons, je prétendis une malencontreuse erreur de saisie ayant modifié des chiffres très importants qu’il me fallait à tout prix récupérer.


Était-ce un heureux présage ou plutôt l’effet d’une heure tardive, l’homme de l’art finit par se laisser amadouer et j’eus l’incroyable chance de pouvoir assister à une de ces étranges cérémonies rituelles, connues des seuls initiés. Il commença par traduire mes propos dans un langage ésotérique où le Grand Ping cause aux Déesses Zippées puis il tapota fébrilement ses claviers, se perdant dans des incantations incompréhensibles au commun des mortels, avant de scruter ses écrans, comme un sorcier vaudou qui lit dans les entrailles d’un poulet. La sentence tomba, sans appel :



J’insistais, avec tout le respect dû à ceux qui ont vaincu les machines, lui expliquant que c’était extrêmement important, que j’y passerai tout le temps nécessaire …



Il se pencha vers moi, le sourcil ombrageux, l’œil inquisiteur.



L’archiprêtre des octets se rassit sur son trône sans détourner son regard suspicieux.



Puis brutalement, il renversa sa tête en arrière, fixa le plafond et s’immobilisa, tel un oracle moderne consultant les dieux de l’hyperespace.



Il se rassit devant ses écrans, caressant sans fin sa souris d’un geste obscène.



Je ressortis de son bureau dans une rage folle, laissant ce détraqué s’exciter tout seul avec son mulot. Non seulement ces deux garces m’avaient bien eu mais, en plus, elles continuaient à me ridiculiser. Moi qui pensais avoir été discret ! Bon, au moins, je savais maintenant à quoi m’en tenir, il ne fallait surtout pas les prendre pour des imbéciles. Mais cela risquait d’être beaucoup plus difficile si elles jouaient chaque partie avec un coup d’avance.


Le puzzle commençait à se mettre en place. D’abord, elles m’avaient provoqué pendant des semaines puis Élodie avait fini par allumer la mèche un vendredi soir, histoire de me prendre de vitesse et d’être sûre que je n’aurais pas le temps de découvrir qu’Anne-Sophie bluffait. Après, elles n’avaient plus qu’à attendre mon appel.


Mais il manquait quand même la pièce maîtresse : comment avaient-elles bien pu deviner que j’avais trafiqué mes résultats ? Personne ne s’en était aperçu, ni le patron, ni le comité de lecture de la revue qui les avait publiés, ni tous les lecteurs de cet article qui m’avaient écrit pour me féliciter. Il n’y en avait qu’une qui avait compris, une sur des milliers, et il avait fallu que ce soit Anne-Sophie ! Il y avait là quelque chose qui me dépassait complètement et ne pas comprendre m’angoisse terriblement. Certes, j’étais définitivement débarrassé de la menace d’une dénonciation mais je me sentais de plus en plus humilié.


Je les imaginais riant encore du bon tour qu’elles m’avaient joué, se gobergeant de ma naïveté, moi qui avais bu sans broncher le calice jusqu’à la lie. Plus décidé que jamais à piéger à mon tour ces deux horreurs, je me précipitai sur tout ce qui les concernait. À commencer par le plus accessible : leurs curriculum vitae, rangés avec ceux des autres étudiants, dans secrétariat du labo.


En ouvrant celui d’Anne-Sophie, je crus d’abord que je m’étais trompé et qu’il s’agissait de la liste des enseignements dispensés à l’université ! Mais non, c’était bien son CV : Mlle Anne-Sophie M…, diplômée de mathématiques générales, diplômée de mathématiques appliquées aux sciences de la vie, diplômée de physique fondamentale, diplômée de physique quantique, diplômée de statistiques, diplômée d’à peu près tout ce qui peut s’apprendre en biologie et en génétique…


Elle avait accumulé à elle seule autant de titres que la moitié d’un amphithéâtre, et toujours avec les félicitations du jury. Je ne parle même pas de l’âge auquel elle avait obtenu son bac, mention très bien cela va de soi, et des autres concours, challenges et défis divers et variés auxquels ce genre d’oiseau rare surdoué adore se mesurer. C’était à vous donner le tournis. Certaines années, elle avait validé avec brio trois enseignements en parallèle alors que la majorité d’entre nous mettions deux ans pour en réussir un seul ! À côté du sien, mon quotient intellectuel devait à peine atteindre celui d’une huître cuite. Et en prime, elle trouvait le temps de jouer au tennis et d’être sacrement bien classée. C’était qui cette fille : une extra-terrestre ? Les choses se présentaient de plus en plus mal.


À moitié déprimé, je m’attaquai au curriculum vitae d’Élodie. Là, pas de surprise, rien que du classique, du besogneux, du Mademoiselle Tout-Le-Monde. Et c’est justement ce qui m’intrigua. Ce cursus si banal ne collait pas à sa personnalité hors du commun. Je ne pouvais pas croire que sa vie se résumait à des manipulations de bactéries génétiquement modifiées, coincée entre revues scientifiques et congrès.


Il manquait forcément quelque chose. Pourquoi ne disait-elle rien de ses activités extra universitaires ? Tout le monde se prétend grand sportif, même avec un flocon de ski pour unique trophée, ou passionné de lecture, surtout si cela se résume au journal télé dans les toilettes ! Que cachait-elle ? Il y avait forcément quelque chose à découvrir ! Et je trouvai. Facilement. De site en site, de fil en aiguille, en une nuit, sur internet, je reconstituai l’incroyable vie d’Élodie.


Le théâtre d’abord. Et pas des sketches pour fête paroissiale de fin d’année ! Pirandello, Brecht, Shakespeare, Tchekhov… tout cela avec des troupes prestigieuses, des premiers rôles récompensés par des prix d’interprétation, des critiques élogieuses. Moi qui l’aurais plutôt imaginée dans Emmanuelle ou Histoire d’O ! Mais que diable allait-elle faire dans ce labo ?


La musique ensuite. Vous diriez quoi ? Batterie, guitare électrique, boule à facettes et dancefloor ? Perdu. Violon, avec premier prix de conservatoire, récompenses à n’en plus finir et concerts à l’étranger. Mais la grande affaire du moment semblait être le dessin. Vernissages par-ci, expos par-là, et quand Mademoiselle n’exposait pas, elle avait son adresse dans un atelier de peinture.


J’avais beau terriblement en vouloir à ces deux filles, ce que je venais d’apprendre sur elles forçait l’admiration et ma vie d’étudiant sérieux me semblait maintenant bien vide, triste à en pleurer. Moi qui n’avais jamais été reconnu ou admiré, à qui personne ne prêtait attention, j’imaginais Élodie saluant sous les bravos de la foule ou Anne-Sophie subjuguant les jurys par son intelligence et je me sentis très malheureux.


Toute la journée, je traînais ma déprime, miné par cette sensation de gâchis, cette impression de passer à côté du bonheur. La joie de vivre d’Élodie me retournait le cœur et, pour un peu, j’aurais presque trouvé Anne-Sophie sympathique.


Le soir même, n’y tenant plus, je me rendis à l’atelier de peinture. Ce n’était pas raisonnable mais ce fut plus fort que moi et je ne pus pas résister. Quelque chose m’appelait. Je devais voir, sentir, toucher cette partie de sa vie que je n’imaginais même pas et qui me faisait tant rêver.


C’était une boutique d’autrefois, dans une ruelle pavée, avec une devanture en bois écaillé et des vitres recouvertes d’affiches. À l’intérieur, une petite dame s’affairait, rangeant des cartons, déplaçant des chevalets. J’étais juste venu pour voir, à aucun moment je n’avais imaginé y entrer. D’ailleurs, qu’y aurais-je fait, il n’y a pas plus ignorant que moi en peinture. Et pourtant, sans savoir pourquoi, presque sans m’en rendre compte, je poussai la porte, comme attiré par sa présence d’Élodie qui planait sur ces lieux.


La petite dame se retourna, ajusta ses lunettes et vint vers moi avec un grand sourire.



Je voulus lui dire qu’il y avait erreur, que je n’étais pas celui qu’elle croyait, mais elle ne m’en laissa pas le temps.



Je la regardais, incrédule.



Et comment Élodie avait elle deviné que je viendrais ici ? Je n’en avais parlé à personne et surtout pas à elle ! Le mystère s’épaississait de seconde en seconde.



Tout en parlant, elle m’emmena dans une petite pièce, derrière l’atelier.



Elle me donna un carnet que j’ouvris. Quelle ne fut pas ma surprise ! Des pages entières de portraits d’Anne-Sophie, au fusain, au crayon, à l’encre de chine, tous plus magnifiques les uns que les autres. Anne-Sophie souriante, Anne-Sophie rêveuse, Anne-Sophie boudeuse. Il y avait même des portraits pleins de tendresse ou des portraits d’Anne-Sophie pleurant. Je n’aurais jamais cru voir cela un jour !



Je restai sur place ! Sur des dizaines de pages c’était maintenant mon visage qui s’étalait, comme dans le carnet consacré à Anne-Sophie.



Peut-être, mais c’était quand même inattendu ! Et le plus invraisemblable, c’est que certains dessins avaient été réalisés le jour même ou nous nous étions croisés pour la première fois au laboratoire. Moi qui pensais qu’elle n’avait même pas remarqué ma présence.


La petite dame me donna ensuite un gros bloc de papier.



L’angoisse me saisit soudain. Que pouvait-il y avoir sur ces pages ? Je dépliais la couverture avec appréhension et espoir… Gagné, c’était Anne-Sophie le modèle ! Des dessins superbes, un corps magnifique, et des souvenirs qui resurgissaient brutalement dans mon esprit. Je parcourais le carnet avec délectation, m’attardant sur les courbes de ses seins ou de ses fesses, découvrant d’incroyables effets de lumière sur ce physique de rêve, oubliant presque la petite dame qui me regardait avec beaucoup d’intérêt. Elle semblait attendre quelque chose. Et ce quelque chose se produisit lorsque, au détour d’une page, je découvris que ce n’était plus Anne-Sophie mais moi qui étais dessiné nu ! Je faillis lâcher le carnet de stupeur ! Je tournais deux ou trois pages : pas de doute, c’était bien moi, et en nu intégral.



J’hésitais mais au point où on en était arrivé, qu’avais je de plus à craindre ?



Elle sortit d’un carton à dessin une grande feuille et me la présenta. Ce coup-ci, je failli m’étrangler : Élodie avait osé représenter, avec tous les détails, l’instant même où j’étais en train de jouir, à cheval sur Anne-Sophie. Je m’apprêtais à quitter sur le champ l’atelier mais la petite dame à malice essaya de me retenir.



Je me retournai en la fusillant du regard.



J’avais déjà la main sur la porte.



Je me retournai une dernière fois avant de sortir définitivement.



Je crois que je n’avais jamais pris autant de plaisir à claquer une porte violemment, espérant même que l’atelier s’écroule derrière moi.


oooOOOooo


Quatre heures du matin. Je ne peux pas dormir, les deux filles m’ont mis la misère. Je retourne sans fin mes pensées pendant que le réveil égrène les heures. Anne-Sophie, Élodie. Élodie, Anne-Sophie. Le talent et le génie. Que fais-je donc là, égaré parmi elles, ridiculisé de toutes parts, ne comprenant rien à rien, tombant dans tous les pièges qui me sont tendus ? Je suis définitivement nul, irrécupérable, même dans les études, rien ne sert de se voiler la face. Je repense à cet oral meurtrier de biologie qui m’a tant marqué. Je revois la petite salle où les étudiants défilent devant deux examinateurs sadiques. Je rentre à mon tour. Ils sont assis derrière leur table et me scrutent du regard, s’assurant que je suis bien le bon condamné.


À droite, le Professeur DE machin DE truc DE corvée DE chiotte DEmain matin, raide comme la justice avec son manche à balai dans le derrière, son énigmatique sourire aux lèvres et ses cheveux blancs qui le font ressembler à un poireau. À côté, son acolyte, avec ses petits yeux cruels enfoncés dans leur orbite et sa mâchoire en avant, la peau flasque et la lèvre tombante, un air de batracien guettant une proie. À tout moment on s’attendrait à le voir sortir sa langue pour gober une mouche. Et moi au milieu qui n’en peux plus de leurs questions perverses, qui essaie juste de survivre pour que l’examen aille à sa fin.



Saloperie de poireau. Je sors. Anne-Sophie rentre. Le batracien ouvre un œil. Il n’a jamais pu supporter les filles. Alors, avec en plus des cheveux en pétard, des mèches de couleur et des piercings, cela va être de la boucherie. Le poireau se raidit un peu plus.



L’épreuve commence. Ils chassent comme des hyènes, la harcelant de questions, attendant de trouver le point faible avant de se jeter sur elle pour la curée. Anne-Sophie, boudeuse, esquive toutes les attaques.



Et dans un grand éclat de rire, il projette sur le tableau vert un énorme chromosome tout tarabiscoté, gluant, dégoulinant, avant de rajouter d’une voie doucereuse :



Anne-Sophie crie plus fort que lui :



Le crapaud est sonné. Il veut fuir mais elle lui lance à la figure les équations de Maxwell, le clouant sur place. Il tente de se dégager, hurlant que ces armes de destruction massive sont interdites en biologie, mais rien n’y fait. Les intégrales s’accrochent à ses babines, les dérivées lui collent à la peau et, sous le regard du poireau médusé, il n’en finit plus de régresser et se transforme en un gros thon malodorant.


Le poireau a pris la mesure du danger. Cette fille est un démon, vocifère-t-il en lui jetant à la tête toutes les expériences de la terre. Anne-Sophie, monte au filet, rendant coup pour coup, assenant des revers implacables, des smashes meurtriers, des passing-shots mortels.


Dans son coin, le batracien-thon tourne en rond dans son bocal en pleurnichant. Élodie, assise sur une table, noircit ses carnets de croquis. Le poireau s’essouffle, la lutte devient inégale. À chaque erreur, il rapetisse, s’affaisse, se tasse pour finir vautré sur le sol, comme un ectoplasme foireux. Le manche à balai tombe, n’en finissant plus de rebondir : bing, bing, bing, bip, bip, bip-bip, bip-bip, bip-bip…


oooOOOooo


Je sursaute dans mon lit.



J’arrive au labo en courant, excité comme une puce, rouge comme une tomate, dégoulinant… et plus décidé que jamais. Pour la première fois de ma vie, c’est moi qui vais faire le premier pas. Je vais tout mettre sur le tapis et nous allons avoir une sérieuse explication. C’est drôle, après tout ce que j’ai appris sur elles, après ces journées de cauchemar, je n’ai plus envie de me venger, je veux juste comprendre. Pourquoi des filles aussi brillantes perdent-elles leur temps à me harceler ? Qu’est-ce que je leur ai fait ? Qu’est ce qu’elles cherchent ? Il faut que je sache et elles vont répondre à mes questions.


D’abord Élodie. Je vais lui dire deux mots sur ses soi-disant « œuvres d’art », il faudrait voir à ne pas me prendre pour une andouille. Elle va me faire le plaisir de détruire tout ce qui me concerne, et rapidement encore. Et si elle recommence, même une seule fois, elle aura affaire à moi. Quant à l’autre, elle va savoir ce que je pense de son comportement. Il n’y a pas de quoi être aussi arrogante lorsque l’on ment comme on respire ! Et je ne les laisserai pas partir avant que l’abcès soit vidé. Ensuite, on pourra peut être vivre normalement tous les trois, enfin surtout moi.


Les deux pestes sont déjà au travail. Anne-Sophie, comme d’habitude, ne s’occupe que d’elle, ignorant le monde qui l’entoure et Zébulon tournicote en tout sens, donnant son avis sur tout, commentant tout.


J’ai choisi de me comporter ouvertement en ours mal léché, histoire de planter le décor et je m’isole devant mon ordinateur, sans dire un mot, pour essayer de mettre un peu d’ordre dans mes pensées et préparer mes phrases. Et bien sûr, c’est justement le jour où j’ai besoin de calme qu’Élodie en fait des tonnes. Je ne sais pas ce qu’elle a, mais aujourd’hui elle est aux petits soins pour moi. Est-ce que je peux t’aider pour ceci, je vais te donner un coup de main pour cela, tu ne devrais pas t’y prendre comme ça… Sur le principe, c’est plutôt gentil mais ça m’horripile au plus haut point et malgré mes bonnes résolutions, je ne peux pas m’empêcher de lui demander de s’occuper de ses oignons. Je n’ai pas refermé la bouche que je regrette déjà ce que je viens de lui dire. C’est sûr, elle va me refaire le coup de la colère homérique, les noms d’oiseaux vont voler bas, les portes vont claquer et je vais en être quitte pour mon explication. Et tout cela, c’est sans compter sur pisse-vinaigre qui va sûrement en rajouter.


Mais Élodie ne crie pas. Elle a soudain l’air très triste :



Touché. En plein cœur. Je m’attendais à tout sauf à cela. Je m’étais préparé à la guerre et elle vient à moi avec des fleurs ! Je la regarde, l’air idiot, ne sachant que répondre.



Coulé. Je suis KO, terrassé par un uppercut en plein ego. En quelques secondes, elle m’a jeté à la figure tout ce que j’essaye de refouler depuis des années. Toutes les solitudes de mon enfance, tous les copains que je n’ai jamais eus, toutes ces différences que je ne comprends pas se mettent à hurler en moi. Elle vient de déclencher un cataclysme dans ma tête et je ne sais plus si je dois lui sauter à la figure toutes griffes dehors ou tomber dans ses bras en pleurant.

Je reste immobile, anéanti pendant que, doucement, sans faire de bruit, sans dire un mot, Élodie sort du labo. Pourquoi m’a-t-elle dit cela ? Et comment peut-elle savoir ? Elle n’a quand même pas le don de se promener dans mon inconscient !



Je sursaute. C’est Anne-Sophie qui s’adresse à moi. Je crois bien qu’elle ne m‘avait jamais appelé par mon prénom, je n’étais d’ailleurs même pas sûr qu’elle le connaisse.



Elle s’interrompt quelques instants, puis reprend, d’une voix très douce que je n’avais jamais entendue :



Pour la première fois, Anne-Sophie me regarde en parlant. Ses yeux sont magnifiques, avec un regard franc, profond, troublant, qui me pénètre jusqu’au fond de l’âme.



Dans un accès de violence insoutenable, Élodie venait de déchirer le manteau patiemment tissé depuis mon enfance pour me protéger de ce monde imbécile et cruel que je refusais d’affronter, me laissant sans défense face à une réalité obstinée qui prenait aujourd’hui sa revanche. Avec affection, à des années-lumière de tout ce que j’avais pu imaginer d’elle, Anne-Sophie tentait maintenant de recoller les morceaux. Elle me tendait la main et sa sollicitude me fit monter les larmes aux yeux.



En quelques secondes, tout venait de basculer. Je ne rêvais plus de vengeance mais d’amitié.



Lorsqu’Élodie revint, un peu plus tard, un regard leur suffit pour se comprendre. Sans un mot, tout fut dit. Je découvrais tout à coup une incroyable complicité que je n’avais jamais soupçonnée. Elle se rassit à sa place, sourit et me dit simplement :



Je venais d’entrer dans le monde magique d’Anne-Sophie et Élodie.


oooOOOooo


Ce qui est bien avec Élodie, c’est qu’on n’est jamais seul. Cela faisait plus d’une heure que nous roulions et ni Anne-Sophie ni moi n’avions eu besoin d’ouvrir la bouche. Zébulon s’occupait de tout. Officiellement, elle était assise derrière moi, mais en réalité son visage était un coup à ma droite, un coup à ma gauche, un coup collé à mes oreilles et vu la vitesse avec laquelle elle se déplaçait, j’avais parfois l’impression de l’entendre en stéréo. Il n’y a que devant le rétroviseur qu’elle n’était pas encore passée mais avec elle, tout pouvait arriver. Et j’étais prié de suivre sa conversation même si elle se résumait pour l’instant à un long monologue. Régulièrement, elle me rappelait à l’ordre avec une tape sur la tête suivi d’un :



Après avoir eu tous les détails de la dernière exposition sur l’art aztèque, nous nous attaquions maintenant au cinéma indien. Anne-So s’était mise à l’aise, les pieds nus sur le tableau de bord et m’indiquait la route tout en suivant la conversation de sa copine, ce qui était déjà en soi un exploit impressionnant. Mais en plus, elle trouvait le moyen de lire et d’annoter un article de génétique d’une complexité telle que je n’en comprenais pas les dix premières lignes !

Moi je conduisais, heureux, coincé entre la plus délurée des biologistes et une peste nymphomane à dix cerveaux, en route pour une improbable journée au bord de la mer dont je savais déjà qu’elle allait changer ma vie. Tout à mes rêveries, je ne cherchais même plus à savoir ce qui se passait du côté de Bollywood quand une claque entre les deux oreilles me ramena brutalement à la réalité.



Anne-Sophie sourit, tout en surlignant quelques mots.



Élodie vint poser sa tête sur mon épaule et m’entoura de ses bras. Je sentais son parfum, la douceur de sa peau contre la mienne, sa chaleur. J’allais avoir beaucoup de mal à me concentrer et à ne pas penser à autre chose !



Une fois de plus, ce qu’elle disait était vrai. En quelques phrases lapidaires, elle venait d’étaler ce que j’avais toujours essayé de cacher aux autres et que je ne voulais même pas regarder en face.



Anne-Sophie posa ses papiers et me regarda en souriant doucement.



Je tombais des nues, ce n’était pas possible, j’avais dû mal comprendre.



Élodie mit ses bras autour de mon cou et commença à tout me raconter.



J’écoutais, incrédule.



De temps en temps, on allait jouer des extraits de pièces du programme de français devant les élèves d’autres lycées. J’aimais bien, c’était sympa, à l’entracte je descendais discuter avec eux dans la salle. Et c’est comme ça qu’un jour, ma route a croisé celle d’Anne-Sophie. Elle était restée seule, au premier rang, les yeux dans le vide à regarder la scène déserte. Je me suis assise à côté d’elle et on a commencé à parler. Enfin, surtout moi. Elle m’a juste dit qu’elle trouvait mon costume et mon maquillage très beaux. Il y avait dans ses yeux une expression de tristesse et de solitude que je connaissais trop bien. Je devinais son histoire, comme j’ai deviné la tienne à la seconde où tu as mis un pied dans le labo. Je savais que sa place n’était pas là mais qu’elle n’oserait jamais sortir de l‘ombre si on ne l’aidait pas un peu. Après tout ce que j’avais vécu, je ne pouvais pas la laisser repartir comme ça. C‘était à mon tour de tendre la main.


Je regardais Anne-Sophie, abasourdi.



J’avais ce que je voulais. On jouerait Anouilh, elle serait Antigone et moi Créon. Je l’ai maquillée, je lui ai donné son costume. Ses yeux brillaient avec un éclat incroyable et j’ai compris qu’il allait se passer quelque chose de très fort. Elle m’a assurée qu’elle pouvait mémoriser n’importe quoi en quelques minutes et qu’elle n’aurait pas besoin de garder le texte. Je ne la croyais pas mais je l’ai laissé faire. Elle l’a lu à trois reprises et m’a dit que c’était bon. On a répété, toutes les deux. Une seule fois a suffi. J’étais abasourdie par ce que je voyais. J’ai cru qu’elle se moquait de moi, qu’elle faisait du théâtre depuis des années et qu’elle connaissait le rôle par cœur. Je ne savais pas encore de quoi Anne-So était capable.


Sur scène, elle a été magnifique. Elle y a mis toutes ses tripes, elle a crié, elle a pleuré, elle s’est jetée à terre, elle s’est révoltée. C’était elle le maître et moi l’élève. Le temps d’un spectacle, elle n’était plus la petite Anne-Sophie timide que tout le monde ignore mais Antigone, l’adolescente fascinante et rebelle qui brave la loi des puissants.


Quand les lumières se sont rallumées, ce fut magique. Toute la salle debout, à applaudir, à taper des pieds, à crier son nom. Plus moyen de les arrêter. Et elle, sous les projecteurs, en pleurs, accrochée à moi, n’osant plus se retourner, avec son maquillage qui coulait sous les larmes. Il a fallu tirer le rideau pour qu’elle me lâche.



J’avais toujours eu d’excellents résultats sans travailler mais je n’osais pas le dire. Je racontais que je ne comprenais pas, que je passais beaucoup de temps à faire mes devoirs, j’aurais tellement voulu être comme tout le monde. En cours je ne posais pas de questions, de peur d’attirer l’attention. Des fois, je faisais exprès de me tromper dans les contrôles pour ne pas avoir trop de bonnes notes. Je n’en pouvais plus des réflexions sur la petite fayotte première de la classe avec ses deux ans d’avance, qui n’avait que papa et maman dans sa vie et qui finirait vieille fille.


Avant Élodie, je n’avais personne à qui me confier, avec elle tout a changé. Du jour de notre rencontre, on ne s’est plus quittées. Nous nous téléphonions plusieurs fois par jour, on essayait de se voir tous les soirs. Elle m’a tout dit de sa vie, je lui ai raconté tous mes secrets, même les plus douloureux.


Elle m’a insufflé le courage d‘assumer. Un jour, je me suis sentie prête à allumer tous ces abrutis qui me pourrissaient la vie depuis des années. En moins d’une semaine, tout le monde me respectait. La prof de math a failli faire un malaise quand elle a compris qu’en classe de seconde je réussissais sans difficultés les problèmes du bac. Le prof de physique était au bord de la crise de nerf : je ne peux pas répondre à vos questions, c’est du niveau licence, me répétait-il à longueur de temps. Mes parents ont été convoqués, la psychologue de l’établissement s’en est mêlée. Et puis il y a eu les tests et tout le folklore : enfant précoce, haut potentiel, capacités intellectuelles hors normes. Nous, avec Élodie on rigolait bien à les regarder s’agiter, on s’en foutait de tout ça, ce qui comptait s’était notre amitié. D’ailleurs j’avais commencé à m’occuper de ses notes. En un trimestre, celle qui, sortie du théâtre, du dessin et de la musique, était nulle, devint la meilleure.


Élodie continua.



Élodie se pencha vers Anne-Sophie et l’embrassa.



Puisque la perche m’était tendue, il fallait en profiter :



Élodie me coupa la parole, une fois de plus



Anne-Sophie sourit.



Puis elle se tourna pour me chuchoter dans le creux de l’oreille :



Elle voulait une réponse, je ne pouvais pas me dérober.



Anne-So pouffa.



Les deux filles se regardèrent avant d’éclater de rire et Élodie se dépêcha de répondre.



Je m’attendais au pire mais je ne pouvais pas refuser.



Je souris avant de lâcher ce que j’avais sur le cœur.



oooOOOooo


Ce fut une journée magnifique, une journée comme j’en avais toujours rêvé, pleine de rires, d’amitié et de complicité. Les filles me firent faire cent fois le tour des boutiques, je dus donner mon avis, et bien sûr me débrouiller pour qu’il soit identique au leur, sur tous les maillots, tous les petits hauts, toutes les robes, toutes les fanfreluches qui pouvaient bien se vendre. Je dévalisai pour elles tous les glaciers, tous les marchands de gaufres, de crêpes et de bonbons du front de mer.


Élodie dessina des dizaines de caricatures, s’attaquant à tous ceux qui croisaient notre route et avaient la malchance de nous déplaire : la grosse dame qui s’empiffre de crème chantilly, le serveur du café qui ne supporte pas les touristes, le m’as-tu-vu qui louche dans son décolleté…


Anne-Sophie manqua de nous faire mourir de rire avec ses mimiques, ses réparties et son humour au vingt-cinquième degré, incompréhensible sauf pour nous.


Puis se fut le pique-nique sur la plage, au soleil couchant. Élodie, sans doute inspirée par le paysage, était intarissable sur la mer dans la civilisation grecque, et les étoiles brillaient déjà depuis longtemps dans le ciel quand Anne-So profita d’un instant où elle reprenait son souffle pour l’interrompre.



Je répondis sans détours, si heureux de partager leur complicité.



Elle s’interrompit quelques instants.



C’est Anne-Sophie qui me répondit.



Aujourd’hui, on a passé une super journée ensemble. Tu es gentil, prévenant, drôle, intelligent et pour tout te dire tellement agréable comparé à tous ces abrutis qui nous regardent comme des friandises en papillote et ne pensent qu’à nous coller la main aux fesses avant de nous sauter dessus ! Alors il faut que tu arrêtes de te dévaloriser. Peu de gens sont capables de réagir comme toi et de se remettre en cause aussi vite. Tu fais preuve depuis quelques jours d’une lucidité impressionnante. Depuis longtemps, je t’observe sans rien dire. Tu fonctionnes à l’intuition et avec ton cœur, et tu prends les bonnes décisions, même si tu n’en a pas toujours conscience. Le jour où tu maîtriseras ton affectivité et ton angoisse, rien ne pourra plus t’arrêter.


Maintenant, en ce qui concerne tes dons, je crois que tu as au moins celui de rendre les gens heureux autour de toi. Et ça, c’est une richesse inestimable. Mickael, pour tout de dire, tu es devenu le copain qu’on a toujours rêvé d’avoir. Alors sois rassuré, car même si c’est toi qui voulais aller voir ailleurs si l’herbe y est plus verte, pour rien au monde on te laisserait partir.


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Depuis longtemps, la plage avait disparu dans le noir et nous ne devinions plus que nos ombres assises sur le sable. À la voix d’Anne-Sophie, je sus son émotion. Elle ne vit jamais qu’à l’entendre parler ainsi, mes yeux s’étaient remplis de larmes.


Il se faisait tard et il fallut prendre le chemin du retour, même si j’eus tout donné pour prolonger cette journée jusqu’au bout de la nuit. Les deux filles montèrent à l’arrière.



Puis, petit à petit, le silence se fit. Elle finit par se blottir contre Anne-Sophie qui dormait déjà et ferma les yeux.


Seul, au volant, filant dans la nuit noire, je pensais à cette incroyable journée, à cette improbable rencontre, à ces deux filles extraordinaires. Elles venaient d’écrire la première page de ma nouvelle vie, le reste m’appartenait. Comme l’avait dit Anne-Sophie, une seconde naissance.


Anne-Sophie, magnifique petite Antigone, obstinée, révoltée contre toutes les convenances, ce rôle lui allait si bien. À quoi rêvait-elle donc en ce moment, à des gerbes de particules multicolores en collision, à des farandoles sans fin de gènes encore inconnus, à d’incompréhensibles formules mathématiques ?


Et toi Élodie, où pouvais-tu bien être à cette heure-ci ? Sur une scène de théâtre, avec ton violon, devant tes carnets de dessin ?


Je les observais dormir dans le rétroviseur, attendri, quand Élodie, se dégageant avec une infinie douceur des bras d’Anne-So, vint poser sa tête sur mon épaule et murmurer à mon oreille :




(à suivre)