Ding ! « 421 » annonce l’afficheur à LED rouges. « Bingo, c’est pour moi » , pense Jérôme en se levant. La fille le reçoit avec un air blasé, les yeux cernés et paraissant s’ennuyer dans sa cabine comme un écureuil dans sa roue. Une seule chose la préoccupe, la pendule qu’elle consulte fréquemment par-dessus son épaule. Il est vrai que passer sa journée entre deux planches, cette sorte de cabine ouverte supposée préserver l’intimité de la conversation, avec les mêmes gens espérant, parfois, du boulot mais sans rien à leur proposer, ce doit être usant.
- — Oh mais dites-moi, Monsieur Rezzin, mon ordinateur me dit que vous êtes bardé de diplômes et de compétences. Comment se fait-il que vous soyez en recherche d’emploi avec tout cela et à votre âge ? Faites-vous vraiment quelques efforts pour vous réinsérer rapidement ? demande-t-elle avec un sourcil inquisiteur levé.
- — Soyez-en assurée, Madame. Je vous ai apporté les dix-huit demandes que j’ai déposées depuis un mois et les sept réponses que j’ai reçues. Toutes identiques.
- — Pourtant votre profil…
- — Oui, je sais. Mais lorsque la planche est savonnée, aucune chance de se remettre debout.
- — Que voulez-vous dire par là ?
- — Ce serait une trop longue histoire. Sachez seulement que mon ancien employeur, un homme très influent localement, Président de la Chambre des Métiers, membre du Conseil économique et social, Conseiller municipal et Conseiller départemental, a une molaire contre moi. Il fait ce qu’il faut pour m’empêcher de retrouver un emploi de mon niveau et dans mes cordes. Il doit y trouver une certaine jouissance.
- — Alors il faut partir, Monsieur Rezzin, changer de région.
- — Bonne idée ! Je n’y aurais pas pensé… ! Madame, quand on n’a plus rien, plus d’argent, plus d’emploi, plus de famille, plus de… dignité, mais qu’il vous reste un tout petit bout de toit pour vous abriter, eh bien ce petit bout de toit devient alors très, très précieux, une bouée de sauvetage dans la tourmente. Et vous n’avez nulle envie de la lâcher. Sans cela, je deviendrais sans adresse, plus rien, SDF.
- — Mouais… m’enfin, tout de même, moi je trouve ça incompréhensible. Attendez… Allô Sandra ? Oui, c’est Josiane. Dis-moi, j’ai un cas très particulier, j’aurais besoin de ton avis… Bon d’accord, je te l’amène. Venez, on va aller voir Madame Nikouët, la directrice de l’agence.
Passage derrière la guérite, ça râle dans la file d’attente. Dédale de couloirs tristes et longs comme un jour sans pain et ça, Jérôme connaît bien. Le pain lui a manqué, comme le reste, et il a dû aller frapper à la porte des Restos du Cœur, comme tant d’autres. Merci Coluche, mais pas plus que l’Abbé Pierre en son temps, tu n’as pu renverser la table et faire disparaître la misère. Au contraire, nos riches gouvernants élus par de plus riches encore ne vont pas s’abaisser à traiter la pauvreté puisque des associations s’en chargent. Bureau aux parois vitrées, mais des stores à lamelles préservent la confidentialité. Présentations, bonjour, Madame. La nana de l’accueil fait un résumé rapide et connecte sa cheffe sur le dossier Rezzin, puis retourne dans son urinoir.
- — Monsieur Rezzin, il est évident que je ne peux pas traiter personnellement tous les dossiers. Mais là, j’avoue moi aussi ne pas comprendre… D’abord, vous ne devriez pas être ici, mais à l’APEC ?
- — J’y suis inscrit également, mais pour toucher quelques aides suite à quelques emplois précaires, je dois bien passer par la case Pôle Emploi. Et puis, ça multiplie mes chances…
- — Ce n’est pas faux. Donc, d’après vous, il semblerait que votre ancien employeur fasse en sorte de vous empêcher de retrouver un emploi ? Mais pour quelle raison ?
- — C’est une longue histoire, Madame.
- — Allez-y, il est bientôt midi, l’agence va fermer, nous avons donc tout le temps.
- — Voilà. Parcours scolaire plutôt brillant, classe prépa, HEC et recherche d’emploi. En une semaine, j’étais embauché par les ateliers Granradin, ferronnerie d’art.
- — Oui, je vois, belle entreprise.
- — C’est vrai. Monsieur Granradin a pris la suite de son père, simple maréchal-ferrant, et comme il n’y avait plus de chevaux à ferrer, il s’est mis à fabriquer des portails, des salons de jardin, des luminaires… Bref, tout ce qui peut se faire en fer forgé. La vieille boutique a dû embaucher, déménager, et a connu une ascension fulgurante. Chacun dans son petit pavillon se devait de posséder du « Granradin ».
- — C’est juste, dans le secteur on en voit partout.
- — Granradin ne se sentait plus de limites, il était en pleine réussite. C’est ainsi qu’il est devenu Conseiller municipal, puis départemental et, avec sa gouaille et sa suffisance, il a pris la tête de la Chambre des Métiers et est entré au Conseil économique et social. Il représentait la réussite, le petit artisan de campagne devenu industriel.
- — C’est vrai que c’est plutôt une belle réussite, non ?
- — Certes. Mais c’est un peu comme les macarons Michelin : quand le chef n’est plus derrière les fourneaux, on peut les perdre. Et lorsque j’ai été recruté en tant que commercial, l’homme vivait sur sa réputation, sur quelques marchés publics qu’il parvenait à décrocher par relations, mais le chiffre d’affaires était en chute libre. Arrivée sur le marché de la concurrence des grosses enseignes de bricolage, qui proposent des produits de bel aspect, mais beaucoup moins cher. De plus en aluminium ou PVC, sans entretien et sans rouille.
- — Alors ? Vous avez trouvé une solution ?
- — Oui. Ce que proposent les magasins de bricolage, ce sont des tailles standard, il faut s’adapter à leurs mesures et non l’inverse, et il faut se débrouiller soi-même ce qui n’est pas toujours évident. Pour qu’un portail s’ouvre et se ferme correctement, sans frotter et tienne ses réglages dans le temps, c’est un métier. Je lui ai un peu forcé la main. Quelques employés étaient presque en chômage technique. Plutôt que d’user le temps à balayer, j’ai proposé de les former et d’ouvrir un atelier alu sur mesures.
- — Pas mal… !
- — Oui, ça a bien fonctionné. En un an, on a enrayé la chute et stabilisé les chiffres. J’ai ensuite diversifié, avec des produits très techniques comme les volets par exemple, l’aspect du bois, la résistance de l’aluminium à l’usure et au temps, la légèreté ce qui est important pour les dames.
- — Exact.
- — Ce n’était plus de la ferronnerie, mais presque de la menuiserie. Pourquoi ne pas pousser la diversification jusqu’au PVC ? Je l’ai fait. Avec tous ces atouts, des produits haut de gamme et sur mesures, l’entreprise s’est complètement redressée et Granradin bombait de nouveau le torse. J’ai d’abord été nommé Directeur commercial, puis ensuite Directeur adjoint de l’entreprise où Granradin n’était pratiquement plus. Il avait trouvé le moyen de me mettre des menottes aux poignets, en la personne de sa fille Gwendoline. Très jolie fille, beau parti, en quelques week-ends je suis devenu fou amoureux, mariage en grand tralala au manoir des Granradin.
- — Le bonheur total, en somme…
- — Ah oui, vraiment. Sauf que je travaillais quatre-vingts heures par semaine pour développer encore et toujours. Créer un site Internet permettant de toucher toute la France et le must, à mon sens, convaincre les grandes chaînes de bricolage de faire appel à nous pour le sur mesure. Il a fallu construire un nouvel atelier. Dans le même temps, j’ai aussi fait construire notre villa, six cents mètres carrés, piscine couverte, Porsche Cayenne et décapotable pour Madame, la totale de la réussite.
- — Et le grain de sable ?
- — Trop absent. Je voulais faire un enfant, qui aurait occupé Gwendoline, mais elle repoussait toujours : « pas possible avant janvier, je vais avoir une anesthésie. Je vais me faire refaire le nez, supprimer cette petite bosse affreuse, je ne vois plus que ça dans le miroir… ». Puis ce furent les seins, les lèvres, etc. Jusqu’au jour où le Docteur Frédéric Hochet, spécialiste de la chirurgie esthétique, vint passer le week-end chez les Granradin. Il promit à Madame mère de lui faire disparaître tous les outrages des ans, mielleux, et surtout très intéressé par mon épouse qui l’avait fait venir. Ça ressemblait à un joli petit coup monté par la mère et la fille. Un chirurgien qui possède sa propre clinique, fût-il divorcé, c’est bien mieux qu’un diplômé de HEC. J’étais amoureux, j’ai pété un câble. J’ai renvoyé le chirurgien manu militari à ses scalpels et j’ai provoqué la grosse explication qui fait mal. Gwendoline couchait depuis trois ans avec ce zigoto qui avait divorcé pour elle, et maintenant qu’il était libre il fallait que je laisse la place.
- — Ouille ! Sévère comme coup…
- — Très. D’autant que Granradin en a rajouté une couche en me conseillant d’être beau joueur ! On s’est engueulé comme deux pêcheurs concurrents sur le vieux port de Marseille, je lui ai dit ses quatre vérités qu’il n’a absolument pas digérées. Licencié pour faute grave, insultes à la hiérarchie avec pour témoins sa femme, sa fille et le personnel de maison, divorcé à mes torts par un juge ami de la famille pour absences répétées au foyer conjugal. Ils m’ont pris jusqu’à mon portable avec tous mes contacts, mon ordinateur avec tous mes projets. Le compte bancaire a été soigneusement vidé et je me suis retrouvé presque du jour au lendemain à la rue… Voilà comment on peut tuer un gêneur, sans pistolet ni balles.
- — Mon dieu… j’en ai froid dans le dos. Déjà qu’il ne me plaisait pas, cet élu que je connais, mais dorénavant je lui battrai ouvertement froid. Mais alors, comment vous en êtes-vous sorti ?
- — Sorti ? Toujours pas. Dans un premier temps, j’ai loué des chambres les moins chères dans des hôtels pas chers. Il me restait quand même mon livret A, celui qu’on oublie quand on a du pognon, et je fus bien content d’y trouver cinq mille euros. C’était ce que je dépensais auparavant en un mois, mais ça m’a permis de tenir quelques semaines. Le problème, c’est de ne pas avoir d’adresse ni de téléphone : on n’existe plus. J’ai racheté un petit mobile, le moins cher, puis j’ai loué une chambre chez une vieille dame. Ma bonne mise, j’avais quand même gardé mes fringues, l’a rassurée, et je lui faisais ses courses, un peu de bricolage. Elle a été vraiment sympa avec moi. J’ai trouvé des petits boulots, des cours d’économie dans un organisme de formation comme vacataire, ça m’a permis de vivoter un an, de faire de nouvelles petites économies… Et un jour, j’ai reçu une convocation à la gendarmerie. Je craignais le pire…
- — C’est haletant, dites vite !
- — Ma tante, la sœur de mon père, avait laissé à sa mort une petite maison, très ancienne et mal foutue, qu’elle avait achetée pour venir de temps en temps voir son frère. Elle vivait à Londres et était tombée amoureuse de cette bicoque pleine d’histoire, « la maison du Bailli ». À sa mort, mon père en a hérité et l’a louée pas cher. Quand mes parents ont été à la retraite, ils ont vendu leur maison et sont partis au Maroc pour finir leurs jours au soleil, se croyant riches grâce au coût de la vie là-bas. Oubliée, la maison de la sœur. Le locataire était parti depuis longtemps, la maison avait été abandonnée, puis squattée, et certains l’avaient même partiellement incendiée. Ce sont les voisins qui s’étaient plaints aux gendarmes, à cause des squatters, supposés drogués, et des infiltrations d’eau à cause de l’incendie. Sans traces de mon père, ils avaient fini par me retrouver. Maintenant, c’est devenu ma maison.
- — Ce serait presque une belle histoire que celle de cette petite maison. Je comprends mieux maintenant les tenants et aboutissants de votre situation. C’est très touchant. Pour vous remercier de votre confiance, je vous invite à déjeuner, j’ai très faim.
C’est lorsqu’elle pose ses petites lunettes, se lève et sort de derrière son imposant bureau que Jérôme prend soudain conscience qu’il est en pleines confidences avec une femme. Et quelle femme ! Juchée sur des talons aiguilles de dix centimètres, un postérieur d’une rotondité parfaite moulé dans une jupe de toile écrue, avec une veste cintrée assortie mettant autant en valeur une taille fine qu’une poitrine drue. Il prend une décharge électrique dans l’occiput et une bouffée de chaleur lui monte aux joues. Il la suit dans un nouveau dédale de couloirs amenant à une porte arrière donnant sur l’autre rue. Ils marchent tranquillement dans le centre-ville, inondé par le soleil de fin de printemps, en devisant tranquillement jusqu’à un restaurant italien.
- — Vous savez, je ne porte pas autant d’intérêt à tous les demandeurs d’emploi, et heureusement, car je serais débordée. Mais votre cas m’intéresse vraiment. D’abord, j’ai horreur des injustices, et c’en est une flagrante. Je ne promets rien, mais je vais faire le maximum pour vous tirer de là.
- — C’est gentil, mais non. Ne vous inquiétez pas pour moi. Utilisez votre énergie pour des gens qui en ont vraiment besoin. Moi, j’ai maintenant un toit sur la tête, des petits revenus que vous avez dû voir, et je rebondirai toujours.
- — Oui au fait, d’où viennent-ils ces revenus « sporadiques » ?
- — Je fais des corrections pour un éditeur. Le hasard. Un jour je lisais un bouquin traduit de l’anglais et je bondissais à chaque page ou presque pour les mauvaises tournures employées par le traducteur qui, à mon avis, ne devait pas être de langue maternelle française. J’ai écrit pour rouspéter, l’éditeur m’a répondu courtoisement et m’a proposé d’apporter ma contribution en tant que correcteur. Je ne gagne pas beaucoup, deux ou trois cents euros par bouquin, trois ou quatre bouquins par mois. Mille euros, ça peut paraître peu, mais c’est bien mieux que zéro.
- — Oui, et puis avec ce que l’on vous verse comme indemnités de perte d’emploi après vos vacations, vous gagnez presque plus qu’avant !…
- — Ha ha ha ! Oui, presque. Mais… j’ai envie de vous dire que je vis mieux, finalement. Je retrouve de vraies valeurs. Je ne me réveille plus avec un fichier Excel dans la tête. Je regarde le ciel et je me dis « aujourd’hui, je vais jardiner », ou « je vais bricoler, j’ai un meuble à réparer », ou encore « aujourd’hui, je ne bouge pas, je vais corriger un manuscrit ». L’essentiel en somme…
- — C’est bien de le prendre comme ça. Donc vous avez un jardin ?
- — Oui, un bout de terrain au bord de la rivière à cinq cent mètres de la maison. Il avait été oublié, lui aussi, j’ai dû le défricher pour le cultiver, refaire des terrasses parce qu’il est très en pente.
- — Vous allez me trouver curieuse, mais j’aimerais bien connaître votre univers.
- — Facile, vous avez mon adresse, mon téléphone, vous venez quand vous voulez.
- — Même le samedi ?
- — Même. Et vous allez me trouver curieux également, mais vous ? Parlez-moi un peu de vous…
- — Oh moi, pas de problème de carrière. Conseillère pendant dix ans, Directrice d’agence maintenant, et dans cinq ans Directrice départementale quand mon collègue prendra sa retraite. C’est tout tracé.
- — C’est un peu réducteur de n’évoquer que votre carrière, si brillante soit-elle.
- — Eh bien… trente-six ans, divorcée, un enfant au collège, un petit appartement en ville et des escapades à la campagne le week-end. Une vie banale en somme.
- — Étonnant pour une femme qui ne l’est pas.
- — Comment cela ? Mais je suis d’une banalité rare !
- — Ne faites pas la fausse modeste. Vous savez pertinemment que vous êtes une femme superbe, intelligente et menant une brillante carrière.
- — Oui, alors le côté « superbe », opinion très subjective que je ne partage pas, ça m’a plutôt desservi que rendu service. « Madame la Directrice, si vous pouviez me pomper le dard sous le bureau, je donnerais certainement suite à votre requête ! » J’exagère un peu mais je n’en suis pas loin. Quant à votre « ami » Granradin, je le fais tomber quand je veux. Dans les manifestations professionnelles, c’est un vrai « queutard » !
- — Ah, ah ! Intéressant. Quoiqu’aujourd’hui, je m’en moque comme de ma première chemise.
- — On verra, on verra. Je n’ai pas dit mon dernier mot.
Ils terminent, lui sa scalopina alla milanese, elle sa salade de pomodori con mozzarella, prennent deux grosses gelati et deux cafés pour terminer. Elle reprend le chemin de son agence, il rentre chez lui, non sans passer un long moment à regarder s’éloigner l’harmonieuse silhouette chaloupant élégamment sur ses talons aiguilles. Il regrette de ne pas l’avoir assez remerciée pour ce déjeuner, pourtant court et peu somptueux, mais il a tellement apprécié d’être dans un restaurant pour la première fois depuis tant de mois. Il ne peut même pas lui envoyer un texto, elle sait tout sur lui et lui bien peu sur elle, pas même un numéro en dehors de la plate-forme d’accueil. Il va se cueillir une salade, ramasser les trois œufs quotidiens de ses poules, ce soir ce sera omelette-salade, comme hier, comme souvent.
Samedi. Il se casse la tête sur un truc qu’il a oublié : « elle s’est rendu compte » le choque, mais en écrivant « elle s’est rendue compte », le doute s’installe. Verbes pronominaux, le réfléchi fait partie du verbe, le complément est après, pas d’accord… Vérification. Soudain, le téléphone :
- — Bonjour. Sandra Nikouët
- — Ah bonjour. Comment allez-vous ?
- — Bien, mais c’est urgent. Est-ce que je vous dérange ?
- — Pas du tout.
- — Je peux passer vous voir ?
- — Oui, bien sûr.
- — En fait, je suis dans votre rue qui est si étroite que je la bloque. Heureusement, pour l’instant il n’y a personne derrière moi. Où puis-je me garer ?
- — Quand vous allez arriver à mon numéro, la maison est en retrait, vous pouvez stationner devant le garage, ma voiture y dort.
- — Merci, à tout de suite.
Et merde, pense-t-il, je n’ai pas fait le ménage… tant pis, trop tard. Le moteur de la voiture vrombit déjà, peinant à grimper la pente raide de la cour. Il sort à son avance, lui conseille de laisser en première en plus du frein à main.
- — Dites donc, c’est tortueux pour arriver chez vous, mais ça vaut le coup. C’est absolument charmant, un quartier que je ne connaissais pas du tout. Elles ont quel âge ces maisons ?
- — C’est la vieille ville, le tout premier habitat en dur. Si la mienne était bien celle du bailli, comme on le dit, on va dire XIIe ou XIIIe.
- — Mon Dieu ! Elle aurait donc au moins huit siècles ! Incroyable…
- — Non, non, pas si incroyable quand on y fait des travaux. Voyez, cette partie-là, à gauche, avec le garage et une pièce au-dessus ? Elle a dû être rapportée ultérieurement. Il n’y avait pas de communication entre les deux et les planchers ne sont pas au même niveau. Ce qui met mon entrée au fin fond d’une étroite courette.
- — Et elle servait à quoi ?
- — Si j’en crois les pierres d’angles qui sont restées autour de la porte, ce devait être une grange, possiblement là où l’on remisait charrette et chevaux avec le grenier pour le foin et le larbin qui s’en occupait.
- — D’accord ! Et ce petit balcon avec son pilier de pierres, c’est superbe. Ce pourrait être celui de Roméo et Juliette.
- — Ha ha ! Très romantique, j’avoue. On continue la visite par l’extérieur ?
- — Si vous voulez…
- — On va prendre ce raidillon, enregistré comme rue… ! Un premier perron qui donne donc au-dessus du garage, pour moi le logement du cocher… et puis un second perron avec moins de marches qui donne dans ma pièce à vivre. Et l’on arrive à l’angle, avec encore une ruelle minuscule qui passe derrière. Mais là, je touche le toit à la main, alors que devant il y a deux étages.
- — Je me répète mais c’est vraiment in-croy-able ! Quelle architecture tortueuse ! Mais pourquoi enterrer ces maisons ainsi ? Je pensais que la maison du bailli ressemblerait à un hôtel particulier, ou quelque chose dans le genre.
- — C’est toute cette partie de « ville haute » qui est ainsi conçue. Des maisons serrées les unes contre les autres, au pied de l’ancienne forteresse, des ruelles faciles à défendre et puis une solution simple et écologique que les anciens connaissaient bien : enterrée sur les deux tiers, la maison est naturellement climatisée par la terre, comme une cave. Fraîche en été et tempérée l’hiver.
- — Ah ! Malin ! Et ça fonctionne encore aujourd’hui ?
- — Oui, un peu. Même certainement mieux qu’à l’époque avec nos isolations et nos doubles vitrages. Cependant, notre besoin de confort a aussi évolué : quand je travaille assis toute une journée sur un bouquin, en dessous de dix-huit, j’ai vite froid.
- — Alors ? Comment faites-vous ?
- — Je monte à l’étage où j’ai gardé la grande cheminée et je me fais une bonne flambée. Je vais souvent traîner dans les bois l’hiver, et j’y exerce mon droit d’affouage qui, comme le glanage, date du moyen-âge. Normal quand on habite une maison de l’époque. C’est le droit de couper du bois pour se chauffer, il suffit de demander à la mairie. Passons à l’intérieur… Voici l’entrée qui me sert également de bureau.
- — Mais c’est charmant… tout comme l’extérieur. Ce carrelage, cet escalier… c’est d’époque ? Dans son jus ?
- — Non, pas du tout, de la récup’. Quand on n’a que ça à faire… D’ailleurs, presque tout ici provient de récupération : démolitions, déchetteries, Emmaüs… Je rapporte, je démonte, je nettoie, je gratte, j’ajuste, je modifie, et je remonte… Demi-palier, avec salle d’eau et toilettes, qui se trouvent donc au fond du garage et à mi-hauteur, ce qui m’a permis d’aménager en dessous un petit espace de vraie cave pour le vin que je n’ai pas et les légumes de mon jardin. Je n’ai pas encore les moyens d’avoir un congélateur, et finalement je m’en passe fort bien.
- — Douche à l’italienne et superbe lavabo !
- — Oui, une femme du monde qui se séparait de cette vasque dont le pied était légèrement fêlé. Je l’ai trouvé un matin sur un trottoir près des banques. Une bonne coulée d’Araldite, et la chose est aussi solide que neuve. Le miroir vient d’Emmaüs, un peu piqué mais son cadre de bois doré va bien avec la vasque.
- — C’est fait avec beaucoup de goût, chapeau !
- — Merci. Nous arrivons dans la pièce à vivre, juste à côté de la cheminée dont je vous parlais. Je la crois d’époque, elle n’est pas très belle mais elle a le mérite de fonctionner encore malgré son âge.
- — Oh que c’est joli, ces poutres, ces tomettes… Et donc voici la porte qui donne dans le raidillon ?
- — C’est bien cela, vous avez tout compris.
- — Et là, oh… magnifique ! Ce petit balcon au-dessus de l’entrée… Il est vraiment superbe ! Et avec cette glycine fleurie, hum… quel bonheur ! Charmante petite table bistrot et une seule chaise, bien sûr…
- — Une chaise, mais deux places. Asseyez-vous, et moi je m’assieds sur le muret, adossé à la rambarde.
- — Oh que c’est malin ! Solution gain de place. Impeccable.
- — Je vous sers quelque chose à boire ?
- — Non merci, je veux faire la curieuse jusqu’au bout !
- — Donc dans cette pièce il y a là la cuisine, minimaliste, frigo, évier et gazinière. Tout le matériel est dans cet ancien vaisselier. Au départ, je pensais faire une cuisine classique sinon moderne, avec des éléments sur tout l’angle. Mais en fait, c’est là que se situe la connexion avec l’autre partie, le dessus du garage. Alors marteau et burin, j’ai cassé. Je savais les murs épais, entre cinquante et soixante. J’y allais prudemment, mettant des morceaux de poutre au fur et à mesure. Je ne me doutais pas qu’il y avait en fait deux murs l’un contre l’autre.
- — Non…
- — Si, si. Un mètre treize de pierres à retirer une par une ! J’ai mis un mois à tout percer et tout évacuer, consolider, fignoler. Faites attention, j’ai fait une marche au milieu pour rattraper les niveaux.
- — Ouah ! Su-perbe ! Mansardée jusqu’au sommet du toit ! Cet espace est magnifique. Avec la porte sur le raidillon et cette grande fenêtre… Et donc c’est votre chambre ?
- — Exact. J’ai mis du temps, surtout à économiser l’argent nécessaire pour isoler. Une année j’ai fait une couche entre les chevrons, l’année suivante une couche en dessous, croisée bien entendu. Mais avec quarante centimètres de laine de bois, c’est vraiment très efficace. Ici je ne chauffe pas et je n’ai jamais moins de quatorze. Avec une couette et un édredon, c’est amplement suffisant.
- — Brrr ! Il ne faut quand même pas se promener tout nu !
- — Si, l’été c’est délicieux !
- — Alors donc, si j’ai bien compris, vous avez terminé vos travaux ?
- — Non, car j’ai encore le grenier, au-dessus de la pièce principale. Il faut ajouter un escalier, mais j’ai la place au-dessus de l’autre, et je peux faire encore deux chambres et une salle d’eau là-haut. Pour l’instant, j’ai empilé sur le plancher tous les morceaux d’isolants que j’ai pu trouver : les restes de laine de bois d’ici, de la laine de verre, de la laine de roche, du polystyrène, tout ce que j’ai pu récupérer, un vrai dépotoir…
- — Mais pour qui, ces chambres ?
- — Je ne sais pas encore… Peut-être qu’un jour j’aurai de nouveau une vie sociale avec des amis qui me rendront visite…
- — C’est bien d’avoir des projets et de garder espoir. Merci pour cette visite et bravo pour tout le travail accompli. Vous aviez appris à faire tout ça ?
- — Pas du tout. Mais le besoin oblige à s’adapter, et tant que le cerveau fonctionne bien, les mains suivent. Avec quelques blessures de temps en temps… Mais celles-ci guérissent plus vite que celles de la vie !
- — Hélas oui, on traîne des cicatrices pendant des années.
- — Vous aussi ?
- — Oui… et mon fils est là pour me les rappeler. Non pas que je lui en veuille à lui, comprenez-moi. Mais il ressemble physiquement à son père. C’était un amour de jeunesse, l’époque du cœur tendre. J’ai tout donné, j’ai reçu aussi, je le reconnais, mais j’ai reçu également une claque monumentale le jour où… où je les ai vus à la terrasse d’un café, insouciants, sans même se cacher, ils se bécotaient en public… moi j’étais dans mon bus, je rentrais de faire les courses avec tout ce qu’il aimait. Il est arrivé très tard ce soir-là, il avait eu un « conseil d’administration » qui s’était étiré en longueur… « tu comprends, chérie, les syndicats… alors j’ai dit non, vous ne pouvez pas empêcher le progrès… ». J’ai relevé la tête de mon assiette refroidie d’attendre et je lui ai dit : « ça va, ne te fatigue pas, tais-toi, ne fais pas de scandale, Pascal dort. Tu prends tes affaires, tes valises sont prêtes, et tu retournes d’où tu viens. Mon avocat te contactera ». Il a blêmi, a pris sa respiration pour protester. Je devais être terrifiante à voir, parce qu’il s’est ravisé, il a empoigné les deux valises et les deux sacs et il est parti. Avec la voiture, bien sûr. C’est comme ça qu’on repart à zéro après deux ans de procédure, et que je suis entrée dans l’époque du cœur sec. Voilà. Mais maintenant, tout va bien. Je suis passée du grand studio à un appartement sympa, j’ai une voiture rien qu’à moi et fils-boulot-appart’ occupent toute ma vie. Et les années filent à toute allure…
- — Le cœur toujours sec ?
- — Sûrement… je ne sais pas… dans tous les cas, qui voulez-vous qu’une femme de trente-six ans avec un ado de treize intéresse ?
- — Évidemment, surtout quand on est grosse, moche, bête et au chômage ! Attendez, je suis persuadé qu’il y a un tas d’hommes très bien qui sont à peu près dans la même situation et qui ne demanderaient qu’à reconstruire quelque chose de sympa avec quelqu’un comme vous…
- — Eh bien expliquez-moi, Monsieur, pourquoi un homme tel que vous vit seul dans ce petit bijou ? Voyez ce que c’est que d’être gros, laid, sans diplôme et un peu idiot !
- — Pas pareil, désolé. Je n’ai pas de situation, je suis incapable de subvenir aux besoins d’une famille, j’arrive tout juste à satisfaire mes propres besoins de base. Regardez : pas de télé, pas de superflu, consommation minimale. Qui pourrait être attiré ?
- — Quelqu’un qui n’en a rien à faire. Quelqu’un qui pense : « ce type-là est un type bien. Marre des salauds, des tricheurs, des coureurs de jupons, des matuvus avec leurs grosses bagnoles et leurs gros ventres, leurs gros comptes en banque avec lesquels ils croient possible de tout acheter. Je veux être à lui, comme ça, pour le plaisir, parce qu’il me plaît, et parce qu’avec lui je me respecterai…
- — C’est… c’est une déclaration ?
- — Prenez ça comme vous voulez. Pardon… Excusez-moi. Je… euh… je me suis permis d’apporter une pizza et une bouteille de rosé, si toutefois vous aviez envie de dîner avec moi… je ne savais pas si vous aimiez les plats chinois, italiens j’étais sûre…
- — Ce serait bien si vous mettiez le rosé au frigo et la pizza au four, et non pas l’inverse.
- — Ha ha ha !
Elle descend l’escalier comme une folle, si vite que le bas de sa robe se gonfle comme un parachute. Elle revient rapidement, chargée de ses achats.
- — Vraiment, cette maison a un charme fou que vous avez su merveilleusement préserver.
- — Peut-être… mais elle n’est vraiment pas pratique ni fonctionnelle, elle est sombre et un peu humide également. Si vous avez envie de faire pipi la nuit, il faut traverser la salle, descendre un demi-étage ; après vous êtes vraiment réveillé.
- — Bah, détails que tout cela. Non seulement vous avez un toit sur la tête, mais en plus c’est un joli toit. Dans votre situation, ce n’est pas si mal, loin de la grande précarité de certains.
- — C’est vrai, mais je ne me plains pas.
- — Oh là là ! Tous ces œufs dans le frigo !
- — Eh oui, trois par jour ça fait beaucoup pour un seul homme. Vous en emporterez une douzaine, si vous voulez.
- — Le monde à l’envers, le demandeur d’emploi qui va nourrir Pôle Emploi ! Mais volontiers… On va voir votre potager ?
Ils descendent la rue jusqu’à celle qui longe la rivière et parcourent environ cinq cents mètres. Là, entre deux maisons, une petite clôture ancienne mais bien restaurée ouvre sur une dizaine de mètres de large. En bas, la rivière et un paysage magnifique sur la vieille ville, le vieux pont, le moulin, le méandre reflétant comme un miroir.
- — Ouah ! Mais ici aussi c’est splendide !
- — Splendide mais pas franchement pratique non plus. La pente est telle que j’ai dû faire des marches et des terrasses. Voyez, terrasse d’un mètre de large, soixante-dix centimètres à cultiver et trente en allée. Ça fait deux rangs de légumes par niveau que je cultive depuis le niveau inférieur, comme ça je me baisse moins.
- — Très astucieux ! Mais vous avez plein de légumes… !
- — Oui, comme ça n’a pas été cultivé depuis des décennies, la terre est reposée. Et puis l’eau est à disposition, il suffit de monter les arrosoirs.
- — Et les cocottes sont là. Superbes !
Elle remporte même une petite provision de légumes frais et un gros bouquet de plantes aromatiques. Quand ils rentrent, le rosé est frais, ils en boivent le premier verre sur le petit balcon. La bonne odeur de la pizza envahit la pièce, Jérôme place une grosse bougie sur la table, elle allume des lueurs intenses dans les grands yeux vert foncé de Sandra. La main de la jeune femme s’avance sur la table, bientôt recouverte par celle de l’homme. Ils continuent de manger leurs parts de pizza de l’autre main, en mordant à belles dents tout en se dévorant des yeux. Et puis leurs lèvres se rejoignent.
- — Je…
- — Je voulais… non, pardon, allez-y.
- — Non, vous, continuez…
- — Je voulais vous dire par avance que… je crains de ne pas être à la hauteur, depuis le temps…
- — Ha ha ! J’allais vous dire la même chose, qu’il faudrait me pardonner. J’ai peur que mon vagin soit aussi sec que mon cœur…
- — Le trac, comme un ado pour son premier rendez-vous… Peur que ma mécanique soit « rouillée », ou qu’au contraire j’éjacule tout de suite.
- — C’est bien… je ne voudrais pas que ce soit autrement… pas de fanfaronnade, beaucoup d’humilité, de timidité, d’anxiété… c’est sain, c’est vrai, sans tricherie.
Elle lui donne tout ce qu’une femme peut donner à un homme.
Il lui donne tout ce qu’un homme peut donner à une femme.
Ils se réveillent avec les premiers rayons du soleil, elle est éclatante de blondeur et de bonheur. Elle grimpe sur sa poitrine amoureusement.
- — Alors Monsieur ? Rassuré d’avoir assuré comme un dieu ?
- — C’était le minimum, avec une déesse…
- — Hum !… Qu’est-ce que ça fait du bien ! Je me sens femme de nouveau ! Mais dis, ton lit est super confortable, c’est quelle marque ?
- — C’est du Rezzin. Trois sommiers et deux matelas récupérés, démontés, laine lavée, remontés, recousus, un mois de travail.
- — Noonnn…
Elle se penche pour regarder sous le lit, il admire l’ovale parfait de ses fesses ainsi exhibées, les prend dans ses mains et fourre son nez dans la profonde vallée après s’être exclamé :
- — Ton cul est tout simplement magnifique !
Elle se rétablit sur le lit, postérieur toujours offert à la gourmandise de son amant.
- — Il te plaît tant que ça mon cul ?
- — Hummm… oui, il est très joli, petit et plissé comme une minuscule roue de vélo.
- — C’est pour mieux s’étirer, mon enfant ! D’accord mais mouille-le bien et sois doux.
- — Quoi ? Tu veux bien que…
- — Mais oui, ce n’est pas ce que je préfère mais si ça peut te faire plaisir…
Il est doux, au début du moins. Sa Gwendoline n’avait jamais accepté de se faire visiter par là, il est aux anges. La chose devient démente quand, après la traditionnelle levrette, il reprend sa sodomie de face, les jambes de Sandra complètement relevées et écartées. Là, il lui demande de se frotter le clitoris, puis d’aller lui caresser le gland en passant ses doigts par le vagin. Ils partent tous deux dans un orgasme colossal.
- — Oh ! Je crois que j’ai fait des taches de « café au lait » sur tes draps, je vais les emmener pour les laver, j’ai vu que tu n’as pas de machine.
- — Non, mais il y a un pressing juste en dessous, sur la petite place. Ne t’inquiète pas.
- — Comme tu veux.
La douche à l’italienne les accueille ensemble, instants de caresses sublimées par la mousse savonneuse. Pour le déjeuner, il sacrifie ses toutes premières tomates, juste mûres, poêlées avec des œufs cassés dessus et copieusement saupoudrées d’aromates, accompagnées de tranches de vieux pain toastées et frottées d’ail. Elle se régale et vante ses talents culinaires. Il remercie Internet pour cette bonne recette, cent pour cent produits « maison ». Ils ne peuvent se quitter sans refaire une dernière fois l’amour, se donnant rendez-vous dans une trop longue quinzaine. Mais le contrat est clair, Sandra ne veut pas perturber d’un iota la vie de son fils, ni même lui parler d’une quelconque relation amoureuse, encore moins d’une relation purement sexuelle.
- — Mais dis-moi une chose, demande Jérôme. Pourquoi moi et pourquoi si vite ?
- — Je te l’ai dit, parce que tu es un type bien. D’abord, ton histoire m’a touchée, d’autant plus que je ne portais déjà pas ton ex-beau-père dans mon cœur. Et puis surtout parce qu’à aucun moment je n’ai surpris ton regard détailler mes seins ou mes fesses. Tu sais, il y a des regards qui salissent, qui te donnent l’impression d’être une grosse pâtisserie dans une vitrine. Toi, jamais. C’est peut-être bête, mais j’ai eu très envie de te récompenser pour ça et d’apporter un peu de sourire dans ta tristesse. Bon, et puis j’ai eu envie de toi dans la minute où je t’ai vu. Voilà, curieux !
- — Merci pour tout.
- — Attends, je travaille pour toi, tu me diras merci après. À dans quinze jours.
Jérôme prend une journée de « transition », se remémorant le film de ce week-end inattendu, voire inespéré. Toute sorte d’idées lui passent par la tête. Cette femme est-elle tombée amoureuse de lui, genre coup de foudre ? Est-elle au contraire une habituée de cette pratique, puisant dans le vivier des demandeurs d’emploi ses amants occasionnels ? Lui-même en est-il amoureux ? À cette dernière question, la réponse lui semble claire, c’est non. Du moins pas encore. Quoi que… Ces deux jours de folie sexuelle ont mis fin à une traversée du désert de plusieurs années, durant lesquelles toute sexualité avait été exclue. Par la blessure de la trahison d’abord, par la honte de sa déchéance sociale ensuite, par l’habitude d’une solitude installée enfin. De conquérant, il était passé au stade de personnage insignifiant, couleur des murailles qu’il longe en souhaitant s’y fondre. En quelques mots et quelques attitudes, elle a su mettre en valeur ses capacités, son travail pour parvenir à se fabriquer un abri convenable à partir d’une ruine. Il regrette cette défiance vis-à-vis de tous que l’épisode Granradin lui a conférée. Après tout, tant que sa culpabilité n’est pas prouvée, le suspect n’est-il pas innocent ? Pourquoi ne pas accorder cette présomption d’innocence à Sandra, qui n’occuperait certainement pas son poste si elle avait commis n’importe quoi depuis des années ? Elle est divorcée elle aussi, mais elle a la garde de son fils, et donc n’est probablement pas responsable de cette séparation par un comportement volage. À la fin de la journée, il s’installe sur son petit balcon, respire profondément et se dit :
Prends ce qu’il y a de bon dans cette histoire, mon gars, et profite de cette bonne fortune. Non, tu n’es pas nul, la preuve. Et tu vas leur montrer à tous que tu peux rebondir, plus haut que là d’où tu es parti.
Il se couche plus serein dans des draps propres, souriant en repensant à ce qui l’a obligé à les changer. Ce n’est pas cette pétasse de Gwendoline qui se serait laissée sodomiser ainsi, en tout cas pas par lui. Des images du corps superbe de Sandra, dans différentes positions et situations se succèdent sous ses paupières fermées, il s’endort en bandant.
Le moral serait-il inversement proportionnel au remplissage des testicules ? Sans doute, puisque celui de Jérôme passe au beau fixe. Il décrète que l’urgence, l’été arrivant, réside dans son système d’arrosage. Certes, grimper les arrosoirs depuis la rivière entretient la forme, mais produit également des arrosages sporadiques qui ne plaisent pas aux tomates, les plus récentes ayant le syndrome du « cul noir », le bas du fruit tout noirci et racorni, preuve d’un mauvais arrosage. Direction la récup’ ! Avec un vieux ballon d’eau chaude, une pompe de voiture et un panneau solaire, il dispose désormais de cent cinquante litres par jour pour arroser, soit quinze arrosoirs, ce qui est largement supérieur aux trois ou quatre qu’il traînait précédemment. Ensuite, il récupère un maximum de tuyaux d’arrosage, parfois en reliant des bouts disparates avec des morceaux de tube, pour faire du goutte à goutte avec des trous d’épingle. Ce beau chantier l’occupe toute la quinzaine, à part quelques bouquins à corriger sur lesquels il passe ses soirées. Pas de nouvelles de Sandra jusqu’au vendredi, lorsque son téléphone bipe pour lui annoncer un SMS :
- — Je peux venir dès ce soir ? J’ai tellement hâte…
- — Avec le plus grand plaisir.
- — Ne prévois rien, je t’emmène dîner à la campagne. Vers dix-neuf heures ?
- — Ok.
À l’heure dite, la petite voiture renâcle dans la pente du garage. Elle en descend, somptueuse dans un fourreau quasi oriental de satin vert canard, orné de motifs chamarrés. Ses cheveux blonds retenus en chignon, elle est magnifique. Elle attrape un lourd sac de courses en annonçant :
- — Ça, c’est pour demain, en espérant que tu aimes le veau.
- — J’ai pris l’habitude de ne pas être difficile. Mets tout ça au frais.
- — Je me dépêche, on a bien trois quarts d’heure de route à faire.
Elle conduit à son image, vite et bien. Elle a un sourire constant aux lèvres, le fourreau de satin fendu jusqu’à la taille montre ses longues cuisses fines et musclées.
- — Je suis rentrée du boulot vers quinze heures, RTT. Je t’ai envoyé le SMS, j’ai fait quelques courses, quand Pascal est rentré du lycée je l’ai déposé devant chez son père, je me suis préparée et me voilà.
- — Je me demandais si tu viendrais quand j’ai reçu ton texto, la meilleure des réponses. Tu m’emmènes dans un palace ? Tu es si élégante…
- — Non, tout le contraire. L’élégance c’est juste pour toi. En fait, on va dans une ferme-auberge que l’on m’a conseillée. J’ai retenu depuis la semaine dernière. C’est très couru, il paraît. Tiens, tu me guideras.
Elle lui tend une feuille de carnet où le chemin est indiqué. Il est vrai que la fin du parcours est plutôt rock & roll, avec des embranchements incertains sur des routes pas plus larges que la voiture. Ils arrivent enfin, se garent sur l’herbe d’un pré prévu à cet effet, déjà occupé par quelques véhicules. Dans la grande longère, une marmite mijote dans la cheminée, exhalant une douce odeur de garbure. On les installe à une petite table pour deux près d’une fenêtre. Le menu est écrit à la craie sur un tableau qui circule de table en table, on pourrait manger du fromage de chèvre de l’entrée au dessert. Que des produits de la ferme. On leur apporte le vin commandé, un Cairanne épais, puissant mais délicieux, quand quatre nouvelles personnes font leur entrée.
- — Merde, chuchote-t-elle, je ne m’attendais pas à les trouver là.
L’un d’eux se détache du groupe et vient droit vers leur table. Petit, rondouillard, suffisant et mielleux :
- — Madame la Directrice, chère amie, quelle bonne surprise de vous trouver ici.
- — Monsieur le Directeur… Monsieur Rezzin, un ami de longue date qui travaille pour une maison d’édition, Monsieur le Directeur Départemental du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle.
- — Bonsoir Monsieur.
- — Monsieur… Chère Madame, vous êtes bien trop jeune pour publier vos mémoires. Mais mes compliments, vous êtes très en beauté ce soir. Je vous souhaite un excellent dîner. Je vous prie de m’excuser, mon épouse, des amis…
Pépère va retrouver sa petite troupe, Sandra se rassied.
- — Ça va me gâcher la soirée, ça, grommelle-t-elle entre ses dents.
- — Pourquoi ? Mais non, ça ne change pas le menu.
- — C’est vrai, mais je me sens encore en représentation. Plus libre de te dévorer des yeux, plus libre de glisser ma main sous la tienne, plus libre de rire à tes éventuels propos salaces…
- — Bien, alors séparons ce qui se passe sur la table et sous la table. Parce qu’avec des nappes aussi longues, ils ne peuvent pas voir ce qu’on fait dessous.
En disant cela, Jérôme enserre les jambes de Sandra entre les siennes.
- — Hum, c’est vrai, excellente idée !
Il n’entend qu’un léger claquement de talon sur le sol puis sens le peton délicat de la belle s’insinuer entre ses cuisses et venir caresser son sexe à travers le pantalon.
- — Doucement, chère Madame, il ne faudrait tout de même pas que je sorte avec une grosse tache au niveau de ma braguette.
- — Vous avez raison, répond-elle avec l’air sérieux de quelqu’un qui traite une grosse affaire. Pas de tache, mais une énorme envie de froisser ma robe à ce que je sens.
Finalement, la mascarade obligée tourne au scénario comique, les deux amants s’échangeant les pires provocations et insanités avec le ton et la gestuelle d’une discussion hyper sérieuse. Il n’empêche que leur repas est écourté. Elle avait rêvé de prendre le café, voire un digestif, en traînant dans une salle presque vide, à la lueur du feu de cheminée, ils partent rapidement une fois le sorbet au fromage blanc de chèvre avalé. La jeune femme reprend le volant tendue, visiblement agacée. Elle roule bon train pendant quelques kilomètres, les dents serrées, puis quitte la route principale pour s’engager dans une allée forestière. Là, elle coupe le contact et descend. Il se demande si c’est pour soulager une envie pressante, mais il voit sa tête dans la pâle lueur de la lune montante. Il descend à son tour.
- — Viens vite, ma croupe t’attend !
Elle est accoudée sur le capot, ses longues jambes écartées faisant penser à une girafe qui s’abreuve, la jupe relevée autour de la taille. Il caresse les deux moitiés du fessier merveilleusement elliptique, constatant qu’un string minimaliste les sépare. Ses doigts suivent le ruban élastique qui les conduit jusqu’à une vulve dilatée qui lâche son jus dès leur arrivée. Il décide de ne pas retirer l’ornement de dentelle mais de l’utiliser au service de leur plaisir en l’écartant juste assez pour laisser passer son sexe. Elle s’affale complètement sur le capot tiède.
- — Oh oui… Viens en moi, bien au fond. Que je sente ton sexe taper au fond de moi. Prends-moi comme ta maîtresse, ta chose, ta salope. « Chère mâdâme… très en beâutééé… gna-gna-gna », gros porc ! Si tu savais ce qu’elle fait, là, maintenant, la Directrice… Elle se donne comme une traînée à son bel amant et elle jouit. Bouffeur de vie ! Assassin de ma liberté ! Vas-y Jérôme, baise-moi, défonce-moi. Je suis toute à toi pour deux jours encore…
Elle en a gros sur la patate de sa soirée gâchée. Pourtant une bonne idée. Table originale, produits excellents, loin de la ville… pas assez, sûrement. Jérôme se donne à fond, dans cette levrette debout, il entend les ongles pourtant assez courts de Sandra crisser sur la tôle. Puis il la retourne, ses longues jambes autour de son cou, et elle termine totalement nue, les cuisses serrées autour de sa taille et ses bras autour de son cou, l’embrassant à perdre haleine tandis qu’elle se pilonne elle-même sur le dard érigé. Elle jouit à deux reprises, mais dès qu’elle sent qu’il a franchi le point de non-retour, elle saute à terre en criant :
Elle embouche le pénis dilaté et luisant de cyprine, finit de l’exciter de sa langue et de ses mains jusqu’à ce qu’il crache ses longs jets de semence au fond de sa gorge.
- — Hummm !… Eh bien, c’est ce qu’on appelle un complément alimentaire, dit-elle en se passant un doigt aux commissures des lèvres et en le léchant avec gourmandise.
- — Désolé mais… quinze jours sur la béquille, les réservoirs étaient pleins…
- — J’espère qu’il en reste encore, je sens que je vais avoir bientôt faim de nouveau !
Dans la faible lueur du plafonnier, elle essuie ses cuisses et enfile trois mouchoirs en papier sous le string en maugréant :
- — Incroyable ce que tu me fais mouiller, je n’ai jamais inondé comme ça. Tu me fais tellement jouir…
Elle enfile sa robe, sans la boutonner, sans ceinture et reprend le volant. Ils se font un café en arrivant qu’elle boit assise sur ses genoux.
- — Ici je suis bien. Je m’y sens bien dans ta maison. Tu dis qu’elle est sombre, mais je m’y sens protégée. Ici, je suis dans mon jardin secret. Ici, je peux être moi-même, personne ne me juge, ne m’épie. La directrice de Pôle Emploi est restée à la porte, ici je suis Sandra, la maîtresse de Jérôme. Merci pour ça.
- — Et moi, c’est l’inverse. Dehors je ne suis plus rien, mis au ban de la société. Mais quand tu es là, je revis, j’existe, je suis ton amant, et j’aime ça.
- — J’avais mis ce string et ce soutien-gorge à balconnets pour t’exciter, pour que tu aies envie de moi, je voulais te faire découvrir ça durant le repas, discrètement… Et puis ce gros porc qui me révulse est arrivé, le « gros chef » comme on l’appelle, lui aussi l’œil toujours mal placé. Tu te souviens quand je t’ai parlé de regards qui salissent, en voilà un bel exemple.
- — Bah ! L’étoile ne se soucie pas du ver de terre !
- — Pas mal !… Ah ouais, ça me plaît bien. Tu n’aurais pas un petit digestif ? J’ai envie de finir totalement saoule, ce soir. Comme ça tu pourras abuser de moi autant que tu voudras.
- — Je n’ai pas grand-chose… à part une bouteille de crème de cassis. Avec du vin blanc, ça permet de faire plein d’apéros à pas cher.
- — Va pour la crème de cassis… Hum, mais dis donc, c’est vachement bon… je m’en souviendrai.
- — Et moi je me souviendrai de ce repas délicieux, de la bonne idée que tu avais eue même si d’autres l’ont eue aussi, et de ce retour fabuleux. Merci pour tout cela.
- — Tu es un vrai gentil, parce que je n’ai pas été vraiment agréable, j’étais tellement vexée, frustrée, contrariée par ces importuns. Tout mon beau projet de belle soirée à l’eau… Grrrr !
- — Mais non, juste un contretemps. Regarde comme on est bien.
- — C’est vrai, tu as raison. Tu viens me faire l’amour ? Montre-moi où est le lit, les murs ont une fâcheuse tendance à tourner, ici.
Cris et halètements emplissent la vieille maison jusqu’au milieu de la nuit. Au réveil tardif, elle fait la même chose que la première fois, grimpant sur la poitrine de son amant.
- — Tu sais que c’est notre dernier week-end avant les vacances ?
- — Oh non…
- — Eh si, dans quinze jours on sera en juillet, Pascal sera en vacances et moi aussi… pour tout un long mois…
- — Tu me manques déjà. Tu pars ?
- — Oui, en Bretagne, chez mes parents.
- — Au bord de la mer ?
- — Pas du tout, au milieu des terres, à Saint Servais. Ils y sont paysans.
- — Jamais entendu parler…
- — C’est tout petit, pas plus de deux mille habitants. C’est à côté de la base de Landivisau.
- — Ah oui, ça j’en ai entendu parler. C’est loin de la mer ?
- — Pas tellement, ça dépend. Vers Brest on atteint vite le bras de mer de Landernau, mais je préfère la côte nord, vers Roscoff, l’île de Batz, ou Carantec… Mais rassure-toi, au mois d’août, je serai toute à toi, sans enfant, il sera avec son père. Tout un mois d’amour, en dehors du boulot, bien sûr.
Elle glisse une main sous son ventre et guide le gland durci vers sa grotte humide, s’empalant d’un mouvement lent de tout son corps.
- — Et toi ? Que vas-tu faire en m’attendant ?
- — Hum… je ne sais pas, j’hésite… Madère… les Baléares… ou peut-être… ah oui tiens, les Marquises !
- — Ha ha ! Plaisantin !
- — Pas du tout, je vais me mettre le CD de Brel, « les Marquises », en boucle !
L’après-midi, il l’emmène visiter les ruines de l’ancienne citadelle, en grimpant simplement le raidillon qui passe le long de sa maison. Elle a apporté dans son petit sac un short en éponge, un débardeur et une paire de baskets, au cas où il l’emmènerait jardiner. Elle enfile tout cela devant lui, ne mettant ostensiblement rien en dessous, agréable provocation. Ils ne croisent que deux ados dévalant à toute allure les cinq cents mètres de pente raide, se terminant par une volée de marches usagées.
- — Ouf ! Mais ça valait le coup, dit-elle haletante. C’est ce qu’on appelle un paysage à couper le souffle !
- — Oui, c’est ma terrasse en somme.
- — C’est ça, en route vers le septième ciel. En tout cas c’est aussi fatigant que de faire l’amour.
Elle s’appuie sur le muret consolidé à la chaux dominant toute la vallée. Une légère brise évapore leur sueur et donne une sensation de fraîcheur à l’ombre des vieux platanes poussés là on ne sait trop comment. Il s’approche d’elle par-derrière et pose ses mains sur ses hanches, puis les fait virevolter à la surface du débardeur, bientôt déformé par les tétons érigés.
- — Arrête ! Je vais marquer mon petit short en éponge.
- — J’ai envie de toi, là, tout de suite.
- — Tu es fou ! On pourrait nous surprendre, nous voir.
- — Il n’y a qu’un chemin et on peut voir arriver d’ici.
- — Mais on voit toute la ville. Donc avec des jumelles, n’importe qui peut nous mater !
- — Bien sûr, les gens passent leur temps à ça, regarder cette terrasse avec des jumelles.
- — Il est fou ! Tu es fou, mais j’aime ça.
Il glisse ses deux mains dans le petit short, le forçant à s’abaisser en pétrissant les fesses désormais offertes. Il la prend sans ménagement. Sans talons, elle est plus petite et il la décolle du sol à chaque coup de bassin. Elle jouit rapidement, violemment. Avant qu’il ne vienne aussi elle hoquette :
- — Donne-moi ta liqueur à boire, j’adore ça.
Elle lui offre son second orgasme dans sa bouche, encore une pratique que Gwendoline refusait catégoriquement. Elle demande un mouchoir, il lui tend le petit paquet transparent. Elle s’essuie les lèvres puis place quelques mouchoirs au fond de son short avant de le remonter. Elle s’ébroue, rattache ses cheveux.
- — Ça va ? Je suis correcte ?
- — Pas vraiment. Tu es beaucoup mieux à poil.
- — Pfff… Il n’empêche que c’est la seconde fois en deux jours que je fais l’amour dehors, et j’adore ça !
- — Ça ne t’était jamais arrivé ?
- — Tu plaisantes, ja-mais ! Je suis une femme convenable, moi.
- — Oui, euh… hier soir, c’est bien toi qui as demandé…
- — C’est vrai. Avec toi, j’ai envie de tout, tout le temps, et pas seulement de faire à plat dos les jambes écartées les jours où il n’y a pas « conseil d’administration ».
- — D’ailleurs ce soir, je dînerais bien d’une « chatte blonde fourrée à la langue de veau » !
- — Hum… Arrête, les mouchoirs ne vont pas suffire.
L’amour sur la table à l’heure du dîner, l’amour au lit ensuite, une petite sodomie finale sur le petit balcon vers trois heures du matin, l’amour au réveil, l’amour le dimanche après-midi, ils se donnent jusqu’à l’épuisement total, prenant de l’avance et fabricant des souvenirs pour cet interminable mois et demi de séparation forcée.