Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 18237Fiche technique27527 caractères27527
4440
Temps de lecture estimé : 16 mn
26/01/18
Résumé:  Une femme victime de ses angoisses, un homme en pleine terreur.
Critères:  f fépilée policier -policier
Auteur : Claude Pessac  (Volupté, raffinement, gourmandise, douceur, contre-jour ...)            Envoi mini-message

Série : Les Parques

Chapitre 01 / 06
Les Parques 1/8

19 septembre – début de soirée


À genoux sur le carrelage, les mains à plat au sol, Atropos tremble et suffoque.

« Dissocier le corps et l’esprit ! »

Les poumons écrasés, bloqués, oppressés, les tripes nouées, le corps parcouru par des vagues successives de frissons glacés, la jeune femme ne parvient pas à se raisonner. Pas encore du moins.

« Dissocier le corps de l’esprit ! Dissocier le corps et l’esprit ! »

Avec une obstination farouche, elle se répète ces mots pour vaincre sa peur.

Peur ?

Non, à dire vrai, elle n’a pas peur. Elle n’a plus peur désormais. C’est sa énième attaque de panique depuis six mois, depuis le Choc !

« Dissocier le corps et l’esprit ! Va te faire foutre, salopard ! Dégage ! Même pas peur ! Dissocier le corps et l’esprit ! Pense à autre chose ! »


Sous le manque d’oxygène, sa vue se brouille, les joints rectilignes du carrelage ondulent, se courbent, serpentent, dansent, les murs chavirent, le sol tangue.

« Dissocier le corps de l’esprit ! Pense à autre chose ! Tu peux le faire ! »

Elle va tomber, s’effondrer, à bout de souffle. Alors, elle le sait à force, l’inconscience libérera ses poumons, débloquera sa trachée. Simple ! Trop simple ! Cette délivrance-là signerait sa faiblesse, l’inconscience certifierait sa défaite.

« C’est juste une attaque de panique ! Tu dois dissocier le corps de l’esprit ! Pense à autre chose ! »

À l’instant de sombrer, Atropos sent enfin une présence immobile à ses côtés. Ectoplasme immobile, silencieux, tout à la fois compatissant et dédaigneux.

« Dissocier le corps de l’esprit ! Allez, depuis le temps, tu peux le faire ! Tu n’as plus peur ! Rejette le monstre ! Balaye-le, explose-le, vite, on a autre chose à faire ! Pense à autre chose ! »

Agacée, impatiente, Amélie détache son regard de la pauvre forme accroupie.

« Dissocier le corps de l’esprit ! Pense à autre chose ! Pense à l’autre ! Pense à Martial ! Il va bientôt rentrer, tu dois être prête ! »


Amélie ferme les yeux ; elle rêve à ses mains baladeuses, son souffle chaud dans son cou, à son corps serré contre le sien, au relief prometteur qu’il presse déjà contre ses fesses. Elle sent les phalanges légères lui parcourir les flancs, caresser ses seins, agacer ses tétons à travers la soie, flatter son ventre, couler dans le delta de ses cuisses entrouvertes, plonger vers l’estuaire ennoyé. Elle imagine ces doigts impatients parcourir la fine dentelle de ses petites lèvres inondées, frôler son bouton durci ; elle pense aux ondes bienfaisantes qui envahiront alors son corps. Ces perspectives l’échauffent ; une merveilleuse chaleur naît au creux de son ventre, un incendie explose entre ses cuisses, irradiant son corps tout entier.

« Dissocier le corps de l’esprit ! Penser encore, toujours, à autre chose ! »

Et les muscles se détendent. Enfin !

Elle avale, enfin, une profonde goulée d’air, salvatrice, libératrice, apaisante. Une explosion de joie envahit son corps délivré, l’indicible félicité de la victoire, absolue, irréversible, souveraine.

« Tu vois, on a gagné ! Je te l’avais bien dit ! Dissocier le corps de l’esprit ! »


Dans les poumons libérés, l’air est liqueur de vie, torrent de bonheur retrouvé. Amélie suffoque encore un peu mais savoure déjà sa victoire. Leur victoire !

« On a gagné, Atropos, on a gagné, ensemble et chacune ! »

La jeune femme se délecte de son triomphe : elle a vaincu ses démons, ses cauchemars, ses angoisses. Amélie a gagné, Atropos a vaincu.

« Et après-demain, Atropos, tu parachèveras cette victoire ! Après-demain soir ! Mais ce soir, c’est mon tour, ce soir, c’est moi la reine du bal. Alors, disparais ! Ouste, du balai. Dégage, Atropos ! »


* * *



Lorsque le téléphone avait sonné, quelques minutes plus tôt, Amélie avait su immédiatement quelles conséquences cet appel de Lachésis entraînerait. Elle s’était concentrée, avait mobilisé son esprit, réussissant à ne pas craquer avant la fin de la conversation pour rester forte, convaincante, maîtresse d’elle-même et de la situation. Il ne fallait pas que son interlocutrice sente sa faiblesse, ses doutes et ses démons. Elle avait réexpliqué le plan, calmement, posément, balayé les doutes de Lachésis, rassuré et consolé son amie. Mais sitôt l’appel terminé, comme elle s’y attendait, elle était tombée à genoux, marionnette impuissante, pantelante, submergée.

Mais elle avait vaincu ! Pour la première fois, elle a vaincu !


* * *



Amélie se redresse, doucement, encore un peu ankylosée mais totalement revigorée, pleine d’énergie. La porte-miroir de la salle d’eau lui renvoie son image. Souriante, fière, elle s’examine avec attention. Manière pour elle de tourner la page au plus vite, de reprendre pied dans la réalité, le futur immédiat, le seul qui compte ce soir.



Amélie est satisfaite ! L’image que lui renvoie la glace est parfaite. Elle a beau se tourner dans un sens ou dans l’autre, plisser la peau de ses cuisses et de ses fesses avec ses mains, pas la moindre trace de peau d’orange ou de cellulite.



La jeune femme scrute ses jambes, ses aisselles sans déceler le moindre poil disgracieux. Tout pareil pour son sexe, parfaitement lisse, où ne subsiste qu’un mince bandeau de poils sur le pubis, un ticket de métro parfaitement dessiné.


Avec une impatience un peu puérile, Amélie défait le paquet qu’elle a récupéré à la poste en venant chez son amant. Elle passe le soutien-gorge 90C et en apprécie l’effet. Bien sûr, ses seins ronds et fermes n’ont absolument pas besoin de ce balconnet ouvert qui lui laisse les tétons à l’air pour être irrésistibles, mais l’effet est tout de même plus qu’affriolant.

Considérant le string assorti, elle connaît un petit doute ; « Vraiment très très très petit, le bazar ! » Amélie en noue les ficelles (un peu courtes) et juge du résultat avec une petite moue. Le string ouvert est si petit que ses pans, repoussés par les lèvres dodues de son berlingot, disparaissent presque de part et d’autre de son sexe ; seule la dentelle reste un peu visible.



Amélie note aussi que son ticket de métro dépasse de deux centimètres au-dessus du string et juge l’effet inesthétique. Elle enlève l’indécent sous-vêtement ; un peu de mousse, quelques coups de rasoir et le tour joué.



Si elle s’astreint à épiler soigneusement et régulièrement les lèvres de son sexe, elle rechigne généralement à succomber à la mode de l’intégral. D’abord par esprit de contradiction et non-conformisme, pour justement ne pas suivre la mode. Ensuite parce qu’elle ressent toujours un léger malaise, un petit mal-être, à afficher ce look de petite fille impubère. Mais de temps à autre, se sentir parfaitement lisse, si prodigieusement dévoilée et infiniment impudique ne lui déplaît pas. Pourvu que son amant du moment n’essaye pas de lui imposer pas cette nudité intégrale en permanence.


L’opération rasoir, si rapide qu’elle ait été, a réveillé ses sens. Elle s’admire encore un peu dans le miroir, luttant contre l’irrépressible envie de glisser ses doigts sur sa fente humide. Mais peut-on vraiment résister à une irrépressible envie ? Par définition même, bien sûr que non !


Amélie recule contre la paroi de la douche, y plaque ses épaules avant de se laisser glisser un peu vers le bas. Ainsi calée, face au miroir, elle ouvre le compas de ses cuisses, écarte ses jambes, projette son bassin vers l’avant. Elle aime le contraste clair-doré du triangle blanc de son pubis avec le reste de son corps bronzé. Déjà, avant même que ses doigts ne glissent doucement sur son corps, ses tétons durcis pointent au-dessus du balconnet ouvert. Elle aime ces petits effrontés, sombres, durs comme du caoutchouc, qui se dressent insolemment sur les aréoles étrécies. Avec prudence, elle approche des doigts timides pour les aborder, les frôler, les agacer. Entre pouces et index, elle les tâte, les presse, les tord légèrement ; chaque contact de ses doigts déclenche dans ses seins des étincelles douloureusement agréables, des pétillements agaçants, des fourmillements affolants qui s’épandent en vagues légères vers son ventre tendu.


Peu à peu cependant, les sensations diminuent malgré les caresses légères devenues plus appuyées, les pincements plus intenses ; elle s’habitue et son corps, à l’unisson de son désir, en demande davantage. Gourmande, impatiente, Amélie veut répondre à la chaleur qui sourd en elle. Dans le miroir, elle sourit au développement de la dentelle rosée de ses abondantes petites lèvres, babines foisonnantes, dentelles délicates qui bordent le canyon déjà submergé par des flots brûlants échappés de sa grotte à peine entrebâillée qu’elle sent gonfler, s’impatienter, appeler des doigts indiscrets. Amélie s’étonne toujours que le feu de la caverne délicieuse ouvre si fort les vannes de sa rivière intime. L’eau naît du feu qu’elle ne peut éteindre…


Plus que tout, plus que la jouissance elle-même, Amélie aime la lente montée du désir. Elle a toujours attendu de ses amants qu’ils se montrent patients, explorent avec douceur et légèreté la complète géographie de son corps, depuis sa nuque jusqu’à ses cuisses et même jusqu’aux doigts de ses pieds si l’envie leur en prenait ; qu’ils parcourent monts et vallées, qu’ils jouent d’elle comme d’une guitare, qu’ils flattent son mont de Vénus avant de plonger vers la vallée enchantée, qu’ils se perdent dans les replis du délicat mille-feuille de sa fleur épanouie en évitant d’agacer trop brutalement son si délicat bouton ; qu’ils noient leurs doigts ou leur langue dans les flots impétueux du fleuve bouillonnant, les engloutissent délicieusement dans la divine grotte. Douceur, patience et légèreté, avant de franchir la porte rose. Alors, après tout avoir exploré, fouillé, expérimenté, et au moins cherché à défaut de trouver, alors, alors seulement, elle s’abandonnera, se soumettra : l’héroïne romantique perdra toute retenue et, triomphante esclave, appellera de toutes ses forces leur mâle impatience, leur brutalité désordonnée, leur charge saccadée. Alors oui, ils pourront lâcher les chevaux, tonitruer l’ouverture des Walkyries, lancer la charge héroïque, abandonner toute retenue et lui démonter le tiroir, lui ramoner le conduit, lui exploser la taupinière, lui retourner l’atelier (qu’ils appellent ça comme ils veulent, elle accepte tout alors). Bref, ils pourront alors la baiser avec l’espoir de la voir décoller, exploser, s’atomiser dans les nues. Sinon, s’ils se sont montrés trop impatients, trop machos, trop égoïstes, quoi, alors, ils auront fait leur petite affaire, certes, satisfait leur ego, mais l’auront laissée au bord du chemin. Et ainsi abandonnée au bord de la route, qu’ils ne s’étonnent pas dès lors la voir lever le pouce, non en signe de leur victoire, mais pour stopper un autre sexy-driver…


Ce qui pourrait bien arriver à Martial, incessamment sous peu ! Que ce soir encore, il se montre trop impatient, brutal, qu’il tente de l’entraîner dans des jeux déviants, et il en sera fini de leur aventure !


Cette pensée refroidit la jeune femme, ses doigts qui couraient sur son ventre, flattaient sa dune blanche et s’apprêtaient à couler vers l’oasis ennoyée s’envolent comme des papillons effrayés. L’éphémère torrent s’assèche à l’instant, le feu s’étouffe, le désir s’envole, laissant place au doute, à l’incertitude, à une sorte d’amertume fataliste, désabusée déjà. Car l’espoir est ténu…


Avec une petite moue amère, Amélie se considère avec commisération dans le miroir, ressentant la vacuité de la situation, le triste ridicule de sa position. Mais il ne sera pas dit qu’elle aura abandonné avant d’être vaincue. Elle va jouer le jeu, déployer tous ses talents, lui donner toutes ses chances. En tout cas, une dernière au moins !


Après avoir remis son string minuscule, elle enfile une ample blouse en soie immaculée dont elle ne ferme qu’un seul bouton au niveau du nombril et quitte la salle d’eau.



_________________



21 septembre – 18 h 58


Ce n’est pas le froid qui le fait claquer des dents.

Bien sûr, il a froid ; comment pourrait-il en être autrement quand on est nu, dans un goulet que parcourt un courant d’air glacé ? Le froid n’est pas étranger à ces frissons qui le font trembler de la tête aux pieds. Le froid, bien sûr.

Mais aussi la peur.


Surtout la peur !


Et encore, cette peur n’est rien à côté de celle qu’il a connue, un peu plus tôt, en reprenant ses esprits. Avant même d’ouvrir les yeux, avant même de recouvrer toute sa conscience, il avait réalisé un certain nombre de choses : la douleur aux commissures des lèvres, sa bouche, grande ouverte mais entravée par une boule ; sa position aussi, à plat-ventre sur quelque chose de dur, les bras le long du corps, les épaules coincées.


Alors il avait ouvert les yeux pour voir, pour comprendre.

Et il n’avait rien vu !

Rien ! Le néant…

Absolument rien !

Il avait attendu, espérant que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Mais l’acuité n’était pas revenue.


Le noir, absolu, impénétrable, charbonneux, oppressant…

Il avait tenté de se redresser, mais sa tête avait aussitôt et brutalement cogné un plafond. Incrédule, il avait retenté la manœuvre, plus doucement cette fois, mais avec le même résultat. Ses doigts, sa bouche, son visage avaient rapidement identifié le support sur lequel il reposait : du bois ! Une réelle panique s’était alors emparée de lui ; il s’était cru enfermé dans un cercueil ! Il aurait voulu crier, hurler, hurler de toutes ses forces, mais le bâillon l’en empêchait, ou en tout cas étouffait ses hurlements. Ahuri, totalement paniqué, il avait fallu un long moment avant que ses mains affolées ne ressentent la froideur de la pierre, la courbure du goulet sur les côtés. Il avait alors compris peu à peu qu’on l’avait glissé dans une sorte de tuyau, une canalisation peut-être, ou une niche dans un mur, en l’enfournant sur une planche comme le mitron enfourne ses pains.


Ne pouvant se relever pour se mettre à quatre pattes, il avait essayé de passer au moins ses bras sous son corps pour ramener ses mains au-dessus de sa tête, mais l’espace était si étroit que la manœuvre s’était révélée impossible. S’aidant de ses pieds, il avait essayé de ramper vers l’avant, mais son crâne avait aussitôt buté contre quelque chose de dur et froid, une surface inégale. Promenant son front dessus, il devina des vides, identifia des barreaux, sans les voir. Le nez dessus, il sentait ces barreaux mais ne pouvait les distinguer. Un noir si dense, si profond l’enveloppait qu’il en conçut une angoisse éperdue. Butant sur la grille avec son front sans pouvoir l’ébranler un tant soit peu, il ne réussit qu’à s’écorcher le cuir chevelu. Peine perdue…


Pendant un moment il faillit se résigner à attendre. Attendre, en se posant mille questions. Qui donc l’avait introduit là ? Il n’en avait pas la moindre idée. Aucun souvenir pour l’aider : la dernière chose qu’il se rappelait, c’était s’être assoupi. Sur son canapé. Pas dans un tuyau !


Allait-on le laisser là ? Viendrait-on le délivrer, l’extirper ? Et pour lui faire subir quel sort, alors ? Quel traitement lui infligerait-on ? Allait-il mourir, à plat-ventre, sans linceul, dans ce tube immonde ? Une vengeance ? Mais qui ? Un de ses clients, mécontent, désaxé ? La liste pouvait être longue ! Des malades, l’avocat en comptait un sacré paquet dans sa clientèle ! Ou alors, Lebrac et Belaoui, dont il blanchissait les recettes et gérait leurs avoirs en leur absence ? Il n’avait jamais fait le moindre faux-pas ; ils n’avaient rien à lui reprocher ! Qui, alors ? Un jaloux ? Ou alors, une de ses salopes ?


La peur remonta en lui comme une houle glacée. S’ajouta une sensation de fourmillement sur son dos : une bestiole, des insectes ? La peur se transforma en effroi. Des rats, ou pire des insectes, d’immondes scolopendres, des punaises infectes, des scarabées nécrophages allaient le recouvrir, le grignoter, lui manger les yeux, s’introduire en lui par tous ses orifices, le dévorer de l’intérieur ? Agité des tremblements irrépressibles, les yeux fortement fermés, les fesses serrées, le malheureux se tortilla autant qu’il le put, dans l’espoir de se débarrasser de cette ignominieuse vermine qu’il sentait grouiller sur son corps.


Longtemps, indéfiniment !

Jusqu’à ce qu’une écharde de bois s’enfonce douloureusement dans sa cuisse droite. Il cessa alors aussitôt de bouger et essaya de se calmer. Peut-être ces sensations n’étaient-elles qu’illusions, le résultat du courant d’air ?

Un courant d’air !

Oui, il sentait bien un filet d’air !

Il n’était donc pas dans une niche ! Si l’air froid et humide circulait, c’est donc qu’il était bien dans un tuyau ! Et s’il n’avait pas d’issue devant lui, peut-être en existait-il une derrière lui ? Ouverte. Sans grille ?


Cet espoir, si ténu qu’il fût, lui rendit du courage. S’arc-boutant, il entama une reptation arrière. La chose n’était pas facile dans cet étroit goulet, avec les bras et les mains coincés sous son corps. Très vite cependant, il sentit un vide sous ses pieds et comprit qu’il atteignait l’extrémité arrière de la planche sur laquelle on l’avait allongé. Il réalisa que cette planche, plate et large, lui faisait perdre un espace précieux dans le tuyau, circulaire. De fait, ses orteils touchaient à peine le fond au-delà de la plaque de bois. Ainsi donc, lorsqu’il aurait passé le bardeau, il aurait plus d’espace et sans doute pourrait-il passer ses bras sous son corps, ramener ses mains vers l’avant et ramper presque à quatre pattes, ou au moins sur les coudes.


Avec une belle énergie, il recula encore. Ses genoux rencontrèrent d’abord le froid glacé de deux tubes d’acier mobiles qui roulaient sous ses pieds, puis le fond concave du goulet, et il sut qu’il avait eu raison. Il disposait de plus d’espace désormais et entreprit de se débarrasser de son bâillon. Mal lui en prit : les nœuds, mouillés, ne s’ouvraient pas ; ses bras coincés par les parois ne remontaient pas assez haut sur sa nuque pour être habiles. Dans ses efforts désordonnés, il se cogna fortement le front contre la planche : il ne s’était pas suffisamment reculé. Mais dans ce noir absolu, comment estimer les distances ?


Abandonnant l’espoir de se défaire du bâillon, Maître Aubert de Veillefonds reprit sa reptation. La manœuvre était à peine plus aisée, sur les coudes et les genoux ; son dos se râpait régulièrement contre la voûte pierreuse. À chaque mouvement, il tâtait d’abord le sol avec ses orteils, craignant le contact dégoûtant d’un cadavre d’un rat plus ou moins décomposé, de colonies d’insectes grouillants, des pierres coupantes ou, pire, d’une grille obturant le passage. Bien que nu dans cette atmosphère froide, il transpirait, s’épuisait.


Le plus oppressant était ce noir absolu, ses yeux totalement aveugles bien qu’écarquillés ! Cette obscurité définitive l’angoissait et lui interdisait de mesurer les efforts accomplis, la distance parcourue. Et le silence ! Pesant, total, assourdissant, comme si la noirceur du lieu absorbait jusqu’aux sons. Même sa respiration était presque inaudible, étouffée par le tissu en travers de sa bouche et qui lui remontait aux narines. Veillefonds ne percevait vraiment qu’un son, un seul : celui des battements de son cœur affolé qui lui tambourinait aux tempes. Par moments, sous l’effort et l’angoisse, la tête lui tournait. Avec la boule dans la bouche, il avait du mal à respirer et ne pouvait déglutir correctement.


Combien de temps cet angoissant voyage dura-t-il ? Quelle distance parcourut-il dans le goulet rectiligne ? Il aurait été bien incapable de l’estimer. Les genoux, les coudes, les avant-bras râpés, écorchés, meurtris, le faisaient souffrir. Cinq fois, dix fois, vingt fois il s’était arrêté, au bord du découragement, désespérant d’atteindre jamais l’extrémité du tube. Ou pire, de buter sur une autre grille.


* * *



Soudain, ses pieds sentent le vide, le bout du tunnel. Du bout des orteils, Veillefonds essaye de tâter son environnement. Le tuyau débouche du mur sans qu’il puisse trouver le sol. Où se situe le trou ? Et c’est quoi, ce vide ? C’est quoi ? Un puits, dans lequel il se noiera, englouti par une eau croupie et glacée ? Un trou, sec et pierreux, haut comme une cathédrale au fond duquel il s’écrasera, lamentable et démantibulé ? Un autre conduit, incliné, sinueux et glissant, toboggan de la mort, dans lequel il sera brinqueballé en tous sens avant d’être catapulté dans une grotte hérissée de stalagmites où il s’embrochera, s’empalera ?


Doucement, précautionneusement, Veillefonds continue à reculer, plaçant ses genoux au bord du précipice. Étendant alors une jambe, il tente de sonder le vide, espérant, sans y croire vraiment, finir par trouver un sol ferme.


Rien !


L’avocat se résout pourtant à continuer. Il rampe, jusqu’à amener son bassin au bout du boyau, mais ses pieds ne tâtent toujours que le vide. S’agrippant comme il le peut sur la pierre, il recule encore.


Brusquement, ses pieds touchent de l’eau ; ce contact redouté et glacé le surprend, il en perd ses appuis. Glissant, basculant, il tombe en arrière dans l’eau glacée en poussant un cri de terreur qui passe le rideau du bâillon. Mais il ne s’enfonce pas dans l’eau et se retrouve assis sur un sol dur, un sol en pierre, de l’eau jusqu’à la poitrine.


Veillefonds en hurlerait de joie si le tonnerre ne venait d’éclater au-dessus de sa tête. Un tumulte assourdissant de cris et de bruissements atroces a déchiré le silence. Des coups secs et mats pleuvent sur l’avocat, de toute part, en tous sens ; des griffes le saisissent, l’écorchent, le lacèrent. Pour échapper à ces coups, il veut plonger dans l’eau et bascule vivement en arrière, mais se cogne brutalement la nuque…


* * *



Lorsqu’il reprend ses esprits – un instant, trente secondes, une minute plus tard, il ne sait pas – il est toujours assis dans l’eau, le dos appuyé contre un mur, mais la tête totalement rejetée en arrière sur un espace plat. Il sent dans sa nuque douloureuse l’arête vive et nette d’une maçonnerie. Il se retourne, tâte le mur et découvre un espace horizontal, une plage profonde. Il se lève, continue à explorer avec ses doigts, évalue la largeur de la banquette de pierre, suit l’arête du mur sur quelques pas avant de se décider à grimper sur cette corniche. À plat-ventre d’abord, il passe ensuite à genoux, à croupetons, doucement, redoutant de se cogner à un plafond.


Il se relève enfin, complètement. Et s’interroge. Que s’est-il passé ? C’était quoi ce tumulte du diable ? Ces cris stridents ? Des chauves-souris, bien sûr ! Sa chute dans l’eau, bruyante et soudaine, a affolé des centaines, des milliers sans doute de chauves-souris nichant dans cet antre fétide. Les créatures du diable se sont envolées en tous sens, ces démons se sont mis à tourner et retourner dans toutes les directions, butant contre lui, le frappant, le griffant avec leurs serres diaboliques avant que quelques-unes ne trouvent enfin la sortie et n’entraînent toute la colonie.


La sortie ?

Veillefonds tend l’oreille, perçoit encore des petits cris, repère la direction, la ligne de leur fuite. La pièce, la salle, l’endroit où il se trouve est aussi sombre que ne l’était la conduite de pierre. L’avocat s’est extirpé du boyau, à reculons, comme un enfant naissant en siège, mais la lumière n’est pas pour autant au rendez-vous de cette renaissance. Mais qu’importe ! Il peut marcher au sec, se repérer en suivant le mur et a maintenant l’espoir d’échapper à ce trou noir.

Avant de continuer son exploration, il veut libérer sa bouche. Ses mains, enfin, arrivent à le débarrasser du bandeau qui lui cisaille les commissures de ses lèvres, et il crache avec soulagement la boule qui lui martyrisait les mandibules.


Précautionneusement, Veillefonds marche, la main gauche tâtant le mur, le bras droit tendu devant lui. Ses pieds glissent sur le sol gluant, souillé sans nul doute par les déjections accumulées des chauves-souris. Mais il s’en fout : si ces suppôts du diable nichent ici, alors, une sortie existe, une galerie vers l’extérieur, et elle ne peut pas être très loin.


Son calcul est juste : il trouve le passage dans le mur, tâte et le découvre assez large et haut pour s’y aventurer. Il avance en frôlant le mur sur sa gauche, doucement d’abord, puis un peu plus vite. L’espoir lui redonne des forces. L’obscurité devient pénombre, ses yeux finissent par percevoir des formes. Alors Veillefonds, bien qu’exténué, se met presque à courir ; à trottiner, du moins. La galerie serpente, des courbes resserrées l’amènent à droite et à gauche, la lumière augmente, l’environnement se dessine.


Il court désormais, heureux, soulagé. La peur qui lui nouait les tripes s’évanouit, sa rage de vengeance renaît, le ragaillardit, l’euphorise presque. Le tunnel débouche dans une nouvelle salle, vers la lumière.


Il court !


Il ne voit pas la corde tendue au ras du sol.



À suivre…