n° 20042 | Fiche technique | 83934 caractères | 83934Temps de lecture estimé : 48 mn | 03/02/21 |
Résumé: Une vague de suicides ? Qu'est-ce qui peut bien relier ces morts entre eux ? | ||||
Critères: ff collègues policier -policier | ||||
Auteur : Jane Does Envoi mini-message |
DEBUT de la série | Série : La vengeance du fantôme Chapitre 01 / 02 | Épisode suivant |
Le soir était déjà tombé depuis plus d’une heure. Le gars installé sur un transat au bord de la piscine sirotait une boisson multicolore. Un de ces cocktails tout prêts qui devait traîner dans un méga frigo. Entièrement nu, il profitait de la douceur estivale et de la fraîcheur bienvenue de la nuit naissante. La journée, la chaleur écrasait tout. L’eau d’un bleu limpide restait faiblement éclairée par un lampadaire judicieusement disposé dans un angle du bassin.
D’un mouvement lent, la main du gaillard reposa le verre vide sur une desserte, jouxtant le siège où il se vautrait. Gras pour ne pas dire gros, les abdos plutôt disgracieux, le bonhomme avait dépassé la cinquantaine depuis quelque temps sans doute. Et son embonpoint abdominal tendait à démontrer que son seul sport devait être le lever de coude. Il se releva et d’un pas sautillant, il trempa le bout de son pied droit dans l’onde bleutée. La flotte était agréablement bonne.
Sans chercher à plonger ni à sauter dans le grand bain, le gaillard fit le tour, se dirigea vers les marches qui filaient vers le fond de la piscine. Il s’enfonça alors dans le liquide très doucement et prenant bien soin de ne pas perdre pied, il rasa le bord pour venir s’accrocher à celui-ci. Une baraque de plusieurs centaines de milliers d’euros, un bassin pour faire bien et ne pas seulement savoir nager, un comble !
Mais Dominique Staneley-Kaly, magnat de la haute finance ne pouvait pas tout faire. Gagner du blé et encore apprendre la natation. Pour lui, la réussite devait être clinquante, visible et tape à l’œil. Pour cela, il avait dû marcher sur pas mal de monde, jouer les opportunistes, mais dans ce milieu, seuls les loups émergeaient et gardaient la tête hors de l’eau. Si ce Dominique ne connaissait pas la brasse ou le crawl, il avait su en revanche, mener sa barque et empiler les biftons. Et ce samedi soir tranquille à poil était un juste retour des choses.
Il rêvait de celle qui allait tout à l’heure, le rejoindre. Encore fallait-il qu’il aille chercher son téléphone, qu’il compose le numéro d’une de ses vieilles amies et celle-ci lui enverrait ce qui se faisait de mieux en matière de nana. Avec de l’oseille, Madame chauffons-nous ! Il commanderait une femme, comme d’autres le font pour une pizza, quoi de plus simple, de plus facile. Le fric ouvrait toutes les portes… finalement.
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Enfin ! La nuit tombait et tout s’assombrissait. Tapie dans un recoin du jardin, une silhouette ramassée sur elle-même étirait ses muscles sans crainte d’être vue. La noirceur de la nuit avait ceci de bon qu’une ombre parmi les ombres ne se remarquerait plus. Entièrement vêtu de sombre, des fringues qui collaient au corps de cette créature attentive, tel un fantôme prêt à bondir, l’heure de l’action allait sonner. Seuls deux yeux clairs n’étaient pas masqués par ces habits terriblement serrés qui épousaient les formes minces de la personne qui les portait.
Le regard suivait les moindres gestes de ce Dominique qui cramponnait le rebord de l’étendue d’eau. S’il restait là, ce serait encore plus aisé. Finalement, il avait bien fait de rentrer dans le bouillon. Lestement, sans aucun bruit, l’ombre se mit en marche. Elle se rapprochait doucement, veillant à ne pas briser une branche, à ne pas faire crisser les feuilles des arbres sous le couvert desquelles elle se déplaçait. Une dizaine de mètres maintenant séparait le chat qui épiait sa proie dans le bassin.
Restait la partie la plus délicate de l’opération. Traverser la portion éclairée qui mènerait le fantôme au bonhomme se rafraîchissant dans le grand bain. D’une pochette de cuir passée sur ses épaules, le spectre sortit un objet sombre et le manipula sans faire le moindre bruit. Cette fois, tout était paré pour ces dernières enjambées. Le fauve se redressa. Dominique dans sa flotte n’avait pas seulement deviné la présence de l’intrus. Ce ne fut que lorsque la lumière entravée par le corps qui s’interposait entre le lampadaire et lui, qu’il commença à se dire qu’un truc anormal arrivait. Il leva les yeux vers cette chose qui soudain lui faisait face.
Rond, un œil cylindrique le scrutait l’espace d’une seconde.
Une sorte de rire venait d’accueillir les mots du gros type dans l’eau.
La silhouette venait de baisser la cagoule qui lui couvrait le visage. Dominique les yeux écarquillés ne semblait pas comprendre.
Dominique semblait ahuri et puis lentement, d’une voix chevrotante, il énonça enfin ce que l’ombre lui réclamait. Trois noms, autant d’adresses, le tout bafouillé avec la trouille aux tripes. Quand donc le révolver qui, toujours tenu dans sa direction, allait-il cracher son message de mort ? Le bonhomme se pissa dessus. Enfin dans la piscine une auréole d’un jaune doré vint crever la surface. La main qui tenait le flingue était désormais simplement secouée par le rire que le félin noir ne voulait pas maîtriser.
Dominique sentit que cette fois, il ne gagnerait pas cette partie de poker. Il ne savait plus que faire. Il avança vers les escaliers distants d’environ trois mètres. Mais l’autre debout lui collait alors son pied sur le sommet de crâne et il appuyait. La panique gagnait du terrain et le type dans son jus, se sentit littéralement couler. Une fraction de seconde, il tenta de cramponner la patte qui inexorablement lui enfonçait la tête sous l’eau. Impossible tant la silhouette était leste. Et un grand trou noir se refermait sur le banquier…
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À quarante-deux balais, Anita Solivers n’avait plus sur le monde aucune illusion. Sa vie personnelle ressemblait plus à un cimetière qu’à un hall de gare. Brune, grande, pas trop mal ficelée, son métier lui avait toujours bouffé les neuf dixièmes de son existence. Sa dernière histoire d’amour ? Elle rit en regardant les deux tourtereaux qui s’embrassaient un peu plus loin. Le seul moment de la journée où elle s’octroyait une pause portait un nom « Chez Charly ». Un rade où tous les flics du commissariat de la ville se retrouvaient.
Ce soir, ils fêtaient tous l’arrivée d’un nouveau. Enfin d’un nouvel arrivant dans l’équipe. Thierry Rollin, lieutenant de police, muté dans le service d’Anita, payait un pot. Les raisons de son déplacement de la capitale à ce poste où elle officiait en qualité de capitaine, officiellement une demande personnelle de l’intéressé. Mais en fait tous savaient que le flic chevronné traversait une sale passe. Une sombre histoire d’échange de coups de feu pas très bien élucidée et sa hiérarchie, comme toujours, l’avait poussé sur la touche.
Depuis trois jours qu’il était arrivé, les autres collègues l’avaient brossé dans le sens du poil pour qu’il fasse ce pot de bienvenue. Thierry et Anita devraient faire équipe sur ordre du grand chef, le commissaire Adrien Dupré. Du reste, le patron arrivait en s’épongeant le front. La soirée était encore chaude.
Les deux flics remontaient la longue avenue qui menait au numéro quinze. La voiture vint s’arrêter sur le gravier devant le perron d’une baraque qu’Anita jugea d’emblée inaccessible pour sa paie misérable de fonctionnaire.
Elles venaient de monter les trois marches qui donnaient sur une entrée de marbre rose. Un policier en uniforme les salua et les guida vers la piscine. Pour y accéder, elles durent traverser toute la maison. Une femme était assise dans une sorte de boudoir.
Le type mort était sur le bord de la piscine. Prêt à être emballé par l’équipe du légiste.
Les trois-là se mettaient à rigoler. Pas très sérieux devant la dépouille d’un type plein aux as. D’un geste sec un des assistants du toubib refermait la housse de plastique noire… le défunt allait quitter pour toujours sa bicoque.
Le retour au salon où la femme attendait ne prit qu’une seconde. Elle était toute blanche et se tordait les doigts. Nerveuse, mais qui ne le serait pas en découvrant un type flottant dans un bassin ?
La femme de ménage ramassait son sac et ses affaires et elle repartait le dos voûté comme si elle portait toute la misère du monde. Un instant Anita suivit des yeux la silhouette fatiguée qui quittait la maison du noyé. Une impression de déjà-vu, les images de sa propre mère qui s’était saignée elle aussi aux quatre veines pour lui assurer de bonnes études… tout cela remontait comme une lame de fond dans l’esprit du capitaine. Elle haussa les épaules et lentement observa ce qui l’entourait.
Elle et Maryse refirent lentement le tour de toutes les pièces. Elles furetèrent un peu de-ci, de-là, à la recherche d’un mot, d’un indice. Souvent ceux qui mettaient fin à leurs jours laissaient une lettre de justification. Mais chez ce type… tout puait le fric, rien d’autre. Anita essaya aussi l’ordinateur portable qui était sur le bureau, verrouillé par un mot de passe. L’équipe de l’identité judiciaire s’en occuperait mieux qu’elle. Elle farfouilla encore un long moment, observant les peintures qui ornaient les murs.
Ce Dominique Staneley-Kaly n’avait visiblement aucun problème de fric. Et effectivement, comme Mercadier l’avait dit, pas une seule photo de couple ou autre, à l’exception d’un groupe de quatre jeunes mecs, qui visiblement fêtaient quelque chose. Ils arboraient tous une coupe de champagne et souriaient sur l’image, la seule ornant une bibliothèque remplie de bouquins dont aucun ne paraissait avoir été seulement ouvert.
De retour sur le bord de la piscine, les deux flics pouvaient constater que le corps était parti. Max Verdier, le médecin légiste était encore là !
Elles rigolaient en quittant la baraque. Dans ce métier, il y avait tellement de misère que les plus petites occasions de faire redescendre la pression, il ne fallait pas les rater. Verdier devait approcher de l’âge de la retraite et il bossait avec le service du commissariat depuis… belle lurette. Alors sans doute que tous les potins de la boîte lui arrivaient aussi aux esgourdes… Et il était de notoriété publique que le capitaine Solivers avait des goûts… spécifiques pour ses amours. C’était bien ses affaires. Quand à Maryse Dumain, brigadière, elle était très secrète sur sa vie privée… un atout dans ce boulot.
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Jean Castaing buvait une bibine au bar, après sa sortie du bureau. Un coup à boire pour saluer son ex vieux pote Dominique, qui la semaine précédente avait passé l’arme à gauche. Retrouvé mort dans sa piscine par sa femme de ménage, un comble pour lui, qui ne savait pas nager. Ça lui avait foutu un petit coup au moral. Les souvenirs des frasques de jeunesse qui avaient animé leur petite bande d’étudiants… semblaient bien lointains. Ils ne se parlaient plus depuis environ dix ou quinze piges.
Mais si le contact était rompu, rien n’interdisait d’avoir un soupçon d’humanité devant la dépouille d’un type avec qui Jean avait fait les quatre cents coups. Il leva donc son verre en mémoire du banquier. Les autres, Jacques Clameur et Lionel Chassard, les mousquetaires de sa jeunesse, eux aussi avaient disparu de la circulation. Il retrouvait parfois leur bobine et leur blase dans les journaux. Les études les avaient réunis, puis la vie active avait fait son œuvre. Un trait tiré sur le passé quoi !
Les trois acolytes se réunissaient une fois par an pour un dîner entre vieux copains. C’était… il y avait longtemps. Une même dînette qui, il y avait plus de quinze ans, avait dérapé et détruit la belle amitié… Dominique le banquier n’était plus le bienvenu auprès des trois autres ! Une ombre venait de ternir la soirée de Jean. Le géomètre recommanda une autre bière. Après tout, la mort faisait aussi partie de la vie. Et lui était bien vivant. Alors, en guise d’oraison funèbre, il leva au ciel son quatrième verre de la soirée. Il marmonna quelques mots entre ses dents.
Près de lui, une sorte de curieux personnage venait lui aussi, de commander un demi-pression. Cheveux très roux, grand, filiforme et vêtu de sombre, le corps emmitouflé dans une sorte de longue cape en feutre, un type bien étrange sifflait délicatement sa bière. Il semblait discret et seuls ses vêtements auraient pu attirer l’attention des autres consommateurs du zinc. Il se tourna alors vers Jean. Celui-ci, noyé dans ses souvenirs tristounets, ne broncha absolument pas. Leurs yeux se croisèrent et une sorte d’étincelle se mit à briller dans les quinquets du géomètre.
Castaing d’un coup se sentait attiré par cet androgyne qui ne lui demandait pourtant rien. Il avait toujours aimé les amours un peu interlopes. Femme ? Homme ? Un délicieux mélange des deux sexes, qui à ses côtés se cognait une bibine. De quoi alimenter d’un coup les fantasmes du topographe qui ne s’embarrassait pas de considérations désuètes. Un derrière restait un derrière, quel que soit celui ou celle qui le portait. Et en ce début de vingt et unième siècle, les mœurs avaient largement évolué dans ce domaine.
Oublié, ce salaud de banquier, claqué dans son immense baignoire ! À ses côtés se tenait la perle rare. Ce qui lui manquait le plus, à savoir du sexe. Et là… pourquoi ne pas tenter sa chance ? Après tout, personne ne trépassait d’une veste prise. Il devait attaquer. Une chance sur deux de ne pas dormir tout seul cette nuit, et il se devait donc de tenter… Il se jeta donc à l’eau !
Jean et son nouvel ami quittaient donc le bistrot. Ils remontaient la rue d’un pas tranquille. Castaing souriant avait enregistré avec bienveillance le prénom asexué de cet « Ange ». Un pseudo, vraisemblablement inventé sur place pour la circonstance. Il s’imaginait déjà… tripoter ce corps dont il percevait le potentiel. Pourvu qu’il n’ait rien de la créature biblique dont il s’affublait du nom. Et l’autre qui marchait proche de lui, ne parlait plus. Une sorte d’ombre mince qui le côtoyait, et qui lui remuait déjà les sangs.
Rompre le silence. Primordial pour faire simplement retomber la température d’une partie du corps qui s’animait à cause du personnage ambigu avec lequel il se rendait chez lui…
Les deux-là venaient d’entrer dans le vestibule de la baraque plutôt cossue du géomètre. Une maison de célibataire à coup sûr. Jean fit avancer son invité « surprise » vers son salon.
La créature bougrement efféminée se dirigeait déjà vers la direction indiquée par Jean. Sa démarche chaloupée mettait un peu plus le feu au bas-ventre du maître de céans. Il sortit donc deux verres et servit de bonnes rations. Sa soirée s’annonçait finalement mieux que prévu. L’autre là-bas, mi-homme, mi-fille le mettait en appétit. Quand il sortit de la salle d’eau, l’invité avait retiré sa cape et sa poitrine sous son pull ne montrait que deux minuscules bosses. Des œufs sur le plat qui d’emblée donnèrent une sorte d’impulsion à la gaule du bonhomme assis.
Deux verres venaient de s’entrechoquer. Ils burent ensemble une gorgée d’un liquide ambrée qui coulait délicatement au fond des gosiers. Puis mû par cette envie qui le titillait depuis… un moment, Jean fila vers le lieu où la douche l’attendait. Cette nuit il aurait sa ration de plaisir et ça faisait un bail que ça ne lui était plus arrivé. Si par chance, cet « Ange » avait aussi un micropénis… voire un gros clitoris, le bonheur serait total. Il salivait grâce aux images qui dansaient sous sa tignasse auburn.
Elle ou il, difficile à dire, qui se tenait le bout des fesses posé sur le sofa, attendit patiemment d’entendre le bruit de l’eau coulant dans la douche. Puis il extirpa de sa poche un minuscule sachet blanc dont le contenu disparut de suite dans le verre intact du propriétaire de la baraque. D’un index tournoyant trempé dans la boisson, il fit fondre la poudre blanche et il reposa le godet sur la table, attendant le type qui chantonnait sous le jet d’eau tiède. Celui-ci était rapide, sans doute pressé par son besoin urgent.
Lorsque Jean revint, il ne portait plus rien sur le corps, persuadé que la partie était gagnée. Ange baissa la tête, un sourire en coin. Le type voulut alors l’embrasser de suite. Pour ce faire, ses bras vinrent encercler les épaules de son invité. Mais prestement, l’autre se dégagea.
Il arborait une érection monumentale. Son sexe était si raide qu’il lui montait presque jusqu’au nombril. Plaqué sur son ventre, impossible de ne pas le voir. Il but une gorgée de son liquide qui lui chauffa de suite l’estomac.
Fièrement il approcha son verre de celui d’Ange. Puis une seconde goulée fila vers le fond de sa gorge. Juste un peu plus amer que la précédente. Il ne débandait pas. Pour ne pas avoir l’air idiot, il reprit donc.
La grande silhouette dégingandée venait de se relever. Avec des gestes lents, il souleva son sweat. Sous celui-là, un tee-shirt d’une blancheur impeccable, juste renflé à l’endroit des tétons. Puis la couche de coton immaculée elle aussi découvrit doucettement le buste. Une poitrine très peu développée, faite de deux minuscules excroissances. Des seins trop remplis pour être ceux d’un mec ? Et finalement pas assez rembourrés pour être féminins ! Jean salivait, et sa queue lui faisait mal d’être hyper tendue depuis un bon moment.
Pour ne pas montrer son trouble, il trempa une fois de plus ses lèvres dans sa boisson. Le verre lui sembla s’éloigner de sa bouche. Ses mouvements ralentis par son bras qui ne paraissait plus lui obéir. Une seconde il se demanda ce qui lui arrivait. Devant lui son invité venait de retirer ses cheveux ? Castaing secoua sa tête de plus en plus lourde. Puis son cerveau bien qu’embrumé lui envoya une information.
Il avait la bouche pâteuse, l’élocution difficile. Tout son corps lui paraissait être de plomb. Il avait toute sa lucidité, mais ses muscles refusaient d’obéir à son cerveau. Un moment très désagréable. Et l’androgyne qui gardait son visage de trois quarts caché se retourna brutalement vers lui.
Les yeux exorbités, Jean Castaing voyait que son invité tirait de sa besace, un autre sac en cuir. Impossible pour lui de crier, de remuer ne serait-ce que le petit doigt ou une oreille. Tous ses membres demeuraient inertes et il se retrouvait dans l’incapacité de bouger. Assis sur son sofa, il se demanda ce qui allait lui arriver. Et, comble de l’horreur, Ange gantait ses doigts de cuir et avec d’infinies précautions il plongea une de ses pattes dans le truc qui avait l’air vivant. Venait de sortir au grand jour, une des pires choses que Jean ait jamais vues.
Sur le canapé, Jean pleurait. Comment échapper à cette horrible chose ? Incapable de faire un mouvement, il vit la bestiole se lover sur le cuir fauve du canapé. Puis elle se glissa sous ses cuisses, ressortant en rampant sous ses bourses. L’autre remettait simplement son tee-shirt et son pull. Puis il fit un geste brusque en direction du serpent. La tête du reptile se releva, en position de combat. Alors sans s’approcher trop, Ange contourna le divan. Une fois derrière, il avança brusquement sa main à hauteur du visage de Castaing.
Dans un réflexe d’autodéfense, le serpent plongea vers l’ennemi. Mais le bras se retirait aussi vite qu’il était arrivé. Les crochets du « bungarus multicintus » vinrent se planter dans la joue du géomètre. Une douleur intenable vrillait d’un coup le cerveau de l’infortuné topographe. La tête du reptile resta accrochée de longues secondes aux chairs du bonhomme. Enfin Ange en le saisissant derrière la caboche le décrocha pour le replonger directement dans son abri de cuir.
La bestiole avait fait son ouvrage, elle pourrait retourner dans le vivarium d’où elle avait été empruntée pour l’occasion. Jean allait mourir conscient, dans d’atroces douleurs. Le venin déjà se répandait dans ses veines et incapable du moindre tressaillement, la panique, l’affolement emballaient déjà son cœur. Merde ! Pourquoi ? Puis du fond de ce qu’il gardait comme réflexion, il se souvint d’un coup… La cause de sa fâcherie avec Dominique… venait de lui inoculer une mort certaine.
Une fois son objectif atteint, le soi-disant « Ange », se mit en devoir de laver les verres, ranger la bouteille. Puis muni d’un chiffon, il fit le ménage. Avant de partir, il revint se baisser devant le type qui respirait toujours.
La porte de l’entrée se referma doucement sur l’Ange de la mort qui tout en souplesse quittait les lieux. Une bonne chose de faite ! Restait à préparer les festivités pour les deux complices de l’infamie… mais la forme longiligne qui marchait sans se presser avait comme un poids de moins sur l’estomac. Le sel de la vengeance donnait une saveur toute particulière à sa besogne. Le fantôme fit un détour par le jardin des plantes et le zoo. Prestement il enjamba le grillage et suivit les flèches pour se rendre là où il avait pour un soir, donné quelques vacances à un des serpents les plus dangereux du monde.
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Faute de preuves probantes, le dossier « Dominique Staneley-Kaly » avait été mis de côté. Les analyses médico-légales n’avaient rien révélé d’autre que de l’eau dans les poumons du mort. Pas vraiment refermé, mais comme des affaires plus urgentes appelaient les flics en général et Anita et sa bande en particulier, un suicide, fût-il douteux, ne pouvait guère entraver la bonne marche du commissariat. C’était donc en milieu de matinée qu’un appel des pompiers ramena la capitaine sur le terrain.
En substance, ce coup de grelot lui apprenait qu’un cadavre avait été retrouvé et que le responsable du SAMU sur place avait jugé suffisamment étrange la mort pour faire appel à la police. Anita en compagnie de son adjoint, le lieutenant Rollin se rendit sur les lieux. Là, le spectacle avait de quoi lever le cœur au plus aguerri des secouristes. Dans la maison régnait une odeur infecte de cadavre en décomposition.
Le toubib n’avait pas demandé son reste pour déguerpir. Tout dans le salon où le type avait été découvert était bien rangé.
La flic haussait les épaules. Son collègue faisait tout pour lui mettre les nerfs en pelote. Oh ! Un bon flic au demeurant, mais encore un qui ne supportait pas que sa hiérarchie directe soit une femme. Et puis selon les rumeurs persistantes du Ciat… une gouine de surcroît. Après tout, les commérages, elle s’en tapait. Elle ressortit, elle aussi légèrement indisposée par l’odeur dégagée par la dépouille. Visiblement ce type n’avait subi aucune violence… le légiste allait arriver et le mort ne s’envolerait pas.
Elle rejoignit le camion rouge stationné devant la maison. Quelques badauds, des curieux s’amassaient aussi sur le trottoir. Les gens seraient donc toujours attirés par les trucs les plus glauques. À l’intérieur du fourgon, un gars se tenait assis, tête baissée.
La vieille bagnole de Max Verdier venait de s’arrêter dans la cour de la bicoque. Il s’extirpait de l’habitacle, déjà en tenue, prêt à bosser. Deux de ses arpettes avaient aussi fait le déplacement. Il vint vers Anita de sa démarche si spéciale.
Trois cosmonautes entraient dans la casbah. Thierry Rollin le lieutenant les croisait dans le hall d’entrée.
Max ne répondit pas ! Sans vrai motif, le courant ne passait pas terrible avec ce nouveau qui se prenait un peu pour Dieu le père. Et puis, il bossait avec Anita et c’était un peu sa chasse gardée, bien qu’il n’ait aucun espoir de conclure avec cette nana. Pour une raison incompréhensible, il la kiffait grave. Ce que les cancans colportaient sur cette femme n’empêcherait jamais son estime pour elle. Les aides venaient de marquer un temps d’arrêt devant la scène qui s’offrait à leurs quinquets. Le type nu comme un ver virait au verdâtre et au premier coup d’œil, pas besoin de sortir de l’ENA pour comprendre que sa mort remontait à plusieurs jours.
Aucun des deux n’avait répondu. Max fit donc les constatations d’usage, plutôt intrigué du reste par la blessure du visage. La forme de celle-ci laissait penser à une morsure. Mais quel animal pouvait laisser des traces de cette sorte ? Et puis pourquoi ce pauvre type, bouffé par une bestiole n’avait-il pas de suite hurlé et ameuté le quartier ? Au minimum aurait-il dû alerter les secours, bizarre ça tout de même. Il en découvrirait peut-être davantage dans ses locaux… Une heure plus tard, l’homme était embarqué.
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Quelques jours plus tard, Anita et Max se retrouvaient pour faire un point sur l’autopsie.
Le commissaire n’avait rien entravé, mais comme toujours, il s’appuyait sur ses sous-fifres. Si ça tournait mal, Anita le savait, elle essuierait les plâtres. C’était de bonne guerre ! Les galons, plus ils étaient nombreux et moins celui qui les portait prenait de responsabilités. Alors durant plus d’une semaine toute une meute de flics en tenue de scaphandrier avait battu la campagne. Résultat ? Quelques couleuvres et autres vipères innocentes, mais aucune trace du tueur rayé. Durant les recherches sur le terrain, le capitaine avait aussi visité le zoo de la ville. Le spécimen qui y dormait peinard était bel et bien à sa place.
Rien que sa vue donnait froid dans le dos. Alors en sachant les conséquences d’une morsure d’un tel serpent, la quadra avait la chair de poule. Plus elle songeait à la mort de ce pauvre type, plus elle frémissait. Rollin lui s’occupait des équipes chasseuses de reptile alors, c’était en compagnie de la brigadière que l’enquêtrice allait et venait. Dans le regard que Maryse posait sur sa gradée, un indicible changement s’était opéré. À quoi ça pouvait bien tenir ? Aux ragots persistants, aux médisances constantes qui fusaient à propos de cette femme flic, qui au demeurant faisait bien son taf ?
Peut-être ! Mais une part de cette Maryse, divorcée sans gamin, lui insufflait qu’Anita gagnait à être mieux connue. Et puis, elle au moins ne la traitait pas comme de la merde, ce qui la plupart du temps était le cas de la part de ses collègues masculins. Chez les flics aussi, la partisanerie restait de mise. Un boulot de mec sur lequel désormais empiétait de plus en plus de femmes, et l’ensemble insupportait bien des gaillards. Les femelles, oui, mais dans les bureaux, en somme une vision bien masculine enracinée depuis trop longtemps dans les esprits.
La directrice qui accompagnait les deux flics les regardait sans trop comprendre de quoi il retournait.
Le lieutenant Rollin avait fait ratisser toute la maison et rien n’avait été trouvé de suspect. Aucune trace d’un serpent chinois tueur de topographes. Une véritable énigme pour Anita et ses équipiers. Il lui restait tout de même au fond du crâne cette perception d’avoir déjà croisé la route de ce mec. Pas de certitude, juste une alarme qui clignotait sous sa chevelure brune, dans son cerveau en ébullition. De toute évidence, le type avait fait une mauvaise rencontre et ça ne lui avait pas réussi. En fouillant dans son passé, rien non plus de probant n’en ressortait. Divorcé, pas de gamin, il travaillait à son compte comme géomètre, un bon boulot en soi !
Mais de là à se faire trucider à coup de venin des plus rares ou de se suicider de cette manière, il y avait tout un monde. Le légiste n’avait pas compris et hormis l’énorme quantité de venin… plusieurs milligrammes injectés par les crochets du méchant… et rien d’autre, un truc à s’arracher les cheveux. Pourquoi le zig n’avait-il pas foncé sur son portable pour au minimum demander de l’aide ? Son estomac contenait aussi un peu d’alcool, pas de quoi être ivre cependant. Donc, il avait toutes ses facultés et avait dû… plus crever que mourir.
Pour Anita, une nouvelle enquête du genre pourrie qui débutait là. De plus les voisins, pas très proches du gars solitaire, n’avaient jamais remarqué quoi que ce soit d’anormal. Un bonhomme sans histoire, qui, croqué par un serpent inconnu de nos régions avait sagement attendu de quitter ce monde dans d’atroces douleurs ? Ça ne collait guère, et la suite des recherches semblait déjà bien compliquée. Quant à l’ex-épouse, elle n’avait pas revu son divorcé de mari depuis sept ans. De plus elle vivait à la Réunion depuis sa désunion d’avec Jean Castaing et n’avait pas voyagé récemment. Aurait-elle pu lui envoyer un zigouilleur aux méthodes bizarres ?
Si tout pouvait bien entendu s’envisager, elle n’avait pas le moindre mobile pour envoyer le gars « ad patres ». Plus rien ne les reliait et le dossier de Jean Castaing allait lui aussi gonfler la pile déjà bien épaisse des affaires non élucidées en instance sur une étagère poussiéreuse du commissariat. Il alimenterait les statistiques des affaires foirées par les keufs… aux dires des mauvaises langues de tous crins ! Les gens inscrits sur la liste de la directrice du zoo avaient tous aussi un alibi sans faille.
Rien ne les rattachait au macchabée. Et puis un meurtre perpétré avec pour arme un serpent… une folie douce ! Deux femmes et deux garçons avaient accès au vivarium en service de nuit. Alors, sortir le bongare de son bocal de nuit, c’était prendre un sacré grand risque pour sa propre peau. Le capitaine avait beau tout tourner en long en large et en travers dans son esprit… rien ne collait. Finalement, les vols et la routine reprenaient le pas sur le mystère du serpent tueur de topographes… Alors Anita, un peu dégoûtée avait fini par… inviter la seule personne intéressante de son boulot à ses yeux, pour trinquer… chez elle ! La vie continuait malgré tout !
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Le capitaine avait donc, une fois n’était pas coutume, troqué son éternel pantalon de toile pour une coquette robe qui la féminisait plus. Maryse aussi avait quitté son uniforme bleu et arborait une tenue aguichante. Une soirée entre nanas, pas du tout axée sur autre chose que de l’amitié. C’était bien ce que chacune se disait. Il existerait toujours un fossé entre ce que pensaient les gens et leurs actes ? Sans doute ! Mais là, pour l’heure, après avoir bu en guise d’apéro une demi-bouteille de vin d’Alsace, un gewurztraminer très corsé et légèrement épicé, elles allaient attaquer les tournedos que l’hôtesse venait tout juste de poêler. Une bonne odeur de viande qui embaumait la cuisine flirtait avec les narines de l’invitée.
La garniture de petits légumes, carottes, panais rehaussait encore par l’aspect visuel coloré le plat servi par Anita. Fondant sous la dent, le pavé de bœuf était une vraie merveille. Face à face, les deux femmes se jaugeaient du regard. Les prunelles pétillantes de la brigadière semblaient comme allumées par celle qui pour la recevoir avait osé un brin de maquillage. En temps ordinaire, elle restait très… nature. Et puis le Château de Pibarnon, Bandol Rouge deux mille quatre se mariait si bien avec le repas… une union des plus réussie en quelque sorte.
Au fur et à mesure que la bouteille s’épuisait, les regards devenaient aussi plus langoureux. Laquelle avait la première retiré ses chaussures pour faire du pied à l’autre ? Il était des moments pour lesquels les questions de ce style devenaient inutiles. Un ange passa et deux mains se frôlèrent. Le reste s’enchaînait sans à coup et l’heure n’était plus aux grands discours. Les embrassades, prémices à un jeu plus subtil avaient débutées dès que le cul de la bouteille de vin avait été visible. La meneuse de revues, c’était Anita. Plus mâle que sa compagne ? Moins attentiste aussi peut-être, voire plus pressée ?
La porte de la chambre à coucher s’était alors refermée sur des préliminaires sans témoins. Deux personnes faisaient l’amour, et là, peu importait, leur appartenance à un même corps, ou à une même unité. L’envie déchargeait pour un temps la pression accumulée par Maryse et Anita au cours d’un dîner simplement dédié à les mettre en confiance. Ce qui se passait là, dans la pièce que sa propriétaire ne partageait que trop peu souvent, avait des airs de bonheur. Éphémère ou durable, là n’était pas l’important. Et aucune d’entre elles ne se serait hasardée à poser une question idiote. Pas question de passer à côté d’un instant ressemblant à une éternité.
Pas de serments d’amour, pas de longues tirades superflues ! Non, juste l’essentiel et un plaisir à assouvir. Elles prenaient ce don comme il venait, sans chercher midi à quatorze heures. Demain serait un autre jour et le présent se suffisait à lui-même. Inutile de se torturer l’esprit avec des trucs impossibles. Prendre ce que l’autre donnait, lui rendre la pareille et le monde tournerait toujours lorsque les sens seraient apaisés. Bientôt, il ne montait plus de la piaule occupée, que des soupirs et des gémissements, dont les origines étaient simples à deviner. Le verbe aimer se conjuguait alors au féminin !
Au petit matin suivant, le dimanche donc, la parenthèse s’était encore prolongée par une remise du couvert avant le petit-déjeuner. Puis les deux corps s’étaient drapés dans des robes de chambre qu’Anita gardait pour les grandes occasions. Celle-ci en était indubitablement une ! Après le café, Maryse était rentrée chez elle, consciente qu’elle avait vécu une soirée de rêve. De là à la renouveler de sitôt… il y avait un pas qu’elle ne se serait pas permis de franchir. Par contre, les cernes sous les yeux des deux femmes attestaient bien de la tendresse de la nuit mouvementée qu’elles avaient passée.
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L’accordéon jouait un de ces airs qui ramenait immanquablement les images d’une « Édith Piaf » à la voix éraillée. Quelques couples guinchaient sur les sanglots que les doigts du musicien tiraient de son piano à bretelles. Lionel Chassard venait ici chaque fin de semaine. Accompagné de sa femme qui tournait sur la piste parfois, avec un des amis du couple. Une manière très sympa d’arrondir les fins de mois souvent difficiles. Il avait pourtant fait de bonnes études, la vie l’avait rattrapée avec les coups bas, les malheurs qu’elle s’ingéniait à porter à certains sans motifs.
Pour cela, il pouvait se vanter d’en avoir connu des jours maudits, Lionel. Sa seule source de joie était ce petit bout de femme qui chantait sur les mélodies que son instrument pleurait. Depuis la fin de ses études, jamais elle n’avait failli et malgré les vacheries de l’existence, elle était contre vent et marée, restée. Depuis quelques semaines cependant, elle était inquiète. Oh, il n’y avait pas vraiment de causes précises à son mal-être. Mais comme tout un chacun, dans la presse locale, elle avait pu lire que deux anciens copains de son compagnon étaient décédés.
Marinette se souvenait du gros lard de Dominique. Un type antipathique au possible et pervers plus que la moyenne. Surtout de ses yeux, elle les assimilait volontiers à ceux d’un cochon… et pas n’importe lequel ! Un verrat… qui donnait l’air au type d’être toujours en rut. Un suicide dans sa piscine ? La terre était débarrassée d’une belle ordure. Puis elle avait lu aussi que Jean Castaing avait mal fini également. Mordu par un serpent ? Si elle avait trouvé plutôt suspectes ces deux morts, elle n’en avait pas soufflé mot à son Lionel.
Tant d’épreuves traversées par cet homme qui faisait le sel de ses jours, pas question donc de le faire ruminer des choses comme ça ! Le ménager… oui, elle devait le garder loin du malheur de ses ex-amis. Elle mettait entre parenthèses le mot ami pour le banquier… lui était le pire des salauds. Elle pouvait en jurer sans se tromper. Combien de fois le gros dégueulasse avait-il tenté de la tripoter à l’insu de son pote ? Pour l’autre, il lui semblait plus réservé, mais tout aussi dangereux avec ses airs de ne pas y toucher.
Il n’aurait peut-être pas été le dernier à profiter des largesses du banquier en matière de prêt de femmes. Ce gros connard de Staneley-Kaly lui avait plusieurs fois proposé la botte et ça ne l’aurait pas gêné de la baiser devant ou avec son Lionel et ce Jean. Lorsqu’elle avait rencontré celui avec qui elle vivait, de suite elle avait senti l’intérêt des trois autres. Oui ! Un troisième comparse était dans les parages à ce moment-là. Mais celui-là n’avait jamais tenté quoi que ce soit pour la mettre dans son lit. Il suivait comme un toutou les deux meneurs.
Marinette en était là de ses pensées quand sur le parquet de la guinguette, une grande brune passait dans son champ de vision. Une ? Pas si certaine que ce soit une femme. Après tout, il y avait tant de types qui mettaient des vêtements de nanas par les temps qui couraient. L’autre dansait seul. Pas moyen de définir le genre, le déhanché avait l’air si féminin. Puis petit à petit, la nana ou le travelo, allez savoir, s’était rapproché. Un sourire animait le visage de l’inconnu et pour faire bonne figure, la chanteuse occasionnelle se sentit obligée de répondre.
L’accordéoniste venait de reprendre un autre morceau… « la vie en rose ». Et une sorte de rapprochement s’opérait entre Marinette et le danseur inconnu. Que pouvait bien lui vouloir cette gravure de mode style androgyne qui ne la quittait plus du regard. Des pupilles d’un mauve jamais vu ! Si c’était une femme, elle avait de beaux traits. Pour un mec, il devait vraiment être homo et la femme du musico se demanda ce que cet être bizarre cherchait.
Les touches que les doigts de Lionel effleuraient faisaient vibrer l’air ambiant et les gens se sentaient heureux. Lui, emporté par sa musique n’en quittait pas pour autant des yeux, la silhouette harmonieuse de cette femme avec qui il partageait tout. C’est-à-dire le peu qu’il avait pour ne pas dire rien, quoi. De cinq ans sa cadette, sa môme, il le savait, le trompait de temps en temps. Mais bon ! Ce qui lui rentrait dans la chatte ne lui faisait pas vraiment de mal à lui et puis, tant qu’elle ne le quittait pas… il devenait philosophe sur ses vieux jours et se consolait comme il pouvait.
Son amour pour elle s’était lentement transformé en une amitié solide, une fraternité de tous les instants. Oh ! Ils faisaient bien l’amour de temps à autre, mais ça n’avait plus rien du feu sacré des premières années. Et puis… il n’y avait guère de risques avec le quidam qui tournait dans les parages de sa belle. Un mec ou une femme ? Impossible à déterminer de son estrade. Encore deux bonnes plombes et puis il rangerait le matos, et trois cent cinquante balles tomberaient dans son escarcelle. De quoi aller dîner avec Marinette, ça valait le coup de lui lâcher la bride.
Si l’idée lui prenait de tâter une chatte, eh bien… il lui demanderait de se confesser en lui racontant l’odyssée. Après tout, elle avait tant de fois narré les gestes des mecs qui l’avaient bourrée ! Pour une fois ça changerait des mâles excités qu’elle se cognait. Il s’était aussi souvent demandé si elle ne lui rejouait pas les scènes du grand huit, juste dans l’espoir de le faire bander un peu plus… et ça fonctionnait… une fois sur dix. Si elle flirtait avec ce mec-femme, peut-être que sa nuit à lui serait moins morose après tout.
Au milieu des danseurs, les deux têtes s’étaient rapprochées. Et les deux solitaires se soudaient sur les accords de « Milord ». Un sourire en coin montait sur les lèvres du musicien… les choses s’avéraient plus bandantes que prévu. Et du reste, Marinette ne s’y trompait pas qui lui fit un clin d’œil complice. Il secoua le menton, acquiesçant tacitement par ce simple hochement.
Ce… cette… comment nommer le danseur qui avait une patte très agréable sur son épaule et l’autre dans sa menotte ? Marinette se laissait griser par les flots de flonflons que distillait son mari. Et elle se pâmait de sentir cette douceur émanant de son cavalier. Elle voulut en avoir le cœur net et approcha son ventre que l’autre tenait assez éloigné du sien. Instinctivement il recula le bassin histoire de la laisser encore baigner un moment dans le doute ? Une seconde tentative tout aussi infructueuse, puis l’accordéoniste stoppait son crincrin.
Une pause bien méritée après deux bonnes heures à s’user les phalanges sur les boutons de nacre de l’instrument. Et pourquoi ce vide soudain brisait-il le charme qui réunissait ce singulier danseur à la femme de l’artiste ? Elle en était presque soulagée du coup et s’empressa de regagner l’estrade mettant ainsi une barrière entre son tentateur et son corps en pleine tourmente. Lionel lui souriait gentiment :
Un long moment il avait suivi la silhouette de sa belle qui remontait le chemin. Il but un coup et se remit à son micro. Cette fois l’idée qui lui trottait dans la tête avait deux gambettes entre lesquelles il allait ce soir plonger son museau avec délices. Du reste, Marinette également, avait le cœur léger en regagnant leur domicile. Lionel assurerait peut-être son appétit de femme. Et mon Dieu si tel n’était pas le cas, un autre demain s’en chargerait. Lui laisser sa chance était une preuve de cet amour qui la tenaillait pour lui !
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L’instrument venait de retrouver sa place dans son étui et les derniers buveurs du bar se dispersaient déjà. Lionel était soudain pressé. Marinette devait avoir passé sa plus coquette tenue et son corps embaumait peut-être son eau de parfum préférée… celle à l’odeur de lavande. L’homme remonta le chemin jusqu’à la route. Un dernier terrain vague à traverser pour rejoindre le faubourg et ensuite cinq cents bons mètres sur le bitume du trottoir pour aller chercher son ange. Il abordait déjà le bosquet presque central placé au milieu des friches. Il lui sembla entendre courir derrière lui.
Il stoppa net sa marche. Effectivement une grande silhouette s’approchait, se hâtait pour le rattraper ! Il eut ce sentiment soudain que quelque chose ne tournait pas complètement rond. Où avait-il bien pu apercevoir cette grande bringue qui désormais lui faisait face ?
Ils s’étaient ensemble écartés de quelques mètres du sentier fréquenté par les promeneurs ou les usagers de la guinguette un peu plus bas. Lionel était estomaqué de revoir… merde, comment avait-il pu vivre avec ce poids sur la conscience ? L’autre n’avait pas changé. Une petite fiole venait de surgir dans la main du fantôme revenu d’un passé qu’il aurait aimé effacer. Décapsulée, la bouteille atterrissait dans la patte du joueur de musique. Une autre bouteille absolument identique était tenue par ce revenant sorti du fond des ans.
Le ton sec avait de quoi surprendre le musico. Machinalement il porta la fiolotte à ses lèvres. La gorgée lui parut amère. L’autre assis gentiment près de lui l’exhorta à en prendre un peu plus. Puis encore une autre lampée. Finalement la petite bouteille se vida totalement.
Lentement Lionel sentait une sorte de froidure l’envahir. Ses muscles ne réagissaient plus aux ordres de son cerveau. Il songea un instant à une robe bleue, à un flot noué dans le dos, et doucement il bascula sur le côté. Le spectre lui donnait sa main gantée pendant qu’il survolait un paysage aux couleurs infinies et indescriptibles. Quelques instants plus tard, un spasme indiquait à l’exterminateur que tout était terminé. Alors tranquillement le fantôme récupéra son flacon, puis après l’avoir frotté de longues secondes, il le replaça dans la main de l’accordéoniste. Il prit son temps enfin, essuyant à l’aide d’un genêt coupé les rares traces de pieds qu’il aurait pu laisser et il s’évanouit dans la nuit environnante.
À quelques centaines de mètres de l’endroit où une vie chavirait, une femme sortait de sa douche. Son mari allait rentrer et ensemble, ils iraient dévorer une pizza dans un rade quelconque. Assise devant une coiffeuse embuée, elle entreprit de se maquiller un peu. Le rouge de ses lippes ressortait et son visage rayonnait. Puis elle attendit… un Lionel qui tardait bougrement. Au bout d’un long moment, elle décida d’aller à sa rencontre, mais il ne se trouvait nulle part sur le chemin de leur logement à la guinguette… où pouvait-il bien être passé ?
Dans l’appartement qu’elle partageait avec son compagnon, l’ambiance était à la démoralisation. Où appeler ? Les flics ou l’hôpital ? Pourquoi Lionel aurait eu un accident à moins d’une borne de chez lui ? Plus rien n’avait de sens et son sang-froid se diluait dans une terreur sans limites. De café en café, l’aube avait pointé son nez, mais de celui de son mari pas de nouvelles. Alors, avec le jour naissant, elle avait lentement refait le trajet allant de l’appartement à la guinguette. Pas plus de Lionel qu’en début de nuit… et le désespoir gagnait la femme paumée par l’absence de son homme.
À huit heures, n’y tenant plus elle s’était résolue à composer le numéro du commissariat. Le planton qui prenait l’appel essayait bien de la rassurer, mais quelque part un coin de son cerveau ne réagissait plus sainement. Elle se mit à hurler dans le téléphone et la flic de l’accueil croyant bien faire, lui dépêcha une patrouille. La fliquette standardiste invoqua auprès de ses collègues un risque de suicide d’une folle furieuse. Les occupants de la voiture pie qui vinrent frapper à la porte de Marinette étaient sur la défensive. Cependant, ils écoutèrent la détresse de la femme.
Et pour la troisième fois, l’épouse du musicien refit, accompagnée par deux policiers en tenue, le sentier traversant le terrain vague. Le plus jeune des deux agents en s’écartant un peu, fit la macabre découverte. Lionel, le dos appuyé contre un buisson donnait l’impression d’être endormi. Le flic qui lui prit le pouls sut d’emblée que ce type était mort. Un minuscule flacon de verre se trouvait tout proche de sa main droite. Le défunt ne semblait pas avoir été malmené ou violenté. Non, il paraissait paisible et les traits calmes. Bien entendu… l’appel de la patrouille vint perturber le service du capitaine Solivers…
En arrivant sur les lieux, tout laissait à penser que la mort était naturelle. Mais comme à chaque fois, le légiste se trouvait devoir faire un constat. À première vue, le malheureux accordéoniste avait sans doute succombé à une crise cardiaque… mais seul un examen plus poussé en déterminerait l’exactitude. Anita posa quelques questions à la femme décomposée par le chagrin qui bredouillait des mots incompréhensibles. Elle marmonnait des trucs bizarres et devant l’état de santé mental de la malheureuse, la policière la fit hospitaliser.
Durant ses deux journées où elle fut gardée en observation, Marinette ne reprit guère du poil de la bête. Anita, la policière en compagnie de Maryse revint lui poser quelques questions. Le chef du service de l’hôpital où la veuve s’était trouvée admise ne donna son aval que pour une rencontre courte, juste pour que les deux policières prennent la température. Pas trop longuement pour ne pas la fatiguer. Son esprit s’évadait et il était impossible de lui faire sortir deux mots cohérents. Le choc trop violent de la mort de son compagnon l’emportait dans un monde dont personne n’était en mesure de savoir si elle reviendrait.
Max Verdier appela Anita en charge de l’enquête deux jours plus tard. Il avait trouvé dans l’organisme de Lionel Chassard assez de ciguës pour tuer deux éléphants. Pas de marques, pas de traces et la relative passivité du bonhomme faisait pencher la balance en faveur d’un suicide. L’unique bizarrerie de la situation, c’était bien que le poison restât tout de même un moyen de femme. Autant pour tuer que se donner la mort. Anita à la lecture du compte rendu du toubib se posa une drôle de question.
Et si sa femme l’avait trucidé ? Devant l’horreur de la situation, l’esprit de l’empoisonneuse aurait-il pu se mettre en congé ? Une possibilité qu’elle n’écarta absolument pas. Mais pour trouver un début de preuve, ce serait sans doute plutôt coton. Elle fit part de ses soupçons au procureur de la République qui lui fit délivrer une ordonnance de perquisition, par le juge qu’il chargea de chapeauter l’enquête… Eh oui ! Ça devenait un homicide et cette fois… une instruction s’avérait nécessaire.
Suite à son affaire parisienne, Rollin se trouvait suspendu par l’inspection des services. Les bœufs-carottes se moquaient pas mal de savoir qu’il était indispensable au bon fonctionnement du service de sa nouvelle affectation. Alors tout naturellement Maryse était affectée en qualité d’équipière au capitaine Solivers. Tous les mâles du commissariat en faisaient des gorges chaudes. Comme toujours aucun ne se serait risqué à dire en face ce que tous imaginaient tous seuls. Les regards appuyés sur les deux croupes lorsqu’elles traversaient les couloirs en disaient long sur les propriétaires des yeux qui les scrutaient.
L’unique nuit torride entre les deux nanas ne s’était pas reproduite. Pas parce que l’envie leur manquait. Non ! Simplement pour cela, il eut fallu un peu plus de temps libre et la suspension du lieutenant n’arrangeait pas une situation déjà bien surchargée. Dans l’attente donc de la remise sur pied de Marinette Chassard… le dossier dormirait en l’état sur l’étagère des affaires non résolues. Un de plus sur une pile bien conséquente. Si la petite dame avait trucidé son mec, il y avait fort à parier que là où elle se trouvait maintenant, elle ne serait plus dangereuse pour personne. La routine un temps chassée par cette histoire faisait son grand retour au galop. Le monde ne s’arrêterait pas de tourner pour une âme de moins.
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À suivre…