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Temps de lecture estimé : 31 mn
26/04/10
corrigé 12/06/21
Résumé:  Reprise de la série «L'abri» à l'arrivée d'Eva Carinsky dans le bunker de la famille Durieux. La suite des événements relatée par Eva...
Critères:  nonéro mélo sf
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message

Série : L'abri II

Chapitre 01 / 06
Douze mètres sous la surface, Alain et Eve...

Cette nouvelle mini série, suite de l’histoire originale, peut se lire indépendamment. Cependant, il n’est pas inutile de connaître le contexte dans lequel elle se déroule :


Septembre 2016 : survenue brutale du chaos, après une attaque nucléaire de l’Iran sur Tel-Aviv. En quelques heures, une série exponentielle de répliques et contre-répliques fait basculer le monde dans l’apocalypse…


Quelque temps auparavant, dans une banlieue résidentielle du Val-de-Marne, la famille Durieux a acquis un pavillon équipé d’un abri antiatomique colossal, conçu pour permettre la survie de cinq personnes durant vingt ans. Plusieurs têtes nucléaires rayent la région parisienne de la carte, alors qu’Alain Durieux se trouve coincé sous terre (l’abri s’est verrouillé automatiquement dès le début de l’alerte radioactive). En balade au centre commercial, sa femme et sa fille – Élodie et Manon – trouvent la mort avec la quasi-totalité de la population.


Plusieurs mois après la destruction du monde, toujours prisonnier de l’abri, Alain capte un SOS émis par une balise automatique depuis un bunker situé à Créteil. Au péril de sa vie, Alain réussit à sauver Eva Clarinsky, seule survivante d’un groupe de sept personnes piégées dans l’abri sommaire sous l’hôpital Albert Chennevier. Après des mois d’horreurs et de privations inimaginables – Piotr, son mari, s’est sacrifiée pour elle –, Eva est extrêmement affaiblie. Malgré tout, ils parviennent à rejoindre l’abri d’Alain…




--<( – I – )>--



Piotr, très pâle, les yeux brillants et grands ouverts, me fixait en silence. L’air grave, il ignorait les autres convives, comme s’ils n’existaient pas. Peut-être les aurait-il toisés, s’il avait pu tourner la tête… Sa pauvre tête, tranchée net et plantée sur un pieu obscène, là, juste devant moi, au beau milieu de la table du banquet. Un plat en faïence recueillait le sang visqueux et noirâtre qui dégouttait de son cou, sectionné en léger biseau.



Et c’était vrai. L’inanition débilitante qui me torturait depuis des mois avait cessé. J’avais repris du poids, et, sans être plantureuse, ma chair blanche et douce tendait agréablement mes vêtements, dessinant des courbes harmonieuses là où il fallait.


Les autres invités étaient bien portants, eux aussi. Robert, qui exhibait un double menton, suçait avec de petits bruits mouillés la moelle d’une vertèbre. S’apercevant que je le scrutais, le chef de service roula des yeux amourachés, m’envoyant un baiser du bout des doigts. Mathilde, sans cesser de converser avec Estelle, se saisit d’un bout de pain et sauça négligemment le sang de mon mari, comme elle l’aurait fait du jus d’un gigot. Devant chacun trônait une coupe en argent, remplie d’un liquide épais à l’odeur douceâtre.



Je baissai les yeux sur mon assiette, où un œuf cru et glaireux coiffait un steak tartare de belle taille. Je réprimai une grimace horrifiée ; la surface de la viande en putréfaction grouillait d’asticots.



Chacun se saisit de sa coupe et la vida d’un trait, sans se soucier des souillures d’hémoglobine qui maculaient bouches et mentons.



Le regard halluciné, je vis le sang frais affluer à nouveau dans les coupes, qui furent bientôt pleines. C’en était trop. Je déposai un baiser sur le front de Piotr, puis, en larmes, je quittai la salle, m’enfonçant dans les ténèbres de l’abri.



ooOOoo





Je hochai la tête, hypnotisée par la gelée de groseille couvrant la tranche de pain généreusement beurré. Je n’avais quasiment rien avalé depuis trois jours, et ça commençait à inquiéter mon compagnon d’infortune.



Avec ce qui restait de la capitale, mon brave Alain ne s’avançait pas trop. Mais non, si ça devait passer, ça ne serait pas à coup d’anxiolytiques ou d’antidépresseurs.



L’estomac noué, je regardais Alain finir son petit-déj en silence. Cela faisait deux semaines qu’il m’avait ramenée dans son abri, véritable trophée humain arraché à la faucheuse. Enfin, quand il s’était penché sur les draps souillés de pisse qui m’emmaillotaient, je tenais plus du fétu d’os sous de la peau tendue. Mais ne soyons pas amère. Après tout, je lui devais réellement la vie…


Finalement, je gobai un peu de crème de marron à même le tube. Mon péché mignon, et surtout le seul truc qui passait. Puis je me secouais un peu et aidai Alain à ranger les restes de notre collation vite expédiée. Réprimant les tremblements dans mes doigts, je réussis à laver les bols sans les casser, avant de les mettre à sécher près de l’évier. L’effort me faisait tourner la tête, mais je n’en laissai rien voir. Aucune envie de donner raison à mon bon samaritain.


Cachant mes mains décharnées dans les poches de mon sweat trop large, je le suivis hors de la cuisine.



ooOOoo




Lorsque j’ai découvert l’abri des Suisses, je n’arrivais pas à y croire : on avait échangé mon camp de concentration contre un hôtel de luxe ! C’était tout simplement somptueux. Et équipé dernier cri.



Puis, un sourire jusqu’aux oreilles, il m’avait fait visiter son chez-lui, heureux comme un gosse partageant ses jouets. Un gosse trop seul qui se serait enfin trouvé une petite copine.


Dans la pièce de stockage, je n’avais pas pu m’empêcher de chialer, en voyant toute cette bouffe sur les rayonnages. Si nous avions eu ça, Piotr serait toujours en vie, le cauchemar n’aurait jamais eu lieu…


Pour fêter mon arrivée, mon prince m’avait concocté le soir même un véritable dîner aux chandelles.



Puis je lui avais souri, le plus gaiement possible, comptant sur la pénombre pour dissimuler mes yeux rougis. Gâcher l’ambiance n’était pas une nécessité absolue, n’est-ce pas ?



Il avait acquiescé, un rictus inquiet au coin des lèvres. J’avais goûté un peu de tout, et c’était vraiment excellent. De toute façon, après une semaine de rations de survie et de poches de réhydratation, rien ne pouvait être moins qu’excellent. Et puis, me voir me jeter sur la nourriture, ça ne pouvait que le rassurer.



Alain a soudain détourné les yeux. Et merde ! Bravo, la finesse… Nous sommes restés silencieux un moment, chacun plongé dans son puits de souvenirs.



Je lui ai balancé ma serviette. Ensuite, nous avons trinqué. Pas mauvais, son Bordeaux !


Je m’étais bâfrée à m’en rendre malade. D’ailleurs, j’ai vomi toute la soirée, mon estomac appréciant modérément d’être soudain distendu. Le cauchemar du banquet date de cette première nuit… À croire que je n’ai pas encore tout bien digéré.



ooOOoo





Nous étions au premier niveau de l’abri, dans le salon. Élodie, l’épouse d’Alain, avait fait un sacré boulot, transformant une partie de cette grande pièce en salle de fitness ultramoderne. Je portais d’ailleurs un de ses body, avec par-dessus un short serré à la taille tellement ça baillait de partout.


À ma demande, Alain m’avait montré des photos de sa femme et de sa fille. Manon était une mignonne petite rouquine de cinq ans, absolument craquante avec son sourire plein de fossettes. Quant à Élodie, il s’agissait d’une blonde élancée, une belle plante au corps sculpté. Un jour, avant de devenir ce squelette ambulant, j’avais moi aussi eu un physique de ce genre. À part que j’étais brune. La seule chose qui n’avait pas changé, chez moi.


Après une dernière hésitation, j’ai fini par grimper sur la bicyclette d’Alain. Il l’avait réglée tout exprès pour moi, choisissant ce qu’il y avait de plus doux, car je n’étais pas censée forcer. Le programme « découverte », une courte balade en rase campagne. Me concentrant sur l’écran, j’ai donné mes premiers coups de pédales. Le paysage s’est mis à défiler lentement, s’ajustant à l’effort fourni. C’était plutôt réaliste et assez amusant. Je me suis prise au jeu et, malgré les protestations de mes quelques muscles rescapés, j’ai forcé sur les jambes. J’allais de plus en plus vite, ne quittant pas le moniteur des yeux, évitant de regarder le mur-miroir me faisant face. Apercevoir l’horreur qu’était devenu mon reflet me donnait à chaque fois envie de hurler…


Pendant ce temps, mon brave Alain s’est installé dans le canapé à l’autre bout de la pièce, un bouquin entre les mains. Je n’avais pas besoin de lui demander ce qu’il lisait. Le fascicule de Yann Keller, guide de survie ultime dans ce monde de Zombis irradiés…


Au bout d’un certain temps, l’écran est redevenu noir. Déjà ? Je n’avais pas vu passer les vingt minutes.



Il me regardait, les yeux pétillants, un sourire en coin. Se moquait-il de moi ? Non. On aurait bien dit que non. Soit je ne le dégouttais pas tant que ça, soit il le cachait bien. Bof, pour ce que ça m’importait.


Et puis, malgré mes vingt-six kilos, je devais certainement être le cadavre le plus sexy du Val-de-Marne…


Alain a pris ma place sur le vélo d’appartement, tandis que je feuilletais un exemplaire du Figaro Madame, un magazine datant d’une époque où des choses aussi futiles que la mode ou le théâtre intéressaient encore quelqu’un. Essuyant de temps à autre les grosses gouttes qui perlaient à son front, il pédalait comme un fou. Sur l’écran mural, filaient les lacets d’une route de montagne se perdant dans des cimes brumeuses.


Au bout d’une heure environ, il a enlevé son t-shirt trempé, continuant sa séance torse nu. Je lui ai lancé un regard amusé, par-dessus mon journal, ne me gênant pas pour détailler son anatomie virile. En fait, il était plutôt bien fichu. Côté face, des pectoraux parfaitement dessinés, mis en valeur par la sueur dégoulinant sur son torse et ses abdominaux. Côté pile, moulées par son short cycliste, de belles fesses musclées, se crispant au rythme de cuisses puissantes pompant vigoureusement sur le pédalier.


Un homme bien nourri, en excellente forme, s’astreignant à un exercice physique régulier. Bref, pas dégueulasse à regarder.


Piotr était moins musclé que lui, plus élancé. Il avait des attaches fines, des mains douces, des mollets vigoureux… Mais Piotr était mort. Nous l’avions tué pour le dépecer, alors qu’il n’était plus que l’ombre de lui-même.


Je refermai mon magazine et me levai brusquement.



Sans répondre ni me retourner, je suis sortie du salon. J’étais en larmes, je n’allais pas bien, et non, je n’avais pas envie d’en parler, merci beaucoup. Alain dut le comprendre car il n’insista pas, me laissant m’isoler un moment.


La solitude forcée est une drôle de chose. Nous n’étions plus que deux personnes au monde, mais parfois, c’était une de trop.


J’avais un lieu de prédilection pour me retirer quand j’allais mal, une cache au cœur de l’abri pour rassembler mon courage, affronter mon passé, apprivoiser mon futur. Ou tout simplement laisser couler mes larmes, en pensant à Lui. Ce lieu quasi mystique – je suppose qu’il s’agissait du même, pour Alain – c’était la serre.



ooOOoo




Il n’y a pas de mot pour exprimer l’émotion qui m’a envahie, lorsque mon hôte m’a fait découvrir la serre hydroponique de Yann Keller…


C’était deux jours après mon arrivée. Depuis notre premier repas, je tarabustais Alain pour qu’il m’explique l’origine mystérieuse des légumes frais dont nous semblions disposer à profusion. Un prodige, que ces tomates juteuses au bon goût de soleil, ces radis croquants, ce cresson d’un vert surnaturel – une couleur éradiquée de la surface du globe ! Face à mes questions incessantes, Alain se contentait de sourire, me glissant avec un clin d’œil :



Quand je fus sur le point d’exploser, il se décida enfin à me dévoiler le « Grand Secret ». Il avait intérêt, avant que je lui prouve qu’il me restait assez de vigueur pour lui éplucher le visage avec les ongles. Cependant, Alain y avait mis une condition, qu’il me communiqua alors que je bouillais d’impatience devant une porte discrète, au fond de la pièce de stockage.



Il avait ri. Un vrai rire, une cascade de bonne humeur, fraîche comme une eau de source. J’avais ri avec lui, de bon cœur pour la première fois en sept longs mois. N’empêche qu’il m’avait quand même bandé les yeux. Après avoir poussé la petite porte (et vérifié que je ne voyais vraiment rien !), il m’avait fait avancer de quelques pas.


Sous mes sandales, la consistance du sol avait changé. C’était meuble, inégal, légèrement accidenté. Et l’odeur ! Les odeurs, devrais-je dire. Un éventail de senteurs disparues, de fragrances oubliées : ça sentait la chlorophylle, la terre, l’écorce… Tous les effluves d’une vie végétale disparue. L’air lui-même était changé. Vivifiant, saturé d’humidité, gorgé d’oxygène.



Pour toute réponse, il m’avait rendu la vue. C’était comme s’il m’avait rendu la vie, ou presque…


Pendant quelques secondes, je crus avoir fait un bond dans le temps ou être passée dans un univers parallèle, telle la blonde Alice. Tout ce vert ! Et ce rouge ! Des fruits, des baies, des bulbes, des légumes en pagaille… J’ai levé la tête ; partout des soleils, suspendus à un dôme de lumière. Et, s’élançant vers le haut comme une brousse folle, des centaines de plans, sur plusieurs étages. Des cultures hors-sol ! J’en avais les larmes aux yeux.


J’eus l’impression soudaine d’être revenue chez moi. Loin, très loin de cette terre étrange, brûlée par les retombées radioactives.



Et, nonchalamment, il cueillit une fraise bien mûre qu’il croqua sans cérémonie. Bouche bée, je le regardai mâcher ce trésor, comme s’il ne s’agissait que d’un fruit, et non de la vie elle-même ! Il arracha une seconde fraise, qu’il enfourna entre mes mâchoires pendantes.



Refermant enfin la bouche, j’écrasai la chair charnue et délicieusement sucrée entre mes lèvres. La pulpe gorgée de suc gicla jusqu’à mon palais, dans un éclair de plaisir quasi orgasmique.



Puis, comme si je devenais subitement folle, j’éclatai de rire, m’esclaffant jusqu’à en perdre le souffle, hululant à gorge déployée. D’abord stupéfait par cette explosion inattendue, Alain finit lui-même par pouffer, puis piqua un fou rire homérique. Nous en avions les larmes aux yeux. Des larmes de joie partagée.



ooOOoo




Je demeurai toute la « journée » dans la serre. Une sorte de luminothérapie instinctive, pour femmes anthropophages broyant du noir. Quand je n’eus plus de larmes à verser sur Piotr et sur moi-même, je m’allongeai dans une chaise longue, avec un bouquin pris dans la petite bibliothèque qu’Alain avait installée sur deux étagères branlantes. « La guerre de la fin du monde », de Vargas Llosa.


Alain m’avait expliqué la monomanie de Yann Keller. J’imaginais très bien les amis du vieux fou se moquer gentiment de lui en lui offrant un florilège des bouquins ayant trait, de près ou de loin, à son unique obsession. En l’occurrence, le bouquin de Llosa parlait d’un prophète dans le désert du Nordeste, au Brésil, se levant contre une république trop musclée. Il avait rassemblé gueux, prostituées, monstres de foire et autres bandits pour fonder une sorte de paradis libertaire. Leur cité, rebelle aux lois, refusait en bloc le paiement de l’impôt, le système décimal, le recensement, la circulation de l’argent et l’économie de marché… Ils avaient fini par tous succomber, après trois opérations militaires sanglantes.


Alain et moi formions à nous deux une mini communauté à l’équilibre fragile, menacée par le chaos, tout comme la cité de Canudos. Et si nous en étions là, c’était à cause de la faillite de certains idéalismes, que d’aucuns appelleraient extrémismes… Le terrorisme international, le nationalisme intégriste, la course aux armements. Tout ça avait débouché sur l’horreur absolue.


Contrairement à Alain, je ne pensais pas que nous allions affronter un hiver nucléaire. Dans quelques années, il nous faudrait donc sortir de l’abri pour aborder à nouveau les rivages du monde, ou plutôt ce qu’il était devenu. La violence n’aurait pas disparu, loin de là, et nous ne pourrions compter que sur nous-mêmes pour survivre. C’était ça ou crever au fond de notre trou.


Alors, que voulais-je réellement ? Vivre et rebâtir ? Ou bien disparaître, rejoindre Piotr et les membres de nos deux familles décimées ?


S’il y avait un message dans le cauchemar récurrent qui mettait en scène mon mari, c’était bien de ne pas baisser les bras, de continuer à vivre pour justifier son incroyable sacrifice. Et en tout premier lieu, de me nourrir. Reconstruire ma chair, mes muscles, pour pouvoir un jour me battre en son nom.


J’avais lu que les peuplades cannibales rendaient hommage à leurs ennemis vaincus en les dévorant. Et par la même occasion, ils croyaient fermement acquérir certaines de leurs aptitudes ou dons naturels. Moi, j’avais fait de mon corps un tombeau. Un sépulcre où, j’en étais persuadée, survivait l’esprit de Piotr. Son sang coulait dans mes veines, ses atomes étaient présents dans mes cellules. Tant que je serais là, il ne mourrait pas vraiment.


J’étais peut-être la dernière personne sur terre à savoir qu’il avait vécu, aimé, qu’il s’était battu pour ses rêves. Et j’étais la seule à pouvoir les réaliser, maintenant.


J’avais fait mon choix. Il était définitif.



ooOOoo




Quand j’entrai dans la cuisine, Alain était en train de tripatouiller la Cibi. Depuis qu’il était tombé sur mon message de détresse, il y a près d’un mois, il était convaincu qu’on pouvait joindre d’autres survivants, mieux organisés et plus nombreux que nous.



L’occasion de petites chamailleries récréatives dont nous avions le secret.


J’avais envie d’avancer à présent, d’être constructive. J’étais sur le point de lui présenter une nouvelle Eva. Une fille volontaire et prenant soin d’elle, au point de se maquiller à nouveau et se balader autrement qu’en vieux survêt trois fois trop grand…



Énervé, il se battait avec les boutons de l’émetteur pour capter autre chose que des parasites crachotants. Il ne tourna pas immédiatement la tête. Quand il le fit, sa réaction me rassura autant qu’elle me fit plaisir.



Et moi qui craignais qu’il ne se mette à rire, en voyant ma figure peinturlurée ! J’avais choisi un maquillage léger, mais même ainsi, avec mes joues creuses et ma bouche qui me mangeait le visage, j’avais l’impression de ressembler à un clown triste.


Il me demanda de pivoter sur moi-même, admirant visiblement ma tenue. Oh, rien de bien extraordinaire ! Un pantalon à pince et un polo rayé, dont les couleurs, bien assorties, m’avaient plu. Ses compliments paraissaient sincères, mais en même temps, cet homme-là n’avait pas vu des masses de femmes ces derniers mois.



Je soulevai avec effort un lourd panier (du moins, lourd pour moi), posant sur la table un plein chargement de victuailles ; des fruits frais, des légumes, une belle salade et quelques conserves. Dont une boîte de corned-beef.



J’espérais de tout cœur qu’il ait raison.




--<( – II – )>--




La balance affichait quarante kilos et trois cents grammes.


Après trois mois de gavage intensif et d’efforts quotidiens dans le centre de fitness Durieux&Cie, j’avais retrouvé la moitié du poids perdu. J’étais encore bien loin de la jeune femme sportive qui, il y a moins d’un an, passait ses vacances au bord de la mer rouge. Mais disons que je n’avais plus envie de balancer une pierre dans chaque miroir qui croisait mon chemin. En gros, j’avais l’air d’une adolescente de trente ans, filiforme, limite maigreur maladive. Et bien sûr, désespérément plate. Mais au moins n’entrais-je plus dans la catégorie des cadavres ambulants.


J’avais pris l’habitude plus ou moins régulière de me maquiller – pas simplement pour les grands changements de cap dans ma conception de la vie, je veux dire. Pourquoi ? Et bien, quand j’appliquai mon fond de teint et mon rouge à lèvre, je voyais réapparaître l’ancienne Eva sous la gangue de ce visage ravagé.


Et je ne mettais plus de survêts, à part pour mes deux heures quotidiennes de sport.


Par chance, il y avait une mine de chiffons et de produits de beauté dans l’abri, des affaires qu’Élodie y avait remisées à l’occasion de leur déménagement. Je me demandais souvent ce que ça lui faisait, à Alain, de voir une étrangère endosser les froufrous de sa femme disparue… Je me réconfortais en me disant que les hommes ne se rappellent pas, en général, ce qu’on a porté l’année d’avant.


Et puis, Alain et moi, nous n’étions plus franchement des inconnus.


Au fur et à mesure de l’évolution de ma morphologie, je notais même de subtils changements dans son regard. Des modifications imperceptibles qui, mises bout à bout, changeaient pas mal la donne. Après m’avoir considérée avec la pitié et l’empathie réservées aux personnes gravement malades ou carrément mourantes, il me traitait enfin en femme. Pas encore en égale, faut pas rêver, mais disons en objet de désir plus ou moins conscient.


L’abri des Keller avait beau être vaste, nous nous croisions parfois en petite tenue. Je voyais bien que les transformations de mon corps commençaient à lui faire de l’effet, à mon Alain. Il y a deux jours, au moment où il est entré dans la salle de bain, ma serviette s’est dénouée, lui laissant entrevoir ma poitrine (du moins, ce qu’il en restait) et mon ventre. Rien de bien méchant. De plus, ce n’était pas la première fois qu’il me voyait nue – il avait bien été obligé de me laver, quand j’étais trop faible… Alors qu’il s’apprêtait à sortir une de ses vannes habituelles, Alain n’avait rien dit, finalement. Son regard s’était troublé et il avait détourné les yeux. Je m’étais réajustée en un éclair.


Comment devais-je le prendre ? Inutile de se voiler la face ; nous étions les deux seuls représentants de la race humaine à des années lumière, qui plus est de sexe opposé. Je n’étais pas du genre à le provoquer en faisant une bronzette intégrale dans le solarium, mais même en prenant mes précautions, ça allait forcément poser problème un jour…


Par la force des choses, nous en étions arrivés à un équilibre étrangement asexué qui me convenait très bien. Et en belle égoïste, je n’avais aucune envie que ça change. Pourtant, je devais bien me mettre ça dans la tête : Alain, comme tout homme normalement constitué, se sentirait obligé de tenter sa chance avec moi à un moment ou à un autre. Peut-être pas tout de suite… Mais quand j’aurais retrouvé des formes ?



ooOOoo





Je n’avais jamais entendu autant de gros mots à la fois dans la bouche d’Alain. D’ailleurs, je crois bien que je n’en ai même jamais entendu un seul. La situation devait être grave, pour qu’il perde ainsi son sang-froid !



Soufflant bruyamment, Alain retira la main du conduit de ventilation. Je poussai un cri de surprise. Ses doigts, noirs de suie, présentaient de vilaines coupures.



Le fascicule de Keller à la main, Alain me suivit jusqu’à la salle d’eau. Une fois mon bricoleur du dimanche savonné jusqu’au coude, puis rincé, j’appliquais une bonne dose d’antiseptique sur ses plaies et le couvris de pansements. Chouette, ça faisait longtemps que je n’avais pas joué à l’infirmière !


Pendant ce temps, Alain avait déplié un schéma technique et le brandissait sous mon nez, maudissant le concepteur du système de ventilation.



Il me regarda longuement, hésitant à me confier cette mission, tellement critique pour notre survie.



Alain a souri, légèrement détendu. Nous sommes repartis dare-dare dans le local technique, où je me suis agenouillée devant sa majesté le tuyau. J’ai toujours eu les mains fines ; au poids où j’étais, avec quinze kilos de moins, mes doigts n’étaient pas plus épais que des allumettes. Je comptais là-dessus pour réussir là où Alain avait échoué.



Je me relevais avant qu’il ait terminé sa phrase.



La détermination qu’il vit dans mes yeux l’incita à obéir. Il avança sa paume entrouverte, dans laquelle je glissai un bout de métal tordu.



Stupéfait, il contempla au creux de ses doigts la vis qui venait de lui faire perdre plus d’une heure, sans compter quelques grammes de peau et un bon litre de sueur.



Et là, j’éclatai de rire devant son air ébahi !



ooOOoo




Nous nous étions organisés pour alterner les corvées de ménage et la préparation des repas. Mais, par une sorte de glissement pernicieux, je m’étais vite retrouvée devant les fourneaux plus souvent qu’à mon tour. Pour justifier le naufrage de cette saine habitude, Alain invoquait en général des travaux ne pouvant attendre. Des travaux qui, mystérieusement, ne pouvaient être accomplis que par un homme.


Ce « soir » là, sa main droite étant couverte de pansements, j’avais généreusement décidé de faire une fois encore la cuisine. Je supervisais donc la popote tandis qu’Alain parcourait le saint fascicule helvétique, en prévision des prochaines tâches d’entretien à mener.



Quel enthousiasme ! Bobonne s’occupant de la bouffetance, pendant que monsieur lisait son journal. Même une guerre thermonucléaire n’avait pas réussi à faire exploser ce schéma des plus classiques… Fallait que ça change !



Il prit un moment pour réfléchir, avant de se replonger dans sa lecture avec un petit rire :



Ah ces mecs ! Vraiment, ’sont obtus, quand ils s’y mettent !



Alain poussa un long soupir et ses épaules s’affaissèrent.



Je me retins de rire. Capitulation totale, j’avais gagné ! Puis je vis quelque chose qui me fit encore plus plaisir. Un sourire fugace, sur le visage d’Alain. Rectification. Nous avions gagné !


Un tournant, dans la bonne vieille guerre des sexes…



ooOOoo




J’ai commencé par lire le fascicule de Yann Keller. Navrant, le style de ce type. Alambiqué, obscur, et effectivement très technique. Quand je ne comprenais pas, Alain m’expliquait, me montrant au besoin les pièces ou la machinerie correspondante. J’ai tout appris sur l’entretien courant de l’abri, d’abord en regardant faire Alain, puis sous sa supervision, et enfin en effectuant moi-même les manœuvres de A à Z. Au départ, Alain contrôlait minutieusement tout ce que je faisais. Puis, peu à peu, il s’est mis à me faire confiance.


Du coup, ça lui laissait plus de temps pour préparer les repas…



Ces dernières semaines, j’avais marqué pas mal de points auprès d’Alain. Plus d’une fois, j’avais lu de l’admiration dans son regard, et pas que pour mes rondeurs résurgentes. Nous passions beaucoup de temps ensemble, à bricoler dans l’abri ou dans la serre, à faire du sport, à se visionner des films dans la salle home-cinéma ou bien à se chamailler, lors de longue parties de Trivial-Pursuit ou de Scrabble. J’éprouvais de moins en moins le besoin de m’isoler pour penser à Piotr, je l’avoue.




Quant à l’attitude d’Alain, elle était irréprochable. À se demander pourquoi je m’étais fait du souci, en premier lieu. Dans la même situation, certains auraient déjà essayé de me violer dix fois. Pas Alain. J’admirais cette désinvolture quasi fraternelle – avec lui, il n’y avait rien de lourd ni d’ambigu. J’adorais aussi sa constante bonne humeur, et vu mon caractère de cochon, ça tenait franchement de la gageure ! Mais surtout, je savais que je pouvais compter sur lui en toute occasion, il me l’avait déjà largement prouvé.


Bref, je commençais à éprouver vraiment beaucoup d’attachement et de tendresse pour mon Robinson.



C’est comme ça qu’on s’est retrouvé à déguster des cônes au chocolat, en regardant « Titanic » sur grand écran. Alain avait bien fait les choses : on était assis dans de véritables fauteuils de ciné et on avait même du pop-corn ! C’est assez dérisoire, quand on y pense ; douze mètres sous un champ de ruine radioactif pour dieu sait combien de temps, deux survivants dans un bunker matant un film catastrophe. Ça avait tout d’une mauvaise blague.


Titanic, c’est le genre de truc que tout le monde a vu dix fois. Et bien, pas moi. Je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai jamais voulu voir ce film. Peut-être pour ne pas faire comme tout le monde, justement. À présent, je regrettais de ne pas avoir Piotr bien vivant à mes côtés, pour apprécier ensemble ce chef d’œuvre…


Je n’étais pas la seule à être secouée. Alain a écrasé une grosse larme au moment où on voyait se séparer des familles, femmes et enfants grimpant dans des chaloupes tandis que les pères et les maris restaient à bord du navire en plein naufrage. Évidemment, il songeait à Manon et Élodie, à ce qu’il n’avait pas fait pour elles. Rien de ce qu’Alain aurait pu tenter n’y aurait changé quoi que ce soit, je pense. Mais ça ne l’empêchait pas de continuer à se torturer.


Quand Jack s’est laissé mourir à l’écran, afin de sauver Rose, ça a été mon tour de sangloter. Maudite Rose ! Seule à pouvoir prendre place sur ce morceau de mur flottant dans l’eau glacée, condamnant son amant à disparaître dans les sombres profondeurs de l’Atlantique… Cette scène me rappelait une certaine tragédie, encore trop proche, tellement plus réelle. Ça n’avait rien à voir, mais pourtant c’était la même chose. Piotr avait fait le plus grand sacrifice qu’un homme puisse faire pour une femme. Il avait donné sa vie pour moi, sans hésiter.


À tâtons, j’ai cherché la main de mon compagnon d’infortune, et je l’ai serrée très fort. Voyant couler mes larmes, Alain s’est penché sur moi. Il a d’abord embrassé mes cheveux, mon front, mes joues humides… Puis, je ne sais comment, nos bouches se sont trouvées. Toujours en pleurs, j’ai entrouvert les lèvres. J’aimerais pouvoir dire que ce fut bref, que je n’ai rien ressenti. Mais ce serait mentir. C’est sa main sur mon sein qui m’a fait réagir. Alors seulement, j’ai repoussé Alain.


Nous n’étions pas sur le Titanic. C’était plutôt l’inverse. Autour de notre vaisseau de pierre, c’était le monde qui avait sombré.



Comment pouvait-il dire ça ? Au contraire, ça changeait tout !



ooOOoo




Déroutée, perdue, je me suis roulée en boule au creux de mon lit. Dans mon ventre, une crispation familière. La même que lors des longues nuits à attendre Piotr, de garde à l’hôpital. J’en voulais à tout le monde ; à Alain de me faire ressentir ça, à Piotr de m’avoir abandonné, à moi-même d’éprouver à nouveau du désir. Ce soir, un tabou venait d’être brisé. Le pire, dans tout ça ? C’était mon envie qu’Alain recommence, qu’il m’embrasse encore, qu’il me prenne dans ses bras et me fasse me sentir femme, vivante et vibrante.


Oh, Piotr… Excuse-moi !


Il y a une éternité, Piotr et moi avions eu une discussion à ce sujet. À propos de l’amour, de la mort et de la fidélité. C’était quelques jours à peine avant l’Armageddon. Le souffle court, allongés côte à côte dans notre grand lit, nous venions de copuler longuement. Dieu, que c’était bon avec lui ! Normal, mon obstétricien de mari connaissait mon corps par cœur…


Je m’étais souvent demandé pourquoi il m’avait choisie. Sans être quelconque, j’étais loin d’être une fille exceptionnelle. Alors que Piotr, lui, était tellement plus beau. D’une beauté classique, incarnant l’idéal masculin dans ce qu’il a de plus intemporel. Une sorte d’Adonis capable d’envoûter les mortelles au seul son de sa voix, de les captiver juste par l’intensité de son regard, sans même user de son éblouissante perfection physique. S’il avait voulu, Piotr aurait pu avoir beaucoup, beaucoup mieux…


Il m’arrivait souvent d’éprouver un pincement au cœur en voyant les femmes se retourner sur son passage, le suivre des yeux dans les couloirs de l’hôpital, dans la rue, partout… Sans compter les patientes trop jolies, qui consultaient à son cabinet. Pourtant, la fascination qu’il exerçait sur la gent féminine semblait lui être égale. Comme s’il ne se rendait même plus compte de l’aura admirative qui l’entourait en permanence.


D’une main légère, Piotr caressait mes épaules, mon dos, mes fesses, étalant du bout des doigts la sueur sur ma peau. Et chacun de ses gestes dégageait une sensualité naturelle, une grâce inconsciente.



Piotr et moi étions restés silencieux un moment. Je me sentais… décontenancée. Où voulait-il en venir ?



Et là, voyant mes yeux rougir, Piotr s’était interrompu. Il m’avait enlacé, me serrant contre lui en murmurant des mots tendres. Je me souviens qu’à l’idée de le perdre, j’avais ressenti un grand vide dans la poitrine.


Aujourd’hui pourtant, une pensée fiévreuse semait le trouble dans mon esprit. Et si Piotr avait saisi cette occasion pour m’annoncer de façon détournée une tromperie ? Avait-il toujours été fidèle ? Je n’avais aucun moyen de le savoir. Mes larmes avaient retenu ses mots. Et surtout, je ne lui avais jamais posé la question. Ni à ce moment-là, ni à aucun autre. Peur inconsciente de la réponse ?


« Si jamais ça devait nous arriver, si tu te retrouvais seule… »



« Si jamais ça devait nous arriver… »



« Si tu te retrouvais seule… »



Pourquoi n’est-ce pas moi qui suis morte…


Cette nuit-là, j’ai très mal dormi. Je crois même que j’ai pleuré dans mon sommeil. Beaucoup de rêves, d’images tristes, mais pas de cauchemars à proprement parler. Enfin, je veux dire, pas le genre de cauchemar où la tête tranchée de Piotr me conjurait de reprendre des forces. Depuis que j’avais décidé de vivre, cette vision horrifiante avait cessé de me hanter, heureusement. Non, c’était plutôt une suite de songes mélancoliques, mêlant souvenirs réels et chimères délirantes.


Seul le dernier de ces rêves était encore parfaitement clair. Piotr et moi étions au bord d’une falaise vertigineuse, un long mur calcaire, immensément haut. C’était à Bonifacio, je pense, là où nous avions passé nos toutes premières vacances ensemble. À l’époque, je me rappelle avoir eu très peur, quand Piotr s’était avancé près du vide.


Dans mon rêve, nous étions assis juste au bord de l’à-pic, les jambes pendantes. Cent mètres plus bas, la mer s’écrasait avec fracas sur les rochers. Mais je n’avais aucune crainte ; Piotr était là, rien de mal ne pouvait arriver. Épaule contre épaule, nous regardions le coucher du soleil embraser l’horizon, transperçant de ses rayons rosés les nuées violettes, baignant tout ce qui nous entourait de cette lumière ocre qui n’appartient qu’à la Corse.


C’est alors que je me suis rendu compte que mon mari devenait peu à peu translucide. Son visage et ses mains perdaient de leur consistance, comme un mirage se dissolvant dans l’air du soir. À travers son front et ses joues, je pouvais deviner les contours du port de pêche. Je devais arrêter ça !



Je suis restée un instant sans rien dire, assommée, la gorge serrée comme si on y avait enfoncé une pierre aux arrêtes tranchantes.



À présent, Piotr n’était plus qu’une silhouette, un mince trait de plume sur le bleu de la nuit. Le moindre souffle et il disparaissait, comme le chat de Cheshire. Je n’avais plus le temps, je devais lui poser LA question. Là, tout de suite, avant qu’il ne soit trop tard !



Mais Piotr était déjà parti. Je me retrouvais seule, toute seule face à mes interrogations. Comme d’habitude. Soudain, j’ai entendu quelque chose, un écho lointain, mêlé aux gémissements du vent. Une voix, qui me disait :


« Pense à toi, Eva. Refais ta vie, oublie-le ! »


Ma propre voix.


C’est le moment que j’ai choisi pour me réveiller. Dans un demi-sommeil, je me suis rendu compte qu’un liquide chaud et poisseux baignait mon entrejambe. J’ai soulevé le drap, inquiète. Partout, du sang maculait le lit.


Mon cycle était de retour. De monstrueuses menstruations, comme si les vannes avaient soudain lâché sous la force de la crue, après six mois de sécheresse. Avec la reprise de poids, retour des règles, signe d’une fertilité qui ne servait plus à rien, maintenant.


Mon stupide corps ignorait que Piotr était mort et qu’il ne porterait jamais ses enfants…




À suivre…