Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 14365Fiche technique59899 caractères59899
Temps de lecture estimé : 34 mn
09/04/11
corrigé 12/06/21
Résumé:  La vie est faite d'illusions. Parmi ces illusions, certaines réussissent. Ce sont elles qui constituent la réalité. [Jacques Audiberti]
Critères:  sf
Auteur : Hidden Side      Envoi mini-message

Série : L'abri II

Chapitre 06 / 06
Fin d'une illusion

Rappel des faits : Deux survivants dans un abri antiatomique, Eva Clarinsky et Alain Durieux, s’affrontent pour savoir ce qui est réellement en train de leur arriver. La version officielle, qui est la survenue brutale du chaos en septembre 2016 après une attaque nucléaire de l’Iran sur Tel-Aviv, est soudain battue en brèche par Eva… Celle-ci se remet difficilement de l’échec de sa grossesse et de la perte de son enfant. Elle évoque l’inconcevable : ils seraient en train de vivre une expérience initiée par une équipe de neurochirurgiens.




--<( – X – )>--



Eva paraissait à ce point sûre d’elle et maître de son discours, elle racontait cette histoire de façon si convaincante et avec une telle cohérence, que, durant quelques minutes, j’eus la sensation vertigineuse qu’elle disait la vérité. Un monde mental où nous serions immergés comme des rats de laboratoires pour y subir des épreuves fictives ?


Il était si facile de s’abandonner à ce fantasme, d’accepter l’idée que tout était sous contrôle, que rien de grave ne pouvait arriver… J’aurais presque pu y croire. Bon Dieu, j’aurais voulu y croire ! Mais adhérer à ses dires, c’était accepter que le fou ce soit moi, c’était réfuter le témoignage de mes sens, remettre en question ma propre identité, tout ce en quoi je croyais depuis deux ans ! Et, plus insupportable encore, c’était envisager ma responsabilité plus ou moins directe dans la mort de mon épouse, de ma fille…


Une colère sourde grondait en moi, comme si Eva était à l’origine de l’accident soi-disant arrivé dans la station de métro. Malgré ma détermination à ne pas la contredire, ma promesse de ne pas l’interrompre, je ne pus m’empêcher de réagir avec humeur :



Eva piocha une fraise dans le saladier qui nous séparait, la porta pensivement à sa bouche et croqua. Une larme écarlate roula sur son menton.



J’écartai les bras, évasif. Au premier abord, je ne voyais pas de failles dans son discours. Malgré le caractère loufoque de ce qu’elle avançait, tout se tenait. Nous nous trouvions dans une impasse ; elle n’arriverait pas à me convaincre, et moi, je n’avais aucun moyen de lui casser son délire…



Avais-je parlé à haute voix ? Était-ce une simple coïncidence ? Eva ne me laissa pas le temps d’épiloguer…



Elle retira brutalement sa main de la mienne, me fusillant du regard. Ses yeux irradiaient de fureur et d’angoisse.



Elle se redressa avec une grimace de douleur. À cet instant, je réalisai à quel point Eva était faible. Seule une pointe de carnation en haut des pommettes venait rompre la teinte blafarde de ce visage. Et moi, qui accablais cette femme ayant frôlé la mort, cette mère que la perte de son enfant faisait divaguer. J’en fus soudain profondément honteux…



Je me penchai pour l’embrasser. Elle détourna la tête, et c’est donc sur sa joue que je déposai mon chaste baiser. Fermant les yeux, Eva me congédia d’un simple battement de cil. Je restai à ses côtés un moment, jusqu’à ce que son souffle se fasse lent et mesuré. Puis je quittai la pièce sur la pointe des pieds.



ooOOoo



Je ne suis pas un littéraire, encore moins un philosophe, mais il me restait de mes études secondaires un souvenir éclairant d’un jour particulier notre situation. C’était le fameux « Je pense donc je suis » de Descartes. L’impact qu’avait eu sur moi ce texte venait du fait que le théoricien y remettait en cause la réalité de son existence, de ses perceptions, allant même jusqu’à imaginer qu’il puisse être fou, aliéné délirant enchaîné au fond d’une cellule.


Après des pages et des pages de monologue, la seule conclusion indiscutable à laquelle arrivait ce pauvre Descartes était celle de sa propre existence, condition nécessaire pour que sa pensée puisse s’exprimer. Bien mince consolation ! Mais peut-être n’avais-je pas saisi toute la portée philosophique de ce texte…


Néanmoins, une phrase du Discours de la Méthode me revenait en mémoire : « Ne se pourrait-il pas que nos sens nous trompent tout le temps, comme dans le rêve ou la folie ? » Plutôt approprié, pour la circonstance…


Étais-je en mesure de me fier à mes sens ? Est-ce que l’expérience tangible de mon environnement quotidien suffisait à m’assurer qu’il soit réel ?


Du point de vue d’Eva, il n’y avait aucune place pour le doute. La force de conviction avec laquelle elle remettait en cause notre réalité était effarante. Le discours dont elle s’était convaincue reposait sur une logique imparable, à la dangerosité séduisante : ce simili monde ne pouvant être mis en défaut, le simple fait que j’aie pu m’en échapper par la concentration et l’effort physique prouvait qu’il n’était pas réel. Aucune argumentation raisonnable n’était en mesure de contredire une telle hypothèse…


Dans quelles pathologies mentales tenait-on ce genre de propos, à la fois délirants et extrêmement élaborés ? La schizophrénie ? Était-ce là le trouble à l’origine du comportement d’Eva ? Est-ce que ça pouvait vous tomber dessus d’un seul coup ?



Il me semblait me rappeler que la plupart des schizophrènes sont enclins aux hallucinations. Cet invraisemblable scénario serait-il né d’une chimère, d’une expérience faussement vécue ? Possible, et même probable.



De cela, je n’avais pas la moindre idée.



ooOOoo




Le lendemain, Eva quitta le lit pour la première fois en douze jours. Elle était aussi faible qu’au sortir de l’abri antiatomique Chenevier. Tandis que je la soutenais d’un bras, elle s’appuyait sur mon épaule. Notre première halte fut pour la porte des WC.



Eva émit un rire sans joie, puis s’enferma dans les commodités. J’attendis patiemment dans le couloir. Je l’accompagnai ensuite dans notre petite salle de bain, où elle ôta sa tunique de coton. Sous le nombril, l’énorme balafre criait mon incompétence.



J’observais un silence coupable.



Une pique de glace s’insinua entre chacune de mes vertèbres.



Bouche sèche, je déglutis



Elle se tut. Ses yeux noirs étaient emplis de pitié, une pitié vraiment effrayante. Que cette comédie de mondes virtuels soit vraie ou non, elle était déterminée à en finir avec la vie. Cette prise de conscience me rendait soudain physiquement malade.



En un instant, j’étais passé de la colère à la supplication. J’étais prêt à me traîner à ses pieds si ça pouvait l’empêcher de se foutre en l’air.



Le rouge lui monta soudain aux joues. Elle grimpa avec brusquerie dans la douche, refusant ma main tendue. Je tournai le robinet et commençai à l’asperger. Sans décrocher un mot, elle s’empara du jet et me tourna le dos.


Pendant qu’elle se savonnait, je réfléchissais avec une intensité douloureuse à ce qu’il fallait faire. Eva constituait sans conteste un danger pour elle-même. Tout seul, je n’étais pas en mesure de la surveiller 24 heures sur 24. Elle pouvait profiter du moindre instant d’inattention pour… pour mettre sa menace à exécution.


Il n’y avait que deux options : soit endosser le rôle de geôlier, quitte à l’entraver durant mes quelques heures de sommeil, soit passer un marché avec elle, en espérant que son état mental lui permettrait de le respecter. Bien que tout en moi hurlât à l’idée de placer ma confiance entre les mains d’une schizophrène, j’optais pour cette dernière solution. D’une certaine façon, je le lui devais bien.



Elle fit mine de ne pas réagir, mais je vis sa nuque se crisper. Quand elle se tourna, la beauté de son sourire n’avait d’équivalent que celle de son corps nu et luisant. Une dernière goutte d’eau glissa sur la pointe d’un téton dressé. Je me rendis soudain compte que je la désirais férocement.




ooOOoo




Il m’était impossible de lui donner la mort… En aucune façon ! Alors pourquoi cette impression de la trahir ? Pourquoi cette faiblesse soudaine, au moment de prononcer ce serment que je savais ne pas pouvoir tenir ? Pourtant j’avais promis ! Promis, simplement pour gagner du temps. Quel sombre imbécile…


Il n’était pas question d’entrer dans son jeu. Jamais. Mais si je voulais que cette mascarade serve à quelque chose, il était vital qu’elle m’imagine sincère. Tout en cherchant activement le moyen de combattre son mal, j’allais donc l’aider à rassembler les ingrédients d’un suicide anodin et sans douleur.


Lorsque j’avais émis l’idée de dormir avec elle, elle avait éclaté de rire.



Je n’avais pas protesté, craignant qu’elle ne lise dans mes yeux le désir farouche de la sauver à tout prix.


Je me tournais et retournais dans mon lit durant plusieurs heures. Eva avait-elle trouvé le sommeil ? Allongé dans le noir absolu, les draps moites collés à ma peau, je laissais divaguer mes pensées, plus inutiles les unes que les autres.


J’avais l’impression d’être un rat dans un labyrinthe, passant et repassant toujours dans les mêmes recoins, incapable de trouver une issue. La situation se résumait pourtant à une seule alternative : soit Eva avait pété un câble et aucune preuve tangible ne pourrait jamais calmer ses obsessions, soit… Quoi ? Elle disait la vérité ? Ridicule !


Sans m’en apercevoir, je glissai peu à peu dans la zone indécise séparant l’éveil de la somnolence, avant de sombrer dans le gouffre sans fond du sommeil.


Quelques heures plus tard, je me réveillai avec l’impression d’avoir mis le doigt sur quelque chose. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt !



ooOOoo




Je pensais être le premier levé, mais j’eus la surprise de tomber sur Eva dans la cuisine, attablée devant un bol de café presque vide. Elle n’avait pas eu besoin de mon aide pour monter l’escalier.



Elle répondit par un hochement de tête et un sourire poli. Je me servis à mon tour avant de m’installer face à elle, de l’autre côté de la table du petit-déjeuner. Depuis sa sortie du coma, Eva était froide, indifférente, me traitant comme un inconnu. Je n’osais même plus l’embrasser. Que d’efforts patients en perspective pour la réapprivoiser ! Bien sûr, si sa maladie m’en laissait le temps…


Tout en beurrant mes tartines, j’envisageais la meilleure façon d’aborder les choses. Une trop grande précipitation risquait de la braquer. Qu’il m’était donc difficile de rester calme !



Je levais la main pour un signe ironique.



Eva me fixa un long moment avant de répondre. L’ombre d’un fantôme avait glissé sur ses traits.



Je fixais Eva en silence, à mon tour. Soit elle délirait complètement, soit c’était… monstrueux !



Son regard dévia soudain dans le vide, comme si elle observait quelque chose de lointain et de brumeux au-dessus de mon épaule.



Elle poussa un long soupir, resta silencieuse un moment. Mon sourire l’encourageait à poursuivre. Alors Eva se lança, me conta son histoire, sans rien omettre des détails les plus sombres. Une histoire vraie à l’en croire. À la fin de son récit, je ne souriais plus du tout…



--<( – XI – )>--



Quelque part dans Paris, à des kilomètres de Créteil Soleil et de sa station de métro, vivait et travaillait une infirmière sans aucun lien avec Alain Durieux et sa famille.


Prénommée Eva, cette jeune personne croquait la vie par tous les bouts, ce qui n’était pas peu dire. Très appréciée des hommes, Eva le leur rendait bien. Il n’était pas rare pour cette jolie fille de mener plusieurs aventures de front, parfois même de partager son lit avec plusieurs partenaires. Dans le service où elle exerçait, les frasques d’Eva animaient la plupart des conversations, bavassages critiques, voire acerbes, de ses consœurs, propos élogieux ou gourmands de la part du personnel masculin.


La réputation d’Eva parvint jusqu’au chef du service de cardiologie, un certain Robert Chastaing. Grand amateur de demoiselles délurées, Chastaing se mit en tête de mettre la main sur cette infirmière peu farouche. Malgré des approches aussi multiples que variées, il se vit opposer refus sur refus, une intransigeance dont il n’était guère coutumier. Eva se méfiait des invitations du chef de service – un pervers hypocrite dont elle imaginait sans peine les envies troubles. Cependant, elle n’avait pas pris toute la mesure du personnage, encore moins de sa monstrueuse folie…


Pour Chastaing, coucher avec Eva devint rapidement une obsession dévorante. Cette « salope », tout juste bonne à jouer les filles de salle, persistait à le repousser, lui, le praticien dont dépendaient des milliers de patients ! Cela le mettait en rage, déchaînant ses plus bas instincts. Alors qu’Eva persistait à l’ignorer, Chastaing se mit à concevoir au fil des semaines des fantasmes de plus en plus glauques à son égard. Jusqu’au jour où il se décida à passer à l’action.


La nuit de Noël, deux hommes cagoulés s’introduisirent dans l’appartement d’Eva. À peine avait-elle ouvert un œil qu’un tampon de chloroforme se plaquait sur son visage et qu’un genou s’écrasait dans son dos. Elle n’eut pas le temps de se débattre, ni de crier. Au moment de s’évanouir, elle songea que ces types étaient là pour tout autre chose que ses maigres possessions… Pourvu qu’ils en aient terminé avec elle lorsqu’elle reprendrait connaissance !


En se réveillant dans un endroit inconnu, une pièce aveugle aux murs de béton brut, Eva éprouva une immense frayeur. Frayeur qui se mua en terreur glacée lorsqu’elle constata qu’elle était enchaînée, entièrement nue, aux quatre coins d’un lit en fer. Soulevant un menton tremblant, elle se rendit compte de plusieurs choses. D’une part, ses agresseurs avaient profité de son inconscience pour lui raser le pubis. D’autre part, la caméra lui faisait face ne manquerait pas d’immortaliser ce qui allait se passer dans ce lit.


L’endroit ressemblait à une cave d’immeuble, mais il pouvait aussi bien s’agir du sous-sol d’un déséquilibré. Des dizaines de bougies grésillaient le long des murs, leurs flammèches orangées rendant l’atmosphère oppressante, évoquant une ambiance de messe noire. Disposés sur des étagères ou accrochés à des clous, toute une série de godemichés étranges, d’accessoires en cuir, de fouets, de cravaches ainsi que divers instruments gynécologiques finissaient de rendre les lieux aussi sinistres qu’alarmants. Si le but était de lui faire peur, c’était parfaitement réussi !


Secouée de sanglots, Eva se mit à prier pour que tout ceci ne soit qu’une simple mise en scène, un subterfuge pour obtenir sa soumission… voire sa coopération active. Dans l’état d’esprit où elle se trouvait, elle était prête à tout pour s’en sortir. Tout, pourvu qu’on lui laissât la vie sauve !


Alors qu’elle luttait pour défaire ses liens, une porte dérobée s’ouvrit à sa droite, laissant entrer la dernière personne qu’elle se serait attendue à voir en ces lieux. Un quinquagénaire drapé dans une robe de chambre pourpre, soulignant son ventre rebondi. Chaussé de mules marron en velours côtelé, Robert Chastaing lui souriait de toutes ses dents.



Sans daigner répondre, Chastaing tira de sa poche une seringue hypodermique dont il dosa le niveau avec une précision maniaque.



S’asseyant sur le lit, Chastaing lui enfonça l’aiguille dans la saignée du bras avec une vivacité que ne laissait pas présager sa corpulence. Eva hurla. En pure perte. Une torpeur brûlante envahissait ses veines, installant en quelques instants une lourdeur de pierre dans ses membres.



Eva se rendit compte avec horreur qu’une réaction paradoxale intervenait en elle. C’était écœurant : glissant vers l’euphorie à son corps défendant, elle se sentait excitée et sexuellement disponible ! Chastaing se pencha vers elle pour la libérer des menottes. Au lieu de le frapper, elle demeurait allongée, inerte, privée de volonté. Lorsqu’il caressa sa lourde poitrine, elle grogna docilement.


Commença alors le premier acte d’une longue série d’abus, d’autant plus intolérables qu’Eva n’en conservait aucun souvenir, hormis l’impression très nette de s’être prêtée à d’immondes fantaisies. Ce n’est qu’après coup qu’elle constatait sur son corps les marques cuisantes de la domination de ce pervers.


Elle perdit le compte des jours. Sa captivité n’était plus rythmée que par les périodes de sommeil, les heures d’angoisse et les séances avec son tortionnaire. Lorsqu’elle émergeait des brumes de la drogue, elle trouvait son repas posé sur la petite table à côté du lit. Lit auquel elle était enchaînée par des fers aux chevilles.


Elle tenta à plusieurs reprises de s’emparer des accessoires sur le mur, bien qu’il fut difficile d’envisager se servir d’un godemiché ou d’un spéculum comme arme de poing. Toutes ses tentatives échouèrent. À quelques centimètres de ses doigts crispés, les instruments dont ce psychopathe se servait chaque jour pour la violenter la narguaient placidement. La longueur du lien avait été calculée au plus juste.


Eva décida enfin de ne plus s’alimenter. Cela ne semblait pas émouvoir Chastaing, qui continuait d’abuser d’elle sans égard pour ses forces déclinantes. En dernier recours, elle cessa d’utiliser le petit cabinet de toilette, espérant que la puanteur et la crasse maintiendraient le sadique à distance. C’était mal le connaître… Il lui fit nettoyer les déjections sous la menace d’une matraque électrique.


Une chape de plomb s’abattit sur Eva. Elle ne se faisait plus d’illusions sur son sort. Le jour où Chastaing se lasserait de jouer les pervers tout puissants, il la tuerait. Ce serait une formalité de la faire disparaître : il lui suffisait de transporter son corps, morceau par morceau, à la dcéhetterie de l’hôpital. On y recyclait toute l’année des cadavres à la tonne. Et là, pfuiit… Envolée avec les poussières de l’incinérateur ! Tout le monde n’y verrait que du feu.


Brisée, Eva en pleura de rage et de désespoir. Larmes inutiles versées sur son propre sort, hors de la présence de ce monstre que rien ni personne ne pouvait émouvoir.


Le salut vint de l’accoutumance à la drogue, un dérivé anesthésique utilisé en chirurgie cardiaque. Chastaing ne variait jamais la dose. Grave erreur. Au fil du temps, Eva encaissait de mieux en mieux… Jusqu’au jour où elle reprit ses esprits alors qu’il s’occupait d’elle, assis à ses côtés. Guettant le moment adéquat, elle se força à supporter ses attouchements sans réagir. Elle ne pouvait laisser passer une occasion pareille ! D’autant qu’il n’y aurait probablement pas de seconde chance…



Docile, Eva emboucha avec des gestes approximatifs le pénis qu’on lui présentait. C’était la première fois qu’elle manipulait consciemment le pédoncule violacé du professeur Robert Chastaing, praticien universitaire des hôpitaux de Paris. Le sexe qu’on lui glissait dans la bouche était grêle et peu tonique. Eva comprit tout à coup pourquoi cet enfoiré employait des sédatifs : il bandait mou !


Une image sanglante traversa son esprit en ébullition. Oui ! Elle le haïssait suffisamment pour faire ça !


S’obligeant à ne pas réfléchir, elle propulsa ses bras autour de la taille de ce gros porc, bloquant la verge molle au fond de sa gorge. Puis, sans aucune merci pour son bourreau, elle cadenassa les mâchoires sur sa bite, mordant dans les chairs flasques avec la puissance d’un piège à loup.


Plusieurs choses se passèrent simultanément. Il y eut un hurlement étranglé ; ça, c’était Chastaing. Un bouillonnement chaud envahit sa gorge, obstruée par un morceau de chair ballottante ; ce qui restait de la virilité du chef de service. Une énorme douleur explosa sans raison dans son crâne, irradiant depuis le côté gauche ; un coup de poing magistral dans l’oreille. Cela, elle ne le comprit que plus tard.


À moitié sonnée, Eva ouvrit la bouche. Un flot de sang se répandit sur le matelas.



Le cardiologue tournoyait follement sur lui-même, projetant en tout sens des gouttelettes écarlates. À la vue du moignon que pressait Chastaing entre ses doigts fébriles, une nausée tordit le ventre d’Eva. Ce n’était pas le moment de faiblir. Elle sauta hors du lit, prête à l’empêcher de s’enfuir… et retomba la tête la première sur le sol de béton, entravée par ses chaînes.


Dans un brouillard strié de rouge, elle vit l’illustre professeur porter une main à son cœur et se mettre à hoqueter, avant de s’effondrer sur le lit. C’est alors qu’Eva perdit connaissance.


Un silence total régnait dans la cave lorsqu’elle retrouva ses esprits. Surprise d’être encore en vie, elle se releva pesamment. Dans le lit, recroquevillé sur lui-même, reposait Le corps inanimé de son tortionnaire. Eva s’approcha avec toute la méfiance requise. Robert Chastaing ne respirait plus. Yeux exorbités, gueule ouverte sur un hurlement silencieux, la face congestionnée du monstre exprimait toute l’horreur possible face à cette amputation sauvage, à la souffrance et à la mort qui s’en était suivie.


Quelle ironie ! Ce connard de cardiologue était mort… d’une crise cardiaque ! Un caquètement douloureux s’éleva dans la pièce, un rire dément. Sidérée, Eva se rendit compte que ce gloussement pathétique provenait de sa propre gorge. Encore sous le choc, elle s’agenouilla et vomit. Une série de spasmes successifs la plia en deux un long moment. Tant bien que mal, elle détourna les yeux pour ne pas voir ce qui trônait au milieu de la flaque visqueuse…


Tremblante mais déterminée, elle s’empara de la robe de chambre de Chastaing. Une bouffée d’espoir gonfla sa poitrine lorsqu’elle mit la main sur un trousseau de clés au fond d’une des poches. Après plusieurs essais, elle fit enfin sauter le cadenas qui la retenait prisonnière de ce maudit plumard. Eva bondit au sol avec l’envie frénétique de danser autour du cadavre de son persécuteur.


Enfin libre ! Du moins, c’est ce qu’elle pensait…


Pour s’y être longuement intéressé, Eva savait que la porte de la cave risquait de lui poser quelques problèmes. Il ne s’agissait d’ailleurs pas à proprement parler d’une porte, mais plutôt d’un épais panneau coulissant, serti dans un chambranle métallique digne d’un abri antiatomique… Autant dire qu’un coup de sa frêle épaule était loin d’être suffisant pour ébranler cette paroi. Un panneau de commande avec clavier numérique remplaçait la serrure.


Eva fondait tous ses espoirs sur une supposition basique : une fois en sa compagnie, son bourreau n’avait aucune raison de verrouiller derrière lui. Une boule d’appréhension et d’expectative au fond de la gorge, elle activa la commande d’ouverture. Rien ne se produisit.


Elle essaya une seconde fois, plus franchement. Toujours rien. Paniquée, elle se mit à taper au hasard des séquences de chiffres. Rien ne se débloqua évidemment.


Les yeux gonflés de larmes, elle se mit alors à tambouriner des poings sur le battant d’acier, hurlant pour qu’on vienne à son aide. Après un laps de temps infiniment long, les paumes enflées et douloureuses, la voix cassée, elle finit par comprendre que ses efforts demeureraient vains. Chastaing ayant fait insonoriser la pièce, personne ne pouvait l’entendre.


Elle se laissa échouer sur le sol en sanglotant. C’en était trop pour son esprit fragilisé. Un équilibre fragile et souvent menacé se rompit en elle pour de bon. À partir de cet instant, Eva perdit totalement les pédales et la conscience des événements.


La cache secrète de Robert Chastaing, aménagée dans le sous-sol de son hôtel particulier, échappa durant près de trois semaines aux investigations des enquêteurs. Il faut dire que la disparition inexpliquée de l’éminent professeur n’avait eu que peu de retentissement médiatique.


La donne changea du tout au tout une fois dévoilée la macabre découverte de la police.


Dans ce réduit glauque, dissimulé aux regards par un habile maquillage, les représentants de la loi étaient tombés sur une folle hirsute, totalement nue, repoussante de saleté et de maigreur. Penchée sur le corps du cardiologue à moitié dévoré, elle avait accueilli ses sauveurs avec des cris informes…



ooOOoo




Quand Eva se tut, je ne sus ni quoi dire ni quoi faire. Ces atrocités ne pouvaient être que des souvenirs fictifs ! En tout cas, je l’espérais de tout mon cœur… Cela avait été une véritable épreuve d’écouter ce chapelet d’horreurs sans sourciller. Un marathon du pire où l’infâme le disputait à l’innommable !


Je lui pris la main pour lui communiquer mon soutien. Eva était glacée.



À ma grande surprise, Eva éclata subitement en sanglots. Sans réfléchir, je me levai et la serrai contre moi. Réfugiée entre mes bras, elle hoquetait et frissonnait au point de me faire trembler moi aussi. Une faille béante venait de s’ouvrir dans l’armure de froideur et d’indifférence de ma schizophrène préférée. Un premier pas vers la guérison ?



Pour seule réponse, elle leva le menton et posa ses lèvres sur les miennes. Ce long baiser à travers la pluie chaude et salée de ses larmes était le contact le plus intime et le plus tendre jamais partagé avec une femme.



J’étais sonné, à bout d’arguments. Je n’avais rien vu venir ! Calmement, elle ouvrit un tiroir et en sortit une seringue remplie d’un liquide laiteux. J’ouvris de grands yeux. Qu’est-ce que c’était que ça encore ! ?



Avant qu’elle ne puisse réagir, je fonçai vers l’évier, ôtai l’aiguille et vidai le contenu du cylindre gradué dans le bac en inox.



Lorsque je me retournai, la pièce était vide. L’oiseau s’était envolé.



ooOOoo




Quand on rêve, on ne se rend pas compte de l’incohérence des événements qui nous arrivent, ni de l’absurdité qui préside à leur enchaînement. C’est seulement après coup que l’étrangeté du rêve nous saute aux yeux, que l’on prend conscience de l’atmosphère d’angoisse qui nous a collé à la peau.


J’avais l’impression non pas de me réveiller, mais de plonger plus profondément encore dans le cauchemar, de basculer soudain dans un monde spectral où le pire était non seulement envisageable mais quasiment assuré. Celle que je considérais comme ma nouvelle femme venait de s’enfuir de la cuisine, avec l’intention manifeste d’en finir avec la vie. Rien que ça.


Au bout de quelques secondes, je sortis de mon hébétement et me ruai en direction du sas d’entrée. Venue de nulle part, une certitude s’était imposée à moi : Eva avait l’intention de quitter l’abri sans combinaison !



Dans le sas, personne. Merde ! Où était-elle ! ? Je courus vers l’escalier.



Et soudain, je sus. La réserve ! Elle était descendue dans la réserve… Les tempes battantes, le cœur au bord des lèvres, je dévalai l’escalier, survolant littéralement les marches. J’enfonçai presque la porte de la réserve, en l’ouvrant. Eva fit volte face, pointant quelque chose vers moi. Bon Dieu, une arme ! D’où sortait-elle ça ! ?



Au lieu d’obéir, elle raffermit sa prise sur la crosse du pistolet, le tenant à deux mains. Et là, qu’est-on censé faire, quand une schizophrène délirante vous tient en joue ?



Le museau de la chose ne déviait pas de mon front. Eva tenait cet énorme flingue sans trembler, avec une évidente envie de s’en servir. Avait-elle eu le temps de le charger, avant que j’arrive, ou bien était-il vide ? C’était mon unique chance, si je n’arrivais pas à la convaincre de poser l’arme ou la lui prendre. Situation aussi surréaliste que critique.


Pour l’instant, je devais à tout prix capter son attention. Tant qu’elle m’écoutait, elle ne presserait pas la détente…



Une lueur de panique traversa son regard fiévreux. Je tendis la main, paume ouverte.



Je fis un dernier pas vers elle, comptant sur l’effet de surprise pour lui arracher le pistolet. Vive comme l’éclair, elle plaqua le canon contre sa tempe.



La déflagration retentit comme un coup de canon dans la petite pièce. Nous roulâmes à terre, nos membres enchevêtrés. Le flingue brûlant heurta ma joue sans que je m’en rende compte, ou si peu. Tout ce que je voyais à présent, c’était l’énorme flaque de sang sur le béton et la lueur de conscience en train de s’éteindre dans les yeux d’Eva.



Brièvement, un sourire crispa ses traits. Dernière manifestation de vie, peut-être involontaire. Puis elle cessa de respirer…




--<( – XII – )>--



Cela fait maintenant deux semaines que son corps est enseveli près de celui de notre fils. Il y a une croix sur chaque tombe, un témoignage de notre lutte pour survivre en quelque sorte, même si personne ne doit plus jamais passer dans le coin. Un symbole dérisoire bien sûr, mais qui à mes yeux conserve toute son importance…


Depuis la mort d’Eva, les heures s’écoulent dans un brouillard informe. Une lassitude amorphe a fini par anesthésier l’horreur de cette perte, la douleur de l’absence. Le quotidien n’a plus aucune prise sur moi. Je ne me rase plus, je ne me lave plus, je ne prends même plus la peine de cuisiner ni de faire quoi que ce soit d’autre. Il règne un bordel indescriptible dans l’abri. J’ai laissé tomber la maintenance des gaines techniques, des filtres antiradiations. Même ça, je m’en fous. Sans elle je n’ai plus goût à rien, plus de motivation pour continuer.


Je reste prostré dans le salon à ne rien faire, à repenser à son geste. En réalité, Eva ne s’est pas suicidée. Non. Elle imaginait simplement clore une expérience douloureuse, un supplice n’ayant que trop duré. Est-ce que c’est ça, la définition de la vie ? Le recommencement quotidien d’un calvaire perpétuel ? Une maladie mortelle, sexuellement transmissible et auquel il convient de mettre fin dès que l’on peut ?


Dans ce cas, pourquoi n’a-t-elle pas d’abord tiré sur moi, avant de retourner l’arme contre elle ? Avait-elle encore des doutes ? J’espère sincèrement que non. En fait, je ne crois pas… Elle n’a eu aucune espèce d’hésitation avant de se faire sauter la cervelle. Pas l’ombre d’une incertitude au moment d’appuyer sur la détente ! Alors pourquoi ne m’a-t-elle pas emmené avec elle ?


Je pense avoir la réponse. Parce que je n’avais pas décidé de mourir, et qu’elle le savait. Elle a respecté ma liberté d’en finir – ou pas – avec ce monde, elle a voulu me laisser le choix. Aujourd’hui, je dois dire que… je regrette. Oui, je regrette qu’elle ne m’ait pas tué.


Je ne sais pas si j’aurais le courage d’accomplir seul ce dernier voyage…



ooOOoo




J’ai perdu la notion du temps. Je ne sais plus quel jour on est, et j’avoue que je m’en fous. À quoi ça me servirait, de toute façon ? Ma vision se trouble, je perds facilement l’équilibre. Ça irait peut-être mieux si j’arrêtais l’alcool… Au rythme où je passe les bouteilles, la cave à vin de Keller ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Un souvenir comme Eva, comme Manon et Elodie…



ooOOoo




Je ne sais même plus comment je suis arrivé là… Je suis debout sur le quai de cette putain de station, je titube légèrement. Je n’ai pas mis ma combinaison en quittant l’abri. Vraiment plus rien à foutre de la vie… Crever maintenant ou bien d’un cancer dans cinq ou dix ans, quelle différence ?


Dans ma main, le flingue semble peser une tonne. Les cadavres sont toujours là, entassés sur la voie. On dirait qu’ils ricanent. Ça vous fait plaisir, messieurs dames, de me voir dans cet état ?


Je m’assieds lourdement sur le bord du quai, les jambes dans le vide. Je ferme les yeux et j’essaie de me rappeler. J’attends que l’hallucination se reproduise, ce retour en arrière salvateur qui me projetterait au moment précis où Elodie et Manon ont été happées par la rame de métro. Je voudrais savoir, avant d’en finir une bonne fois pour toute.


Mais il n’y a rien qui vient. Rien d’autre que des tâches de couleur dansant sur ma rétine fatiguée. Pas l’ombre d’une image, pas le moindre souvenir. Mon esprit est sec comme une charogne blanchie, aussi vide que l’orbite d’un cadavre.


Je me marre doucement, puis de plus en plus fort. Mon corps est bombardé de radiations, j’ai décidé de me faire sauter le caisson, mais je ne suis pas plus avancé pour autant…


Je lève mon bras, applique le canon sur ma tempe. Une dernière déclaration ?



Puis je presse la détente…



ooOOoo




C’est une main fraîche sur mon front qui me réveille. Je n’arrive pas à ouvrir les yeux, agressé par la lumière blanche qui semble ruisseler de partout. Des doigts sentant le caoutchouc écartent mes paupières. On braque un faisceau aveuglant dans mon œil droit, puis gauche.



La lumière s’éloigne enfin, mais j’ai toujours aussi mal au crâne. J’ai envie de me rendormir, de cesser enfin d’exister… Alors que je repars dans le néant, une voix glisse à mon oreille :



Je vais y penser. Y penser très sérieusement…




– Épilogue –






– FIN –