n° 16981 | Fiche technique | 74158 caractères | 74158Temps de lecture estimé : 40 mn | 31/08/15 corrigé 07/06/21 |
Résumé: Trois jeunes gens font le pari de séduire à moindre frais une grosse moche et de coucher avec elle, chacun à une semaine d'intervalle. Les évènements ne se déroulent pas tout à fait selon leurs voeux... | ||||
Critères: fh couleurs complexe laid(e)s ffontaine | ||||
Auteur : Laure Topigne Envoi mini-message |
DEBUT de la série | Série : Les moches sont les pires des salopes Chapitre 01 / 02 | Épisode suivant |
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Cette affirmation émanant d’un André quelque peu aviné nous fut assenée, péremptoire, sans davantage nous surprendre de sa part, mais à force, je ne pouvais plus entendre ces déclarations comme de simples forfanteries et celle-ci provoqua en moi un réel malaise.
Une fois de plus, un vendredi nous réunissait tous trois en ces agapes qui éclusaient une part de nos RTT autour d’un repas plus plantureux que somptueux, plus arrosé que gastronomique, plus grivois que sérieux, dans notre brasserie préférée située à l’épicentre de nos lieux d’exercice professionnel. Nous nous étions liés de camaraderie – à moins qu’il ne faille dire de polissonnerie – en prépa, puis avions réussi des concours différents, mais tous prestigieux, qui après quelques années d’études nous avaient valu des postes avantageux ouvrant normalement à des carrières brillantes. Nous entamions en célibataires hardis une trentaine orgueilleuse et confiante qui nous faisait toiser le reste de la société avec commisération, convaincus que nos états de service brillants nous assureraient bonheur et réussite, sans que nous ne sachions trop bien toutefois ce que nous entendions par là.
Bref, nous étions trois petits roquets sûrs d’eux-mêmes, persuadés que le reste du monde n’existait que pour leur servir de marchepied, n’était destiné qu’à porter leurs ambitions au pinacle, prêts à aboyer en toutes circonstances et à mordre à l’occasion. Nous avions fait de nos conquêtes féminines – et du mépris que nous leur portions – l’aune tangible de nos succès. Ces vendredis étaient ainsi voués à cette autocélébration qui, après nos libations, débouchaient infailliblement sur un cortège d’histoires salaces en lesquelles nous tenions le beau rôle, à condition de ne pas y regarder de trop près. Ce jour-là, André qui venait de rompre avec sa maîtresse en titre, se montrait particulièrement déchaîné et nous exécutait ses variations favorites sur le thème « toutes des traînées, une de perdue dix de retrouvées ». Yves venait de lui objecter que les choses n’étaient pas toujours aussi évidentes.
André s’emporta :
Elles avalent tout, se dispensant de sourciller, et le plus drôle c’est qu’elles raffolent des compliments outranciers : plus c’est gros, mieux ça passe, et là je ne parle pas du calibre de nos engins. Un seul danger, mais de taille : elles ont une propension phénoménale à s’accrocher. Ne jamais leur laisser vos adresses, tant pis pour les frais d’hôtel, et vous inventez une interminable mission au bout de la Terre pour les décoller. Non, je le répète, les moches sont assez salopes pour faire feu de tout bois et se laisser baiser par quiconque leur prête attention.
Yves cette fois le conforta, racontant une graveleuse aventure. Depuis quelque temps, leur suffisance – notamment concernant ces sujets – m’indisposait, et je ne pus m’empêcher de rétorquer que le fait d’être moche n’impliquait nullement celui d’être conne.
Il balaya la salle d’un air rapace et avisa une jeune femme qui déjeunait seule à sa table, le regard perdu dans ses spaghettis à la bolognaise.
Je scrutai un instant la jeune fille recroquevillée sur sa chaise, presque honteuse d’occuper tant d’espace.
L’infortunée ne pouvait effectivement pas passer pour un modèle de beauté. Petite et boulotte, elle arborait un visage anguleux, des yeux caves et désolés, ainsi que des joues légèrement couperosées. Ses raides cheveux bruns coupés au carré accentuaient la sévérité de ses traits, tandis que son air maussade et humble la désignait comme la victime d’un sombre destin, la cible des acharnements du sort. Enfin, bien qu’il fût de belle facture, la morne raideur du tailleur anthracite duquel elle s’accoutrait, les chaussures noires sans talons, tout s’accordait à la poser en demoiselle à la triste figure, tout concourait à en faire un laideron caractérisé.
Je rétorquai :
À ce moment la fille se leva, probablement pour se rendre aux toilettes, et nous constatâmes qu’elle claudiquait légèrement. André exulta :
Pour calmer l’énergumène, je bredouillai un vague acquiescement tout en me promettant de n’en rien faire et de rompre rapidement cette relation qui, au fil du temps, m’était devenue désagréable. J’espérais surtout que la malheureuse aurait suffisamment de caractère pour contrarier ses projets. Et c’est ce qui advint car le vendredi suivant j’obtins le message suivant :
« J’ai exagérément présumé des frustrations de notre déesse, et pour établir une démonstration parfaite, je l’ai abordée trop frontalement en lui déclarant que j’étais épris de ses charmes et souhaitais faire l’amour avec elle. Elle m’a répliqué :
J’ai tenté d’insister, mais son air courroucé m’a fait battre en retraite car elle semblait disposée à provoquer un esclandre. Reçois, cher Yves tous mes vœux et mes encouragements ».
Je fus enchanté par ce rapport tout en m’étonnant qu’André sache aussi sincèrement reconnaître son piteux échec. Huit jours plus tard, Yves fut rectifié de la même manière. Il nous avoua, lui, avoir demandé la permission de s’installer à sa table alors que de nombreuses autres demeuraient inoccupées, puis de s’être employé à quelques éloges qui l’avaient laissée muette avant d’avoir cherché le contact de son genou. Elle s’était raidie et avait retiré sa jambe en le toisant d’un air sinistre. Il lui avait enfin fait compliment de sa bague, une grosse horreur pur toc, et des doigts qui la portaient.
Il concluait en me souhaitant bonne chance et me plaignant, car bien que profitant de leurs expériences, si la donzelle avait repéré notre manège, ma position serait spécialement difficile.
—ooOoo—
Je n’avais, pour ma part, franchement nulle intention de me prêter à ce jeu et réfléchissais déjà au motif que j’inventerais pour expliquer comment elle m’avait éconduit. Le vendredi suivant, jour supposé de mon challenge, la matinée s’engagea sous les pires auspices par une réunion qui menaçait de s’éterniser jusqu’au début de l’après-midi au moins, et soudain tout s’accéléra si bien que je fus libéré dès onze heures. Ravi d’échapper à une ambiance étouffante, je m’enfuis le plus rapidement possible de mon bureau pour entamer un week-end salvateur. Je ne sais quelle fâcheuse curiosité me conduisit dans notre brasserie favorite encore vide à cette heure. J’hésitai à usurper sa table et finis par m’établir à celle qui y faisait face, d’où je serai idéalement situé pour l’observer.
Midi sonna, puis, lentement, la grande aiguille de l’horloge se traîna inéluctablement vers le quart avant de s’affaisser vers la demie, me faisant bouillir d’une impatience dépourvue d’objet. Je me dis qu’échaudée par mes deux comparses, elle préférait ne pas revenir, et cette pensée me causa un absurde soulagement. Je commandai un sommaire repas pour modérer l’effet de mes deux doubles scotchs.
À douze heures quarante, je tressaillis. Elle venait de franchir le seuil du restaurant et, sans le moindre regard alentour, fonça en clopinant vers sa place habituelle. Elle était habillée de son tailleur anthracite aussi élégant que maussade, d’un chemisier blanc impeccable, de chaussures noires à talons plats et d’un… haïssable collant écarlate. Elle s’installa presque en vis-à-vis et se mit à fouiner dans son sac pour en tirer son téléphone, ce qui me fit augurer un interminable coup de fil. Il n’en fut rien et il me sembla même, qu’au contraire, elle le désactivait. J’aperçus encore la fausse et prétentieuse émeraude qui décorait son annulaire. Avait-on idée d’étaler dans la vie quotidienne une gemme aussi démesurée qui, accompagnée d’un collant rouge, la hissait à un summum du mauvais goût ? Elle passa rapidement sa commande et je pus percevoir des bribes de ses échanges avec le serveur. Je fus agréablement surpris par la musicalité de sa voix, très mélodieuse, un peu grave mais onctueuse et doucement suave tout en étant ferme et posée, relevée d’un accent strident, une note allègre et acidulée qui en révélait la féminité à la chute des phrases.
Pendant la durée du repas, je ne cessais de l’épier force petits coups d’œil furtifs. Je m’arrêtai d’abord à ses mollets, deux bouteilles de champagne renversées dont le fameux collant, trop distendu au niveau des genoux et presque flasque sur les chevilles, soulignait l’entonnoir. Ses bras, par contre, s’accommodaient plaisamment de leurs rondeurs qui tendaient une peau magnifique, lisse et satinée, exempte de toute pilosité. Privée de la prétentieuse bague, ses mains rondelettes semblables à celles des enfants, aux doigts courts et renflés, auraient été admirables. Je subodorai enfin une poitrine ferme et superbement proportionnée, un brin insolente, équilibrée et dépourvue de toute lourdeur. Je remarquai finalement sa bouche, volontaire, aux lèvres bien dessinées, à peine charnues. Certes, elle était grassouillette, mais harmonieusement, sans disparités ni plaques adipeuses bouffies de cellulite ou de bourrelets gonflés de masses graisseuses. Elle m’évoquait infailliblement ces belles des temps jadis, empâtées dans leurs chairs saines et voluptueuses si bien peintes par Boucher.
Ce laideron n’avait donc pas tous les défauts et disposait même de quelques atouts magiques. Plusieurs fois, je la soupçonnai de me fixer de son regard inquisiteur mais affable dès que je lui tournais le dos. La culpabilité née de ce pari imbécile trois semaines plus tôt me hantait, et malgré mon envie de faire sa connaissance, je n’osais l’aborder. Elle avait déjà pris son café et appelé le garçon pour régler sa note quand je repérai qu’au lieu de payer, elle ne faisait que signer son addition. Elle avait donc une ardoise dans la maison qu’elle devait solder dans les périodes fastes de début de mois. Je désespérais trouver prétexte pour l’entreprendre quand un mouvement trop vif lui fit déverser une large part de son sac à main sur le sol.
Je me précipitai, bredouillant un vague « Vous permettez ? » et me mis à ramasser le bric-à-brac hétéroclite que les caprices d’une femme condensent dans ce réceptacle à mystères. J’avais presque achevé quand je trouvai un morceau de métal argenté curieusement ciselé. Le retournant pour le lui remettre, je reconnus l’objet que je lui tendis en exultant :
C’étaient les premiers mots qu’elle m’adressait, et leur musicalité me subjugua particulièrement.
Je me déplaçai donc et lui relatai qu’ayant été missionné à Maquale (2) par mon entreprise, j’avais profité de toutes mes libertés durant ce long séjour pour visiter le nord-est du pays.
Elle me raconta à son tour qu’un vague cousin établi à Addis-Abeba l’y avait invitée pour des vacances prolongées, il y a quelques années déjà. Je constatai très vite que sa connaissance de la corne de l’Afrique dépassait largement la mienne et qu’un ressenti plein de finesse l’y avait fait accéder à des aspects qui m’avaient échappés. Nous reprîmes des cafés, évoquant le cérémonial qui, là-bas, préside à la dégustation de ce nectar et je la fis parler le plus possible, l’interrogeai afin de me griser des aimables sonorités de sa voix. En même temps, je remarquai que dès qu’il s’animait à l’évocation de souvenirs agréables, son visage s’arrondissait, apparaissait moins revêche et moins anguleux tandis que sa rosacée s’estompait.
Elle m’interrogea sur tout, la mission que j’avais conduite et l’entreprise qui me l’avait confiée, mais éluda subtilement ce qui se rapportait à sa situation. Je n’osai insister mais crus deviner qu’elle aidait son père dans une petite structure familiale où elle tenait tous les rôles : secrétaire, comptable, et sans doute qu’elle devait terminer ses journées en passant la serpillière dans la boutique tout en étant rémunérée à coup de lance-pierre. Nous ne vîmes pas le temps passer, et brusquement elle s’avisa qu’il était seize heures trente et qu’elle avait largement dépassé son quota de vacuité.
Cet assentiment que je n’osais espérer me troubla étonnamment. Elle s’éclipsa, oubliant de payer ses cafés, ce dont je lui sus gré car bien décidé à les acquitter je ne l’aurais pas laissée faire, et cela nous épargna la discussion stérile qui accompagne ces misères. Aussitôt après son départ, j’appelai le garçon et lui proposai de régler l’ardoise de celle dont j’avais partagé la table. L’air effaré, il répliqua que « Mademoiselle Amalia s’irriterait de cet arrangement et qu’il ne saurait y accéder sans qu’elle ne l’approuve. » À défaut de répondre à mes intentions, ce refus me révéla incidemment le prénom de cette laide qui, somme toute, ne me déplaisait pas tant que cela.
En début de soirée, j’expédiai un courrier à mes collègues résumant mon échec auprès de la demoiselle et annonçant que mes activités professionnelles s’opposeraient à nos prochaines ripailles.
Étonnamment, le souvenir de notre conversation m’obséda toute la semaine. Quelque chose d’indistinct m’attirait terriblement vers cette fille. Il devait, a priori, y avoir de la pitié et le besoin de réparer l’affront infligé par mes deux collègues infatués d’eux-mêmes, mais pas seulement. D’indistinct ? Est-ce donc que cela relevait de mes fantasmes les plus secrets ou de subtiles phéromones ? Sa voix m’avait bouleversé jusqu’à me porter au seuil d’un véritable enchantement en même temps que sa présumée laideur s’était tempérée pour disparaître, presque. Je n’osais qu’à peine m’avouer que je rêvais de ses mains dodues, de la corpulence ronde de ses bras et de sa poitrine conquérante comme d’un havre, et que l’idée de m’abandonner à leur vigueur n’était pas pour me déplaire.
Elle éveillait en moi une subtile inclination, tressant remords et attendrissement avec une sorte de regret nostalgique. Cent fois je la chassai de mes pensées tandis que subrepticement mille éléments l’y réintroduisaient : une silhouette rondelette, l’écho d’un pas, un rire sonore et franc, et bien sûr un collant rouge. Tout me l’évoquait. Bientôt j’en vins à me dire que la disgrâce était plus inscrite dans nos regards et nos attentes que dans les corps que nous en affublions, qu’elle n’était en quelque sorte qu’une question de point de vue. Je remuai ainsi cet imbroglio de sentiments confus qui eurent d’autant plus de prégnance que je fus incapable de les analyser clairement – donc de m’en défendre – ou du moins de les écarter momentanément. Ceux-ci proliférèrent sur le terreau de cette méconnaissance et m’envahirent progressivement.
Le vendredi suivant je fonçai au Phillis aussi tôt que possible et y entrai dès onze heures quarante-cinq. Elle était déjà là, s’abstenant d’outrager le bon goût par un collant vermillon, et me reçut avec un sourire gouailleur en déclarant :
J’étais sûr que nous nous étions entendus sur midi et qu’elle le savait fort bien. Un déni eut été inconvenant et je le lui concédai volontiers cet avantage qui, selon ses vœux, me mettait en situation fautive. Je répliquai donc :
Après un bref silence, elle ajouta :
Je compris que nous allions aborder des sujets que je ne souhaitais pas évoquer et répondis de la façon la plus évasive.
Cependant, en me répliquant cela, elle rougit si fortement que sa rosacée s’en trouva accentuée.
Je m’étais perdu dans les provinces de l’ouest et suis resté plusieurs jours dans l’un de ces sordides hôtels locaux qui empestent pisse et injira (3) à tous les étages. Imaginez : dans la cour qui sert aussi de salle de restaurant se dresse l’espace consacré à la cérémonie du café (4). Une toute jeune femme de vingt-cinq ans à peu près y officie. Perdue parmi les Schankala, elle est Amhara (5) et présente toutes les grâces de son peuple. Dans ces régions, le café n’est pas tarifé et on le paye selon son bon plaisir, y compris rien si l’on ingurgite d’autres boissons. Lors de ma première consommation je lui en donne cinq birrs (6), ce qui correspond peu ou prou à la coutume, à peine surévaluée. Mais elle m’a servi avec tant de gentillesse et un sourire si affable que dès la seconde fois je lui en donne le double avant de tripler la somme le lendemain. Je parviens ainsi à lui payer mon café cinquante birrs un soir, ce qui là-bas est une somme déjà considérable, pour un café surtout. Elle me gratifie comme à chaque fois de son sourire ensorceleur, puis fait prestement et discrètement disparaître le billet dont je viens de la rétribuer.
Ce soir, à la veille de mon départ, juste avant de regagner ma chambre, j’estime service et sourire à cent birrs. Elle réagit selon son habitude. Quelques instants plus tard, je me trouve dans la pénombre de l’éclairage rudimentaire dispensé dans ces régions, avachi dans mon fauteuil, un carnet ouvert sur mes genoux et remuant de troubles pensées, ne parvenant pas à en fixer une quelconque sur le papier.
Imperceptiblement la porte s’entrouvre et elle se glisse dans ma cellule. Comment a-t-elle pu se faufiler en un si faible entrebâillement ? Elle referme la porte sans se tourner, le tout dans un silence si absolu que si j’étais concentré sur une tâche quelconque je ne l’entendrais. Elle se tient présentement face à moi, évitant de me regarder toutefois, droite et roide, la tête seule légèrement inclinée sur l’épaule. Son shama (7) éblouissant de blancheur l’habille et l’encapuchonne de pied en cap, accentuant voluptueusement ses formes comme les effets de drapé sur les marbres antiques.
Une tache d’ombre troue cette opalescence, ne laissant que fugitivement apparaître l’éclair de ses yeux ou de ses dents. Elle lève lentement vers son visage une main magnifiquement effilée et écarte la gaze fine de sur sa tête ; ensuite sa main doucement retombe, entraînant le coton dans sa chute. Un instant, celui-ci s’accroche à un téton accort avant de s’écouler. Elle se révèle alors splendidement nue, vêtue seulement d’une modique culotte de flanelle blanche dont les coutures éclatent pour libérer de petites boursouflures de peau mordorée. Sa frimousse est maintenant nimbée par les pauvres vingt-cinq watts de ma lampe, et je la distingue nettement. Que de finesse et de beauté ! Comment donc ai-je pu ne point m’y attarder les jours précédents ? C’est un ovale parfait qui accueille un petit nez rond, la double amande des yeux, des lèvres fines encadrant l’ivoire régulier de ses dents ; rien à voir avec la lippe épaisse et les narines épatées de beaucoup d’Africains. Une coiffure savante surplombe cette avenante et noble figure. Des mèches habilement nattées, alternativement noires et ocre, sont tirées vers l’arrière et dégagent un front lisse que domine une sorte de mandorle réunissant les cheveux du sommet du crâne, eux aussi organisés en tresses foncées et grenat. Enfin, sa nuque rassemble en boucles savamment ébouriffées le reste de sa chevelure. Sa peau est fine et subtilement duvetée, non pas noire, juste cuivrée ou fortement ambrée.
Je suis pantois et admiratif, tremble d’émotion contenue et voudrais prolonger indéfiniment cette scène mais ne saurais l’imposer davantage à sa pudeur. Je lui tends la main. Omettant de la prendre, elle vient se réfugier sur mes genoux tout contre moi, comme un petit animal farouche, me dérobant ainsi en partie sa nudité.
Sans délai, ses ongles s’escriment sur les boutons de ma chemise et bientôt elle écrase sa poitrine superbe et dure contre mon torse haletant. Dans mes bras, je la serre énergiquement pour m’enivrer du satin de son corps. J’égare des lèvres desséchées par l’émoi sur ses joues, puis les perds sur son front brûlant, les laisse glisser vers son buste où elles titillent ardemment l’aréole sombre de ses mamelons avant que de remonter dans son cou. Tandis que ces contacts stimulent mes transes, elle ne remue absolument pas. Je sens ma verge douloureusement raidie, exacerbée par une interminable abstinence, et surtout attisée par la prodigieuse convoitise qu’elle m’inspire. Elle garde la tête penchée, peut-être en signe de sujétion, mais plus vraisemblablement pour ne pas sembler me dévisager et me défier. Elle mélange en un cocktail explosif impudence innocente, candeur et beauté. Délicatement, je la redresse pour m’emparer de ses lèvres à leur tour, et alors que je m’apprête à les dévorer d’un baiser passionné pour la première et unique fois, longuement, je rencontre son regard… mais je devrais plutôt dire son absence de regard. Ses yeux, certes sont beaux, mais ternes et incommensurablement vides, d’un vide sidéral et sidérant. Ils n’expriment ni honte, ni crainte, ni répulsion pas plus que colère, révolte ou soumission et, évidemment, pas non plus le moindre désir.
Comment ai-je pu m’illusionner au point d’y rechercher telle flamme ? La concupiscence nous rend si inexcusablement aveugles et si stupidement fats qu’y cédant, nous ne parvenons à concevoir que la réciproque n’en soit assurée. Là, brutalement je découvre qu’il n’en est rien. Elle n’est pas là comme une prostituée que je rétribue, comme une servante à mon service acquise, comme une esclave à un caprice de son maître soumise ; non, elle s’est fourrée dans mes bras machinalement parce qu’un enchaînement stupide de petits gestes l’y a mécaniquement conduite, parce qu’un Blanc obligatoirement fortuné doit nécessairement se faire pâture d’une jeune et belle Noire.
Dans cette campagne reculée du bout de l’Afrique, cela relève d’une simple tant qu’absurde fatalité. Ce que je tenais jusqu’ici pour réserve et alanguissement n’est que molle apathie. Ma frénésie sexuelle, si forte il n’y a que quelques instants, se dissipe promptement, fait place à un élan de puissante affection et je me sens gagné pour elle, par d’autres tendresses. Je souhaiterais en faire ma fille, la choyer, l’aider d’une quelconque manière ou du moins la protéger, mais le contexte – à commencer par mes rétributions extravagantes pour ses cafés – a tout inexorablement falsifié et je ne puis guère que renforcer des stéréotypes.
Cette déficience m’accable d’une immense chape de tristesse et je me décide à redoubler le mal pour un brin l’atténuer. Je saisis mon portefeuille et en extirpe une liasse de billets de cents birrs, six ou sept, que je lui tends. Elle s’en empare sans hâte cupide, ce dont je lui suis gré. Elle n’a cependant pas saisi mes intentions et entreprend de retirer sa culotte. Je retiens son geste et lui fais comprendre que je ne le souhaite pas. Elle me gratifie alors d’un bref coup d’œil étonné, en lequel une flammèche de vie s’est à ma plus grande satisfaction réinstallée. Omettant d’autrement me remercier, elle quitte lentement mes genoux, posément ramasse son shama, comme pour me permettre de revenir sur ma décision, ne m’y invitant toutefois pas le moindre peu. Sans se retourner, renonçant à se rhabiller, toute nue, en trois pas, ombre transparente, elle se fond dans les ténèbres. La porte s’ouvre et se referme tandis que je demeure hébété. Tout s’est déroulé si vite, et pourtant longtemps je me remémorerai cet épisode lourd d’appétits inassouvis.
Je suis resté un grand moment silencieux, abasourdi et malheureux tant pour elle que pour moi. À nouveau je l’ai convoitée, ma reine de Saba évanouie. Peut-être que les plus belles amours sont celles qui demeurent simplement esquissées. Le lendemain matin elle était là, s’affairant au café, et a semblé ne point me remarquer. J’ai voulu imaginer que de l’épisode de la veille elle ne conservait le moindre souvenir.
Pendant toute la durée de ma narration, elle demeura pendue à mes lèvres. Il était impossible qu’elle se passionne à tel point pour un récit concernant deux étrangers. Il fallait qu’elle le vive de l’intérieur, qu’elle s’identifie à son héroïne. S’imaginait-elle donc pénétrant dans ma chambre vêtue d’une simple voilette seulement et…
Lorsque j’eus terminé, elle se tourna vers moi, les yeux embués, pour me dire :
Sachez que je ne suis pas sotte au point de n’avoir pas saisi votre manège avec vos deux comparses. Voilà quelque temps déjà que je vous avais repérés, surtout le grand hâbleur blond qui m’a abordée il y a trois semaines en déclarant vouloir me faire l’honneur de sa couche. Vous constituiez ce que je déteste : des parvenus outrecuidants, trop fiers de leur petite réussite, qui ne comprennent pas qu’ils la doivent avant tout à la chance comme d’autres doivent leur échec à la fatalité. On n’est pas plus responsable de naître intelligent que fortuné, et c’est stupidité que de se prévaloir de l’une de ces qualités pour railler ceux qui s’en trouvent dépourvus.
Quand j’ai vu le second d’entre vous venir à la charge, j’ai compris que je subirais votre assaut le vendredi suivant. Quels étaient les termes précis de votre pari ? Je m’en moque ! J’étais cependant malheureuse que vous, le seul que j’appréciais et qui m’attirait, vous qui sembliez faire preuve d’un peu plus de retenue, vous qui n’éprouviez pas le même besoin d’abaisser les autres pour ériger votre piédestal, vous puissiez faire partie de ce triste complot. Et je vous ai retrouvé là, presque face à moi, timide et gêné, m’épiant sans oser engager le dialogue. Ajouterai-je que très spécialement, pour la circonstance et me rendre encore plus haïssable, j’ai ajouté le collant rouge que vous avez dû hautement apprécier au package. Je ne dirai pas que j’ai renversé mon sac exprès, mais si les actes manqués existent, celui-ci fut hautement significatif ; un chef-d’œuvre du genre. De toute façon ne l’eussiez-vous fait, c’est moi qui vous aurais abordé.
Ces derniers mots me sidérèrent : ainsi cette jeune fille a priori si réservée s’était apprêtée à m’accoster. Je fus désolé que l’histoire du sac ait contrarié la scène que j’aurais volontiers vécue et qui, désormais, relèverait de mon seul imaginaire.
Elle saisit mon poignet qu’elle serra très fort. Fallait-il y voir un témoignage de reconnaissance ? Le charme de sa petite main qui exhalait une douce chaleur me surprit. Ses doigts légèrement boudinés s’ornaient d’ongles longs et soignés, subtilement carminés. Le chancre de la fausse émeraude me contraria à nouveau.
Elle me fixa mi-amusée, mi-contrite et déclara :
Elle avisa alors l’estafilade qui barrait mon poignet pour s’enquérir de l’incident qui l’avait provoquée. Je lui répondis que c’était une stupide chute à rollers, mais que bientôt il n’y paraîtrait plus. J’en profitai pour lui demander si c’était aussi un accident sportif qui lui valait sa claudication. Elle pâlit, s’accrocha à mon bras comme à une bouée et plongea son regard au fond du mien.
Je la devinai attentive au moindre frémissement de mon visage. Je fus heureux de n’exprimer ni répulsion, ni pitié, mais une sincère compassion. Je la lui témoignai ajoutant – et c’était la plus stricte vérité – que j’étais ému qu’elle confie à l’un de ces monstres de suffisance que j’étais un aussi douloureux secret. Je la vis se détendre, et ce fut en riant qu’elle conclut :
Elle récidiva ainsi son invitation à une troisième entrevue tout en m’appelant à ne pas accorder trop d’importance à son mal qui ne devait pas faire obstacle à notre relation.
Je m’exprimai avec une telle fougue que je craignis qu’elle ne tienne mes propos pour flagornerie. Mais non, elle accepta sans ambages ma déclaration et m’en remercia en immobilisant une nouvelle fois mon poignet, mais cette étreinte fut très différente des précédentes, plus obligée et moins nerveuse. Ce fut moi, qui en raison d’un rendez-vous malencontreux placé trop tôt, dus cette fois, à regret, interrompre nos échanges.
La confession de son mal m’atterra. Je compris la terrible signification de la phrase qui lui avait échappée : ils doivent leur petite réussite « avant tout à la chance comme d’autres doivent leur échec à la fatalité ». La pauvre fille accumulait décidément les infortunes mais savait en rire ; quelle force de caractère ! Ma sympathie s’en augmenta jusqu’à l’empathie. Mais encore resurgirent les interrogations concernant mon éventuel apitoiement. Une réelle admiration m’écartait de cette disposition, et toute sa personne, à commencer par sa détermination, son absence de jérémiades, y faisait obstacle. Non, le mot le plus adéquat était bien compassion car il m’associait tant à ses peines qu’à ses joies. Je me répétai chacune de ses phrases, me souvins de chacune de ses expressions, de cette mobilité de son visage qui le faisait osciller entre raideur sinistre et douceur compréhensive. Le ton assuré, presque de commandement qu’elle adoptait par instants, me fit penser que la demoiselle ne manquait ni de vigueur ni de tempérament, mais ce ton aussi se brisait souvent en accents mélodieux qui laissaient entrevoir d’autres sentiments et m’émouvait alors profondément. Il m’engluait, comme une sève prégnante qui va cristalliser son piège d’ambre, sans que seulement on ne se doute d’être en ses rets appâtés. Longtemps il résonna dans mes entrailles, me contraignant à obtempérer. Noyé dans ces perplexités qui se firent rapidement mélancolies, la semaine me parut éternité.
—ooOoo—
Je fus ce jour-là premier à rallier notre lieu de rencontre où elle ne tarda guère à me rejoindre. Je perçus immédiatement un changement dans son attitude. Elle était moins aux aguets et affichait une confiance que je ne lui avais pas connue jusqu’alors. Cela se traduisait par un comportement plus délié et moins tendu. Elle s’était débarrassée de l’horrible bague, non sans peine car celle-ci avait laissé une empreinte profonde à son annulaire. Elle me prévint qu’elle ne saurait m’accorder que peu de temps et me demanda de le lui pardonner. La déclaration s’accompagna d’une moue interrogative que j’interprétai ainsi : « Je sais que vous avez mieux à faire de votre temps que de le gaspiller avec une laide infirme, et qu’au fond vous souhaitez me remercier de vous libérer de cette lourde présence, mais je vous serais infiniment obligée de me faire part de ces remerciements sous forme de pardon. » Cette susceptibilité à fleur de peau qui me contraignait à une rude surveillance de la moindre mimique et m’amenait à peser chaque mot dans son sens immédiat autant que ses implications bridait ma réactivité et fut le seul aspect pénible de nos échanges.
Je lui expliquai qu’elle me donnait des leçons de vie que de vaines vanités m’avaient jusqu’à ce jour dispensé d’entendre, et que toute minute détournée se traduirait pour moi par une perte irréparable. Dès lors s’engagea une conversation roulant sur notre passé. Ce fut un échange de confidences débridées et elle m’interrogea beaucoup, sur mon travail notamment. Elle buvait toutes mes réponses avec avidité et son visage s’illuminait et s’arrondissait. J’avais déjà constaté et fus souvent appelé à revoir cette curieuse métamorphose qui dans les moments de passion ou de joie transformait sa face en atténuant la raideur de ses traits pour y substituer de charmantes rondeurs, tandis que sa couperose se dissipait.
Elle me confia sa passion des lettres et de la musique tout en déplorant de ne pouvoir leur accorder que si peu de temps. Je lui demandai ce qu’elle lisait actuellement, et elle me répondit sans la moindre gêne que c’était L’amant de lady Chatterley. N’importe quelle lecture, je crois, m’eût fourni un tremplin pour d’autres questions, mais là je fus embarrassé. Je n’allais tout de même pas m’enquérir de ce qui la séduisait dans cette lecture et pourquoi ? Et comment ? Ce fut elle qui relança précisant que c’était une relecture et qu’elle ne se lassait pas du personnage de Constance. Voilà une héroïne en quête du fondamental qui n’est ni amour, ni sexe, pas plus l’addition des deux mais leur sublimation dans une entité qui les dépasse. Je lui rappelai alors ce que je lui avais déclaré un peu plus tôt, à savoir qu’elle dispensait des leçons de vie.
Je tentai de la questionner sur son existence et ses projets. Elle éluda la plupart de mes questions et je ne pus en tirer que de vagues renseignements que je connaissais ou dont je me doutais déjà. Je la sentais mal à l’aise et presque sur la défensive, ce qui me décida à ne pas insister. Pénétrant mon dépit, elle me dit :
Je pris sa main et répondis simplement :
Puis dans un geste totalement irraisonné, je saisis son doigt endolori en lui déclarant :
Je portai ensuite son doigt à ma bouche pour l’y happer et le sucer goulûment, entourant les stigmates de la blessure des caresses de ma langue, de manière très peu équivoque. Elle s’empourpra vivement mais me laissa faire quelques instants avant de me le retirer lentement en minaudant, confuse :
Je ne sus que répondre ; au reste, elle ne m’en laissa guère le temps. Elle se leva, déposa un rapide baiser sur mon front en disant :
Elle disparut presque légère, en tout cas, boitant moins qu’à l’accoutumée.
Voilà qu’une fois encore elle me lâchait, interloqué, au seuil de mille interrogations qui allaient alimenter une semaine de méditation pleine d’expectatives. Je ne l’avais que très peu ou pas courtisée, et elle se jetait à mon cou. André et ses propos cyniques ressurgissaient. Je ne livrerai pas au papier toutes les questions et les conjectures en lesquelles m’emportèrent son brutal tutoiement, l’évocation de deux secrets, son intérêt pour mon travail et le mystère de sa vie privée, sans compter l’énigme du talisman. Toutes ces réflexions allaient non seulement m’impatienter et m’occuper d’elle, mais conjointement lui ménager une place toujours plus envahissante dans mon esprit et mes sentiments qui étaient, il m’en fallait convenir, très proches des siens.
Nous nous heurtâmes quasiment au seuil de la brasserie un bon quart d’heure avant l’heure de notre rendez-vous et je l’embrassai pour la première fois chaleureusement sur les deux joues. À peine installés devant notre repas, je la transperçai du regard pour lui confesser :
Elle s’empourpra et répondit :
Que fallait-il entendre ? Je baisai sa main que rapidement elle me retira, puis nous déjeunâmes précipitamment, en silence, n’échangeant que de brefs clins d’œil complices qui nous amenaient à pouffer de rire. Le repas terminé, nous nous hâtâmes de quitter la brasserie et je lui proposai de nous rendre chez moi, à deux pas, juste à l’opposé du parc pour y sceller effectivement mon propos. À ma surprise, elle ne fit aucune objection. André aurait-il eu pour une part raison ? Quand nous atteignîmes le milieu du parc qui accueillait un bassin circulaire, elle s’échappa et courut jusqu’à lui puis, en enjambant le rebord, s’y immergea jusqu’à mi-mollet. Là, en ce centre du monde, elle m’attendit radieuse, me tendant ses lèvres. Je l’y rattrapai, et lorsque j’approchai elle me dit :
À sa voix naturellement musicale s’ajoutait un trémolo vibrant, quelque chose de suave mais d’impérieux, plein d’intense conviction. J’oserais affirmer que l’instant fut d’une délicieuse et magique banalité. Non, les cieux ne se déchirèrent point et la terre ne se déroba pas sous nos pieds. Je fermai simplement les yeux, la serrai dans mes bras tandis que nos lèvres se joignirent. J’avais échangé bien des baisers avant, tantôt fougueux, tantôt pressés, tantôt enfiévrés ou plus réservés, mais celui-ci fut assurément le plus impatient et le plus passionné, le plus gamin et le plus dénué de vanité de ma courte carrière de séducteur. Par ses lèvres, sa bouche et sa langue elle se donna toute entière, et en un simple mais long baiser nous fîmes l’amour. Quand je rouvris les yeux, je constatai que la scène venait de se dérouler à côté d’un parterre d’enfants accompagnés de leurs mamans pour le moins réprobatrices, et qu’une sculpture représentant un Adonis musculeux embrassant langoureusement une Aphrodite bien en chair l’avait dominée. J’étais passé régulièrement devant ce marbre sans jamais y avoir prêté la moindre attention, et maintenant, bien qu’il fût insensible à nos émois, je lus dans les yeux figés de ces héros protection et encouragement. Ce fut presque en courant que nous rejoignîmes ensuite mon domicile. Juste à côté était établi un joaillier chez lequel je la fis entrer malgré ses énergiques refus.
Nous arrêtâmes notre choix sur une bague comportant un petit brillant encadré de deux saphirs excentrés. Sans être ruineux, l’objet me délesta d’une belle somme et elle s’exclama, incrédule :
J’habitais l’attique du dernier étage, et dans l’ascenseur qui nous y emmena elle renouvela ses embrassades pour me remercier, disait-elle. En raison de la chaleur de ces dernières journées, j’avais fermé rideaux et contrevents et nous pénétrâmes dans un appartement frais et totalement obscur. Sitôt la porte claquée, elle se jeta sur moi pour m’ôter ma veste et déboutonner ma chemise. Je restai un court moment pantois tandis qu’un André railleur s’imposait à mes pensées. Je l’entraînai vers le grand canapé du salon sur lequel je la renversai doucement. À mon tour, je la débarrassai délicatement du haut de sa grise défroque sans qu’elle ne s’en offusque. Tout au contraire, elle vibra d’empressement et de convoitise.
J’entrepris de défaire les nacres de son chemisier. Mon impatience les multiplia et il me sembla qu’elles se refermaient toutes seules après que je les eues ouvertes. Secourable, précédant mes folles attentes, elle me seconda dans cette délicieuse tâche toujours en dévorant voracement mes lèvres. Je savais que l’assombrissement ambiant atténuait ses gênes. Bientôt elle ne porta plus qu’un modeste soutien-gorge blanc dépourvu de toute fioriture. Je tâtonnai aussi inutilement que fébrilement pour défaire les entraves maudites qui retardaient mes régals. Ce fut encore elle qui, prévenante, m’apporta son renfort, et bientôt j’écrasai de mon poitrail cette voluptueuse conjonction du doux et du dur. Je fus surpris tant par l’onctuosité de sa peau que par la force de son étreinte. Il me fallait maintenant ménager soit ses pudeurs, soit ses susceptibilités.
L’obscurité régnante était favorable aux premières mais pouvait accréditer en son esprit l’idée que j’avais quelques appréhensions à la découvrir en tenue d’Ève. Entre ces deux écueils, je préférai la brusquer dans son confort immédiat pour lui épargner d’amères interrogations futures. Ce choix avait en outre l’avantage de satisfaire ce que je pouvais sans risque à présent appeler mon désir de la voir dénudée. Je m’arrachai à ses bras tentaculaires puis allai écarter les tentures opaques et les volets qui obstruaient mes fenêtres. Je me retournai et la vis dans un rayon de lumière, tout éblouie de celle-ci comme de son sort. Elle devint écarlate et attrapa son chemisier dont elle dissimula précipitamment sa gorge. Ce geste émanant d’une jeune femme qui frisait la trentaine fut absolument ensorceleur tant il alliait, me sembla-t-il, réserve bien réelle avec convenance affectée.
Le mouvement, je le sentis, fut difficile et empreint de mille réticences, mais à mesure qu’elle évinçait le tissu dissimulateur une confiance la gagnait et son sourire s’élargissait. J’étais subjugué par l’harmonie des rondeurs qu’elle déployait, bien plus seyantes ainsi dévoilées que sous de tristes oripeaux occultées. Elle me révéla une poitrine divine, deux hémisphères parfaits, ni trop lourds, ni trop menus, serrés l’un contre l’autre, ronds et réguliers, fermes et fiers sur lesquels se dessinaient de vastes aréoles carminées par leurs alarmes. Une peau souple et exceptionnellement lisse, d’une exquise blancheur, était tendue sur ces appas magnifiques. Un entrelacs presque invisible de délicates veinules bleutées enluminait sa gorge et palpitait d’une imperceptible et délicieuse attente. Elle remonta ses jambes sur le canapé afin de s’y allonger complètement et croisa les bras derrière sa nuque. Elle adopta dès lors la posture et la conformation de ces sirènes qui bombaient leur poitrail à la proue des grands voiliers d’antan en partance pour des terres ignorées. Vers quels horizons allait-elle, voulait-elle ainsi m’embarquer ?
Pour l’instant, mon exploration se bornait à la découverte des trésors insoupçonnés de mon laideron. Je m’étonnais particulièrement de cette disposition qui pouvait très brusquement la faire basculer d’un effarouchement radical à une négligente impudence sitôt le premier pas accompli. Je revins lentement vers elle et me penchai sur son visage pour le dévorer. Comme tétanisée, elle se laissa aduler, subissant inerte et sans broncher cet hommage. Ne quittant son visage du regard, je conduisis mains et bouche vers sa merveilleuse poitrine que j’effleurai d’un attouchement léger qui la fit tressaillir, électrisée, et je la vis prête à défaillir. Sans hâte, je prodiguai à profusion mes cajoleries à ces dômes splendides, évitant toujours le saint des seins, le relief épanoui et bien accentué de l’aréole et le tétin dilaté. Sa respiration s’accéléra et j’imaginai les effarements qui la galvanisaient.
Nous n’en étions encore qu’au préambule que déjà elle s’évadait sur les ailes d’une prodigieuse allégresse. Était-ce une trop longue abstinence qui favorisait ainsi les réceptivités de mon ange ? Une crispation de ses traits alors marqua son impatience, et tandis que j’entourai son téton droit de mes doigts en une caresse plus ferme, j’aspirai l’autre entre mes lèvres brûlantes et desséchées. La réaction fut vive et Amalia se cambra, ses seins encore s’affermirent tandis qu’elle entonna une complainte ardente et continue. Encouragé par cette attitude, je vouai ma langue à une danse débridée autour de ses cimes qui s’allongèrent démesurément. Jamais je n’avais vu mamelon capable de telles élongations, et les siens s’érigeaient hors de toute proportion. Leur texture grumeleuse ravissait mes papilles, et j’aurais pu poursuivre indéfiniment ce jeu ; mais des soupirs et des ahanements de plus en plus vifs m’appelaient à visiter d’autres merveilles. Je me collai à elle pour me pénétrer de sa douce chaleur, me blottir contre ce torse qui m’invitait. Mes lèvres parcourant les cordialités de son visage, l’une de mes mains toujours au régal de son téton occupée, l’autre se hasarda en affleurements timides sous la bure anthracite, remontant par degrés, régulièrement, inexorablement, le long de sa jambe nue vers le sanctuaire de nos espérances. Que n’avais-je d’yeux au bout de mes phalanges pour les repaître de ces jardins si privatifs !
Ma main flânait sur le lustre d’une peau bienheureuse, souple et frissonnante de convoitise. Son visage était défait, ses yeux fermés pour se concentrer sur ses sensations, et ses lèvres entrouvertes émettaient un doux râle incessant qui s’amplifiait par instants en gémissements heureux. J’atteignis l’entrecuisse étonnamment moite et flattai d’abord son mont de Vénus à travers un linge trempé d’émoi. La jeune fille s’arqua, tendue vers son extase, modulant sa complainte en chant mélodieux. Je pilotai un doigt insolant sous l’élastique claustral pour déclencher cette convulsion qui galvanisa tout son corps autant sans doute que son esprit. Elle battit des bras qu’elle referma sur moi, empoissa ma main de ses félicités et émit une longue stridulation en laquelle je me persuadai entendre un « oui ». Puis soudain, dans un râle qui ne marquait pourtant aucun déplaisir, elle me repoussa rudement, se redressa, hagarde et s’écria pathétiquement :
Un épouvantable dépit m’envahit, et ce fut avec une terrible immense hargne que je reconnus qu’André avait tort. Atterré et muet autant que paralysé, tremblant de désir contrarié, je la vis se rhabiller en deux mouvements, omettant même de remettre son soutien-gorge qu’elle enfouit dans le sac à mystères.
Elle s’en fut avec une célérité incroyable.
—ooOoo—
Elle me téléphona dès le lendemain matin sur mon portable dont je ne me souvenais pas lui avoir donné le numéro et avec lequel je ne l’avais jamais appelée, en répétant qu’elle était désolée. Elle, si calme et posée d’accoutumée, se révéla quasiment hystérique au bout de la ligne. Au milieu de pleurs qui n’étaient pas feints, elle me supplia de lui pardonner me disant qu’elle ne voulait pas que cela se passe ainsi, presque à la sauvette, et que bientôt je comprendrais mieux sa situation. J’eus beau la rassurer de mille manières, lui soutenant avoir trouvé l’héroïne tant que l’épisode charmant, elle ne se calma que lorsque je lui promis d’accepter de la rencontrer à nouveau.
Elle se chagrina encore de ne pouvoir être disponible le vendredi suivant mais s’en dédouana en affirmant qu’elle ferait tout pour se libérer en soirée en cours de semaine. J’avais prévu d’assister mardi soir à un concert dédié à la musique hongroise et l’invitai à se joindre à moi. Je sentis une réticence dans sa voix mais elle avoua que le plaisir de me revoir l’empêchait de refuser et me fixa rendez-vous devant la salle de concert cinq minutes seulement avant la fermeture des portes. J’en conclus un peu hâtivement que la musique hongroise la passionnait médiocrement. Je ne parvins pas à échanger mon billet que je cédai à un collègue de travail tout en réservant deux places contiguës parmi les seules qui restaient disponibles et étaient particulièrement onéreuses. Je me demandais si le tailleur anthracite, et pourquoi pas les bas rouges, seraient de la partie.
Elle me rejoignit en effet à la dernière minute dans une tenue simple et élégante jusqu’au raffinement. Après deux pièces de Kodaly, il y eut un court entracte pendant lequel elle ne voulut pas quitter sa place, et ce fut non sans difficultés que je l’entraînai au bar pour déguster une coupe de champagne. Je l’y sentis nerveuse et tendue. À la fin de cet intermède, je vis un jeune homme se détacher d’un cercle de dandys qui menaient grand tapage pour ne pas passer inaperçus. Il vint droit sur elle et lui fit un semblant de révérence.
L’impertinent m’ignora totalement et je m’étonnai qu’elle fréquentât tel malappris. Elle nous présenta froidement :
À cette présentation qui opposait meilleur ami confirmé à meilleur ami auto-déclaré et rabattu au rang de simple connaissance du père, je vis une flamme malveillante allumer le regard du mufle. Heureusement, la sonnette de fin d’entracte vint abréger ce déplaisant entretien. Tandis que je la reconduisais à nos places, je la sentis furieuse et elle bougonna :
Je ne compris pas trop, car si parfois elle exultait à s’afficher avec moi, là elle se comportait à l’inverse.
Juste avant que ne retentissent les premières mesures de la Sonate pour deux pianos et percussions de Béla Bartók, alors qu’elle avait retrouvé toute sa sérénité, elle se saisit de ma main gauche qu’elle porta à ses lèvres comme pour intimer silence à un monologue né d’un conflit intérieur. Lentement, elle insinua mon index dans sa bouche, arrondissant ses lèvres autour, et d’un air gourmand le suça goulûment. L’obscurité très relative de la salle devait permettre à nos voisins d’épier son manège. Quand détona, violent, le premier éclat des percussions, elle fut si ébranlée qu’elle me mordit.
Elle fit alors insensiblement déraper ma main, sous la conduite de la sienne, sur son cou puis vers sa gorge selon la cadence du long crescendo, et je sentis tout son buste frémir aux impulsions de l’Assai lento-Allegro molto du premier mouvement. Elle se pencha vers moi pour me chuchoter : « Vois de quels saisissements m’emplit ta musique » tandis qu’elle appuyait ma main sur son cœur. Sous la voilette de son corsage ne sévissait aucune rigide cuirasse, et ses augustes tétons bandaient leur supplique librement. J’entourai l’un d’eux de mes assiduités digitales qui provoquèrent sa redoutable érection. Quelques minutes plus tard débuta le second mouvement qui convia ma main à une flânerie vers son genou sous l’impulsion de sa guide et accompagnée du Lento, ma non troppo.
Elle l’installa sous l’étoffe de sa jupe puis revint plaquer la sienne au-dessus pour initier une torride ascension. Je glissai posément sur le nylon de son collant et remontai, remontai encore suivant les impulsions commandées par la musique. Le gainage s’interrompit, délivrant au-delà d’une jarretière enchanteresse un aguichant bourrelet de chair nue et chaude. Je grimpai enfin jusqu’au haut de ses cuisses dans cette contrée humide, tiède et tendre, à ce havre de béatitude et de promesse qui condense vulnérabilité et sensibilité. M’ayant mené en ses asiles, sa main s’écarta pour venir se positionner sur mon bas-ventre torturé par une incommodante érection.
Nous profanâmes simultanément chacun le sanctuaire que constituait le slip de l’autre. Je ne sus si j’étais plus émoustillé par cette accession à son intimité ou par l’impudeur de son attitude qui défiait toutes les idées que je me faisais à son sujet. Elle était divinement maladroite mais se consacrait à sa tâche avec pugnacité et des audaces charmantes d’écolière pataude. Ma raideur, contenue néanmoins dans les limites de mon pantalon, procédait bien davantage de cette candeur et de la situation que de ses attouchements. Je lui jetai de brefs coups d’œil pour la découvrir affalée dans son fauteuil, secouée par un muet halètement, se crispant au rythme des déferlantes de la sonate. J’activai toutes les habiletés d’un, puis de deux doigts, les égayant à l’orée de son temple. Les cuivres des grandes timbales explosèrent opportunément pour étouffer son sanglot sonore qui s’escorta du jaillissement abondant et puissant d’une dive liqueur qui n’était pas que seule cyprine. Jamais l’Allegro non troppo du dernier mouvement ne fut si passionnément ovationné.
Encore ravagée par ses émois, elle retira d’abord sa main – qui n’avait heureusement pas achevé son ouvrage – de ma braguette pour ressaisir la mienne, la ramener à sa bouche tout en me murmurant : « J’adore Bartók et veux profiter de ses envoûtements jusqu’à la dernière goutte. » Elle s’appliqua enfin avec un air coquin à lécher tour à tour chacun de mes doigts. Les pianos résonnaient de leur dialogue forcené que perçait, par instants, le rire argenté du xylophone. S’il y a cent façons d’écouter une musique, il en est moins de se laisser masturber ; ce soir, j’avais découvert la masturbation musicale qui m’avait fait goûter l’œuvre de Bartók de façon inoubliable.
Nos voisins, l’air courroucé, se hâtèrent de sortir et nous fûmes parmi les derniers à quitter la salle. Je ne sus si c’était parce qu’il lui fallait se recomposer ou si elle voulait échapper au triste personnage croisé à l’entracte. Je lui proposai, sans oser croire à une réponse favorable, de la ramener chez moi ou chez elle. Elle me sourit tendrement et répondit :
Nous rejoignîmes l’un d’eux si nombreux à l’entour où nous nous accoudâmes au zinc. Dénuée de toute vergogne elle avoua :
Quand elle se laissait aller à de telles facéties, tout son visage se transformait en celui d’une petite fille espiègle, fière de ses malices. Je ne sais si les traces de sa couperose disparaissaient, mais à mon regard il en allait ainsi. J’éprouvai un irrésistible besoin de la serrer dans mes bras où elle se laissa aller tandis que je coulai ma main sur ses fesses pour vérifier les inondations diluviennes provoquées par la dévastatrice sonate et, à nouveau, je la sentis, ici, fière de s’exhiber à mon bras.
Je n’avais nullement envisagé une telle proposition, et j’en fus stupéfait ; mais, avec elle, c’était semble-t-il la règle du tout ou rien. Je me hâtai d’accepter en m’interrogeant sur ce que serait le tout, mais non sans redouter le rien.
Nous étions pris tous les deux fin de la présente semaine mais libres le week-end suivant. Je devais en réalité me rendre chez des copains, mais me faisais fort d’imaginer un prétexte pour repousser. Dès qu’accordés au sujet de la date, elle retrouva cette autorité qui parfois m’effrayait et qu’elle n’accompagnait pas de sa physionomie la plus aimable. Elle me prévint qu’elle ne pourrait que rarement accéder à pareille folie et me dicta ses conditions : la note devrait ainsi lui être intégralement imputée ; ce serait elle qui fixerait le lieu des festivités, qui serait une surprise dont elle ne me fournirait les coordonnées GPS que vendredi matin et dont je n’essaierais pas de percer le mystère autrement qu’en les rejoignant.
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(1) Croix de Lalibela ou de Gondar : en Éthiopie, chaque église se caractérise par une croix processionnelle qui lui est propre. Celles de Lalibela ou de Gondar sont particulièrement connues car elles appartiennent à deux anciennes capitales politiques et religieuses du pays. Retour
(2) Maquale : l’Éthiopie est aujourd’hui une fédération de provinces ayant une certaine autonomie. Chacune dispose d’une capitale ; ainsi Maquale (souvent écrit Mequele) est-elle la capitale du Tigré (nord-est du pays). Retour
(3) Injira : l’injira est le plat national éthiopien constitué d’une galette de tef (céréale très résistante cultivée sur le haut-plateau) agrémentée du wat, une sauce fortement épicée, accompagnée de légumes, viande ou de poisson. Retour
(4) Cérémonie du café : en Éthiopie, le service du café relève d’un véritable cérémonial dont les prêtresses sont obligatoirement les femmes. Elles étendent d’abord des feuillages sur le sol puis torréfient les grains de café verts sur une plaque de métal devant les participants. Elles les leur font humer à ce stade une ou plusieurs fois jusqu’à ce qu’ils les déclarent à point. On les pile ensuite dans un mortier avant de les faire infuser à trois reprises, pour trois services successifs, dans une cafetière traditionnelle en terre, sur un brasero où l’on brûle aussi de l’encens. On verse enfin le breuvage agrémenté d’adjuvants divers dans les tasses disposées sur une table blanche et basse réservée à ce seul usage. Une cérémonie du café complète dure plusieurs heures. Tout hôtel de qualité dispose d’un espace particulier et permanent affecté à ce rôle. Le plus remarquable tient au fait que cette prestation ne saurait être facturée, et qu’on peut en bénéficier sans rien payer d’autre que d’être honoré du titre de goujat. Retour
(5) Schankala, Amhara : les Amhara constituent avec les Tigréen les ethnies qui furent dominantes (mais non majoritaires) en Éthiopie. Les Schankala désignent indifféremment, avec mépris, les ethnies des régions du Sud et de l’Ouest, populations plus négroïdes dont longtemps on fit des esclaves. Retour
(6) Birr : monnaie éthiopienne. Début 2015, un birr vaut 4,5 centimes d’euro ; ainsi, 100 birrs valent-ils 4,5 euros. Retour
(7) Shama : sorte de toge, longue cotonnade blanche portée drapée autour du cou. Le shama habille indistinctement hommes et femmes. Retour