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n° 13868Fiche technique48507 caractères48507
Temps de lecture estimé : 27 mn
19/05/10
corrigé 12/06/21
Résumé:  Après une nuit de cauchemars et de doutes, Eva se réveille dans un abri étrangement silencieux. Alain a disparu !
Critères:  nonéro mélo
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message

Série : L'abri II

Chapitre 02 / 06
Fanfreluches et clef à molette

Rappel des faits : Septembre 2016 : survenue brutale du chaos, après une attaque nucléaire de l’Iran sur Tel-Aviv. En quelques heures, une série exponentielle de répliques et contre répliques fait basculer le monde dans l’apocalypse. Plusieurs têtes nucléaires rayent la région parisienne de la carte, alors qu’Alain Durieux se trouve coincé dans l’abri antiatomique sous la villa familiale. Élodie et Manon – sa femme et sa fille –, en balade au centre commercial au moment de l’attaque, trouvent la mort avec la quasi-totalité des franciliens.


Après plusieurs mois de survie solitaire, Alain capte un SOS émis par une balise automatique depuis un autre abri, situé à Créteil. Au péril de sa vie, il réussit à sauver Eva Clarinsky, unique survivante d’un groupe de sept personnes piégées sous l’hôpital Albert Chennevier. Terriblement amaigrie après des mois de privations et d’horreur — Piotr, son mari, s’est sacrifiée pour elle – Eva parvient à rejoindre l’abri d’Alain, malgré son extrême faiblesse. Elle découvre là une véritable forteresse, conçue pour permettre la survie de cinq personnes durant vingt ans, avec tout le confort moderne. Il y a même un substitut du monde extérieur : la serre hydroponique.


Pour Eva, c’est le temps de la reconstruction. Traumatisée par le sacrifice de son mari, la jeune femme décide de vivre et de se battre en son nom. Au fil des semaines, puis des mois, les deux rescapés – qui ont noué des liens d’amitié de plus en plus forts – s’installent dans une routine où le partage égalitaire des tâches a été impulsé par Eva. Celle-ci redoute pourtant l’inévitable, le moment où Alain va s’intéresser à elle en tant que partenaire potentielle. Et effectivement, ils finissent par échanger un long baiser. La jeune femme en est plus troublée qu’elle ne l’aurait cru…




--<( – III – )>--



Combien de temps avais-je dormi ? Aucune idée… Cet univers sans jours ni nuits était libéré de toute notion d’horaire. Depuis longtemps déjà, j’étais imprégnée du rythme d’Alain, réveillée dès qu’il se levait et se préparait. Ce « matin » pourtant, un étrange silence baignait l’abri. Debout la première, je frissonnais, nue sous la couverture qui me drapait.


Implorant le ciel pour ne pas croiser mon compagnon ainsi dévêtue, je gagnai la salle de bain. Mes prières furent exaucées ; la porte de sa chambre resta close. Aucun mouvement, en dehors de mes pas rapides. Quelques secondes plus tard, je me glissai sous la douche avec un soupir soulagé. Laissant couler l’eau plus que de raison, je profitai du jet tiède pour chasser pêle-mêle traînées sanglantes et idées noires.


Une fois séchée, je débusquai dans l’armoire à pharmacie un antique paquet de tampons. Un héritage de la vieille Madame Keller, traînant là depuis trente ans au moins… Après m’être convaincue d’en utiliser un, j’ajustai ma culotte de coton blanc avec un sentiment de sécurité retrouvée. Un rien parfois suffit à déstabiliser une femme ! Dans ma liste de choses à faire, j’ajoutai mentalement : « inventaire de notre supermarché privé, rayon hygiène intime », espérant qu’il soit approvisionné en protections périodiques. Il ne me resterait plus sinon qu’à faire comme les Babyloniennes, préparer moi-même le nécessaire avec des bouts de tissu…


Dans un monde ravagé par la bombe, il fallait bien s’attendre à ce que les produits manufacturés, même des plus basiques, se raréfient, avant de disparaître tout bonnement. Étrange, l’idée qu’une simple boîte de Tampax puisse devenir une possession inestimable… Étrange et déprimante. C’est bien le genre de réflexion à vous inspirer une vision angoissante du futur. Mais comment ne pas être angoissée, lorsqu’un incroyable carnage décime la population mondiale, que les radiations, les épidémies, la famine, se conjuguent pour finir le travail ?


Aujourd’hui, tout le monde quasiment était mort. Tous mes proches, tous les gens que j’avais côtoyés un jour, tous mes amis sur Facebook, effacés d’un coup. Alors, au-delà de la zone vitrifiée par les bombes, que trouverions-nous ? Une civilisation en lambeaux, ayant reculée de mille, voire dix milles ans ? Quelques rescapés regroupés en clans archaïques, régis par une sauvagerie implacable ? Ce qui était sûr, c’est que pour les survivants que nous croiserions tôt ou tard sur notre route, nous ferions figure de nantis, de nababs. Ils seraient peut-être même prêts à tuer, pour s’emparer de nos trésors…


Des larmes me piquaient les yeux, des pensées défaitistes me brûlaient la cervelle. Je devais absolument m’occuper l’esprit, penser à des choses pragmatiques ; je retournai donc m’habiller dans la chambre, avant d’entasser les draps ensanglantés dans une corbeille à linge. L’occasion d’une lessive supplémentaire, une fois mon petit-déjeuner avalé.



ooOOoo




Dans l’escalier, je repensai au baiser de la veille, au séisme dans mes rapports avec Alain. Devait-on en parler, mettre ça à plat, ou faire comme si de rien n’était ? Je regrettais de m’être laissée embrasser, de ne pas l’avoir repoussé. Pourquoi encourager ses avances, si je tenais tant que ça à ce que rien ne change entre nous ?


Peut-être parce que je n’étais pas tout à fait indifférente à son charme… De mon côté, il y avait aussi une attirance, une réelle envie de lâcher prise. Des liens forts s’étaient établis, un attachement indéniable. Comment pouvait-il d’ailleurs en être autrement, envers une personne qui vous sauve la vie ?


« Un homme, précisa une petite voix en moi. Intelligent, attentionné et carrément craquant qui en plus est. Une option à considérer, ma chère… »


Alain n’était ni dans la cuisine, ni dans le salon. Je m’attablai avec pour seuls compagnons un jus noirâtre et une pile de tartines beurrées. En attendant l’arrivée de mon ogre domestique, je ressassais ce que j’allais dire, ou plutôt ne pas dire. Je l’imaginais, volontaire et déterminé, entrant dans la petite pièce avant de s’asseoir devant son café, puis me sondant d’un regard inquisiteur. En prévision, je me composai du mieux que je pus une contenance, mélange d’insouciance factice et de fausse désinvolture. Un ersatz d’innocence, qui avait fait fureur durant ma période Lolita.


Mon dieu, c’était terrible ! Je ne savais plus me comporter avec naturel ! Alors qu’hier encore, tout n’était qu’évidence et simplicité…


Loin de me soulager, l’absence d’Alain finissait par être agaçante. Que cherchait-il, en ne se montrant pas ? À me mettre la pression ? Mais qu’est-ce qu’il s’imaginait !? Que j’allais lui apporter son déjeuner au lit, avec mon corps pour dessert ? La plaisanterie avait assez duré. Je descendis les marches quatre à quatre et toquai à la porte de sa chambre.



Pas de réponse.



Je collai mon oreille au contre-plaqué. Pas un bruit. Ça devenait inquiétant.



Avec une pointe d’angoisse, je comptai lentement jusqu’à dix, puis j’ouvris la porte à la volée. Personne. Le lit, à peine défait, était vide. À se demander si quelqu’un avait bien couché là cette nuit.


La serre ? La zone de stockage ? Le local technique ? Je courus d’un endroit à l’autre, le cherchant partout, ne le trouvant nulle part. Je devais me faire une raison, j’étais toute seule dans ce cercueil de béton…



ooOOoo




Mon anxiété me tétanisait, j’étais incapable d’aligner deux pensées cohérentes. Ça recommençait ! Après Piotr, c’était au tour d’Alain…



Comme une automate, je me dirigeai vers le sas pressurisé. Bien joli tout ça, mais combien y en avait-il de ces fichues combinaisons, à l’origine ? Et surtout, pourquoi Alain serait-il sorti sans rien me dire ? Dans le sas, une surprise m’attendait. Une feuille de papier, scotchée à hauteur d’yeux sur le panneau métallique :



« Eva, je dois m’absenter quelques heures, un jour ou deux au plus. Je préfère ne pas te dire où je vais, comme je te connais, tu serais capable de vouloir me suivre ! Reste tranquillement dans l’abri et attends mon retour. Je compte sur toi pour ne pas faire de bêtises… »



C’était signé « Alain-trépide ». Tordant ! Je reconnaissais bien là son humour pourri… En attendant, ce salaud avait projeté son expédition en cachette, avant de partir seul et sans prévenir !


Cette échappée belle n’avait rien d’une promenade de santé, toute exposition un tant soit peu longue restant dangereuse. La contamination, encore élevée en surface, rendait inutilisables les masques à gaz sur une telle durée – saturée, la cartouche anti-poussière laissait filtrer des isotopes radioactifs. Quant aux respirateurs isolants, leur autonomie était limitée à trois heures.


Conclusion ? Une virée de deux jours, et c’était la mort assurée…


Cette pensée me glaçait. Je revoyais encore Louis, Mathilde et Fabrice, quittant notre abri dans leurs combinaisons lacérées. Un suicide déguisé en mission de la dernière chance. Pourquoi Alain avait-il décidé de mourir ? Était-ce lié aux remords qui le poursuivaient ? À ma réaction d’hier ?



Une évidence s’imposa soudain à moi. Je connaissais sa destination ! Il n’y avait qu’un seul endroit où il puisse tenir aussi longtemps, hors de l’abri. Mon ancien bunker, sous l’hôpital Chennevier… Je n’avais aucune idée de ce qui le poussait à se rendre là-bas, mais je décidai de le découvrir très rapidement. Alain ayant réquisitionné le quad, je devrais marcher pour le rejoindre. Cela ne me fit pas hésiter plus d’une seconde. Sans me préoccuper le moins du monde de ses mises en garde, j’endossai à mon tour une combinaison.



Toute à ma fureur et à ma précipitation, je ne compris pas tout de suite pourquoi le sas me refusait le passage. Puis je remarquai les grandes lettres bleutées défilant sur l’afficheur :


ALERTE RADIOACTIVE – ABRI VERROUILLÉ


Alain m’avait parlé de l’énigme de Keller. Mes doigts survolèrent nerveusement le clavier métallique, mais seul un vilain bip de dénégation daigna se produire.


Ce fumier avait changé le code de sécurité ! Non content de me laisser seule dans l’abri, mon garde chiourme s’était envolé avec la clé du coffre… Je me jurai de lui faire payer ça. J’allais lui couper les couilles, moi ! Et les cuisiner en rognon, avec une sauce au vin blanc ! Si tant est, bien sûr, qu’il revienne entier de son expédition. En attendant, je me retrouvais bel et bien emmurée vivante…



ooOOoo




Les heures s’écoulèrent lentement, très lentement. Peu à peu, ma colère fit place à l’inquiétude, l’inquiétude à l’anxiété. Mais ce n’était pas pour moi que j’angoissais. D’ici à quelques mois, l’abri se déverrouillerait de lui-même, une fois la radioactivité stabilisée. Quant à la nourriture, je ne risquais pas de crever de faim. Pas cette fois. Sur les rayonnages, il y avait assez de bouffe pour me transformer en sumo femelle durant les cinquante années à venir…


Non, c’était le sort d’Alain qui me préoccupait. Dehors, il pouvait lui arriver n’importe quoi. Je n’avais aucun moyen de savoir s’il était en danger, sans même parler de le secourir ! Et à présent que je m’étais habituée à ce monstre de misogynie, je n’envisageais plus de vivre sans lui.


Ah là là… Pourquoi faut-il que les gens disparaissent pour que l’on se rende compte à quel point on tient à eux ?



Je descendis m’occuper les mains dans la serre. C’est bien connu, dorloter les plantes apaise. Après tout, c’était les seuls êtres vivants à partager encore l’abri avec moi…


Au fur et à mesure que je taillais et récoltais, un calme étrange s’insinua sous mon crâne. Ce n’était pas de la résignation, plutôt une confiance retrouvée, la certitude qu’Alain ne me laisserait pas tomber. Il allait revenir, c’était écrit…


Tandis que je terminais ma cueillette, un sourire éclairait mon visage. Son retour serait l’occasion d’un nouveau départ, et s’il voulait encore m’embrasser, je laisserai les choses se faire cette fois. Piotr ne sortirait jamais ni de ma mémoire ni de mon cœur. Mais je savais à présent qu’Alain aussi y occupait une place. Une place qui allait croissant. Je me pris à rêver malgré moi de ses mains autour de ma taille, de ses bras puissants pour m’abandonner, avant que nos bouches se réunissent et que nos deux corps se fondent en un seul


En quelques minutes, mon panier regorgeait de haricots, de courgettes et de belles tomates. Si nous étions capables de cultiver des légumes au fond d’un trou, alors pourquoi ne pourrions-nous pas aussi restaurer un coin de paradis en surface ? Peut-être pas tout de suite, mais dans trois ou quatre ans… ?


La serre était ainsi, un lieu bénéfique, gorgé de vie, qui ne pouvait inspirer que sérénité et foi en l’avenir.


Une fois ma tâche achevée, je trompai mon attente en me plongeant dans un bouquin pris au hasard sur l’étagère murale : « Je suis une légende », de Richard Matheson. Notre monde apocalyptique n’avait rien à envier à l’univers inquiétant évoqué par l’auteur… Dans ce livre, une guerre nucléaire créait un germe capable d’éradiquer l’espèce humaine et transformant les survivants en vampires.


Durant le reste de la « soirée », je m’enthousiasmai pour l’inventivité et la pugnacité rageuse de Robert Neville, seul être vivant de Los Angeles, je tremblai à l’évocation des hordes de vampires assiégeant sa maison forteresse. Pauvre Neville ! Avec ses appels radio infructueux, son courage obstiné, son besoin idiot de se sauver lui-même en sauvant le monde, il me rappelait terriblement Alain…


Le parallèle entre cette œuvre de fiction, écrite dans les années cinquante, et notre propre situation était tout bonnement vertigineux, hallucinant. Il y avait des similitudes incroyables, entre la prison asile du dernier homme sur terre et notre bunker souterrain, l’assaut nocturne des suceurs de sang et les radiations que nous-mêmes devions repousser. Jusqu’à la pauvre femme terrorisée, ultime survivante de ce monde crevé, que Neville finissait par ramener au cœur de son refuge…


Tard, très tard cette « nuit »-là, je reposai le livre, la gorge serrée. Alain n’était toujours pas rentré. Sans que je puisse m’en empêcher, une pensée morbide fusa dans mon esprit. Mon compagnon allait-il finir comme Robert Neville, condamné à mort par une meute de contaminés vociférants… ?



ooOOoo




À mon réveil le lendemain, j’étais toujours seule. Pour la première fois depuis des mois, je me préoccupai du temps qu’il faisait en surface, mais bien sûr impossible de connaître les conditions atmosphériques sans sortir de l’abri (m’est avis qu’on n’était pas près de revoir la présentatrice météo, ni même le JT). Faisait-il encore jour dehors ? L’horloge du salon indiquait fièrement 19 h 15, ce qui laissait un peu moins de trois heures de lumière estivale, franche et claire, avant l’obscurité.


Si Alain devait revenir aujourd’hui, ce serait avant la nuit. Ensuite, il ne lui serait plus possible de s’aventurer dehors. Un piège aussi dangereux que les vampires de Robert Neville l’attendait dans le noir ; le labyrinthe de carcasses calcinées qui séparait nos deux abris. En l’absence d’éclairage public, malheur aux présomptueux qui oserait s’aventurer dans ce gigantesque cimetière automobile…


Marre, de trembler pour lui. Je repoussai mes craintes de la façon la plus simple qui soit, en chassant Alain de mes de pensées. Cet inconscient avait voulu sortir sans chaperon ? Très bien, qu’à cela ne tienne ! S’il lui arrivait quoi que ce soit, il n’aurait qu’à s’en prendre à lui-même !



Des choses bien plus importantes m’occupaient l’esprit. Le cap des 45 kg franchi, ma poitrine était enfin assez ronde pour supporter le port du soutien-gorge. Ô joie ! Ô bonheur ! Goûter à nouveau les plaisirs raffinés de la fanfreluche, c’était redevenir femme à part entière. Et puis, comme on dit, à toute chose malheur est bon ; l’absence d’Alain me permettait de faire mes essayages au salon, en profitant des glaces murales pour me détailler sous tous les angles, au passage…


Une fois mon petit-déjeuner avalé, je descendis dans la pièce de stockage. J’en revins les bras chargés de cartons. Me campant devant le grand miroir, entre la bicyclette stationnaire et l’appareil abdos-fessiers, je me déshabillai entièrement. Première impression… horrible. Face à moi se tenait une rescapée de la vie, limite baisable. Certes, mais encore ? Après un bon moment à détailler ma chute de reins, j’émis un diagnostic plus nuancé. Ok, un peu moins maigre, un peu plus musclée, je ne ressemblais plus à un cancrelat passé sous une presse hydraulique. Cependant, bien que je ne fisse plus peur, j’étais encore loin du compte…


Après m’être démoli le moral comme il faut, il était temps à présent de passer à la phase essayage. Je sortis du carton les vieux soutiens-gorge d’Élodie, fit un tri rapide des bonnets en mettant de côté les moins amples, puis préparai une provision de coton pour le rembourrage. En quelques minutes, j’avais sélectionné trois coordonnés qui ne me rendraient pas trop ridicule. Je les essayai les uns après les autres, prenant des pauses pour vérifier la bonne tenue de l’ensemble, mannequin compris. Pas trop mal. Si Alain voulait toujours me mettre le grappin dessus, j’avais un minimum de répondant…


Puis, d’un seul coup, sans prévenir, les lumières se sont éteintes et la stridence d’une alarme a déchiré l’air. Je n’y étais absolument pas préparée. Pétrifiée, je me suis mise aussitôt à pousser des cris de terreur…



ooOOoo




Une peur abjecte avait noyé toute lucidité en moi. Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, à hurler dans le noir en compagnie de l’alarme, avant qu’un îlot de rationalité ne me persuade que ça ne servait à rien et ne stoppe net mes beuglements. En tout cas, j’avais crié assez fort et assez longtemps pour en avoir mal à la gorge.


La sonnerie carillonnante persista à me vriller les tympans une minute ou deux avant de s’arrêter elle aussi. Impec’, ça allait accélérer le retour de mes capacités intellectuelles. Et vu la situation, j’allais en avoir le plus grand besoin…


Un acouphène vrombissant dans les oreilles, je ne remarquai pas tout de suite la disparition du ronron qui avait bercé chaque minute depuis mon arrivée dans l’abri. Le profond silence qui régnait autour de moi me fit enfin comprendre l’origine de cette perte brutale d’alimentation électrique : la génératrice avait cessé de fonctionner ! Ce n’était pas censé arriver. Jamais. Et surtout pas quand Alain était absent…



C’était bien le mot qui convenait, car j’étais dedans jusqu’au cou. Les réflexes acquis lors de mon apprentissage ne me servaient à rien : le cœur de l’abri étant censé fonctionner en autonomie, l’entretien de la génératrice était minimum.


Alors, pourquoi cette panne brutale, quelle en était la raison ? Aucune, me souffla mon esprit défaitiste, hormis le fait que cet organe fatigué avait été mis en place il y a plus de quarante ans, soit le double du séjour maximum prévue dans le bunker. Le temps avait fait son œuvre, voilà tout…


Ça paraissait impossible ! Le vieux Keller, si méticuleux, si prévoyant, n’aurait pas négligé un point aussi crucial ! Ça ne cadrait pas avec la froide obsession de ce maniaque névrosé, son souhait désespérant d’offrir un havre de paix à sa famille, tandis que le reste de l’univers crevait sous les bombes…


N’empêche, j’avais sur les bras ce qu’on peut appeler un problème majeur.



ooOOoo




Une fois habituée à la pénombre, je réussis à rejoindre la cuisine sans trop de mal. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, l’obscurité était loin d’être complète. Dans la pièce, une loupiote à nu répandait une faible lueur, vestige d’un éclairage de secours en voie de décharge rapide. Mentalement, j’ajoutai l’inspection des batteries de ce dispositif à notre prochaine tournée de maintenance. Comme s’il devait y avoir un « après », un « plus tard »…



Crever ? Oui, certainement. Si je ne faisais pas repartir cette saleté de turbine, Alain et moi étions tous les deux condamnés. Lui, à mourir de faim dans mon ancien abri ; moi, dans un délai encore plus bref, à m’asphyxier.



Je sortis de mon immobilisme hébété, m’emparai d’une torche électrique – en parfait état de marche, heureusement – et descendis au troisième niveau avec précaution. C’était pas le moment de se casser quelque chose…


La lampe projetait des ombres fantomatiques au mur, transformant cet endroit familier en caveau. Luttant contre mon angoisse, je me frayai un chemin jusqu’au local technique, aussi lugubre qu’une tombe. C’est dingue comme le noir évoque les peurs de notre enfance ; je m’attendais presque à voir un zombi échevelé en sortir pour me sauter dessus… Plus prosaïquement, le carter sombre de la grosse génératrice, impassible et immobile, m’attendait dans un silence obstiné.



J’avais beau fanfaronner, je n’en menais pas large. Les paroles d’Alain résonnaient encore à mes oreilles : « …de toute façon, si la génératrice nous lâche, on est cuit. »


J’ouvris le large capot taché de rouille. À l’intérieur, tels les lobes jumeaux d’un monstrueux cerveau extraterrestre, deux groupes électrogènes s’enchevêtraient dans un foisonnement de pièces mécaniques, de câbles et de durites diverses.


Bon dieu, j’allais jamais y arriver… Cette saleté de panne pouvait avoir mille origines différentes !


Je n’avais pas pris le fascicule de Yann Keller avec moi. Comme je l’ai déjà dit, je connaissais par cœur tout ce qu’il y avait à savoir sur l’entretien de la vieille dame, soit pas grand-chose. Je pouvais en remontrer à Alain sur le changement des filtres – à air, à huile ou à gasoil –, la vérification des courroies ou des batteries. Mais pour ce qui était de la mécanique, j’étais archi-nulle… Ça tombait plutôt mal, on était en manque de réparateurs ces temps-ci.


Je sentis la panique me gagner, lentement, mais sûrement. Il me fallait de l’aide, là ! Et vite…



« Utilise ta tête, procède avec logique, point par point. Élimine d’abord les hypothèses les plus flagrantes… » me souffla le pseudo cow-boy tueur de vampires, avec juste la pointe d’accent Américain que je lui imaginais.


Pas con, ça ! Je pris une longue, longue inspiration, avant de me lancer. En premier lieu, je vérifiai que personne n’ait coupé la machinerie pendant que j’étais en haut (Ah ! Ah ! Un elfe des bois, peut-être…? Bravo, la logique !). Par acquis de conscience, j’actionnais le démarreur. Rien, pas même un tressaillement. Un point sur le combustible ? Aucun risque d’être en panne de gasoil. Le carburant arrivait sans problème et il en restait assez en soute pour remplir un pétrolier. Bon, côté démarreur maintenant ? Rien de suspect, à priori. Alain l’avait vérifié, il y a peu. En tout cas, ça sentait pas le cramé, ce qui était plutôt bon signe.


Une idée lumineuse éclaira soudain mon esprit en déroute. Et si la panne n’affectait que le groupe principal ? Dans ce cas, je n’avais qu’à basculer sur le second groupe électrogène, comme pour une maintenance… Pleine d’espoir, j’enclenchai fébrilement le levier de dérivation avant de tourner une nouvelle fois le contact. L’auxiliaire ne daigna produire qu’un bref tressautement, aussitôt étouffé. Comme mon euphorie…



Le pire dans tout ça, c’est qu’il y avait certainement de quoi rafistoler la génératrice sur les étagères de la zone de stockage. Quand bien même y aurais-je dégotté un groupe électrogène complet et en état de marche que je n’aurais pas été plus avancée. Autant demander à une écolière de pratiquer une intervention cardiaque avec un canif émoussé, à la lueur d’une chandelle.


Déposant au passage une large traînée huileuse sur mon front, j’essuyai la sueur aigrelette qui dégoulinait dans mes yeux. La gorge serrée, j’avais à la fois envie d’éclater de rire et de me mettre à chialer. Pauvre Eva, maigre et moche, ridicule épouvantail en petite culotte et les seins à l’air, qui s’escrimait pour rien sur cette machine stupide et inerte !


Vaincue, je m’adossai au mur. Cette fois, ça n’allait pas le faire…


Une vision s’imposa à moi ; mon corps, en position fœtale sous un rideau de plantes jaunies, longtemps après avoir expiré ses dernières goulées d’air vicié. En l’absence de mouches, de vers et autres fossoyeurs de la nature, je fermenterai doucement dans la pénombre de la serre, avant de me momifier. Je pouvais rester allongée ainsi des millénaires, avant de me répandre en poussière grisâtre dans la pièce envahie de moisissures.


N’ayant plus la force de retenir mes larmes, je me mis à pleurer sans bruit. Pour ce que ça servait…


Sans le silence de mort qui régnait à présent autour de moi, je ne l’aurais pas entendu. Un choc imperceptible. Une simple vibration, accompagnant un son ténu. Je n’avais pas besoin de plus pour comprendre.


Alain était revenu. Et, ô Surprise, il avait trouvé porte close…



--<( – IV – )>--


Je bondis sur mes jambes et courus le plus vite possible jusqu’à l’entrée de l’abri, ce qui n’est pas une très bonne idée dans l’obscurité quasi complète. Je faillis m’étaler deux fois, fracasser ma lampe et m’éclater le front sur le béton. Il y a un dieu pour les anorexiques privées de cervelle ; je ne récoltai qu’une vilaine écorchure au genou gauche.


Au premier niveau, le son était nettement plus fort ; une sorte de raclement métallique, parfois ponctué de coups. Je ne sais pas avec quoi Alain essayait de forcer le sas, mais même avec une barre à mine, il n’entrerait pas. Privé d’alimentation, l’abri restait aussi hermétique qu’une noix. Une noix avec une herse de château fort.


Banni par la volonté helvétique d’un savant à moitié timbré, le salut ne viendrait donc pas de l’extérieur.


« Bravo Yann ! pensai-je. Joli coup ! Là, tu as vraiment conçu le piège parfait ! »


J’entrevis soudain la raison de cette protection renforcée. Ce n’était pas uniquement pour repousser les radiations… Si l’abri était conçu comme un bastion imprenable, c’était en prévision des intrus et des pillards de tous poils ! Y’a pas à dire, le suisse aurait vraiment eu sa place dans un monde à la Mad Max. Dommage qu’il n’ait pas vécu jusque là, il se serait éclaté…


Franchissant enfin la porte intérieure du sas – restée bizarrement entrouverte – je pénétrai dans le local de décontamination. Un message défilait sur le panneau blindé, éclairant le réduit de ses lettres pâles :


PUISSANCE 3% – ACTIVER PROCÉDURE D’URGENCE – CIRCUIT DE SECOURS INOPÉRANT…


Je pigeais rien à ce galimatias ! Quelle procédure d’urgence ? Où ça, un circuit de secours ? Il n’en était fait mention nulle part dans le fascicule ! OK, j’y réfléchirai plus tard… Mon urgence à moi, pour l’instant, c’était Alain !



Je m’interrompis, espérant qu’il m’ait entendue à travers l’épaisse paroi. Mon compagnon avait cessé de s’escrimer sur la porte. Il avait compris, nous avions réussi à communiquer ! Alain était là, à cinq centimètres à peine, engoncé dans sa combinaison NRBC. Si proche, et pourtant parfaitement inaccessible ! Un océan aurait pu nous séparer que ça n’aurait fait aucune différence.


J’aurais voulu qu’il me serre contre lui, qu’il me prenne dans ses bras… Songer que je n’en aurais peut-être jamais l’occasion me fit monter les larmes aux yeux.


Remplaçant les raclements, j’entendis tout à coup un pic pic étrange. Je collai mon oreille au panneau glacé. Une pointe de métal heurtait l’acier à petits coups discontinus. Du morse ! Alain me faisait passer un message. Le plus universel qui soit : trois coups rapprochés, trois coups longs, de nouveau trois coups rapprochés. Puis une pause… Un SOS !



ooOOoo




La situation m’apparut soudain dans toute sa tragique simplicité. La nuit étant tombée, Alain ne pouvait plus rejoindre mon ancien bunker de Créteil. Pas avant plusieurs heures, en tout cas. D’ici là, il aurait épuisé tout l’oxygène de son respirateur isolant. Peut-être même était-il déjà en limite d’autonomie ! Voilà qui éclairait d’un jour nouveau ses efforts pour débloquer le sas…


Tout reposait sur mes épaules à présent. Des doigts froids me serrèrent douloureusement la gorge. La camarde n’était pas loin, et cette vieille truie réclamait son dû.


Lorsqu’on l’évoque, la mort reste la plupart du temps une notion théorique, lointaine. Quelque chose qui doit arriver un jour, le plus tard possible de préférence… Là, on était en plein dans la réalité, un immédiat on ne peut plus concret ! Derrière cette porte, une existence allait peut-être prendre fin, et l’être humain à qui ça arrivait comptait sur moi pour empêcher que ça ne se produise.



Ne pas paniquer ? Facile à dire, quand le seul moyen concret de s’en sortir, c’était de relancer cette saleté de génératrice ! Je doutais déjà d’y arriver avec tout le temps nécessaire, alors maintenant que les minutes m’étaient comptées….



Une réminiscence de « Titanic » me traversa soudain l’esprit. La scène où Rose tente désespérément de délivrer Jack, menotté à un tuyau métallique par le sinistre Lovejoy, tandis que l’eau s’engouffre et menace de les submerger. Je ressentais cette même fatalité inexorable, ce sentiment d’urgence désespérée… Sauf qu’à présent, ça se passait dans la vraie vie, pas dans une salle de cinéma.


Je devais prendre exemple sur elle. Sur Rose, je veux dire. C’est en gardant son calme qu’elle avait sauvé son amant. Et, accessoirement, avec une hache qui se trouvait là à propos… Je focalisai ma volonté jusqu’à ce qu’une accalmie se produise sous mon crâne, me permettant d’envisager toutes les solutions à notre intéressant petit problème.


Pouvais-je faire sauter le panneau blindé ? Avec de l’explosif, pourquoi pas… Cependant, en admettant que je trouve une charge explosive et un détonateur, cela présentait un léger inconvénient. Sans même parler de la contamination radioactive de l’abri – souci mineur, vu les circonstances, je risquais de tuer Alain au moindre surdosage. Découper le métal au chalumeau ? C’était exclu. Nous n’étions pas équipés en conséquence, et de toute façon cela aurait été bien trop long. Une barre à mine ? Vu ma forme physique, je n’arriverais probablement pas à la soulever. Et de toute façon, je savais que ce serait inefficace…


Non, nous en revenions toujours au même point : la génératrice. Le seul moyen d’entrouvrir ce cercueil de béton, c’était de réactiver sa source principale d’énergie.



ooOOoo




Je frappai trois grands coups sur la porte du sas, espérant ainsi faire comprendre à Alain que j’avais reçu son message. Dix secondes plus tard, trois coups sourds répondirent aux miens. Puis, plus aucun bruit.



Au moment où je criais ces mots, je savais qu’il ne les entendrait pas. Qu’importe, c’était un encouragement pour moi-même autant que pour lui. Je m’écartai à regret de la paroi d’acier. Si ténu soit-il, nous avions établi un contact qu’il me répugnait de rompre. Pourtant, il n’y avait plus de temps à perdre. Chaque seconde comptait !


Rallumant ma torche, je quittai le sas de décontamination après un dernier regard sur ce stupide panneau blindé. Puis je m’élançai vers le local technique, où je serais cent fois plus utile à Alain. Mon seul espoir, pour faire redémarrer cette satanée génératrice ? La procédure d’urgence et le fameux circuit de secours, évoqués par le message sibyllin de l’afficheur.


De retour devant l’odieuse mécanique…


D’une main tremblante, j’éclairais le fascicule de Keller, récupéré au passage dans la cuisine. Durant cinq longues, interminables minutes, je le feuilletai en tout sens, sans rien trouver. Rien de rien, sur la marche à suivre en pareilles circonstances ! Terriblement frustrée, je refermais le guide. À quoi bon prévenir d’une urgence, si on ne documente nulle part la procédure pour y répondre ! Où était la logique, dans tout ça ? Il n’y en avait aucune !


En parallèle à ma peur, culminait en moi la colère… Envahie par une rage froide, j’empoignais soudain ma clef à molette et, sans réfléchir, en donnai un grand coup sur la tôle du capot. Un gong explosa dans mes oreilles. Une fraction de seconde plus tard, je vis un objet plat et sombre chuter à l’intérieur de la génératrice.



Sous la violence du choc, une trappe s’était ouverte dans la partie haute du carter. Un double-fond ! Penchée dans les entrailles même de la bête, je finis par repérer, bloqué derrière le rotor, ce qui venait juste de tomber de la planque. Délicatement, je glissai mes doigts dans l’interstice et récupérai un carnet de cuir graisseux, fermé par un gros élastique rouge.


Le carnet d’entretien de l’antique machinerie, noirci par les années…


Qui l’avait dissimulé là ? Keller ? Et pourquoi ne pas l’avoir conservé en évidence, avec les autres notices techniques? Je n’avais pas le temps pour ce genre de questions. Ni même pour bénir la chance qui, en me mettant le carnet entre les mains, me donnait peut-être l’occasion de sauver Alain – et ma propre peau, par la même occasion.


Non, pas de temps pour ça. J’ôtai simplement l’élastique et ouvris le carnet.



ooOOoo




De la part de Yann Keller, on pouvait s’attendre à tout. Le calepin ne contenait en réalité aucune notice. À la place s’y entassaient des dizaines de lettres jaunies.


Je crus tout d’abord à une mauvaise blague, un clin d’œil de l’Helvète sarcastique, à des années de distance. Puis, en parcourant quelques unes de ces lettres, je compris que ce carnet n’était qu’une coquille vide abritant les secrets oubliés d’un vieil homme, son courrier du cœur stocké là bien avant qu’il ne tire sa révérence. Une correspondance enflammée, portant la griffe d’une certaine Céline Dumas. Une collègue ? Une femme entretenue ? Une étudiante ? Qu’importe… De toute façon, cette salope signait notre perte !


Je me laissai glisser au sol. Si j’en avais eu la force, j’en aurais chialé. Les lettres se répandirent autour de moi comme autant de feuilles mortes et inutiles. Entre les mains, il ne me restait plus qu’une enveloppe de cuir vide. Machinalement, j’en palpai la doublure crasseuse. Je finis par sentir une fine bosse sous la pulpe de mon doigt, comme une pièce de métal allongée. La peau du calepin se lézardait de partout. Je n’eus pas à lutter bien longtemps pour en faire craquer les coutures. Une clef plate tomba soudain dans ma paume, accompagnée d’un feuillet plié en quatre. C’était l’écriture du Suisse :


8 mai 1992, Sucy-en-Brie


Qui que vous soyez, veuillez excuser mes mauvaises manières. Plonger les gens dans le noir n’est guère sympathique… Pas plus que de devoir protéger son bien contre les indésirables. Et jusqu’à preuve du contraire, c’est bien ce que vous êtes, vous qui lisez ces lignes. Vous auriez su, sinon, quelle séquence de confirmation entrer, après avoir brouillé le code de sécurité du sas.

Mais, bien que vous ne fassiez pas partie de notre famille, il vous a fallu du cran et de la débrouillardise pour arriver jusqu’à ce message. Je suppose que cela vous qualifie pour survivre encore un peu, cher inconnu(e)…


Ah, au fait ! La clef que vous avez entre les mains est celle d’un coupe-circuit. Faites-en bon usage.


Keller avait piégé son abri ! Égal à lui-même, ce salopard continuait à nous narguer depuis sa tombe. Dommage qu’il soit crevé, ce nuisible, je lui aurais bien touché deux mots, moi…



Je me ressaisis rapidement. Il y avait mieux à faire que perdre son temps en récriminations stériles. Par exemple, remettre en route la génératrice, de préférence avant qu’Alain ne suffoque et n’ait d’autre choix que de respirer un air mortellement contaminé…


Même si ce n’était dû qu’à la chance et au bon vouloir d’un vieux sadique, je tenais entre les mains la clef de notre destin. Fallait-il encore trouver l’endroit où la glisser. Cherchant fébrilement le fameux coupe-circuit, je repérai enfin sur le panneau de commande la fente adéquate. J’y enfonçai notre précieux sésame et tournai, priant pour qu’il déverrouille l’abri…


Les voyants de la génératrice s’animèrent soudain, des loupiotes vertes et rouges s’allumant de partout. Une véritable guirlande de Noël. Retenant mon souffle, j’enclenchai le bouton marche arrêt. Le doux grondement du diesel emplit aussitôt le local étriqué. La ventilation se remit à ronronner, la chambre froide à réfrigérer, les lumières à éclairer. Toute une vie mécanique emplissait à nouveau l’abri.


Je ne pus m’empêcher de hurler de joie comme une gamine. C’était encore mieux qu’une montagne de cadeaux sous un sapin de Noël…



ooOOoo




J’étais revenue dans le sas, éclairé cette fois comme en plein jour. L’afficheur, tout à sa superbe indifférence, n’affichait plus rien. L’arrêt de la génératrice semblait avoir réinitialisé le système dans son ensemble.



Toujours aucun signe de mon compagnon. Refusant d’imaginer le pire, je revêtis un de ces sacs à jambon étanches puis, sans trop y croire, je tentai de déverrouiller l’abri. Après une courte hésitation, la porte s’effaça dans un chuintement hydraulique. Désintégré, le code de sécurité…


Alain était bien là. Allongé sur le sol de béton brut, le visage grisâtre et cyanosé, il ne bougeait plus. M’agenouillant à ses côtés, je posai une main affolée sur son buste. Était-il juste évanoui ou bien… ? Avec un énorme soulagement, je constatai que sa poitrine se soulevait encore. Un souffle faible, mais régulier, embuait sa visière de plexiglas. Visiblement, Alain avait préféré flirter avec les limites de l’asphyxie plutôt que de respirer un air contaminé.


Je le secouai avec précaution, jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux. Il avait le regard trouble et dénué d’émotions d’un homme qui a contemplé la mort et doute d’être encore en vie. Enfin, un pauvre sourire glissa sur ses lèvres. Des larmes de reconnaissance ruisselèrent sur mes joues, s’écrasant sans bruit à l’intérieur de mon heaume ventilé. J’aurais aimé rester ainsi, sa tête appuyée contre mes cuisses, le temps que cessent mes sanglots. Impossible, malheureusement.


« Désolée, mon pauvre, pas le temps de te laisser récupérer ! »


Je me levai et tirai sur son bras, espérant qu’il comprenne. Accrochée à moi, titubant comme un boxer groggy, Alain se redressa avec difficulté.


« Bon, va falloir que tu m’aides sur ce coup-là ! Je vais pas réussir à te traîner toute seule… »


Son bras gauche passé autour de mes épaules, je le poussai jusqu’au sas, un pas après l’autre. Puis, refermant le panneau blindé, je lançai le processus de décontamination. Je m’activai comme je pus, frottant la combinaison d’Alain tout en le maintenant sous la douche. Avant de lui retirer son harnachement, je pris soin d’éliminer toute trace d’éléments radioactifs sur ma propre tenue. Enfin, je me dévêtis à mon tour, espérant qu’il ne ferait aucun commentaire sur ma quasi-nudité.



Très pâle, à bout de force, il lui restait néanmoins assez de pêche pour faire le malin. Tout n’était donc pas perdu… Laissant son sac à dos dans le sas, je l’entraînai jusqu’au canapé, où je l’aidai à s’étendre. Il soufflait comme un âne. Un gentil âne, trop têtu pour entendre raison.



Alain ferma les yeux. Peu à peu, sa respiration se faisait moins oppressée. Je restai connement là, ne sachant quoi faire, accroupie près de lui à lui caresser les cheveux. Pesant à nouveau sur moi, son regard me rappela soudain qu’il était plus que temps de passer un jean et un t-shirt…



Je quittai le salon, avec l’impression très nette qu’il ne se gênait pas pour reluquer mes fesses. Même agonisant, un mec reste un mec ! Quelques instants plus tard, enfin décente, je retournai auprès d’Alain, lui raconter mes péripéties avec la génératrice piégée par le bon vieux Yann Keller.



Mon compagnon ayant quelque peu retrouvé son souffle, je lui demandai de s’expliquer enfin sur sa virée en catimini…



Pour peser aussi lourd, sa besace devait être lestée de lingots de plomb ! Il la prit de mes mains et en a retiré, pêle-mêle, un ordinateur portable, plusieurs sachets d’échantillons – scellés, heureusement – et une photo de Sarkozy assis à son bureau présidentiel, sourire en devanture. Sur la photo, quelqu’un avait tagué un message ironique : « Parti sans laisser d’adresse… »



Et Alain commença son histoire, détaillant les dernières heures de son périple à la surface de notre terre.




[A suivre…]