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n° 14257Fiche technique36803 caractères36803
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Temps de lecture estimé : 25 mn
31/01/11
corrigé 12/06/21
Résumé:  Alors qu'Eva se réveille d'un mauvais rêve, Alain plonge dans un nouveau cauchemar. Malgré son amour pour elle et toute sa bonne volonté, parviendra-t-il cette fois à la sauver ?
Critères:  #nonérotique #sciencefiction
Auteur : Hidden Side

Série : L'abri II

Chapitre 05 / 06
Rêves et Bifurcations

Rappel des faits : Septembre 2016 : survenue brutale du chaos, après une attaque nucléaire de l’Iran sur Tel-Aviv. En quelques heures, une série exponentielle de répliques et contre-répliques fait basculer le monde dans l’apocalypse. Plusieurs têtes nucléaires rayent la région parisienne de la carte, alors qu’Alain Durieux se trouve coincé dans l’abri antiatomique sous la villa familiale. Élodie et Manon – sa femme et sa fille – en balade au centre-commercial au moment de l’attaque, trouvent la mort avec la quasi-totalité des Franciliens.


Après plusieurs mois de survie solitaire, Alain capte un SOS émis par une balise automatique depuis un autre abri, situé à Créteil. Au péril de sa vie, il réussit à sauver Eva Clarinsky, unique survivante d’un groupe de sept personnes piégées sous l’hôpital Albert Chennevier. Terriblement amaigrie après des mois de privations et d’horreur – Piotr, son mari, s’est sacrifiée pour elle – Eva parvient à rejoindre l’abri d’Alain, malgré son extrême faiblesse. Elle découvre-là une véritable forteresse, conçue pour permettre la survie de cinq personnes durant vingt ans, avec tout le confort moderne. Il y a même un substitut du monde extérieur : la serre hydroponique.


Pour Eva, c’est le temps de la reconstruction. Traumatisée par le sacrifice de son mari, la jeune femme décide de vivre et de se battre en son nom. Au fil des semaines, puis des mois, les deux rescapés – qui ont noué des liens d’amitié de plus en plus forts – s’installent dans une routine où le partage égalitaire des tâches a été impulsé par Eva. Un matin, Eva se réveille dans un abri vide : Alain a profité de son sommeil pour quitter le bunker. Elle finit par trouver un mot d’explication sur la porte du sas, reprogrammé pour l’empêcher de le suivre. Eva doit se résigner à l’attendre durant deux jours. À son retour, Alain lui raconte son périple à l’extérieur…


De cette expédition, il ramène un ordinateur portable, découvert sous les décombres de l’Élysée. Faisant preuve de dons étonnants pour le hacking, Alain se lance alors dans le décryptage des données de la mystérieuse machine. L’intrusion logicielle s’étire sur des semaines, puis des mois. Pendant ce temps, cédant à une attirance mutuelle longtemps refoulée, Alain et Eva font passer leurs relations au stade supérieur …


Malgré le stress de l’enfermement sous terre et les hauts et les bas d’un huis-clos post-apocalyptique, leur amour tient bon. Sans vraiment consulter Alain, Eva décide alors qu’il est temps pour elle de lui faire un enfant. Elle sait les conséquences d’une telle décision, l’impact sur leur routine bien établie, mais ne flanche pas. Avec l’aide (involontaire ?) d’Alain, tout se passe comme prévu et bientôt Eva est enceinte.


En mars 2017, un an tout juste après l’arrivée de la jeune femme dans l’abri, les événements se précipitent. Les deux survivants accèdent enfin au contenu de l’ordinateur portable ramené par Alain, et apprennent que la fin du monde aurait probablement pu être évitée… si les gouvernements occidentaux ne s’étaient pas ligué pour renverser le régime intégriste Iranien, en tentant de profiter de l’agression de Téhéran contre Israël. Le choc de cette nouvelle anéantit Eva, qui soudain se sent très mal. Elle se rend alors compte qu’elle est en train de faire une toxémie gravidique. Sa grossesse lui fait courir d’énormes risques… et devra peut-être être interrompue.




--<( – VIII – Alain… – )>--



Je me redressai brusquement dans le lit, en sueur. Assise près de moi, Eva poussait de véritables hurlements…



Elle ne répondit pas. Était-ce une nouvelle crise ? Je la pris dans mes bras le plus délicatement possible, palpant son corps et son visage. Il n’y avait plus trace des gonflements de ces dernières heures. Pour en être tout à fait certain, je tendis la main vers la lampe de chevet. Lorsque je me retournai vers elle, je fus frappé par la vacuité de son regard. Dans les yeux d’Eva, toute la confusion du monde. Comme si une vision horrifique s’imposait à elle, au-delà du réel, là où même la lueur de l’abat-jour ne pouvait aller.


Je n’osai pas la secouer, craignant une crise de somnambulisme ou je ne sais quoi. Comme si mon geste, loin de l’aider, risquait de la plonger plus loin encore dans cet étrange état de choc…


Peu à peu, ses traits s’animèrent. Soulagé, je la laissai se reconnecter à la réalité sans la brusquer.



Coupant court à la conversation, elle se tourna sur le côté. Quelle qu’ait pu être l’expérience qu’elle venait de vivre, elle n’avait visiblement aucune envie de l’évoquer avec moi. Étendu sur le dos, les mains croisées sous la tête, je l’écoutais respirer. Peu à peu, son souffle s’apaisa, s’approfondit. Quant à moi, je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Des images au réalisme terrifiant se bousculaient sous mon crâne : Un scalpel dans ma main, glissant sur la peau nue de son ventre bombé, juste au-dessus de son pubis, là où prenait naissance sa linea negra. L’acier de la lame, mordant sans effort dans les chairs tendues. La fleur rosâtre de la plaie, aux lèvres écartées, pissant le sang…


J’avais beau crisper les paupières jusqu’à la douleur, impossible d’arrêter ce lent film d’épouvante… Pas étonnant qu’Eva fasse des cauchemars ! Tout ce que nous vivions depuis dix-huit mois n’était qu’un putain de cauchemar, une horreur sanglante s’étirant toujours plus loin en direction du pire. Tout d’abord Manon et Elodie. À présent Eva… Quand est-ce que tout ça allait s’arrêter ?



ooOOoo




Le lendemain, nous déjeunâmes dans un silence presque total. Les traits tirés, les yeux rouges, Eva ne semblait pas avoir beaucoup dormi, elle non plus. Un tel silence devant notre café, c’était une première je crois. Cependant je n’osai pas la distraire de ses pensées, une songerie maussade dans laquelle elle baignait depuis le réveil.


Nul besoin d’échanges pour connaître l’unique sujet de ses préoccupations : l’enfant, bien sûr ! Ce n’était pas sa propre santé qui l’inquiétait, ni même les risques qu’elle prenait ! Non, pas un instant. Juste l’enfant et ses chances de survie, si nous devions en arriver à l’incroyable boucherie dont elle m’avait parlé la veille. Tout ce qui la préoccupait, c’était ce kilo de chair vagissante que j’allais devoir extraire de son ventre, au couteau s’il le fallait. Mais seulement en dernier recours, seulement si leurs vies à tous les deux étaient menacées. Elle me l’avait fait promettre. C’était là sa seule condition pour survivre à son fils – notre fils, puisque selon Eva ce ne pouvait être qu’un mâle.


Si le fœtus avait pu continuer à se développer dans sa matrice pourrissante, telle une pousse dans un terreau fertile, peut-être même serait-elle allée jusqu’à l’ultime sacrifice.


Je n’avais rien fait pour sauver mon épouse et ma fille. Et voilà que mon futur enfant était en train de tuer ma compagne. Quelle ironie ! Le fruit de notre amour allait aussi me priver de la seule autre personne de ce coin d’univers. Je n’arrivais pas à l’admettre… Mais comment convaincre Eva d’interrompre sa grossesse ?



Eva me regarda droit dans les yeux. Puis un lent sourire courba le coin de ses lèvres. Le premier depuis… une éternité. Était-ce possible que seulement 24 heures se soient écoulées depuis que nos vies avaient été à nouveau chamboulées ?



Aie, question fatidique ! Moi qui n’avais même pas voulu assister à la naissance de Manon par sensiblerie, moi qui n’avais jamais rien découpé d’autre qu’un rôti, ou à la rigueur une volaille de Noël, voilà que j’allais devoir faire mes armes d’apprenti boucher sur le ventre d’une femme. Pas question de renoncer pour autant. Si Eva disait vrai – et vu l’état dans lequel elle s’était retrouvée la veille, comment en douter ? – c’était l’unique moyen de les sauver, elle et l’enfant.


Cette fois, je ne comptais pas rester les bras ballants devant le désastre.



Eva laissa s’épanouir son sourire, une lueur d’espoir dans les yeux. Si seulement elle avait su…



ooOOoo




Le premier problème à régler était d’ordre matériel. Il nous fallait dégotter un scalpel, des antibiotiques, des compresses en quantité, du désinfectant, du fil résorbable et une aiguille à sutures. Trois fois rien en somme. Sans oublier bien sûr, un éclairage adapté, une table d’opération et surtout… un obstétricien. En l’absence bien regrettable de ce dernier, nous avions décidé que j’opérerai Eva sur la table du salon, à la lueur d’une ampoule dénudée.


Nous nous mîmes en quête des produits nécessaires. Après une bonne heure de fouilles, la mise à sac de l’armoire à pharmacie et d’un nombre incalculable de tiroirs et d’étagères, nous étions tombés sur une ressource parfaitement miraculeuse : une trousse de chirurgien, fort complète d’après Eva. Prévoyant, le Suisse l’avait inclus dans sa réserve, la bien nommée « caverne d’Ali-Keller ».


Restait enfin la question de l’anesthésique. Et là, il fallut bien se rendre à l’évidence ; nous n’avions rien d’autres que des antidouleurs. Exit la péridurale. Impossible d’envisager autre chose qu’une narcose à l’éther, une technique du 19ème siècle. En plongeant Eva dans les vaps, le fluide lui éviterait de souffrir mais il me priverait aussi d’une assistance précieuse : la patiente elle-même et ses conseils avisés. Je ne pourrais compter que sur mon propre bon sens durant le massacre, en espérant que l’intervention se déroulerait plus ou moins comme sur la série de croquis schématisés par Eva, à mon intention.



Si tout se passait comme nous l’espérions, la toxémie d’Eva lui permettrait de mener assez loin sa grossesse, suffisamment pour que le fœtus soit viable. En ce qui me concernait, je priais pour ne pas avoir à extraire l’enfant de son ventre. Non seulement la peur de me planter, mais aussi l’angoisse d’accueillir un prématuré sans l’équipement nécessaire…


Ce problème-là, ce fut Eva qui le solutionna : il nous suffisait d’installer le couffin et son précieux chargement au cœur de la serre hydroponique, sous une lampe solaire, pour obtenir un substitut tout à fait acceptable de couveuse. En outre, l’atmosphère saturée d’humidité et d’oxygène y était idéale. Il fallait simplement faire en sorte que l’environnement immédiat du bébé soit stérile.


En prévision de la longue convalescence d’Eva, j’avais placé un lit pliant au milieu des légumes, au plus près du berceau de notre futur enfant. Ma compagne y avait établi son quartier général. Allongée durant des heures sur le côté gauche, elle reposait dans un demi-sommeil comateux sous mon regard vigilant. Lors de ses phases d’éveil, je lui apportais à manger, lui faisant la conversation ou la lecture. Le plus souvent, nous nous tenions simplement par la main sans rien dire, moi sur ma vieille chaise en paille, elle échouée sur le vieux matelas fatigué.


Chaque minute de répit était une nouvelle victoire. Contre le temps, contre la mort elle-même… Et pour le moment, cela suffisait à notre bonheur.



ooOOoo




L’urgence, absolue, imprévisible… et moi, qui était si lent ! J’enrageais ; au moment où chaque seconde comptait, j’étais là, à perdre un temps précieux ! Malgré le volume de son abdomen, la chair laiteuse de ses hanches bien campées, Eva me paraissait tout à coup trop légère, comme si une partie d’elle-même n’était plus là.


Quelques minutes auparavant, lorsque je l’avais laissée pour monter à la cuisine, elle dormait nue sous les draps. Je la voyais encore, recroquevillée en chien de fusil, les genoux groupés sous la masse imposante de son ventre, les bras fléchis encadrant des seins qui se soulevaient au rythme lent de sa respiration. J’avais été absent… quoi ? Une grosse demi-heure peut-être ? Mais une demi-heure avait suffi.


En redescendant, je l’avais trouvée au pied du lit sans connaissance, une main crispée sur son ventre, l’autre enserrant son cou griffé jusqu’au sang. Son visage était écarlate, bouffi. Ses mollets, ses pieds, ses doigts ressemblaient à ceux d’une baudruche.


L’angoisse, énorme, avait tout balayé. Je m’étais agenouillé près d’elle, avec au fond du cœur la certitude fracassante qu’il était déjà trop tard. Mes gestes s’étaient enchaînés de façon quasi instinctive. Libérer la gorge, déceler un souffle. Est-ce que… Oui ! Elle respirait ! Faiblement, mais elle respirait !


Je l’avais placée dans une position libérant la trachée, comme elle me l’avait appris. Un léger mieux… Avec le retour d’une ventilation plus aisée, son visage avait repris une teinte normale. Pour autant, je n’arrivais pas à la réveiller. Une oreille sur sa poitrine, j’écoutais attentivement les battements de son cœur. Cognements rapides et irréguliers. À la palpation son ventre était dur comme la pierre, anormalement froid. Aucun mouvement perceptible du fœtus ! C’était bien trop tôt, mais avais-je le choix ? J’allais devoir la pratiquer maintenant, cette putain de césarienne ! Si possible avant la crise d’épilepsie fatale !


Une main sous les genoux, l’autre sous les aisselles, je l’avais transportée jusqu’au salon, soufflant comme un bœuf dans les escaliers, essayant tant bien que mal de ne pas cogner partout ce corps brinqueballant. Nous n’avions pas prévu que j’aurai à la charrier à bout de bras au moment de l’intervention !


Après l’avoir allongée sur la table, j’avais glissé des coussins sous sa nuque et ses omoplates, puis j’avais calé ses pieds dans des étriers de fortune. La posture d’Eva exhibait la chair lisse de sa vulve, barrée du sourire vertical des grandes lèvres épaisses et glabres, que l’écartement forcé des cuisses disjoignait sans pudeur. Cette pose obscène rendait la situation plus insupportable encore. L’indécence lubrique des chairs que la mort s’apprête à posséder…


Eva n’avait toujours pas refait surface. Inexorablement elle glissait vers le coma. Peut-être même avait-elle fait un accident vasculaire cérébral ! Je ne savais plus du tout comment m’y prendre… Le trou noir, le vide complet ! Les gestes répétés cent fois, les instructions apprises par cœur, il n’en restait rien. Mon cerveau était en bouillie, mes mâchoires pendantes. Frappé d’idiotie soudaine, j’étais incapable de gérer la situation…



Le son de ma voix me fit l’effet d’une gifle. Je replongeai dans l’insoutenable : Eva était en train de mourir ! Je la perdais ! Si je persistais à ne rien faire, elle allait crever là, sur la table, devant moi !



Je déchirai l’enveloppe stérile contenant les gants en latex et les enfilai en un éclair. Puis je m’emparai d’un flacon de Bétadine que je renversai à moitié sur le ventre d’Eva, dans ma précipitation. J’étalai aussitôt l’antiseptique sur ses hanches, ses cuisses, son pubis, ses flancs et jusque sous ses seins. Partout la peau avait pris une coloration d’ambre tirant sur le rouge.


J’ouvris enfin la petite boîte en inox dans laquelle reposait le scalpel, au fond de son bain alcoolisé. Alors que je m’emparai de l’acier effilé, celle-ci accrocha un reflet de lave, me renvoyant l’image d’un type mal rasé, au regard fou. Je levai le bras pour éponger la sueur qui perlait à mon front. Cette fois, on y était…


Bon dieu, l’anesthésie ! Vu l’état dans lequel se trouvait Eva, devais-je encore tenter de lui faire respirer de l’éther ? Non, décidai-je. Je risquais de la perdre pour de bon !


Avec un énorme effort, je parvins à faire cesser les tremblements dans ma main. Puis, serrant les dents, j’abaissai la lame vers la chair exposée de ce ventre proéminent et sans défense.


Sans plus hésiter, je pratiquai une incision horizontale d’environ dix centimètres, un peu au-dessus du grain de beauté qui me servait de repère. Je taillai ensuite dans la graisse sous-cutanée. Ravalant un haut-le-cœur, je glissai trois doigts dans l’ouverture, séparant les lèvres de la plaie qui se mit aussitôt à saigner abondamment. J’avais beau m’y attendre, je failli paniquer. Les compresses autour du champ opératoire absorbèrent efficacement ce flot écarlate, me permettant de me concentrer à nouveau sur ma tâche.


C’était maintenant que les véritables difficultés commençaient…



ooOOoo




Mon regard évitait le visage cireux d’Eva. La pâleur de ses traits offrait un contraste violent avec le champ de bataille qui s’étalait sous mes yeux. Refoulant toute trace d’émotion, je me focalisais sur ma tâche, écartant muscles et tissus comme je le pouvais, jouant du scalpel, taillant dans les parois et les membranes, franchissant les uns après les autres tous les obstacles naturels.


Au cas où, je tenais à portée de main le masque anesthésiant que nous avions bricolé ensemble. Je n’avais pas eu à m’en servir pour l’instant, la patiente étant aussi inerte qu’un bout de bois. C’était loin d’être rassurant, mais au moins n’avais-je pas à gérer une crise d’épilepsie en pleine intervention. Cela aurait été au-dessus de mes forces.



L’ultime barrière entre bébé et moi… D’un coup de lame, je fendis l’utérus sur deux centimètres avant d’agrandir l’ouverture avec les doigts. Je plongeais ma main dans la poche de liquide amniotique, afin de délivrer ce petit être qui n’avait pas demandé à venir au monde, et surtout pas si tôt ! Ça y était, je palpais enfin son crâne !


Mauvaise nouvelle : l’enfant ne réagissait pas. Bloquant ma respiration, je le tirai alors hors du ventre maternel, dans une longue glissade froide. Aucune réaction… Ce tout petit bébé, le plus minuscule que j’ai jamais vu, était bien un garçon, mais il ne présentait aucun signe de vie ! Une douleur atroce explosa en moi, pulvérisant le vernis glacé de l’état de choc. En dépit de tous mes efforts, de toutes mes promesses, j’avais échoué encore une fois.


Malgré l’abattement, l’adrénaline continuait de pulsait dans mes veines. Pas le temps de se lamenter, il y avait encore quelqu’un à sauver !



Incrédule, je me tournai vers Eva. Une douleur intense figeait les traits de ma compagne, mais aussi incroyable que cela paraisse, elle ne semblait pas souffrir physiquement. Sa souffrance était plus terrible encore : c’était celle d’une mère face à la perte irrémédiable de son enfant.


Sans se soucier de la béance sanglante de son ventre, Eva tenta de se redresser. En vain… Ses yeux se révulsèrent et elle perdit à nouveau connaissance. Durant ce temps, les cheveux dressés sur la tête, je n’avais pas esquissé le moindre geste.




--<( – IX – )>--



Après avoir extrait la masse gélatineuse et bleuâtre du placenta, j’avais aseptisé le carnage tant bien que mal. Puis j’avais recousu au plus vite, terrifié à l’idée qu’Éva ne se réveillât durant mes travaux d’aiguille. Je l’avais ensuite bourrée d’antibiotiques injectables, afin d’éloigner tout risque d’infection. Une simple négligence de ma part et c’était la péritonite assurée.


Deux jours s’étaient écoulés sans qu’Eva ne sorte de cet étrange no man’s land. Bien qu’elle n’ait toujours pas repris connaissance, il y avait au moins un point positif : elle n’avait que très peu de fièvre, Dieu merci.


Durant ces deux jours, j’avais consacré presque tout mon temps à la veiller, mes doigts entrecroisés aux siens, guettant la moindre de ses réactions. Il n’y en avait eu aucune. Ses paupières étaient restées closes, son visage avait conservé un teint de statue. Le problème, pensais-je, c’était tout ce sang qu’elle avait perdu. Et ce n’était pas une perfusion de plasma toutes les quatre heures qui pourrait y changer quoi que ce soit !


Nous avions bien songé à l’autotransfusion, en vue de l’inévitable échéance, mais il y avait trop de risques à conserver des poches de sang complet mal conditionnées. Et pour tout arranger, nos groupes sanguins n’étaient pas compatibles…


Au fil des heures, l’accumulation de la fatigue et du découragement avait laissé libre cours aux doutes. Le troisième jour, je m’étais forcé à quitter l’abri pour ensevelir notre fils.


Durant une heure et demie, je m’étais évertué à défoncer la terre gelée, dégoulinant de sueur dans ma tenue de cosmonaute. À bout de force, j’avais fini par abandonner la lutte, balançant ma pelle sur un tas de gravas. La tranchée que j’avais creusée ne faisait qu’un mètre de profondeur pour environ 60 cm de large.


Ce fut alors le moment le plus pénible : descendre le couffin au fond de la cavité, avec pour dernier adieu le sifflement rauque de ma respiration dans le heaume de plexiglas. Un berceau en guise de cercueil, quoi de plus logique dans un tel monde de mort ?


Levant un poing ganté, je m’étais alors surpris à maudire ce soi-disant mec dans le ciel, pour tout ce qu’Il nous avait fait. Une imprécation d’une futilité absolue. Puis, sans me soucier des larmes qui brouillaient ma vue, j’avais recouvert de terre la tombe du dernier enfant d’Île de France.


Une fois ma tâche accomplie, un terrible sentiment de solitude s’était abattu sur mes épaules. Sans me retourner, j’avais rejoint au pas de course le puits d’accès de notre propre crypte. Il était temps pour moi de m’enterrer à mon tour…



ooOOoo




Le miracle intervint le neuvième jour. Si tant est que l’on puisse qualifier ainsi la folie qui s’empara de nos vies. Le moment exact ? Alors que j’humectai les lèvres gercées d’Eva avec un linge humide, peu après le petit-déjeuner. Le mien forcément. De son côté, elle en était toujours au régime par intraveineuse des abonnées absentes.


Je venais de refaire le lit. Sa chevelure noire était répandue sur l’oreiller comme la couronne mortuaire d’une dormeuse sans rêves, ses bras nus reposaient sur la toile tendue du drap. Depuis des centaines d’heures, son visage affichait la même expression, le masque impassible d’une squaw sous anesthésie générale.


Penchée sur elle, j’imbibais d’eau les craquelures de sa bouche lorsque tout d’un coup, elle chuchota :



Sa voix n’était qu’un murmure, pourtant je l’entendis aussi clairement que si nous communiquions par télépathie. La gorge nouée par l’émotion, des larmes cascadant sur mes joues mangées de barbe, je fus incapable de répondre. Je pleurai ainsi un long moment, un très long moment, tandis qu’Eva serrait doucement mes mains entre les siennes.


Ce fut une véritable résurrection ! Quelques heures plus tard, à demi-assise dans le lit, le dos calée par deux grands oreillers, Eva prenait son premier vrai repas : un bol de café et des tartines, le tout posé sur un plateau dont je surveillai du coin de l’œil l’équilibre précaire. Son appétit faisait plaisir à voir, néanmoins je n’étais pas parfaitement à l’aise.


Quelque chose dans son attitude me préoccupait. Eva n’avait toujours pas posé la moindre question sur l’enfant mis au monde. Pas une seule allusion à notre bébé, pas un mot sur l’opération. Le blocage complet. Peut-être n’était-elle pas encore prête à affronter ce traumatisme-là ?


Soudain intimidée par mon regard, elle remonta le drap sur sa poitrine dénudée, avant de fermer les yeux et rester si longtemps sans rien dire que je finis par la croire endormie. Je m’apprêtais à débarrasser le plateau pour la laisser se reposer lorsqu’elle me demanda :



Intrigué, je rapprochai mon fauteuil.



Je m’apprêtais à exploser de rire lorsque je m’aperçus qu’Eva était mortellement sérieuse. D’une gravité à vous donner froid dans le dos.



À peine esquissé, mon sourire se figea instantanément.



Le ton de colère dans ma voix dut l’effrayer car elle détourna les yeux, ce qui ne l’empêcha pourtant pas d’énoncer la phrase la plus délirante de toute :



Je me sentais nauséeux, comme quelqu’un à qui l’on vient d’annoncer une très mauvaise nouvelle, du genre : « mon pauvre vieux, ta copine, c’est pas une mauvaise blague qu’elle te fait ; elle est vraiment folle à lier ! ».



ooOOoo




À force de persuasion, Eva avait accepté de prendre un sédatif. Pour l’instant elle dormait, ce qui me laissait quelques heures pour réfléchir à ce que j’allais faire. Dans mon esprit, la longue liste des maladies mentales défilait tel un jeu de carte battu par un joueur professionnel :


Dépression aiguë, crise de paranoïa, psychose, délire de persécution, troubles bipolaires, schizophrénie…


Houlà, doucement !


Au fond, le pétage de plomb d’Eva était-il aussi sérieux que ça ? Y avait-il une chance que ce ne soit qu’une forme sévère de baby blues ? Cela pouvait tout à fait être le contrecoup de la césarienne sauvage qu’elle avait endurée, de la perte dramatique de notre enfant… sans même parler du stress d’une guerre nucléaire, des traumatismes qui s’étaient enchaînés sous l’hôpital Chennevier, de la claustration prolongée dans l’abri.


De là à rejeter en bloc une réalité dérangeante, un quotidien cauchemardesque, à s’inventer un monde fictif où tout serait « comme avant », il n’y avait qu’un pas. Un pas tellement facile à franchir… Moi-même, durant les premiers mois dans le blockhaus des Keller, ne m’étais-je pas imaginé pouvoir pédaler à travers champs par la simple vertu de l’effort et de la concentration ?


Soit… Mais en attendant, comment gérer la situation ? La bourrer de neuroleptiques ? Pourquoi pas, mais pendant combien de temps ? Et si Eva ne retrouvait jamais son équilibre ? Et si ce refus du réel devait perdurer ? Dans son cas, les risques d’atteintes neurologiques étaient loin d’être négligeables, après tout !


Et vlan ! Voilà ce qu’on avait gagné, à trop attendre avant d’intervenir ! La toxémie l’avait rendue définitivement maboule, cintrée, chtarbée !



Je n’avais jamais assisté à une crise psychotique. Le seul cas de dépression auquel j’avais été confronté était celui d’Elodie, à la naissance de Manon. Une pluie de larme, des angoisses à répétition, une dévalorisation systématique de ses capacités à être à la fois mère, épouse et femme. Son médecin m’avait assuré que ça ne durerait pas. Effectivement, cet épisode nerveux avait pris fin en moins d’une semaine.


Durant ces quelques jours, j’avais fait preuve de compréhension et de tolérance vis à vis d’Elodie. Je ne l’avais jamais brusquée, attendant patiemment que tout rentre dans l’ordre. Il était temps à présent de faire à nouveau confiance au dialogue et au pouvoir de l’écoute. Aussi délirant que paraisse le discours d’Eva, j’allais la laisser s’exprimer sans tenter d’argumenter avec elle, au moins dans un premier temps. Elle finirait bien par prendre conscience de l’absence totale de logique dans ce qu’elle avançait. Il y aurait à ce moment là de bonnes chances qu’elle atterrisse d’elle-même, sans casse.


J’allais ramener Eva à la réalité, c’était certain. Au bout du compte, je trouverais un moyen de lui faire abandonner cette illusion, quelle qu’elle soit…



ooOOoo




Nouveau repas, nouvelle discussion. Cette fois autour d’une boîte de thon, d’une assiette de pâtes à la tomate et d’une miche de pain, disposés avec amour sur le plateau d’Eva. Tandis qu’elle enfournait la nourriture avec appétit, je parlais pour deux.



Surprise, Eva contempla la fourchette à dix centimètres de sa bouche.



En quelques coups de fourchette, elle picora une demi-douzaine de raviolis qu’elle mâcha avec le sérieux d’une avocate fiscaliste.



Voilà qui nous promettait du sport ! En tout cas, Eva n’avait rien perdu de son humour. Un signe plutôt encourageant.



Eva me fixa avec une gravité soudaine.



C’est ainsi qu’Eva débuta son histoire. Un récit d’une cohérence surprenante, qui me plongea malgré moi dans un abîme de perplexité. Comment allais-je pouvoir contrer « ça » ?



ooOOoo




Il était une fois un gratte-papier travaillant au quai d’Orsay, un certain Alain Durieux. Cet homme ordinaire vivait avec sa tendre épouse et leur petite puce de cinq ans dans un modeste pavillon de banlieue, certes agrémenté d’un beau jardin mais ne possédant pas l’ombre d’un abri antiatomique. Tous les matins Durieux quittait son domicile à 7 h 24 pour rejoindre la gare SNCF de Sucy-en-Brie, puis prenait le RER À en direction de Paris-centre, RER qui le débarquait tous les soirs dans cette même gare aux environs de 18 h 50.


À la fin de l’été 2016, après trois semaines de congés estivaux clôturés par un séjour mi-figue mi-raisin chez les grands-parents maternels de Manon, la petite famille avait remit le cap sur la région parisienne dans son carrosse motorisé, un Scenic IV bleu océan. Le voyage avait été un brin morose ; sans doute des divergences de vues sur la façon de terminer agréablement les vacances, auxquelles s’ajoutait la perspective de la rentrée toute proche.


En ce tout début septembre, le couple s’était donc disputé une bonne partie de la soirée avant qu’Alain ne décidât de terminer la nuit dans un canapé. Au petit matin, le fonctionnaire zélé quittait la maisonnée endormie le cœur lourd et la sacoche à la main.


Ce jour-là, Elodie soucieuse de se faire pardonner les remarques acerbes de la veille décida de faire une surprise à son grognon domestique. Accompagnée de Manon, elle se mit en quête du cadeau rédempteur dans les nombreuses boutiques de Créteil-Soleil (appellation qui à elle seule évoquait le bonheur d’un été idéal). Enfin munie du sésame pour se rabibocher avec Alain (une cravate Prestige rouge et noire en Tergal), Elodie rejoignit la station de métro la plus proche.


Quelle ne fut pas sa stupeur en apercevant sur le quai opposé son cher mari en compagnie d’une jeune femme blonde et plutôt sensuelle – Céline Dumas, 26 ans, ardente au lit, beaucoup moins dans son poste d’attachée aux affaires étrangères. Au mépris de toute prudence, Céline s’était pendue au cou de son amant, enamourée par la sieste crapuleuse qu’ils venaient de s’offrir dans un petit hôtel feutré non loin de là. Quand Elodie les vit, ils se mangeaient fougueusement la bouche.


Une surprise de taille, donc. Suffisante pour lui faire lâcher la main de la petite Manon, interloquée de voir son père embrasser – et avec quelle ardeur ! – une autre femme que la sienne. La réaction de la fillette fut aussi immédiate qu’imprévisible. Les yeux emplis de larmes, elle se mit à courir vers la sortie la plus proche, slalomant entre les quidams imperturbables au moment même où un serpent de fer en provenance directe du ventre de Paris pointait sa tête pleine de voyageurs au bout du quai.


Hurlant sans succès le prénom de la petite pour qu’elle interrompe sa cavalcade, Élodie se rua à la suite de Manon. Lorsqu’Alain Durieux reprit enfin possession de ses esprits, il vit un lutin sprintant dangereusement près de la voie. Mais ce n’est qu’en remarquant la ressemblance étonnante entre la folle courant derrière l’enfant et son épouse qu’il comprit qu’il s’agissait-là de sa propre fille.


Ce fut alors que Manon heurta un obèse qui se penchait pour relacer ses chaussures. Déséquilibrée par le choc, elle trébucha sur le bord du quai, ses poignets moulinant dans le vide sous les yeux horrifiés de son père. Durant un bref instant, les efforts de l’enfant pour se rétablir semblèrent avoir raison de toutes les lois physiques. Puis, dans un ralenti vertigineux, le petit corps chuta en arrière alors qu’Élodie arrivait à sa hauteur.


La main de la jeune femme se referma dans le vide, loupant d’un cheveu la capuche de Manon. Sans se soucier des tonnes de métal qui fonçaient vers elle à pleine vitesse, Elodie sauta alors sur la voie pour secourir sa fille. Moins de trois secondes plus tard, dans le fracas d’un freinage d’urgence aussi tardif qu’inutile, elles disparaissaient toutes les deux sous la rame.


Pour Alain Durieux, ce fut comme si le monde implosait. Incapable de supporter l’horreur de ce qu’il venait de voir, il sombra aussitôt dans une profonde catatonie. Les sauveteurs impuissants remontèrent à la surface le corps avachi d’un homme pour qui le réel avait cessé d’exister…


Déplacé de services en services, Durieux finit par atterrir dans une institution spécialisée, où il demeura plus de dix ans sans aucune amélioration. Il y aurait probablement fini ses jours, bavant et faisant sous lui, si une équipe de neurochirurgiens suisses, du Mental Health Institute de Zurich, ne l’avait sélectionné pour une expérimentation radicale.


Après avoir plongé Durieux dans un coma artificiel, les médecins avaient connecté son cortex à un ordinateur quantique, un prototype de l’armée américaine baptisé « hyper simulateur ». Leur objectif était de sortir leur patient de sa catalepsie en le confrontant à un univers mental tissé en rêves de synthèse, une sorte de microcosme intérieur aussi tangible que le monde réel.


La simulation, lancée pour une durée de deux mois, embrayait rapidement sur un événement cataclysmique, une mise en scène crédible bien que peu réaliste transposant dans ce nouvel univers le traumatisme du patient. Après le choc initial, le protocole prévoyait une plongée en milieu hostile afin d’obliger le sujet à lutter pour sa survie – l’équipe médicale le stimulant sans cesse par de nouveaux défis physiques et intellectuels correspondant à autant de péripéties du rêve.


La justification de cette torture psychologique ? L’avènement d’une thérapie nouvelle, ouvrant la voie à la guérison de la plupart des maladies mentales non organiques. La rémission d’Alain Durieux devenant la preuve ultime que des patients aussi atteints que lui pouvaient retrouver à la fois le chemin du réel et leur place dans la société…



[À suivre…]