n° 16685 | Fiche technique | 10741 caractères | 10741Temps de lecture estimé : 7 mn | 09/03/15 corrigé 09/06/21 |
Résumé: Comment virer un écrivain mort qui squatte votre cerveau ? Et puis, en a-t-on vraiment envie ? | ||||
Critères: nonéro -humour | ||||
Auteur : Brodsky Envoi mini-message |
Collection : Chroniques brodskyennes |
Salut les branleurs, salut les branleuses, ici Brodsky qui vous parle en direct des studios Rêvebébé.
Aujourd’hui, détente, on va pas aborder des trucs intellos. Pas envie. Quoique… On va parler d’écriture. Pourquoi écrit-on ? A-t-on besoin de maîtres, de références, et pour combien de temps ? L’admiration que l’on porte à certains écrivains n’est-elle pas finalement néfaste, ne devient-elle pas, à la longue, un boulet ? Ne finit-on pas par devenir une caricature de notre propre avatar ? Putain de questions à la con qui tournent en permanence dans ma tête…
Personnellement, je ne crois pas en la génération spontanée. On est toujours, quoi qu’on en dise, un héritier. Je me suis essayé à plein de genres littéraires différents et je me suis cassé la gueule la plupart du temps. Un éditeur a cru en moi, on a sorti deux bouquins. Pas la peine de les chercher, mes zamours ; quand je les relis, je me dis toujours la même chose : quelles daubes !
Presque vieux et toujours à la recherche de LA grande idée, du GRAND SUJET qui me fera passer de l’hédoniste amateur de bons mots et d’humour à deux balles au statut d’écrivain véritable. Ouais, z’avez raison mes chéries : ce soir, Brodsky a le blues… Je vous laisse deux secondes, le temps de coller un CD sur ma platine.
Putain, je suis tellement bordélique que j’ai pas retrouvé le disque que je voulais. À moins que ce soit ma chérie qui l’ait planqué. Elle n’aime pas Johnny, ma chérie. Et pourtant, « toute la musique que j’aime, elle vient de là, elle vient du blueeeeees ! »
Bon, tout le monde ici connaît l’admiration que je porte à Bukowski, alias Chinasky, alias Hank, alias le Vieux Dégueulasse. Cet enfoiré squatte mon cerveau depuis plus de vingt ans, et ouais, ma façon d’écrire s’en ressent. Sauf qu’un vieux fond d’éducation catho et ma fréquentation assidue des Jésuites à une époque de ma vie m’ont toujours amené à ne pas me lâcher quand j’abordais la question du cul. Vous imaginez le drame : le fils spirituel du Vieux Dégueulasse incapable d’écrire une scène de baise un tant soi peu crédible… Un dom Juan qui aurait des scrupules, un Casanova qui ne banderait pas ! Baudelaire sans le spleen, Céline sans la haine, San Antonio sans Bérurier, un Japonais San Ku Kaï… (bon, la dernière est nulle et n’est même pas de moi).
Grâce vous soit rendue, amis de Rêvebébé : ici, je me lâche un peu ; enfin, je commence… Je vous dois beaucoup, à commencer par ma dernière nuit d’amour, qui aurait fait rougir DSK. Je vous raconterai ça bientôt. Mais revenons à nos moutons.
Un soir que nous étions passablement torchés, mon pote Rezkallah, alias Dodo Chan pour les habitués du Forum Oniris, un vrai, un grand écrivain celui-là, m’a exhorté à me débarrasser une bonne fois pour toutes du fantôme qui squatte mon cerveau. Il m’a dit :
Ça a donné la nouvelle suivante que je vous livre en direct sur les ondes qui nous rassemblent.
Je monte l’escalier branlant qui mène à l’étage supérieur, avançant tant bien que mal dans une semi-pénombre, vu que la plupart des ampoules du plafond sont cassées. J’arrive sur le palier. Ça pue la pisse et la bière renversée. La porte est là-bas au bout du couloir. Une porte en bois usée, la serrure fracturée. Un squat, donc… Je sais ce que vais trouver derrière, et ce que je vais devoir faire, et tout ce que cela implique. C’est pas joli-joli, mais je n’ai pas d’autre choix. Ça fait un bail qu’il est là, le squatteur ; quelques années que je le tolère (par bonté d’âme ?) et qu’il emmerde tout l’immeuble. J’ai reçu des plaintes de la part des autres locataires, pour la plupart des types sans histoires, qui font chier personne et qui paient leur loyer… Ils ont le droit d’avoir la paix. Faut qu’il décanille, le nuisible, sinon ce sont les autres qui partiront.
Je pousse la porte. Comme je m’y attendais, elle n’est même pas fermée. Une odeur de clopes, de merde et de whisky renversé me prend immédiatement à la gorge. Il est là, assis dans le canapé défoncé, le regard dans le vague, vieux et dégueulasse comme jamais ; une pile d’assiettes crades attendent dans l’évier depuis au moins mille ans, propres désormais, les cafards ayant bouffé jusqu’au moindre petit atome des salissures initiales. Y a Mendelssohn à la radio…
Il se lève et va tourner le bouton du poste. Je l’examine en détail. Il est quand même vachement baraqué. Je crois que ça va être difficile d’employer la manière forte. Vaut mieux que je tente le coup à l’hypocrite, mielleux et tout sourire, façon DRH devant le type qu’il veut foutre à la porte. Envelopper un boniment dans un papier cadeau, « T’es le meilleur d’entre nous, on te mérite pas, et d’ailleurs on a même plus de quoi payer un type de ton talent… Je peux pas te retenir, ce serait un crime… Alors comme je sais que tu n’oseras pas me faire de peine, je vais te licencier ; comme ça, ce sera plus facile pour toi… » Pas certain que ça marche avec ce genre de lascar, c’est pas le dernier des cons quand même. Mais bon, qui ne tente rien n’a rien.
Il a rangé quelques affaires rapidement dans son sac, et il est parti.
KO debout, j’étais. Je croyais qu’il voudrait s’accrocher au papier peint, qu’il me menacerait, qu’il me rappellerait tout ce qu’il avait fait pour moi : les premiers prix décrochés aux concours de nouvelles, mes deux bouquins édités par un mécène improbable… Non, rien. Il avait pris son sac et m’avait planté là comme la dernière de ses merdes, sans tirer la chasse, comme d’habitude.
J’ai descendu l’escalier et je suis sorti dans la rue. J’avais des vertiges, je titubais. J’ai bousculé un vieux sans le faire exprès et il est tombé par terre.
Voilà mes chéri(e)s, je vous raconterai une autre fois comment finalement le nouveau locataire s’est révélé pire que le premier et comment il a fallu que je le foute à la porte à son tour. Et puis un soir, en allant chercher des clopes dans le café devant chez moi, j’ai vu le Vieux, assis tout seul devant une bière.