n° 15545 | Fiche technique | 50083 caractères | 50083Temps de lecture estimé : 30 mn | 02/04/13 corrigé 10/06/21 |
Résumé: Axel et Cassandre se rapprochent et finissent par se faire des confidences : des révélations qui vont s'avérer décisives dans la nature de leur relation. Une sincérité qui les rapproche mais les met aussi en péril. | ||||
Critères: jeunes couleurs école amour init exercice confession mélo | ||||
Auteur : Coqueluche Envoi mini-message |
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Résumé du premier épisode : Axel arrive dans un nouveau lycée et fait la connaissance de Cassandre. Coup de foudre au menu, parmi quelques autres péripéties, signes d’une intégration mouvementée.
Début mai. Je n’ai jamais été aussi proche de quelqu’un. Finalement, les émois physiques que j’ai ressentis au commencement de notre histoire, avaient bien raison : Cassandre m’est nécessaire. Comme l’air que je respire. Bien sûr, pour elle, c’est une amitié « en tout bien tout honneur », comme on dit par ici. Je m’en contente, pour l’instant. Nous ne manquons jamais, le soir, de sortir ensemble du lycée, moi, avec mon vélo, elle, à pied. Je l’accompagne jusqu’à la gare routière où elle prend son bus. On ne s’étonne pas de cette relation nouvelle que nous entretenons. C’est cela qui est le plus étrange. C’est le silence radio des rumeurs.
Le mercredi, promenade au parc, avant de la raccompagner jusqu’à l’arrêt bus. On s’aperçoit qu’on a des goûts contraires : elle aime le rap, le hip-hop, l’électro-rock, la techno… Moi c’est Mozart et la musique Gnawa ! Et les Doors, bien sûr… Je lui exécute même la danse du chaman à la manière de Jim Morrison sur scène. Elle se moque de moi en affirmant que je suis ridicule… Je lui ai rétorqué que c’était une danse magique. Son rire a empiré…
Elle est fan de Twilight, et moi d’Avatar et des Enfants du paradis. Elle a lu l’intégrale d’Harry Potter et moi, quelques romans de la Comédie humaine et des Rougon-Macquart. On me dira que je frime… Ben, pas du tout ! Je suis viscéralement littéraire et anachronique ! Elle est viscéralement de son temps. Le plus beau dans tout ça, c’est qu’on en rit. On s’engueule, on y prend du plaisir et on finit par se mettre d’accord sur le fait que nos goûts sont inconciliables. Elle me reproche de ne pas être sur les réseaux sociaux. C’est vrai que je n’ai pas d’ « amis ». Mais il est vrai aussi que je n’ai pas internet, ni de téléphone portable… Elle y croit pas ! Je lui explique que je fais de la résistance alors que mon propre père, lui, utilise le web à tout va. Elle y croit toujours pas. Je corrige : j’y vais de temps en temps, pour m’informer et me documenter. Ça la saoule ! Elle me traite d’intello. Et moi je l’accuse de « conformisme ». Elle a cherché le mot dans le Wiktionnaire… ! Naturellement, on s’engueule de nouveau… Elle a affirmé que j’étais une espèce d’ « archéo-type », autrement dit un genre de « dinosaure humain » en voie de disparition qui ferait bien de se mettre au goût du jour.
Je me sens à l’étroit dans ce costume : soupirer pour une belle qui ne semble pas prendre en compte les sentiments visibles qu’elle m’inspire, n’est pas confortable. Je me retiens de lui avouer la passion dévoratrice, cannibale qu’elle engendre chez moi. Elle est trop insaisissable, d’humeur si changeante selon les jours. Parfois, je la sens au bord des larmes sans que rien n’ait laissé présager cette tristesse profonde, ce désarroi… Dans ces moments-là, j’ai presque l’impression que le simple fait de me voir provoque sa souffrance… ou sa colère. De quoi suis-je coupable ? D’être ce que je suis ? Ma satanée identité ! Mon genre ?
C’est drôle, mais ça a eu l’air de la retourner grave, ma petite Cassandre. Comme si j’avais dit une obscénité. Des fois, je la comprends pas. « Des fois »… je veux dire « souvent » ! Mon iceberg… qui fait bouillir mon sang et tout le reste, cache bien des mystères.
Faut avouer que j’en avais ras la patate de ne pas savoir sur quel pied danser avec elle. Fallait réagir si je ne voulais pas me momifier en ombre de la passion désespérée… Un vendredi, à la sortie des cours, elle arrive catastrophée et excitée. Moi, aussitôt je rougis… Je sais de quoi elle va me parler, forcément. Elle me tend une lettre tapée à l’ordinateur. Pas de signature. Si je ferme les yeux, je peux la lui réciter, façon Cyrano à sa Roxane !
« Chère Cassandre,
Comme le roi Marc, amoureux d’un cheveu d’or posé à sa fenêtre par un oiseau, j’éprouve à ton égard, la même passion. Il ne savait pas alors que sa blonde Iseut le trahirait pour le beau Tristan. Je sens que le même destin m’attend et ça m’emmerde ! Alors, comme je n’ai pas les mots pour dire l’intensité de ce que je ressens, je préfère laisser un autre, plus calé que moi, s’exprimer à ma place. C’est de Baudelaire, l’un de mes poètes préférés.
Un hémisphère dans une chevelure
Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et « blondes ». Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.
Voilà. Tu sais tous les bouleversements dont mon cœur est victime depuis que je t’ai vue au premier jour. Mon amour est né dans tes cheveux, lui aussi. Tu sais aussi tout ce que tu m’évoques, comme un retour au pays natal – je sais, c’est énigmatique. – Je n’ai jamais mis les pieds sur un navire, mais je sais que le roulis de tes cheveux me donne le mal de mer… et que je n’en peux plus de t’admirer et de t’adorer comme une déesse inaccessible. Je voudrais que tu me sauves, mais je crois que c’est impossible. »
Je me suis juste donné le temps de me ressaisir avant d’affronter son regard. Le plus étrange en la circonstance, c’est que je n’ai qu’un souhait : qu’elle me reconnaisse dans la lecture de ces mots. Et je n’ai qu’une crainte : qu’elle me reconnaisse dans ces lignes. Mais sa question me rassure.
Là, j’ai envie d’ajouter « arrondissement ? ». Quelle déroute ! Elle pourrait baisser dans mon estime, la divine. Elle n’est pas omnisciente. Mais bien sûr, je le savais… et sa fragilité culturelle me la rend encore plus précieuse, paradoxalement. Qu’au moins, j’aie un ou deux avantages sur elle : la littérature et la boxe ! Elle a pour elle sa beauté ineffable qui vaut tous les trésors… c’est du moins ce qu’on pense à mon âge ! Je devrais pourtant me rappeler Ronsard, avec sa rose, ou Queneau (encore lui) avec sa fillette ! Mais, cette étonnante innocence, me la rend plus attachante encore… Faut-il que je sois aveugle !
Elle s’esclaffe.
Là, mes amis, heureusement que j’ai la tête baissée pour cacher mes émotions – même si ça se voit moins chez nous ! – Le pire, c’est que j’ignore si elle dit ça sans penser ou si elle me soupçonne vraiment. Je m’en tire par une pirouette :
Décidément, elle est d’humeur guillerette ! Ses yeux pétillent, joyeux comme je les ai rarement vus. Pour le reste, je décide de laisser tomber : je lui fais une déclaration d’amour et elle me parle de soupirail ! Je soupire.
Parfois, je me demande pourquoi je lui déroule ainsi le cours de ma vie. Ma mère, mon père et le reste. Je m’aperçois que mes blessures épanchent leur sang devant elle, sans pudeur. Pas toutes, bien sûr, mais quand même… Pour un hérisson comme moi, c’est inattendu. Je l’aime, voilà la raison. Et cet amour me ronge. Je veux qu’elle me connaisse en espérant qu’elle s’attachera à moi… un jour. Seulement, qu’a-t-elle à faire d’un vilain petit canard comme moi ? Pourtant, elle lui prend le bras à ce vilain petit canard, lui fait traverser la cour, elle, la princesse aux mille et une séductions. Elle le promène… et finit par l’emmener dans ses paysages tristes et même, bien plus tristes que je ne l’imaginais :
C’est tombé comme ça ! D’un coup, au détour d’un silence dont nous avons le secret. Les silences ne nous gênent pas, au contraire. Ils nous unissent. C’est comme si on prenait le temps de déguster les paroles de l’autre, – à l’instar des cornes de gazelles ! – de les méditer en rêvassant sur ce qui vient d’être dit. Là par exemple, elle me laisse le temps d’accuser le coup. Et peut-être aussi de se donner à elle le courage de continuer. Je la regarde : son visage est figé comme un masque de tragédie. Il en a la pâleur. On dirait un visage de cire pétri de colère rentrée et de chagrins inavoués. Elle me fait carrément peur.
Je vois surtout ses poings serrés, tremblants, son visage pétrifié, au bord des larmes. Elle ne me regarde pas, comme si elle avait honte. Ses yeux fixent le sol. Revit-elle la scène ? Je ne dis rien.
Elle renifle. Le masque de cire a fondu en larmes. D’un revers de main rageur elle s’essuie…
Je lui prends la main doucement, prudemment de peur qu’elle ne se rebiffe. On est sous le préau, au vu et au su de tout le monde. Tant pis. Je me serre contre elle, pour la consoler. Je sais, c’est impossible. On ne console pas un tel chagrin. Mais elle se laisse aller contre moi, sa tête contre mon épaule. En d’autres circonstances, je jure, j’aurais sauté comme un chamois et j’aurais gambadé de bonheur tout autour de la cour. Mais pas là ! J’ai du plomb dans le cœur. La glace l’étreint, un froid mortel, intense a envahi tout mon corps… voilà donc ce qui se cachait sous la ligne de flottaison de mon iceberg. Je ne veux pas qu’elle ait si mal…
Elle remue la tête.
Un silence encore, entrecoupé de courts sanglots réprimés… Je caresse machinalement sa main brûlante.
Elle s’est redressée. Ses yeux bleus sont comme des soleils apeurés, l’iris en est tout frangé de rouge. La pupille est dilatée d’effroi. Les cils clairs sont collés par les larmes, des traces noirâtres de rimmel ont coulé sur ses joues. Visage défait, décomposé. Enfin… presque laid ! Elle saisit un mouchoir dans sa poche, l’humecte de salive pour réparer les dégâts… coquetterie presque rassurante. Elle veut reprendre le dessus. Malgré tout, elle tremble encore. Quelle irrépressible envie de la serrer contre moi… Comme elle m’émeut… Elle est cassable comme un verre de cristal !
C’est sorti comme ça. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Une intuition fugace, l’urgence de la rassurer, peut-être. Elle me considère, toute surprise.
Elle est fâchée soudain, contre moi, contre elle. La Cassandre soupe au lait resurgit, la morveuse sort ses griffes. Colérique ma bipolaire… elle a peut-être de qui tenir ! Le mieux, en la circonstance, c’est de me taire, de laisser retomber le lait qui bout ! Ça me rappelle un truc que j’ai lu quelque part… d’Anouilh ou d’Allais, ou d’un autre, je ne sais plus. En gros, ça dit qu’il est inutile de contredire une femme, qu’il est plus simple d’attendre qu’elle change d’avis ! Humour misogyne ! Je ne vais sûrement pas la contrarier maintenant !
Je ne me reconnais pas. Avec elle, j’ai parfois l’impression de devenir le contraire de moi-même, je suis d’une sérénité à toute épreuve… alors que je suis si lunatique d’habitude. Mais deux lunatiques ensemble, c’est très moyen comme association ! Je me contrains donc à la zénitude… Elle voit bien qu’elle ne parviendra pas à me faire réagir. Je lis sur son visage son hésitation : continuer à m’asticoter, à faire son hystérique… ou laisser tomber…
Je lui dirais bien que c’est parce que je l’aime… cependant, je préfère éviter l’explosion du Santorin et les dix plaies d’Égypte qui vont s’abattre sur moi si je lui avoue un truc pareil !
Interloquée, elle finit par éclater de rire. Cassandre qui pleure, Cassandre qui rit. Cassandre qui se vide la tête, un peu seulement, de toute la merde qui a pris résidence dans sa cervelle d’oiseau blessé. Imprévisible Cassandre. Elle me dit « Merci » et me claque un bisou sur le front. La sonnerie aux Maures vient de retentir dans la cour. Il est temps de regagner les classes.
Nous n’avons pas reparlé tout de suite de ses confidences. Je ne voulais pas remettre ça sur le tapis. Ça devait venir d’elle. Elle avait fait un premier pas, sûrement périlleux et douloureux pour elle. Peut-être qu’il l’avait un peu soulagée. Mais j’ai décidé que nous irions à son rythme.
Je me suis mis à lire des articles sur le sujet des femmes battues, sur le processus infernal qui les amenait à devenir victimes. Ce que j’en ai retenu, c’est que seules, il leur était presque impossible d’échapper à ce cycle cruel. Elles ont besoin d’aide. Mais le plus difficile s’avère être cette étape : oser appeler au secours. La honte est un frein puissant… alors que la honte devrait être du côté du bourreau… Dans le cas de Cassandre et de sa mère, j’ai le sentiment qu’elles ont été coupées du monde extérieur, à coups de menaces et de violences bien sûr. Certes, elles ont une vie sociale. Mais celle-ci semble totalement séparée de leur vie familiale. Ce qui se passe à la maison, ne sort pas de la maison. Or, en me parlant, Cassandre a brisé une sorte de tabou. Et cela l’a soudain effrayée. Ceci explique, sans doute, son attitude de nouveau distante à mon égard. Elle rejoue la pimbêche, la reine altière au milieu de sa basse-cour de… courtisans. Elle vient à côté de moi en cours, pourtant. Mais sa peur que je la harcèle la fait bondir dès que la cloche a sonné. Elle ne me laisse pas le temps de lui parler. Elle fuit vers les autres. Elle refuse même que je l’accompagne à la sortie du lycée comme nous le faisions auparavant.
Mi-mai. La peur des examens. Avec les beaux jours, les tenues féminines s’allègent, elles ont déjà quelque chose d’estival : jupes courtes et jambes nues, chemisiers et T-shirts aériens… toute l’atmosphère de Souchon et de ses jupes légères, la seule chose qui tourne sur terre et dans le lycée… Les jambes de Cassandre qui semblent danser quand elle marche, sont le point central de focalisation de l’attention masculine, même si elles sont sagement dissimulées jusqu’au genou. De toute façon, pour moi, elle est toujours rayonnante, élégante et sexy. Intouchable, surtout ! C’est ce qui la rend si fascinante.
Mais derrière cette apparence, je connais la blessure qui se cache. Je l’admire d’autant plus qu’elle la dissimule avec tant de brio et d’aisance. Je sais aussi qu’elle panique complètement. Ce bac, elle le veut à tout prix, plus que quiconque. C’est plus qu’une porte qui s’ouvrira vers le futur, c’est la clé qui entrouvrira la geôle qui la confine dans une peur étouffante. Je la rejoins, ce soir-là, alors qu’elle se dirige vers la sortie du bahut :
Elle sursaute, me reconnaît et, pour le coup, ne semble pas mécontente de me voir l’accompagner.
Elle hausse les épaules, feignant d’être fâchée.
Elle me prend le bras en souriant. Elle hésite quelques instants, puis finit par m’avouer qu’elle a demandé à son père l’autorisation de venir réviser la philo chez moi, mercredi. Là, je tombe des nues.
C’est ça ! Minaude ma Cassandre ! Traite moi de « grande bête et de godiche ! » Comment tu me fais ton cinéma de séductrice ! Par Allah, Marilyn, c’était du rustique à côté de toi !
Elle me bouscule d’un coup d’épaule amical.
Elle soupire. C’est comme un souffle de bonheur. Elle finit par m’apprendre que son père ne l’avait autorisée, jusqu’à présent, à visiter ou inviter des ami(e)s que très rarement. Uniquement pour ne pas éveiller de soupçons. La confiner systématiquement aurait pu paraître suspect. Leur maison est une citadelle bouclée à double tour… ou presque.
Comme si cela suffisait à le justifier. Cassandre, tantôt haineuse, tantôt généreuse.
Quand nous franchissons le seuil de l’appartement, j’ai un étrange sentiment de fierté et de bonheur et beaucoup d’angoisse. Je lui offre une nuit de paix. Elle va dormir chez moi. C’est comme si j’étais un chevalier ayant libéré une damoiselle enlevée par un seigneur cruel. Elle est ma Guenièvre, aussi. Mais il faut avouer que mon père a été très diplomate avec le sien… Car, naturellement ce dernier a voulu vérifier que nous étions une famille honorable, qu’il n’y avait pas de risque pour sa fille – ou sa réputation ! – Le statut de colonel de papa l’a impressionné, je crois. Ils se sont téléphoné… Mais je n’ai rien su du contenu de leur dialogue. Malgré tout je flippe à l’idée de ces instants volés qui vont peut-être dénouer bien des fils de mon destin.
On a bossé dur. Le bureau, c’était la table de la cuisine. Il y avait encore des relents du tajine que j’avais cuisiné la veille qui flottaient dans l’air. Elle m’a dit que c’était appétissant… On s’est pris la tête avec Hegel, Marx et Nietzche surtout avec son Gai savoir. Un titre qui me convenait bien ? Schopenhauer et son pessimisme ont failli nous mettre K.O. Attention, la philo, c’est un gros coef. au bac. Il ne faut pas se rater. On survole des sujets, on dresse des plans détaillés accompagnés d’exemples, on fait des fiches… Bref, on potasse.
Mais que c’est dur de travailler à côté d’elle. Sa présence toute proche, trop proche m’irradie. Je sens sa chaleur, nos bras se touchent parfois, je respire son parfum… Ce parfum, il a toujours été un signal d’alerte pour moi depuis que je la connais. Il m’avertit de sa présence avant même que je ne l’ai vue, elle. Et à chaque fois, une mystérieuse alchimie bouleverse mes sens quand je le détecte.
J’ai dû perdre le fil de notre travail en me perdant dans le sillage de ses effluves envoûtants.
Elle me fait signe que non.
Mais elle est déjà debout. Je me lève à mon tour pour préparer le thé. Je me sens si bien en cette fin d’après-midi. Cassandre est source de tous mes moments de bonheur… J’exagère ! Avec papa, c’est cool, aussi, mais c’est pas la même chose. Elle revient un moment plus tard. Je me retourne pour la regarder. Choc ! Je vois son visage bouleversé. Je vois dans ses yeux une colère infinie. Je vois entre ses mains, mon exemplaire du Spleen de Paris dont j’avais extrait le texte de ma lettre anonyme. Je comprends qu’elle a compris. J’ai oublié de ranger ce foutu bouquin ; et je crois bien qu’il était ouvert à la page du poème en question… annoté, en plus, avec le prénom de Cassandre écrit en bas juste sous la date, comme une invocation talismanique.
Sa voix est toute de traviole, comme si elle charriait des gravillons.
C’est une question en forme de constat !
Je m’avance vers elle, en vacillant sur mes cannes. Je suis K.O. debout. « Non, me dis-je, pas maintenant, pas ce soir… tout était si parfait… »
Elle tremble. Elle est si bouleversée que je crains qu’elle ne vole en éclats, là devant moi. Je me dirige vers elle de nouveau, au cas où elle défaillirait. Le livre tombe de ses mains et produit un bruit qui me fait sursauter.
Ce n’est pas elle qui s’écroule. C’est moi. C’est le monde autour de moi. C’est ma vie. Je m’effondre sur moi-même comme si tous mes organes foutaient le camp, comme si mes os fondaient, comme si je n’étais plus qu’une enveloppe de chair autour d’un océan de vide. Je ne savais pas, je ne pouvais pas imaginer que cela ferait aussi mal. Comment de tels mots ont-ils pu franchir ses lèvres exquises ? Comment ? Pourquoi ?…
Le noir m’envahit. Dans une brume qui brouille ma vision, je la vois se hâter de mettre ses affaires dans son sac et se précipiter vers la porte. Quelle atroce déchirure !… Elle l’ouvre, derrière, il y a l’enfer, l’enfer de la douleur que je ne pourrais pas supporter. Elle s’engage vers l’escalier sans se retourner. Elle part. Elle disparaît. Je sombre. Je tombe pour de bon. Plus de lumière… Coupez !
Quand mes yeux revoient le jour, c’est pour y apercevoir un visage découpé en ombres chinoises au-dessus de moi. Je ne sais pas où je suis. Je ne veux surtout pas me souvenir. Trop de souffrance dans le puits noir dont l’amnésie me protège. Je referme les yeux pour ne plus rien voir. J’entends au loin, très loin, une voix, une voix qui est comme une ombre de voix.
Se pourrait-il que ce soit maman ? Au paradis ?
Ça fait longtemps qu’on n’a pas prononcé mon prénom si souvent ! Un perroquet du paradis ?
Il y a aussi ce parfum, ce terrible parfum qui m’attire irrésistiblement vers le puits où s’enfouit une vérité que je ne veux plus entendre… « Je te hais… Sale Arabe… ». Par Allah, ça fait mal. Vachement mal ! Laissez-moi tranquille, je veux bien mourir. Des bras me secouent, se referment sur moi, m’étreignent… je suis contre sa poitrine, elle me berce.
Cette voix, ce parfum, cette douceur dans les paroles… un baume à la douleur… Une étincelle de lumière dans mon obscurité. Et brusquement, mon corps réagit. C’est comme si je surgissais hors de l’eau noire qui me noyait. J’aspire à grands coups l’air de la résurrection, je bois de grandes goulées de vie, je renais ! Cette fois, je m’éveille pour de bon. Cassandre me tient dans ses bras. Tout va bien ? Non, j’ai un putain de mal de tête. J’ai dû me cogner en tombant… Était-ce un malaise vagal ? Non… merde, c’était un malaise amoureux. Un putain de malaise amoureux. Je sais, j’en fais trop avec mes « putains ». Mais ça soulage… « Putain, putain, putain… » ouf ! Ça fait vraiment du bien.
Elle est agenouillée à mon chevet et ma tête repose sur ses cuisses. Sa main navigue doucement dans mes cheveux et son visage penché sur le mien comme celui d’une pieta est tout enchifrené. Elle a pleuré. Il n’y a plus de haine dans ses yeux bleus, seulement de l’inquiétude. Ou de la culpabilité. Peut-être les deux.
Mon esprit se remet à fonctionner normalement – je crois ! – et des choses étranges me viennent à l’esprit. À l’instant, quand j’étais dans les vaps, elle a dit : « Reviens-moi. » Comme ces mots résonnent agréablement dans ma tête… Quand quelqu’un tombe dans les pommes, on ne lui dit pas ça… à la rigueur, « Reviens à toi » ou « Réveille-toi. »… Mais « Reviens-moi », ça a quelque chose de si intime, de si plaisant… Je ne t’ai jamais quittée, mon amour, et tu ne le savais pas ?… Là, je crois que je délire pour de bon !
Elle sourit… un peu, un pauvre sourire, si maigre qu’on croirait qu’il n’a pas été alimenté depuis des lustres. Un vrai faux sourire. J’ai la tête dans du coton. Il faut que je me lève pour retrouver un semblant d’équilibre. Mais je n’en ai pas envie. Je suis si bien dans son giron tout chaud. Et j’aime tellement ses caresses maternelles. Elle a encore le visage défait, laidement beau. Elle a eu si peur.
J’ai devant moi, un verre de whisky. Elle tient un coca dans sa main. L’Arabe boit de l’alcool – d’accord, ce n’est peut-être pas la meilleure idée dans son état – et la Française reste sobre. C’est le monde à l’envers. Elle me regarde avec des yeux que je trouve un peu trop réprobateurs. Alors, je me défends :
Son sourire se fait plus franc. Je comprends qu’elle ait été surprise de me voir avaler une grande gorgée d’interdit sans façon. Ça ne l’empêche pas de me demander un million de fois pardon de m’avoir fait si mal. Le problème, c’est que j’ai toujours mal : « Comment as-tu pu imaginer une seconde que je pourrais tomber amoureuse de toi ? » C’est fou comme de simples mots peuvent vous enfermer dans un abîme de souffrance. L’insulte : « Sale Arabe ! », elle est digérée. Je l’ai souvent entendue et je ne m’en offusque plus. Le « Je te hais » aussi : elle était en état de choc. Mais s’il ne peut y avoir d’amour entre nous, alors là, c’est une autre histoire. Ça fait cinq mois que mon corps, mon cœur, mon âme se sont laissés dévorer par mon amour pour Cassandre et j’avais l’impression de n’être plus que cela. Une entité vouée à l’aimer. Et voilà que l’entité n’a plus de raison d’être. Impossible ! Insurmontable ! Je ne pourrais pas. Je n’en aurais ni la force ni l’envie.
Le silence, encore, entre nous. Il va falloir parler… mais ça peut attendre. Il faut que le drame décante un peu. La scène a été si violente ; j’en suffoque encore… C’est vrai que la violence, elle y est habituée, elle. La tête me tourne. L’alcool n’était peut-être pas le meilleur remède, en effet. Au moins, mon mal de crâne s’est atténué ! C’est elle qui parle la première. En douceur. Mais elle arbore de nouveau son masque de cire.
Mais quand es-tu dans ton état normal ? me demandé-je. À quel moment ai-je connu la vraie Cassandre ? Je finis par hocher la tête. J’attends qu’elle poursuive, qu’elle m’assassine un peu plus. Elle triture son verre où se cachent dans le liquide noir des tonnes de sucre « terriblement mauvaises pour la ligne »… Qu’elle grossisse, qu’elle devienne obèse et laide. Cela me soulagera peut-être !
Ça, c’est un nouveau choc. Et de taille ! Alors, que signifiait cette comédie qu’elle m’a jouée en feignant de le découvrir ?
Elle baisse la tête.
L’art de l’ellipse. Ou « de la façon d’éviter de prononcer les mots tabous ! ». Ses yeux me fixent de nouveau. Mais cette fois, une lueur de malice semble y briller. Elle reprend :
C’est à mon tour de sourire… Mais c’est un sourire aussi crispé que celui d’un condamné à qui on apprend que sa grâce vient de lui être refusée. Quelle belle démonstration !
Elle se renfrogne… C’est extraordinaire la façon dont elle semble confondre les compliments et les insultes. Contaminée ? Non, conditionnée par le mépris du père qui représente l’argument d’autorité par excellence… Qui peut contredire dieu s’il dit qu’elle est « nulle, moins que rien, une merde » ? Je poursuis quand même :
Elle me coupe :
Qu’est-ce qu’elle me joue, là ? Le Cid ? Est-ce une litote ?
Elle s’agite comme une boulangère à qui on vient de voler des pains au chocolat ! Je veux parler, mais elle m’en empêche d’un geste autoritaire et d’un regard à glacer un Inuit.
Je me tais. Je ne sais plus ce que j’éprouve. Je ne sais plus qui je suis. J’ai une tumeur maligne dans la gorge qui m’empêche de parler. Silence ! Elle boit son sucre. Moi aussi, j’ai envie de pleurer… Tout ça pour se faire de toute façon condamner… amour impossible. Alors, finalement, je parviens à m’arracher quelques mots du gosier, des mots qui feront mal de toute façon :
Là encore, elle m’interrompt :
Silence… avant de conclure :
Quelques remarques :
Je me doute qu’on me tiendra grief d’avoir choisi l’orthographe masculine du prénom Axel – au lieu d’Axelle – pour tromper le lecteur. À juste titre, peut-être. Cependant, si j’ai usé de cet artifice un peu limite, ce n’est que parce que l’idée de ce récit m’est venue à cause, justement, d’une mienne connaissance (!) qui porte ce prénom orthographié de la sorte. Erreur d’état civil ? Je ne saurais le dire. Mais ce que je sais c’est qu’elle porte bien le prénom d’ « Axel » et non d’ « Axelle ». Je me suis efforcée de justifier ce choix à travers l’hommage rendu par le père de la narratrice, à son soldat sauveur… Chacun jugera de la pertinence de cette option.
En revanche, une erreur s’est glissée dans le premier chapitre de ce récit : dans le texte initial envoyé aux correcteurs de Revebebe, les extraits de la chanson de Souchon étaient mis entre guillemets, notamment dans : Sauf que c’est pas que « j’suis pas beau ». En retirant guillemets et italiques, cela prêtait forcément à confusion : le « j’suis pas beau », renvoyait au personnage de la chanson, et non pas, évidemment, à celui d’Axel. Je ne mets en aucun cas en cause les correcteurs : ils ont déjà bien du courage de prendre sur leur temps personnel pour aider les malheureux auteurs et de l’intérêt pour les textes qu’ils corrigent, pour qu’on leur voue un respect sans faille. Revebebe n’existerait pas sans eux. Simplement, il était utile je crois, d’apporter cette rectification pour que la logique de la narration ne soit pas mise en cause.
Peut-être découvrirez-vous d’autres erreurs de ma part – cette fois ! – : il faut dire que l’écriture est un peu gymnique, pour parvenir à maintenir l’ambiguïté le plus longtemps possible sur l’identité de la véritable narratrice. En particulier dans ce qui relève des accords et de l’usage des adjectifs. Cela demande une attention qui peut être parfois prise en défaut. C’était un défi plaisant à relever. Je me suis efforcée de semer des petits cailloux qui pouvaient permettre de déceler la supercherie, notamment au début du second chapitre et sur la fin. Le premier chapitre était volontairement plus imperméable au soupçon en présentant une narratrice « garçon manqué » très masculine, notamment à travers le cliché du « boxeur ». Cela me semblait judicieux au regard de l’évolution du personnage d’Axel, qui plutôt que de « s’humaniser » comme le conclut le premier opus, commence à se « féminiser », dans le deuxième au contact de Cassandre.
Euh ! Au fait, pour l’érotisme, il faudra attendre encore un peu… C’est comme le thé à la menthe, il faut que ça infuse un certain temps si on veut que cela ait du goût. Peut-être au prochain épisode, si celui-ci est publié.
Il me reste à remercier les personnes qui prennent le temps de commenter les textes et de les noter, même – et surtout – quand il s’agit d’en souligner les insuffisances ou les défauts. C’est très utile si l’on veut progresser. Le compliment sans réserve conforte dans ses erreurs, la critique remet en question et permet de s’améliorer. À condition qu’elle ne soit pas destructrice, mais encourageante, bien sûr. Après tout, nous ne sommes que des amateurs !
Enfin, un immense merci aux correcteurs de Revebebe.
Cordialement… Coqueluche.