Résumé de l’épisode précédent :
Un lien amoureux improbable s’est tissé entre Sandra, directrice d’agence Pôle Emploi et Jérôme, un cadre réduit au chômage par un patron véreux.
La semaine qui suit est un peu triste, malgré un soleil éclatant. Et puis la nécessité faisant loi, satisfaire aux besoins premiers reprend vite le dessus. L’argent manque cruellement, non pas pour le superflu mais pour des choses aussi bêtes que changer l’alternateur de son vieux véhicule. Le garagiste lui demande deux cents euros, Internet lui propose la pièce à plus de cent cinquante, mais son compte est pratiquement vide, panneau solaire de l’arrosage oblige. Par force, Jérôme reste à la maison sauf pour quelques courses qu’il fait à pied et un tour quotidien à son jardin. Il en profite pour accélérer ses corrections de manuscrits en cours et en réclamer d’autres à son éditeur, qui finit par lui accorder une petite avance, fort bienvenue. Il craignait fort que toute rémunération dût attendre le retour des vacances. Chaque jour, il attend le passage du facteur susceptible d’apporter le précieux chèque. Mais c’est un tout autre courrier qu’il reçoit. Une jolie enveloppe jaune, épaisse, remplie d’une écriture fine et nerveuse.
Très cher Jérôme,
J’ai préféré utiliser les vieux moyens pour t’informer, afin de ne pas laisser de traces sur le réseau du boulot. Tu verras, c’est un début, mais ce n’est que le début. J’avais bien briefé cette stagiaire, une allumeuse de nature, qui ne se plaint habituellement pas. Mais quand je lui eus fait miroiter quelque argent facile à gagner, pour peu qu’un procès ait lieu, elle a foncé comme un bon petit soldat. Et d’après les dernières rumeurs, elle ne sera pas la dernière à porter plainte (Me too ! ).
Tu me manques, et là aussi ce n’est que le début…
Sandra
La courte lettre est accompagnée de la photocopie d’un article du journal local :
HARCELEMENT :
Un scandale éclate à la Chambre des Métiers.
Une stagiaire porte plainte contre Monsieur Granradin, le président, pourtant honorablement connu…
« Ah la vache ! Plus garce tu meurs, pense Jérôme en souriant. Il épluche l’article avec délectation. La petite stagiaire de Pôle Emploi avait fait la Nafissatou Dialo, c’était du Strauss-Kahn dans le texte ! Petite jubilation, doublée de celle d’avoir en prime toutes les coordonnées de sa belle, preuve de sa confiance. Il aurait bien acheté le quotidien pour être informé des suites de l’affaire, mais son prix lui permettant d’acheter un pain, il préfère le pain. Enfin le chèque de l’éditeur arrive, à point nommé pour régler les factures d’électricité, d’eau et de téléphone. Il lui reste suffisamment pour commander l’alternateur, ce qu’il fait. Deux jours pour changer ce fichu engin, mal placé presque sous le moteur et avec une courroie très difficile à tendre sans pont ni fosse.
La voiture réparée, il retourne à la déchetterie pour récupérer des pattes d’aluminium pour réparer la gouttière de la petite rue arrière. Comme elle est très basse, des gamins s’y sont suspendus et les fixations ont lâché. Le meilleur endroit pour cela, c’est celle où les ateliers de Granradin déposent leurs déchets, des ferrailles de toutes sortes et, il le sait bien, de bonne qualité. Alors qu’il fouille dans la benne, un camion arrive. Deux hommes en descendent. Merde ! Il n’aurait pas souhaité les rencontrer.
- — Hé ! T’as vu ? C’est le patron… Salut patron !
- — Hola, je ne suis plus patron de rien. Salut, les gars, ça va ?
- — Pour nous, vous serez toujours le patron. Ça va… ça va… pas si bien que ça.
- — Qu’est-ce qui ne va pas ?
- — Ben, le Granradin va finir en cabane, c’est sûr !
- — Oh, vous croyez ? Ce n’est pas une petite stagiaire qui va le faire tomber. Sa parole contre la sienne, un peu de pognon au passage et l’affaire sera étouffée.
- — Oh que non ! C’est que chez nous, la petite Florence, la secrétaire que vous connaissez, elle a déposé plainte aussi. Voyez ben, c’est la mode : une qui cause et les langues se délient.
- — Voui, rajoute l’autre, comme disent les chroniqueurs c’est la fête aux « gros niqueurs » ! Ha ha ha !
- — Y en a une qui doit faire la tronche, c’est votre belle-mère, enfin anciennement.
- — Avec moi, il a toujours été correct… sur ce plan-là.
- — On veut bien vous croire.
- — Mais dites, qu’est-ce que vous apportez là, c’est de la merde ! Cet alu tout fin, tout mou…
- — Ah, n’en parlez pas, les temps ont bien changé. Le fric, le fric ! Ils commandent des matériels tout faits, ça arrive par containers entiers de Chine et nous on recoupe pour les ajuster. Et ils vendent ça au prix d’avant. On soude même plus, on met des rivets, la tôle est si fine qu’on passerait au travers.
- — Ben ça, on passe plus de temps à décoller les étiquettes « made in china » qu’à travailler dessus.
- — Ah ben tiens, l’aut’ jour, on est allé réparer la clôture de vot’ maison. Y avait eu des intrus, des gamins… Oh, c’est ben triste, une si jolie villa, en friche avec les panneaux « à louer » et « à vendre »…
- — Ah merde… j’avais pourtant fait un beau truc !
- — Ah dame, un palais ! Mais ils veulent louer ça deux mille le mois ou vendre un million et demi. J’dis pas que ça les vaut pas, mais ici, qui voulez-vous que ça intéresse ?
- — Je reconnais, j’ai été un peu fou sur ce coup-là. La folie des grandeurs.
- — Hé patron, vous pouviez, vous vous êtes fait plaisir, et puis avec vous tout marchait bien. On avait du boulot et on faisait de la belle ouvrage. Aujourd’hui on bricole et en plus on fait de la merde. Mais vous, ça va ?
- — Je suis vivant et en bonne santé. C’est pas si mal, non ?
- — Et le boulot, et… les amours ?
- — Chômeur et célibataire.
- — Putain, ça m’fout en rogne. C’est du gâchis. Ils vont le payer, soyez sûr, ils l’emporteront pas au paradis.
- — Ne le souhaitez pas trop, vous allez vous retrouver au chômage aussi.
- — Eh ben, on ira à Pôle Emploi ensemble ! Allez, à la revoyure !
Il trouve tout de même quelques beaux profilés d’alu au fond du camion et revient un peu chagriné. Cette entreprise dans laquelle il avait tant donné battait de l’aile, la famille Granradin allait la mettre à mal par ses âneries.
Il fait ses réparations, en profite pour démousser cette partie du toit et s’occupe de son jardin. Il est content de son système d’arrosage, les tomates sont belles et donnent bien. Aussi ses menus varient, salades de tomates et œufs durs, tomates poêlées aux œufs, tomates farcies aux œufs, omelettes aux fines herbes et coulis de tomates… Son estomac est rassasié, c’est tout ce qui importe. Juillet est harassant, deux semaines de canicule. Il reçoit quelques textos, c’est pareil en Bretagne et Sandra va se rafraîchir au bord de la mer qui atteint vingt et un degrés, un record là-bas. Elle pense toujours à lui, comme lui à elle, et elle ne l’emmerde pas avec des sentiments. Pas de « je t’aime », de « mon amour » ou ce genre de choses qui l’auraient gêné. Elle a envie de lui comme lui d’elle et leur relation n’entre pas dans des complications. Il décroche un petit ticket avec la nouvelle boulangère, une fille recrutée à sa sortie de l’école. Elle est toute mignonne, toute timide mais gentille comme tout. Ils parlent un peu, puis un peu plus, puis beaucoup. Il n’a absolument pas l’intention de la mettre dans son lit, c’est plutôt comme une petite sœur qu’il n’a pas eue. De temps en temps, elle lui donne des croissants invendus de la veille en lui disant :
- — Passez-les quinze secondes au micro-ondes, ils seront comme tout frais.
Il n’a pas de micro-ondes, mais il s’en fiche. Un croissant, même un peu rassis, reste un luxe. Et puis fendu en deux avec une tranche de jambon, un peu de béchamel et du gruyère, c’est carrément repas de fête ! Ça change des tomates aux œufs. Comme elle distribue également le journal, il ose lui demander ce qu’elle fait des invendus. En fait, elle ne renvoie à la centrale que le bandeau et le reste part aux déchets. Elle lui garde donc chaque jour le journal de la veille, sans le titre. Il peut ainsi, avec un jour de retard, suivre l’affaire Granradin qui, il est vrai, prend une certaine ampleur. Jusque-là, cinq femmes ont porté plainte contre lui : la jeune stagiaire, une autre secrétaire de la chambre des métiers, celle de l’atelier et deux du Conseil Départemental dont une élue. Ça commence à faire beaucoup. Sa parole contre cinq, la partie est loin d’être gagnée. Jérôme est partagé entre un sentiment de vengeance qui lui fait plutôt plaisir, et la pensée pour tous ces employés qui risquent d’y perdre leur boulot. Mais tout cela, il n’y peut plus rien. Au moins se sent-il propre, pauvre mais propre.
Il reçoit un dernier SMS de Bretagne :
Je rentre demain. Je passe par Roissy à 17 h, son père emmène Pascal à Malaga. Tu seras là à n’importe quelle heure ? Avec le chassé-croisé je ne peux rien prévoir…
Bien sûr qu’il sera là, à l’attendre fébrilement. Rien à faire cuire, il fait trop chaud, donc salade de tomates aux œufs durs, avec beaucoup de ciboulette et de basilic. Et même des petits croûtons de pain dur grillé pour donner du croquant. Le petit diesel de la Clio broute dans la pente vers minuit. Sandra titube presque en descendant.
- — Ah, je suis épuisée… Une circulation de folie… et en plus ma clim est en panne, fait chier… Tu permets que je prenne une douche ? J’suis désolée.
- — Bien sûr, je vais te frotter si tu veux.
- — Oh oui, tous les deux sous l’eau fraîche, tes mains sur moi, dans mon dos, je suis moulue.
Elle se mouille avec satisfaction, il la savonne, elle lui offre son dos, il la masse. Le trapèze d’abord, puis tous les points durs de chaque côté de sa colonne vertébrale.
- — Aaaahhh que c’est bon ! Elles sont magiques tes mains… mais comment trouves-tu aussi exactement les points où ça fait mal ?
- — Tourne-toi… viens contre moi… tes bras autour de mon cou et laisse-toi aller… là…
- — Oh que ça fait du bien…
- — Mais dis-moi, tu as rasé ta toison ? Un amant breton ?
- — Ha ha ! Même pas. J’ai commencé les vacances avec une belle infection vaginale. Mal au ventre, pertes douteuses. Je suis allée voir mon vieux docteur, celui qui m’a mise au monde à la maison, comme une grande, pressée d’arriver. Il m’a dit : « toi, tu as trouvé un camarade de jeux ! – oui, pourquoi ? – et vous avez fait des folies ! – un peu, oui – alors ne cherche pas, tu as des bactéries dans le vagin qui ne devraient pas y être mais qui devraient rester dans ton trou de balle ! » Alors il m’a filé des ovules à mettre deux fois par jour, et au bout de dix jours c’était fini. Mais il m’a dit de me raser pour que les poils ne re– contaminent pas, ne jamais passer d’un trou à l’autre et même pour toi, il faut mettre des capotes pour la sodomie, sinon tu risques l’infection urinaire. Il m’a même donné une boîte d’échantillons. Voilà, tu sais tout. Mais entre ça et mes règles, je n’ai pas réussi à trouver le temps de te tromper.
Il croise ses doigts et applique les malléoles de ses mains sur les endroits douloureux du dos en remontant lentement. Par deux fois, les vertèbres craquent. Puis il se cambre et la décolle de terre en l’étirant, à nouveau gros craquement.
- — Ahhhh ! Mais tu peux t’installer comme kiné, c’est fantastique ce que ça fait du bien !
- — Tu crois que je banderais autant pour toutes mes patientes ?
- — Hum… je garde ça pour la bonne bouche, tout à l’heure.
- — Tu as bronzé, tu es magnifique. Dommage, ça fait deux marques…
- — Bah oui, le maillot pour la plage et celui pour garder les vaches. Je t’expliquerai. On va dîner ? J’ai presque faim… Oh, je t’ai rapporté des choses. Je peux mettre ton peignoir ? J’y vais…
Elle ramène un carton de diverses denrées de la ferme, deux artichauts, deux choux-fleurs, des bocaux de pâtés, rillettes et autres cochonnailles, une grosse boîte de galettes bretonnes et une bouteille de whisky breton.
- — Je ne sais pas ce que ça vaut, tu vas me dire.
- — Moi qui suis… qui étais grand amateur de whisky, je vais te dire ça de suite. Alors comme ça tu as gardé les vaches ?
- — Ben oui, je fais ça depuis toute petite et ça me plaît toujours autant. Un bon bouquin, l’ombre d’un arbre et mon esprit divague. Tout le monde me fiche la paix. Et puis j’ai fait la traite aussi. Attends, Pascal a fait des photos avec mon portable… regarde…
- — Ah oui ! Avec le tabouret à un pied attaché à la ceinture !
- — Ouiiii ! Regarde, j’ai posé avec, là ! Ha ha ha ! La directrice de Pôle Emploi…
- — Oh tu sais, il n’y a rien de ridicule là-dedans, c’est plutôt sympa. Ce n’est pas le top des whiskies, mais quand on n’en a pas bu depuis une éternité, c’est agréable, merci.
- — Là c’est Pascal avec ses copains bretons… là, mes parents… là, mon frère et sa femme…
- — Mignon tout ça. Il est beau, ton fils.
- — Oh, ma belle-sœur, elle est a-do-ra-ble. Vraiment une chouette fille : toujours souriante, toujours partante pour tout, elle aide à tout quand elle est là, discrète en même temps. Je l’adore et on est très copines.
- — Qu’est-ce qu’il fait, ton frère ?
- — Devine, avec son allure de Viking ? Marin-pêcheur, bien sûr.
- — Ah OK. Et la mer ?
- — Belle, calme, d’huile parfois, ce qui est rare. Et presque chaude, ce qui est rarissime. Pascal nage bien maintenant, je suis contente. Ah tiens, quand on parle du loup : « on est bien arrivé ». Rhooo ! celui-là et l’orthographe…
- — Pourquoi ?
- — Ben… « arrivé » il faut un « s ».
- — Eh non, « on » ce n’est pas « nous ». « Nous sommes bien arrivés » avec un « s », « on est bien arrivé » sans « s ». On, indéfini, troisième personne du singulier.
- — Bien M’sieur le correcteur. Tu lui évites une soufflante mais à une heure du mat’ je n’en peux plus. On va se coucher ?
- — Quand tu veux.
- — Tu sais de quoi j’ai envie ? De me blottir contre toi et que tu titilles mes pointes de seins avec tes mains magiques.
- — Comme Madame voudra.
Elle se laisse faire avec délice, elle ajoute son médius sur le clitoris et a un premier orgasme.
- — Fais doucement, maintenant. C’est devenu très sensible… oui comme ça… c’est booon…
Elle s’endort comme une masse. Jérôme reste sur la béquille, s’extirpe délicatement de sous elle et la recouvre d’un drap léger. Il s’endort également, perdu dans ces parfums de femme, le sexe palpitant.
Ce doit être elle qui se réveille la première, puisque c’est en sentant l’air frais sur son torse que Jérôme se réveille. Sandra rampe à reculons sur le lit et s’arrête à hauteur de son pénis.
- — Bonjour belle érection matinale. Que vous êtes jolie, que vous me semblez drue !
Sa langue parcourt lentement l’engin de la base au prépuce qu’une main agile décalotte tandis que l’autre se saisit des testicules. Le gland disparaît dans la jolie bouche gourmande, et le regard vert profond mesure l’effet produit sur le visage de son amant. Peut-il rêver meilleur réveil ? Elle s’active lentement, méticuleusement tandis qu’il se hisse sur ses coudes. Un rai de soleil chatoie dans la chevelure blonde et dessine une ligne éblouissante le long du dos, d’une fesse et d’une cuisse. Instant d’immortalité paradisiaque. Quand elle juge prêt l’objet de son désir, elle hisse son bassin jusqu’à lui, retenant le drap sur ses épaules. Prêtresse romaine ou païenne, la vulve glabre à la fente dévoilée s’écarte lentement pour l’intromission. Puis elle s’empale jusqu’au dernier millimètre. Elle dandine du popotin, se caressant le fond du vagin avec le bout du gland, avant d’entamer une lente et progressive chorégraphie. Lorsqu’elle se soulève, son bassin bascule en avant puis se renverse à son apogée pour redescendre basculé vers l’arrière. Un mouvement alterno-rotatif digne de Monsieur Timonier, l’inventeur entre autres de la machine à coudre. Il veut s’emparer de ses seins, elle le lui interdit en lui plaquant les poignets sur le lit. C’est elle qui, en arquant le dos, vient lui sucer et lui mordiller douloureusement les tétons. Une rageuse envie d’éjaculer en elle le saisit, il donne des coups de bassin, mais elle pèse de tout son poids sur les bras écartés et accélère ses allers-retours. Elle lit dans ses yeux la montée du plaisir, alors elle saute à terre, le laissant éberlué et frustré.
- — Viens me baiser pendant que je nous prépare du café, lance-t-elle en se drapant dans le drap et en filant à la salle.
Elle remplit le filtre et met de l’eau à chauffer.
- — Je vais me laver les dents, j’ai une haleine de chameau.
- — Oui, moi aussi, mais je voudrais bien pisser d’abord. Comment veux-tu avec ce gourdin qui regarde le plafond ?
- — Pisse dans la douche !
- — Ah oui, tu as raison.
C’est ainsi qu’il lui tourne le dos, essayant désespérément de débloquer ses vannes tandis qu’elle se frotte l’émail.
- — Hum… mais dis donc, c’est que tu as un petit cul superbe ! Je ne te vois jamais de dos, moi !
Elle se met à lui caresser les fesses, puis les hanches, puis elle se colle à lui et lui prend le pénis à deux mains.
- — Ah ben non, si tu me tripotes, je ne suis pas près d’y arriver.
- — Allez, pissou-pissou-pissou, comme je faisais à Pascal quand il était petit… Là, tu vois, ça vient… Oh ce jet ! Mes aïeux, je couche avec le jet d’eau de Genève ! Ha ha ha !
Elle prend son café, assise sur ses genoux, il en profite pour lui caresser éhontément les seins, le cul et le sexe, mais aussi pour se gaver de ses formes retrouvées.
- — Tu sais que tu es vraiment belle ? Ça me surprend à chaque fois. Tu es plus belle en vrai que dans mon souvenir.
- — Haha ! Belle, moi ? Une bonne petite paysanne bretonne, solide, avec de gros gigots, de gros jarrets et un gros cul ! Si ça te plaît…
- — Oui, ça me plaît beaucoup. Tu vois bien comme je bande.
- — Mais ça, c’est parce que tu sais que tu vas me baiser. C’est comme le whisky breton, tu en veux bien parce que tu n’as plus le grand whisky que tu faisais venir d’Irlande.
- — D’Écosse ! Mais non, je ne dis pas cela pour me convaincre moi-même ni pour te faire plaisir, mais parce que c’est vrai. Oui, tu es grande et athlétique, mais c’est très beau, avec des formes belles et bien dessinées… Tu féliciteras ta mère de ma part, elle t’a bien réussi.
Soudain, le téléphone portable de Jérôme vrombit sur le buffet.
- — Qui peut bien vouloir m’agacer un samedi matin ? … Allô ? … Oui, ah c’est toi, maman. Comment allez-vous ? … Et toujours pas marre du soleil ? … Ici aussi, il fait trop chaud… Non je ne travaille pas aujourd’hui… C’est compliqué, je vous expliquerai quand vous viendrez… Oui, je m’en suis occupé. Tout est réparé et le jardin est défriché… Pourquoi pas, ce serait une bonne idée, vous en seriez débarrassés… Oui c’est ça, avec le notaire… Oui je t’embrasse et embrasse papa aussi…
- — Tes parents. Ils sont où ? Au Maroc, tu m’as dit ?
- — Oui, c’est ça. Et ils viennent de recevoir un courrier leur disant que cette maison avait été incendiée. Le courrier a dû se perdre, mais il a fini par arriver, après plus d’un an.
- — Hé hé ! Le facteur à dos de chameau !
- — Oui. Enfin, comme je me suis occupé de tout et qu’eux s’en foutent, ils prennent contact avec le notaire pour m’en faire donation. Une bonne chose.
- — Capitaliste !
- — C’est cela, oui. Vous reprendrez bien un peu de café, très chère ?
- — Volontiers, mon ami. Puis, je serais enchantée de me faire ramoner le connet, Monsieur le Bailli !
Le mois d’août est remarquable, malgré la chaleur et les orages de la mi-mois, et ceci à maints égards. Sandra a élu domicile chez son amant, passant chez elle le soir ou le matin pour changer de vêtements et relever son courrier. La vie à deux est riche en discussions comme en amour. Ils sont heureux comme jamais. Un beau jour, alors qu’il est au jardin pour l’entretien et la cueillette quotidienne, son portable sonne.
- — Monsieur Rezzin ? Madame Nikouët de Pôle Emploi.
- — Oui, bonjour Madame, répond-il conscient que la communication est officielle.
- — Monsieur Rezzin, je suis en entretien avec un employeur potentiel. Pourriez-vous passer à l’agence ?
- — Quand cela ? Maintenant ?
- — Oui, s’il vous plaît.
- — Laissez-moi une demi-heure, que je sorte de mon jardin et que je me change.
- — D’accord, à tout à l’heure.
Il court comme un fou, ce doit être important sinon elle ne l’aurait pas dérangé à l’improviste. En moins de vingt minutes, il se présente à l’accueil, maîtrisant son souffle court.
- — Monsieur Rezzin, je vous présente Messieurs Sapière et Miclon, les directeurs et fondateurs d’une start-up qui s’appelle « Bio&Vous ». Ils sont à la recherche d’un directeur commercial, et j’ai pensé à vous.
- — C’est très gentil. Bonjour Messieurs, qu’attendez-vous de votre futur directeur commercial ?
- — D’abord, comme on vous l’a dit, nous sommes une start-up, une petite entreprise débutante, donc sans gros moyens encore. Le concept est de mettre en relation les personnes qui souhaitent se nourrir mieux, manger des produits bios de saison et de proximité avec les producteurs eux-mêmes. Ceci bien sûr par le biais d’une application sur téléphones portables, informatique et Internet, dont nous sommes les développeurs. Son originalité réside dans l’instantanéité du catalogue : les producteurs annoncent les produits disponibles et le stock, les consommateurs choisissent, en commandent, tout arrive en un lieu qui dispatche en point relais le matin, en livraisons l’après-midi. Une ville, un local, in véhicule électrique, un emploi.
- — D’accord, l’idée paraît judicieuse et dans l’air du temps.
- — C’est ce que nous nous sommes dit. Le processus est lancé et fonctionne bien, très bien même. Actuellement, notre chiffre d’affaires est d’environ cent cinquante mille euros par an pour un seul site. Mais le potentiel est bien supérieur. Le problème est que nous ne pouvons pas tout faire, nous ne sommes que trois avec une secrétaire, et en plus nous n’avons pas la formation commerciale suffisante pour nous développer. C’est là que vous interviendriez : trouver de nouveaux clients et de nouveaux producteurs.
- — Je vois. Le potentiel étant là, la chose paraît jouable. Quelles sont vos conditions ?
- — Eh bien… comme on vous l’a dit, nous sommes en phase de lancement, avec des moyens limités. Nous vous proposons un brut de trente kilo-euros…
- — Brut… donc un mensuel de moins de deux mille net ! Vous savez combien je gagnais en tant que directeur commercial des ateliers Granradin ? Sept mille mensuels Nets.
- — On ne peut pas comparer…
- — Exact. Et je ne suis pas en position de force, vous le savez bien, puisqu’à la recherche d’un emploi. Mais tout de même. Il va falloir sillonner la région, faire de nombreux kilomètres, passer d’incessants coups de fil, élaborer et mettre à jour en temps réel des fichiers complexes, sur les productions potentielles, les souhaits des clients, effectuer les croisements, gérer les stocks. Et tout ceci, c’est à moi de le fournir ? Je n’ai pas les moyens de vous payer pour travailler, je vous le dis tout de suite.
Sandra fait une drôle de tête. Elle n’avait jamais vu son Jérôme « en activité », défendre son bout de gras avec aplomb, précision, à la fois ferme et détendu. « Un sacré commercial », se dit-elle. La discussion dure de longues dizaines de minutes, Jérôme se défend pied à pied.
- — Tout ce dont vous avez légitimement besoin pour fonctionner, nous sommes prêts à vous le fournir, mais en dehors du salaire afin que la masse salariale ne soit pas déséquilibrée et mette l’entreprise en péril.
- — Je vous comprends parfaitement, j’ai aussi géré une entreprise et je connais les arcanes de la gestion. Alors résumons-nous :
– un salaire mensuel de deux mille cinq cents euros net ;
– l’indexation du salaire sur le chiffre d’affaires, le point zéro étant le CA actuel ;
– un véhicule de fonction loué ;
– une carte de carburant dans une station locale ;
– un ordinateur portable ;
– un téléphone mobile et son abonnement illimité ;
– le remboursement des repas pris à l’extérieur sur présentation des tickets ;
– l’autorisation de poursuivre en free-lance mes activités de correcteur en tant que vacataire.
Vous écrivez tout cela noir sur blanc dans le contrat et je signe. À dater du premier septembre.
On se serre vigoureusement les pinces, tout le monde semble content. Jérôme se confond en remerciements à la directrice de l’agence, devant tous ses collègues, alors qu’elle les raccompagne. Elle en est rouge de plaisir, de confusion ou d’agacement, il le saura ce soir.
En arrivant, elle lui saute au cou. Il s’excuse :
- — Je t’ai agacée, j’en ai un peu trop fait, tu étais toute rouge.
- — Non, c’est de ça dont j’avais une envie folle qui me tordait le ventre, de te sauter au cou, de t’embrasser. Je suis si contente pour toi. Je sais, ce n’est pas mirobolant, mais c’est mieux que rien. Tu vas gagner presque autant que moi.
- — C’est très bien, tu veux dire. Passer de presque zéro à deux mille cinq cents assurés, c’est Byzance !
- — Comment tu les as manipulés, j’y croyais pas… Je me disais : ça va clasher, ils vont partir. Et puis non, tout est passé comme sur des roulettes. Chapeau Monsieur.
- — Non, l’habitude du privé. S’ils proposent deux mille cinq cents bruts, c’est qu’ils ont déjà calculé leur plafond sur le net, ils se laissent une marge de négociation. Parce qu’ils savent très bien que pour un poste comme ça, la somme est ridicule, très en dessous du marché. Mais ils débutent, peu de moyens, donc. Je l’admets, mais j’ai besoin de ce boulot et je ne veux pas frapper à la porte tous les ans pour être augmenté, donc indexation. Si je double le CA, mon salaire double. Et le reste, ça me donne un petit contentement pour faire passer la pilule et eux ça ne leur coûte pas trop cher, en tous cas pas sur la masse salariale, avec charges et tout le bataclan.
- — Tu sais jardiner, tu sais bricoler, tu sais négocier, tu sais masser, tu sais faire l’amour… enfin je crois, mais j’ai un peu oublié. Il faudrait essayer tout de suite, je meurs d’envie de toi.
- — On va au lit ? Déjà ?
- — Non, ici, tout de suite, sur la table, avec mon « uniforme » de boulot !
Septembre s’ouvre sur de nouvelles contraintes. Sandra repart vivre chez elle avec son fils et Jérôme entame son travail. Ils ne se verront plus que tous les quinze jours, un peu plus à Toussaint. Au volant de la petite Twingo qu’on lui a louée, il parcourt le département avec les informations obtenues à la Chambre d’Agriculture. Les producteurs bios sont kyrielle, mais en majorité des bobos de l’Île-de-France recyclés avec quelques chèvres ou quelques ares de friches qu’ils appellent pompeusement « permaculture ». Les vrais, les sérieux, ceux capables de fournir plus d’une botte de poireaux par semaine se comptent vite sur les doigts des deux mains. Une dizaine en plus de la vingtaine déjà inscrits et l’on est aux limites des capacités actuelles du département en maraîchage bio. Les nouveaux inscrits voient en Jérôme une aubaine, résoudre leur problème de commercialisation. Les anciens inscrits sont contents de voir enfin quelqu’un de « Bio&Vous », entité jusque-là sans visage. Avec un article gratuit dans le journal local et un autre dans les bulletins communaux, il n’est pas très compliqué de compter une centaine de clients supplémentaires. À vingt euros le prix du panier moyen hebdomadaire, cela représente une augmentation de cent mille euros de chiffre d’affaires annuel. Jérôme se frotte déjà les mains en pensant à son augmentation de salaire, mais n’en reste pas là. Il fait aussi quelques « gros coups » : trois cantines d’écoles et lycées et deux maisons de retraite qui décident, grâce à la souplesse du système proposé, d’offrir un repas bio par semaine à leurs pensionnaires. Le problème de ces gros clients, c’est qu’ils souhaitent le « clé en mains », c’est à dire pas uniquement les légumes et les fruits, mais aussi la viande et le pain. Excellente façon de se diversifier et d’augmenter le catalogue. Ce sera l’un des principaux objectifs pour la nouvelle année. Mais il négocie d’abord auprès de ses employeurs un budget publicitaire, aussi modeste soit-il, qu’il pourrait utiliser à l’envi. On lui accorde royalement cinq mille euros, une misère, au vu de son rapport d’activité et des projections qu’il présente. Après quatre mois d’activité intense, il demande également cinq jours de congés autour du premier janvier, histoire de passer un peu de temps avec Sandra.
Beaux moments romantiques autour du feu dans la grande cheminée. Le récupérateur de chaleur chauffe l’eau qui alimente les radiateurs de l’entrée, de la salle d’eau et de la chambre. Mais le bois utilisé, Jérôme l’a fait livrer, il n’a plus le temps d’aller le glaner en forêt. Désormais, il s’offre une pièce de viande rouge et deux morceaux de poisson par semaine, et il achète chaque jour une baguette fraîche et le journal du jour. Son salaire lui permet également d’inviter Sandra au restaurant, même si c’est elle qui assure le transport. Ils vont chez un jeune chef rencontré dans un patelin perdu, qui a un talent fou et s’approvisionne quotidiennement en bio. Au cours du dîner, Jérôme sort de sa veste un long étui qu’il offre à Sandra en guise d’étrennes. Elle l’ouvre fébrilement et éclate de rire. Devant la mine décontenancée de Jérôme, elle plonge dans son sac et lui tend un petit paquet cubique qu’il ouvre également. Ils ont eu la même idée, s’offrant mutuellement une belle montre, « pour que tu penses à moi à chaque fois que tu la regardes » disent-ils ensemble. Cet unisson de mots et de pensées les met en joie, leur belle entente n’est pas feinte et probablement pas uniquement sexuelle.
L’année commence avec l’annonce du prochain procès de Granradin, prévu au mois de mai. Jérôme est appelé par le notaire pour signer l’acte de donation de sa maison. La bonne nouvelle tourne à la catastrophe, car ses gentils parents, ignorants de sa situation précaire, lui laissent les frais à régler. Heureusement, la valeur de la bâtisse ayant été estimée à vil prix avant travaux, le montant des frais dilapide ses récentes économies mais il peut y faire face. Il est désormais véritablement chez lui, avec ce que cela comporte comme obligations et impôts.
Il court les radios locales pour obtenir des interviews, il fait passer un article publicitaire dans la gazette locale et, grâce à la petite boulangère, fait imprimer quelques milliers d’emballages pour le pain qu’il distribue lui-même dans toutes les boulangeries de la région. C’est le moyen pour lui de détecter les boulangers et meuniers bios et d’en recruter quelques-uns pour « Bio&Vous ». Le nombre d’inscriptions monte régulièrement, le bouche-à-oreille fait son effet. Au siège, on se frotte les mains quand les cinq cent mille euros sont dépassés, un peu avant l’été. Après avoir recruté des producteurs de viande bio, Jérôme s’attaque à tous les responsables de restaurations collectives, depuis les cantines des petits patelins jusqu’aux restaurants d’entreprises, en passant par les restaurateurs. Il obtient une rallonge de budget pour diffuser des publicités récurrentes sur les réseaux sociaux, ses patrons s’en chargent eux-mêmes.
Le procès Granradin est reporté pour vice de forme, le bougre a les meilleurs avocats. Il aura donc lieu en octobre. Parallèlement, l’entreprise Granradin est épinglée par un contrôle fiscal doublé, au vu des documents comptables, par un contrôle de la DGCCRF (direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes). Bingo ! La seule issue sera certainement une liquidation judiciaire de l’entreprise, à moins qu’elle ne soit rachetée. Jérôme est fortement contrit en pensant à tous ces employés sympathiques et compétents qui vont pâtir, comme lui, des agissements de Granradin et consort.
Le mois d’août en France est reconnu pour être un mois « creux » pour le commerce, c’est donc au mois d’août que la start-up donne à Jérôme le solde de ses congés. Il aurait préféré juillet, comme Sandra, il lui demande donc si, de son côté, elle peut changer ses dates.
- — Sûrement pas, chéri. Dans tous les cas, je serai en Bretagne, chez mes parents et avec mon fils, sans toi.
- — J’aurais pu louer un petit truc en Bretagne, pour être près de toi…
- — Non, ne mélangeons pas tout. Et puis en août, pour moi c’est confortable. Tout le monde est en vacances, même les chômeurs, ils viennent peu nombreux à l’agence. Mon chef est en vacances, le DDTEFP aussi. Personne pour m’embêter. Même l’État est en roue libre et ne prend plus de mesures importantes. Je suis tranquille et ça me va très bien. Si tu veux, au lieu de dépenser un mois de location, prenons deux ou trois jours le week-end du quinze août, tous les deux dans un truc super.
- — Bonne idée, tu as raison, on va faire ça…
C’est ainsi qu’ils s’offrent un week-end à Deauville dans un presque palace de quatre étoiles. Certes, il y a pas mal de monde, normal un quinze août. Cependant, ils sont loin de chez eux, parfaitement inconnus, et Sandra devrait être détendue. Au lieu de cela, Jérôme ne la sent pas comme à l’habitude. Elle, si prompte à s’émerveiller de tout semble insensible au charme du lieu, à la beauté de la chambre, à la qualité de la restauration. C’est au cours d’une promenade dans les dunes, à l’écart des planches bondées, qu’elle crève l’abcès :
- — Jérôme, j’ai une question à te poser. Je suis gênée de te la poser, cependant je dois le faire. Voilà plus d’un an que nous couchons ensemble, de façon irrégulière certes, mais suivie cependant. Maintenant que tu as retrouvé un emploi, une certaine stabilité et un certain confort de vie, crois-tu que cela peut durer ou va durer ?
- — La seule réponse que je puisse te faire c’est : ça dépend de toi.
- — Trop facile, je m’y attendais en la posant. Je rectifie : as-tu envie que ça dure ?
- — Alors, comme nous sommes en Normandie, je te fais une réponse de Normand : oui et non.
- — Ha ha ha ! Précise…
- — Oui, je voudrais que cette relation dure, tu me plais beaucoup, je suis bien avec toi, nous semblons bien nous entendre sur tous les plans. Non, je ne voudrais pas que cela perdure dans les mêmes conditions. Une fois tous les quinze jours et un mois sans te voir, c’est trop peu même si nous avons des périodes plus intenses comme maintenant.
- — Bien, c’est une impression que je partage et tu as partiellement répondu à ma seconde question qui était : y a-t-il autre chose que le sexe entre nous ?
- — Oui assurément. Je ne veux pas baptiser ça à l’eau de rose, mais ça m’a tout l’air de ressembler à quelque chose qu’on appelle « amour ».
Elle s’arrête net de marcher, empoigne la lisse de bois des deux mains, de grosses larmes roulent sur ses joues et elle frappe du pied.
- — Et jamais tu ne dis : « je t’aime », bordel !
- — Non, et toi non plus…
- — J’avais peur de te faire fuir, moi… tu sais bien, les nanas, avec leur romantisme, gna-gna-gna, des emmerdeuses qui confondent la baise et l’amour…
- — Frappe-moi tant que tu y es ! Oui je t’aime, je t’aime et je tiens à toi. Là, t’es contente ?
- — Mon amour…
Elle se jette dans ses bras et là, ils croient entendre dans le vent : « chabadabada-chabadabada ».
- — Mon amour, oh mon amour… Que c’est bon de le dire enfin, commence-t-elle ! Tu m’as tellement manqué tout cet interminable mois de juillet. Pour la première fois de ma vie, je me suis ennuyée chez mes parents. Je n’avais goût à rien. En plus, j’avais l’impression qu’ils étaient tous après moi. Ma mère : « Alors, tu n’as toujours pas trouvé un gentil garçon pour ne plus rester seule ? Tu attends d’être vieille ? ». Même les copains de mon fils, c’est te dire. On est allé au feu d’artifice le treize et il y avait le bal traditionnel. Ils ont tous voulu guincher avec moi, les p’tits cons. « Elle est vraiment mignonne, ta mère… ». J’aurais étripé tout le monde. Y a que mon père qui lui a tout compris. Il m’a dit un jour : « Laisse dire et vis ta vie… ». Si bien que je m’étais décidée à le dire à Pascal et même à l’annoncer à mes parents. Et puis j’ai réfléchi. Leur annoncer quoi ? Que je me fais sauter tous les quinze jours par un Monsieur, fort gentil et agréable, bon amant, mais qui ne m’aime pas ? Je voulais savoir, être sûre que ce que je ressentais tu le partageais.
- — Holà, holà, holà ! Doucement, on se calme. Ça y est ? Ton sac est vidé ? On va pouvoir parler tranquillement ?
- — Oui, excuse-moi, y avait trop plein et fallait que ça déborde…
- — Bien… Oui, je suis amoureux de toi, mais je suis encore dans une situation très précaire. La start-up va atteindre un chiffre d’affaires d’environ dix fois celui de départ. Je vais être très bien payé sur la fin de l’année, pas loin de dix mille euros. Mais pour combien de temps ? Pour moi, je suis aux taquets, le développement potentiel restant est marginal. Donc je ne sers plus à grand-chose, juste à maintenir ce chiffre. Quand ils vont comprendre ça, Sapière et Miclon, je ne donne pas cher de mon contrat, surtout dans les mêmes conditions. Ils peuvent me remplacer par un petit jeune sortant d’école de commerce à trois mille par mois et ciao Rezzin. C’est la loi du marché. Quels projets veux-tu que je fasse dans ces conditions ? J’épargne pour les mauvais jours à venir, c’est tout ce que je peux faire.
- — Tu crois vraiment ? Mais… leur idée est bonne, ça marche bien, elle pourrait s’appliquer ailleurs, sur tout le territoire…
- — C’est cela, oui. Et moi je déménagerai tous les deux ans, une fois le boulot fait, pour remonter la même chose ailleurs ? Là, on ne se verrait plus du tout.
- — Tu me glaces le sang. Je passe de follement heureuse à follement inquiète… Mais tout cela ne nous empêche pas de nous aimer ?
- — Non, il va falloir que je trouve autre chose de plus stable. Je pense que ça va se débloquer avec le procès Granradin et sa perte d’influence. Mais je me prépare à une nouvelle période chaotique. Maintenant, que ça ne t’empêche pas d’en parler à ton fils. Il est en âge de comprendre et ça ne devrait pas le perturber. Et puis ça te permettra de t’échapper un peu plus souvent sans lui mentir.
- — Oui, ça, c’est très important pour moi. Qu’il sache que sa mère ne lui a jamais menti. Ça me permettrait de t’inviter aussi de temps en temps à la maison, ou de venir te voir avec lui, juste pour passer un peu plus de temps ensemble, même si on ne se saute pas dessus comme des bêtes. Oh ! Il faut que je te raconte. Je suis allée garder les vaches, bien sûr. Et un soir, je suis rentrée avec elles, mais j’avais perdu le chien. Il est con ce chien ! Je suis retourné le chercher, j’ai fini par le trouver. Il avait rencontré une copine et ils s’en donnaient à cœur joie ! Ça m’a fichue en rogne, moi qui avais tellement envie de toi. Et puis les chiens, tu sais, ça prend un temps fou, ça reste collés un bon moment. Alors je suis allée chercher un seau d’eau glacée au puits et splasch ! Rincé le clébard. Eh bien je me suis masturbée comme une folle la moitié de la nuit.
- — Il fallait m’envoyer un texto, on se serait masturbé ensemble.
- — Ah oui ! J’y ai pas pensé… Dommage ! Ce que je t’aime… On rentre dans notre palace ? Je crois qu’il va pleuvoir et j’ai soudain très envie de toi.
Pour pleuvoir, il pleut ! Un vrai orage de quinze août avec de splendides éclairs sur la mer. Ils font l’amour une bonne partie de la nuit, éclairés comme par le stroboscope d’une boîte de nuit. Peu importent les freins et réticences qu’a soulevés Jérôme, il l’aime aussi et c’est ça l’essentiel pour Sandra. Elle passe la dernière journée normande collée à lui, pendue à son bras, arrêtant fréquemment leurs promenades pour un petit bécot, même rapide. Son bonheur semble sans limites. Au retour, sa bonne humeur perdure, malgré le boulot. Elle rentre le soir et son premier travail est de se mettre nue, profitant de la fraîcheur exceptionnelle de la vieille maison.
- — Tu sais, c’est extraordinaire ici. Même la maison de mes parents, qui est pourtant une vieille bâtisse avec des murs épais en granit, n’est pas fraîche du tout. Comme dit ma mère, quand la chaleur est rentrée…
- — Ici, c’est parce qu’elle est semi-enterrée, et puis j’ai soigné l’isolation. Mais surtout, ne te gêne pas pour moi, reste à poil !
- — Ha ha ha ! Je sais bien que tu adores ça, vilain voyeur. Et puis il faut en profiter. On n’aura pas toujours la possibilité de le faire. Comme de faire l’amour n’importe où… D’ailleurs, je te signale qu’il y a plus de trente minutes que je suis nue et que tu ne m’as toujours pas sauté dessus…
- — Serait-ce un reproche ?
- — Juste un regret…
- — Oh là là ! Il ne faut surtout pas rester avec des regrets. Viens ici…
- — Attrape-moi, si tu peux…
Ils jouent comme des enfants insouciants, mordant le présent à belles dents et oubliant pour quelques instants l’avenir. L’avenir les rattrape très vite avec la rentrée. Pascal la fait au lycée, un évènement dans sa jeune vie et quelques complications pour sa mère. Jérôme demande un entretien avec ses employeurs et leur expose la réalité de la situation : ça marche bien, soit, mais inutile de rêver à la poursuite d’une croissance exponentielle, le secteur est ratissé et le seul challenge est désormais de maintenir le nombre de clients, voire de faire progresser la valeur du panier moyen, par la vente de produits appertisés par exemple, des conserves en bocaux.
- — Si vous voulez augmenter votre marge, continue-t-il sur le mode provocation, l’un des moyens est de me virer. Mon contrat est trop avantageux, ni vous ni moi n’imaginions en le signant l’explosion qui allait suivre.
- — Monsieur Rezzin, ce serait de notre part un manque absolu de reconnaissance. C’est hors de question pour l’instant, tant que l’activité se maintient à ce niveau.
- — Je vous en remercie. Cette réponse m’incite à vous dégainer le plan B.
- — Ah ah ? Vous avez imaginé autre chose ?
- — Oui, car le concept de « super AMAP » sur internet et portables est excellent. Il peut, il doit faire des petits. Si ce territoire est couvert, alors il faut agrandir le territoire, implanter « Bio&Vous » ailleurs. L’échelle départementale paraissant convenable, on la conserve. Il faut créer de nouveaux centres, avec de nouvelles équipes. On vend le produit, on vend la formation des équipes, on vend le concept, sous forme de franchise par exemple. Ce qui à terme vous fait émarger sur le chiffre d’affaires de chaque nouveau département conquis. Les royalties varient en moyenne entre deux et dix pour cent du chiffre d’affaires réalisé. Prenons une moyenne à six pour cent, vous toucherez donc environ dix-huit mille euros par an pour les départements équivalents à celui-ci. Bien plus quand on touchera ceux qui ont des villes moyennes ou importantes comme Bordeaux, Grenoble, Lyon, Marseille, Limoges, Rennes, Lille, etc.
- — Ah oui ! Dix départements conquis et nous doublons nos revenus !
- — Eh oui. Et sans se fatiguer.
- — C’est génial ! C’est vrai que nous sommes informaticiens mais pas commerciaux. Moi je vous propose une chose, je ne sais pas ce que tu en penses, collègue, c’est effectivement de vous remplacer par un commercial que vous formerez, et de devenir notre associé et nous poursuivons l’aventure à trois. Ce que nous percevons à deux actuellement, environ cent vingt mille euros l’an, on le partage en trois. Ça ne fera plus que quarante mille mais juste le temps que le système se mette en place. Nous nous chargeons de la partie informatique, matériel, logiciel et formation, et vous de la partie commerciale.
- — C’est alléchant. Mais quand nous aurons formé la dizaine de départements de départ, que devenons-nous ?
- — Rentiers ! Nous, c’est simple, on montera certainement d’autres start-up, nous avons des projets sous le coude. Vous, vous ferez ce que bon vous semble puisque vous ne serez plus employé mais associé.
- — Retour à la case chômage donc, mais dans des conditions particulières. Allez, on fait ça. Je nous donne une petite année pour lancer tout ça, disons jusqu’aux prochaines vacances. Il me semblerait convenable de mettre les formations en place à partir de janvier et on dit qu’en juin prochain, « Bio&Vous » couvre onze départements. OK ?
- — Donc à partir de juillet on percevra onze fois ce que nous avons là ?
- — Mais non, ne rêvons pas. À ce que nous touchons maintenant, nous ajouterons six pour cent du chiffre des autres départements. S’ils font cinquante mille la première année, nous toucherons trois mille par département, fois dix départements, soit trente mille. Dix mille chacun.
Ah oui, désolé je ne saisis pas tout en arithmétique. Je préfère le binaire… Ça me va également.
Jérôme mène sa tâche avec persévérance jusqu’au bout, enrichissant le catalogue de nombreuses conserves, parfois très originales, comme des escargots ou des confits et foies gras locaux. Ils font « un carton » pour les fêtes. Il loue des locaux pour les futures formations et commence à préparer le programme et la documentation. De leur côté, ses deux associés se lancent dans le recrutement des futurs responsables départementaux. Au quinze janvier, la première semaine de formation est lancée, et Jérôme est désormais de nouveau sans emploi, mais tranquille. À l’automne, il a enfin changé sa voiture, mettant sa vieille fourgonnette diesel à la casse pour la remplacer par une petite hybride, profitant de plein de promotions et aides diverses. Elle est presque aussi pratique, avec son arrière transformable, mais tellement plus confortable, silencieuse et économe en carburant. Et puis il peut enfin transporter sa belle sans honte pour son tacot. Pour l’instant, la belle hybride couche dehors, parce que le garage est rempli de plaques de laine de bois et tout le nécessaire pour aménager le grenier. Il se fera ça au printemps, entre les sessions de formation.