n° 20560 | Fiche technique | 45623 caractères | 45623 7896 Temps de lecture estimé : 32 mn |
01/11/21 |
Résumé: Un hors la loi du Wild West capturé et pendu en 1875 raconte son histoire... | ||||
Critères: #historique #aventure #personnages freresoeur campagne dispute | ||||
Auteur : Iovan Envoi mini-message |
DEBUT de la série | Série : Highwayman Chapitre 01 | Épisode suivant |
J’étais, ce qu’ils appelaient, un « highwayman », un bandit de grand chemin… Je chevauchais le long des pistes fréquentées par les diligences et autres chariots, un sabre et un pistolet à mon ceinturon.
Ces routes, je les hante encore… Vous ne le croyez pas, n’est-ce pas ?
Il valait mieux ne pas croiser mon chemin, pour peu que l’on eût sur soi quelque objet de valeur… Bien des jeunes femmes, et d’autres moins jeunes en firent l’expérience… j’aimais, plus que tout, ce genre de rencontres au cours desquelles je les délestais, les mignonnes, de ce qu’elles possédaient de superflu, bijoux, pucelage et autres babioles… Avec le comptage des pièces d’or, les rencontrer était ce que je préférais dans mon foutu job !
Combien de fois, entendant derrière les rideaux de cuir de la diligence ou la bâche du chariot, un timbre féminin, cri ou chuchotement, n’ai-je pas frémi de ce même frisson sauvage qui me secouait quand je tuais.
Je me souviens de ce soldat, un « tunique bleue », qui escortait un convoi de fonds de Wichita à Abilene et qui eut l’imprudence de mettre la main à son revolver, alors qu’il ne s’était pas encore aperçu que je me tenais déjà derrière lui… je ne lui laissai aucune chance et, le clouai, de la lame de mon sabre au plat-bord du Studebaker. Par-derrière, oui… ! Ça a, toujours, été plus cher… Et que l’on ne vienne surtout pas me parler de lâcheté, d’honneur, ou de droiture et autre loyauté… Épargnez-moi ces fables imbéciles… !
Pendant des années j’ai écumé les routes, à l’affût, où chien courant, pour m’emparer de leurs biens, et détrousser ces pieds tendres qui ne se doutaient pas de là, où, justement, ils les mettaient, leurs pieds… !
Seulement, voilà, un jour, même pour les plus malins, le vent tourne… Ces fumiers ont fini par me prendre.
Nous étions au début du printemps soixante-quinze et je venais de remplir mes fontes en détroussant trois riches citadins de l’Est et leurs femmes qui voyageaient dans le « Concord » les amenant à Santa-Fe. Un détachement de rangers, cinq, me tombèrent dessus alors que j’en avais presque fini. Je ne fis même pas semblant de chercher à m’échapper. Je fus capturé et emprisonné, et au terme d’un procès entendu d’avance, au matin de ce mois de mai, ils me pendirent.
Mais je suis toujours là.
Vous ne le croyez pas, n’est-ce pas… ?
S’il pouvait encore parler, ce cop qui eut la mauvaise idée de se vanter de m’avoir vu aurait pu vous le dire…
Je suis toujours là… dans cette pierre qui roule, dans le crotale lové sous ce buisson, dans l’orbe du rapace, au zénith crépitant de lumière, dans cette bourrasque du vent, ou dans une simple goutte de pluie…
Vous ne le croyez pas, n’est-ce pas ?
*******
Je suis né à l’hiver 1845, dans la ferme de mes parents, au lieu-dit Chestnut Ridge, dans un méandre de la Cove Creek, affluent de la Little River, qui porte bien mal son nom.
Chestnut Ridge se situe dans la région montagneuse des Big Smoky Mountains, dans le Tennessee, c’est là que, cul-terreux, j’ai passé la première partie de ma vie, loin de tout.
Nos premiers voisins, les Knudsen, habitaient une ferme eux aussi, à quatre miles de chez nous, et l’école où nous allions, à pied, ma sœur Maureen et moi, quand Pop nous autorisait à y aller, se situait à six miles de la maison en passant à travers bois.
Les bois, j’y étais fourré dès que le boulot de la ferme m’en laissait le temps.
D’aussi loin que mes souvenirs remontent, je me souviens d’avoir toujours bossé, dur, très dur. Je n’avais jamais connu autre chose jusqu’à ce que je parte pour la guerre et l’idée que les choses pouvaient être autres, ne m’a même jamais effleuré. C’était comme ça.
Nous étions pauvres, et seul un labeur acharné, de chaque instant, nous permettait de garder la tête hors de l’eau. Les seules distractions que nous pouvions nous offrir étaient la chasse et la pêche, encore était-ce pour rapporter à la maison gibier et poisson, car là aussi, il s’agissait d’être efficace. Ma et Maureen s’occupaient de la cueillette des fruits sauvages, baies et racines, en saison…
Ma était dure au labeur, et dure au mal. Elle était aussi économe de ses paroles qu’elle ne l’était de ses efforts, travaillant sans relâche du matin au soir, elle abattait le travail d’un homme et parvenait, cependant, avec l’aide de Maureen à tenir sa maison impeccable.
Ma avait dû être belle, dans le temps, mais ce travail de bête de somme, les soucis et la vie que lui faisait Pop, l’avaient prématurément vieillie.
Pop, colosse granitique, tout d’os et de muscles, bête de travail, dur et exigeant… Ivrogne taciturne et tyrannique… il n’y avait guère qu’avec Maureen que l’on pouvait sentir chez lui autre chose que de la brutalité. Comment Ma avait-elle pu, un jour, éprouver quoique ce fût pour lui ? Je ne l’ai jamais vu avoir un geste tendre à son égard. Au quotidien, il lui imposait un silence lourd et méfiant qu’émaillaient des remontrances brutales, et il n’était pas rare qu’une gifle, ou quelque bourrade partît, sans que jamais je ne l’aie vue se regimber. Elle en avait peur, comme tout le monde…
Les soirs de cuites étaient notre hantise. Quand nous le voyions partir certains après-midi, après avoir attelé la charrette à Betsy et aboyé ses ordres, nous savions que pour Ma ce serait encore un de ces avant-goûts de l’enfer qu’il lui ferait vivre, à son retour, à la nuit tombée, alors que Maureen et moi, cachés, dans notre chambre, recroquevillés dans nos lits, ferions semblant de dormir. Combien de fois, entendant les suppliques de Ma et les bruits odieux qui nous parvenaient, j’entendis ma sœur chérie sangloter alors que je serrais les poings de rage impuissante, en proie à un écœurement qui me nouait le ventre, à en vomir… ?
Et puis, il y avait Maureen, ma sœur adorée de deux ans plus âgée que moi, elle était ma sœur et fut aussi ma mère, Ma ayant à peine eu le temps d’être ma génitrice…
C’est auprès de Maureen que j’appris ce qu’étaient la douceur et la tendresse. C’est d’elle que je tiens tout ce que j’en sais. Maureen… !
Jamais, je n’ai rien vu d’aussi beau que son visage au teint clair constellé de taches de rousseur, accentuant ce petit air espiègle, qui arrivait même à amadouer Pop et qu’éclairaient de magnifiques yeux d’un bleu profond, presque violet. Une longue chevelure auburn encadrait le visage aux traits purs, accentuant encore la délicatesse de sa complexion. Elle était mince et souple comme les roseaux de la Cove Creek, et possédait cette grâce fragile et preste des faons que j’observais de mon affût, avant de les abattre.
La contempler m’a parfois fait croire que le monde était beau. Maureen, ma belle Maureen… ma sœur… mon amour…
Les six miles du trajet que nous avions à faire pour nous rendre à l’école étaient un enchantement, nous les parcourions main dans la main, comme deux amoureux… deux heures de bonheur.
Nos peines, nos tracas, nos joies et nos espoirs d’enfants, tout passait à la moulinette de nos caquets, enfin libérés. C’est là que souvent Pop en prit pour son grade, avant que je ne fasse entrer la chose dans les faits.
Nous nous sentions enfin libres de parler, de crier et de rire, plus libres encore que dans la chambre que nous partagions, dont nous avions fait notre sanctuaire où nous pouvions échanger nos confidences, mais seulement à voix contenue.
Notre chambre…
Du plus loin que je me souvienne, Maureen et notre chambre n’ont toujours fait qu’un, elle en était l’âme. Tout ici respirait la douceur, la paix et la sécurité. Notre chambre, notre havre.
Ses quatre murs de rondins, grossièrement écorcés, où s’ouvrait au sud une seule petite fenêtre par laquelle entrait une lumière chiche, embaumaient la résine et le bois, et cette odeur fraîche et vivifiante, mêlée au parfum du foin, d’un fenil qui se trouvait juste au-dessus, reste l’odeur de mon enfance… D’autres senteurs s’y mêlèrent plus tard, l’odeur de la savonnette de Maureen, cadeau de Pop, qui fleurait la violette… ce parfum bon marché à la suave odeur de muguet que lui offrit tante Amy…
Odeurs de la chambre… Odeurs de Maureen…
Combien de fois après une raclée de Pop, Maureen vint-elle m’apporter son réconfort, me cajolant, m’embrassant… ! Combien de fois après les incessantes réprimandes humiliantes de la grosse Mrs Humperdink qui nous faisait la classe, apaisa-t-elle ma hargne et ma colère par ses paroles de raison ! Combien de fois après mes continuelles bagarres à l’école vint-elle apaiser cette violence qui me courait encore dans les veines ?
Elle était mon soutien, mon secours, mon ancrage.
Petit, elle me prenait sur ses genoux, me contait des histoires qui me faisaient rêver, comme l’aurait fait une vraie maman… Plus tard, c’est aussi sur ses genoux que je posais ma tête, me laissant caresser les cheveux, à la musique de sa voix. Combien de fois, alors, fermant les yeux sur le spasme qui m’étreignait le ventre et la poitrine, tournant la tête, alors que j’enserrai sa taille de mes bras, ai-je embrassé éperdument à travers le tissu de sa robe, ses cuisses, son ventre, enivré par leur odeur… Elle riait, indulgente.
Nous grandissions, et Pop parla de construire une autre chambre afin de nous séparer, car « Il n’était pas convenable de laisser un garçon et une fille de cet âge dans une telle promiscuité ».
Heureusement, il n’y eut jamais assez d’argent à la maison pour mener à bien un tel projet.
Ma cousit donc, ensemble, plusieurs pièces de tissu bon marché et confectionna un rideau qui fut tendu entre nos deux lits. Les yeux qui ne voyaient pas ne péchaient pas…
Nous étions toujours aussi proches, l’un de l’autre, et même davantage… l’immense tendresse qui nous unissait se doublait maintenant d’une attirance insidieuse qui nous troublait, contre laquelle je luttais de toutes mes forces. Et je savais que ma Maureen chérie était en proie aux mêmes affres.
Elle venait toujours s’asseoir sur mon lit (jamais je ne mis un pied de son côté du rideau) et me caressait, m’embrassait encore, comme elle l’avait fait tant de fois avant, mais je la sentais se raidir, maintenant, quand je me faisais trop câlin, et plusieurs fois, même si ce fut en riant, elle s’échappa en protestant qu’« elle était ma sœur, tout de même ! »
Et, un soir, arriva ce qui devait arriver…
Allons… ! N’allez pas imaginer que je fis avec Maureen de ces choses lubriques et délicieuses que je ferais subir des années plus tard, et avec tant de plaisir à tant de femmes.
Ce que nous vivions Maureen et moi, était pur.
J’étais dans ma quatorzième année, nous étions en juin, les longues soirées déjà chaudes nous permettaient de travailler dans les champs, jusqu’à la tombée de la nuit. Maureen, qui était d’une propreté méticuleuse faisait une longue toilette chaque soir, et depuis les beaux jours se dénudait entièrement, derrière le rideau, pour ce faire. Je m’en étais aperçu, car parfois, son ombre projetée la trahissait.
Ce soir-là, elle avait posé la lampe à pétrole juste derrière elle, de telle sorte que son corps se dessinait en ombre chinoise sur le rideau, dévoilant toutes ses formes.
J’étais fasciné par sa beauté, par ses gestes, que je devinais par ce que j’imaginais. Ce n’était certes pas la première fois, mais ce soir-là, ce que je ressentais était d’une violence inouïe… Les oreilles bourdonnantes, je sentais mon cœur cogner dans ma poitrine, mon sang battre à mes tempes, alors que ma respiration s’accélérait… Oh, Dieu ! Ses seins… ! Maureen, Ma Maureen, que tu es belle… Oh ! Maureen… !
Une tension insoutenable rampait dans mes cuisses, alors que de mon ventre descendait une contracture qui m’enserrant dans un étau, irradiait et venait pulser en ondes sourdes… tout mon entrejambe n’était plus que torsions insoutenables… torture intolérable et délicieuse qui me tordait à en avoir mal… je m’étais mis à gémir son nom et à râler, sans m’en apercevoir… Les yeux fermés sur mon vertige, j’étais dans un état second…
Je sentis une main fraîche se poser sur mon front. Maureen était là, dans sa chemise de nuit, assise au bord de mon lit, et me caressait, relevant ma mèche dans un geste familier. Elle me chuchota :
Je rabattis le drap et relevai ma chemise de nuit. Maureen eut une exclamation :
Comme d’habitude, j’attendais de Maureen qu’elle pratique sa magie sur moi, et que d’un geste ma belle fée me soulage…
Et, ma belle fée, tout de même curieuse, entendant ma détresse dans la prière que je lui adressai, me prit de sa main fine… Et exerça, à nouveau, sa magie.
Ce fut instantané, en même temps qu’une lumière éblouissante éclatait dans ma tête, j’eus la même impression que quand Pop me filait une beigne… Mais là, en bon. Un cri m’échappa en même temps que je ressentais un relâchement de tout mon corps… puis je me sentis secoué tout entier de contractions et de spasmes violents, alors que je voyais, éberlué, des jets de liquide blanchâtre jaillir de ma bite comme les jets qui giclaient du bélier de la fontaine, sur la grand-place à Afton. Maureen en avait les mains poissées… Je me sentis envahi par un immense soulagement…
Il y eut un coup à la porte.
Tout soudain, nous redégringolâmes sur terre. Maureen me regardait avec des yeux effrayés.
Je répondis sur le même ton rogue :
Nous entendîmes son pas traînant s’éloigner avec soulagement, alors que nous nous regardions, secoués par un rire silencieux de sales gosses, heureux du tour qu’ils venaient de jouer au vieux crétin, et d’avoir échappé à sa vindicte… ce fou rire ne nous évita pas de nous faire rattraper par cet étrange sentiment de la culpabilité apprise… terrible et merveilleuse culpabilité… ce goût du péché, qui me semblait si agréable et si doux.
Maureen me regardait, grave, je détournai le regard gêné… et fier comme un coq…
Ma Maureen le vit : je ne pouvais rien dire, ni rien faire, ni rien penser, sans qu’elle le sût… ma merveilleuse fée me savait, mieux que moi-même…
Cela commença par un sourire… et puis cette folie dans les yeux… cette montée, au-dedans, qui t’attrape, t’empoigne et te secoue, cette joie qui ne dit pas son nom et qui t’emporte dans un galop qui ne veut même pas savoir où il t’emmène… À nouveau secoués de spasmes qui nous étouffaient, des larmes plein les yeux, nous riions d’une joie qui semblait ne pas pouvoir finir, aux bras l’un de l’autre.
Brusquement, tout s’arrêta.
Soudain graves, nous nous regardâmes. Maureen caressait mon visage, alors que je caressais le sien. Le temps s’arrêta. Plus un bruit. Seuls, nos souffles que nous sentions s’affoler…
Et ce moment magique… Maureen approcha son visage du mien, je me tendis vers elle…
Je sais ce que vous êtes en train de vous demander… Bien sûr, il y eut d’autres fois. Toutes aussi belles, toutes aussi folles, toutes aussi pures.
Notre chambre… C’est là que commença ma vie, et c’est là qu’elle finit.
Le reste n’est qu’anecdote.
*******
J’avais pris quinze ans quelques mois plus tôt, quand cette ordure de Nils vint chercher Maureen, pour une promenade avec l’accord de Pop. L’imbécile se saoulait chez le père, son grand copain de boisson : Olaf Knudsen. Ces deux crétins avaient décidé que Maureen ferait une bonne épouse pour, lui, l’aîné, grand niais brèche-dents, aussi stupide qu’il était blond. Cette promenade tiendrait lieu de début d’accordailles.
Maureen n’avait pas eu son mot à dire, et Ma encore moins. Les choses étaient ainsi que les deux chefs de clan avaient déclaré qu’elles seraient. Dévasté par ce diktat, sachant qu’il était inscrit dans l’odieux ordre des choses, je m’y pliai, ravalant ma frustration, ma haine et ma rancœur…
Nos hivers n’étaient pas trop rudes, même s’il fallait souvent casser la glace des abreuvoirs au matin, mais cet hiver soixante avait été particulièrement froid, et nous avions vu mars nous apporter les premières vraies belles journées. Tiédeur et soleil égayaient la nature, alors que Maureen se réfugiait dans un silence résigné depuis l’odieux verdict. Ma, entre deux corvées, se tordant les mains, lui jetait des regards de compassion désespérée… je m’abrutissais de travail.
Puis vint le mois haï…
Les ruisseaux gorgés de pluie envahissaient les prairies neuves, les peupliers et les aulnes qui les bordaient, les bouleaux, les érables, les hêtres des forêts, défroissaient leurs bourgeons, éclaboussant la nature d’une symphonie en vert, tout neuf et tendre. Des vols d’oies, de bernaches et de grues remontaient vers le nord sillonnant un ciel d’un bleu lavé de frais, creusant l’espace de leurs cris assourdissants.
Au milieu de cette fête, nous assistions, Ma et moi, la mort dans l’âme, à la dérive et au naufrage déjà écrit de la vie de ma sœur tant aimée. Maureen aurait à peu de choses près la vie que Ma connaissait… c’était la seule certitude que nous laissait la perspective tracée par les deux abrutis communiant de bêtise dans leur amour du whiskey.
*******
Ce premier dimanche arriva. Comme il l’avait été convenu, c’était Nils qui, après la messe, devait ramener Maureen, conduisant la charrette familiale en prenant le chemin des écoliers, pour rentrer chez nous où Ma avait préparé un repas dominical qui réunirait nos deux familles. C’était un dîner qui avait été prévu, l’église se situant à six miles de chez nous, il fallait presque trois heures pour rentrer.
À la sortie de la messe, je regardai la charrette s’éloigner, emportant Maureen, alors qu’elle se retournait pour me lancer un regard que je n’oublierai jamais.
Nous nous entassâmes, les Knudsen, Ma et moi, dans la charrette que Pop conduisait et repartîmes vers la maison, la pauvre Betsy vite épuisée ahanant sous le fouet à tirer cette charge inhabituelle.
Nous mîmes plus de deux heures pour rentrer, pendant lesquelles nous eûmes à supporter, Ma et moi, les plaisanteries lourdingues des deux « amis », les querelles et piaillements des marmots ainsi que le caquet d’Emma, leur dinde de mère.
À peine arrivés, Pop et Olaf s’attablèrent sous l’appentis, devant une jarre d’eau-de-vie, alors que des ordres étaient jetés aux femmes pour que l’on fût servi… La seule présence de cette famille exécrée dans nos murs me remplissait de colère et la pensée que Maureen était loin, quelque part, seule, avec l’autre abruti, la décuplait. Je m’emparai d’une galette de maïs et d’un morceau de lard et sortis marcher le long du ruisseau qui longeait le jardin, en direction des bois.
La journée avançait et pensant que Maureen n’allait pas tarder à rentrer, je quittai la forêt et, coupant à travers champs, je repris le chemin de la maison.
Quand j’arrivai dans la cour après avoir tourné la grange, je constatai que la charrette n’y était pas, ils n’étaient pas encore rentrés… Je cherchais un endroit pour m’asseoir quand je vis que celui que je venais de choisir était déjà occupé : un crotale se chauffait au soleil enroulé sur ses anneaux, je l’admirai un instant, et du bout de mon bâton, le chassai. Nous ne les tuions pas, ils nous rendaient d’immenses services en nous débarrassant de la multitude de rongeurs qui pullulaient sur la ferme.
Le crotale m’est sympathique, et ce, depuis toujours… il se dégage de cet animal une impression malsaine d’efficacité et de maîtrise qui me plaît… je l’admirerais presque. J’aime le sentiment qu’il inspire à la plupart de ceux qui le croisent. De plus, il est délicieux, aussi bien grillé sur les pierres d’un feu improvisé que bouilli ou en ragoût, et bien qu’il fit souvent mon ordinaire je ne m’en suis jamais lassé, le goût et la texture de sa chair dépassent en qualité bien des volailles que l’on vous sert au cul des « chuck wagons » ou dans bien des gargotes… Seulement, cet imbécile ne peut s’empêcher d’agiter sa sonnette de queue, vous prévenant ainsi avant d’attaquer… Quel idiot !
Je chassai donc le reptile et m’assis à sa place, et, le dos rencogné au mur de notre chambre, face au soleil qui commençait à décliner, entrepris de tailler ce bâton de houx que j’avais déjà commencé à écorcer. J’adorais travailler le bois et pensai que plus tard je chercherais à me faire engager chez un menuisier, pour apprendre le métier… Menuisier !
… Pour l’instant, je m’appliquai à égaliser le bâton que je voulais sculpter. C’était le cadeau d’anniversaire de Maureen.
Et, alors que le temps me semblait s’être arrêté, absorbé que j’étais par cette tâche que sacralisait celle à qui je destinais le morceau de bois dont je voulais faire une œuvre, ma vie s’écroula dans le cataclysme qui devait forger le salopard cynique que je suis devenu.
Dans un galop d’enfer, Carl Mergine fit entrer sa charrette dans la cour, et l’arrêta avec un hurlement devant la porte d’entrée qui s’ouvrit sur les deux femmes, alertées par ce vacarme. Les deux pochards, déjà abrutis d’alcool, ne s’étaient pas encore levés de leur table de beuverie, que Carl sautait à bas du banc de sa charrette, et le visage défait, blême, triturant dans ses fortes pognes le chapeau qu’il avait ôté devant elles, s’adressa aux femmes :
Et quand il vit les deux crétins qui s’étaient approchés, il se tourna vers mon père :
La certitude que c’était la vérité explosa dans ma tête. Tout devint blanc… je ne sais pas ce qu’il se passa… je crois que je suis mort…
Tout le reste n’est plus que confusion et souvenirs qui m’étouffent, et me tuent à chaque fois…
Impressions floues, images ignobles, qui s’enchevêtrent, se chevauchent et se bousculent… dans une sarabande d’imbécillité et de cruauté que seule la vie sait imposer… Le pauvre petit corps ensanglanté, chiffe vidée, de ce qui fut ma Maureen, couchée sur le plateau d’une charrette, la poitrine écrasée, barrée de l’ignoble blessure, par là où sa vie s’en était allée… La gueule odieuse de l’assassin, faisant semblant de pleurer… La beigne de Pop, qui m’étend pour le compte, quand je saute à la gorge de ce salaud… Tout est flou, irréel…
Mais, par-dessus tout ça, bizarrement, avec une acuité terrible, me sont restés les propos de Carl Mergine :
C’est là que j’ai sauté sur Nils et que Pop m’a étalé.
Il y eut l’enterrement.
Je n’étais pas là. J’étais loin… loin avec Maureen, je parlais à Maureen, j’embrassais ma Maureen… quelque part, refaisant peut-être, comme je le fis par la suite des millions de fois, le chemin de l’école.
Non… Je n’étais pas avec eux. Ce semblant de simulacre de cérémonie… le pasteur, singeant les mêmes gestes, ripipillant les mêmes paroles, levant les mêmes regards, vers les mêmes cieux ricanants, tout m’amenait au bord d’un malaise qui ne me donnait qu’une envie : m’enfuir pour ne pas avoir à tout bousiller.
Je ne m’enfuis pas.
Et tout le temps que dura ce supplice pendant lequel j’anesthésiais ma douleur, de haine et de fiel, me gavant de rancœur, je gardai les yeux fixés sur celui qui avait tué par sa bêtise et sa suffisance ma Maureen adorée, par sa faute, à jamais ôté du monde… L’ordure, lui était bien vivant avec ses mimiques attristées et ses regards mal à l’aise. Était-il juste qu’un individu aussi stupide et laid eût le pouvoir d’abolir tant de beauté et de vie ?
Je ne savais plus ce que je pensais… si ce n’est que plus rien ne compterait plus jamais… Rien… sinon régler les comptes.
*******
Trois jours passèrent, au cours desquels je n’adressai pas la parole à Pop, ne lui répondant pas lorsqu’il me parlait… La tension qui avait toujours existé entre nous atteignait un paroxysme… Ce qu’il avait fait à Maureen ne lui serait jamais pardonné.
Ma errait d’une tâche à une autre, automate aux yeux rougis de trop de pleurs. La trouvant un matin penchée sur son évier de bois, secouée de sanglots, je la pris dans mes bras pour la première fois. Elle s’accrocha à moi, comme une naufragée, quelques secondes, murmurant « Oh ! Sean… ! Sean ! » entre deux hoquets, puis se reprenant, se détacha doucement et, avec un regard dans lequel je lus toute sa douleur, caressa mon visage… Essuyant ses larmes d’un revers de main, elle s’en retourna encore plus lourde à sa peine quotidienne.
Je m’obligeais à travailler, travailler encore et m’abrutir d’activité pour ne pas permettre à l’insoutenable absence d’instiller son poison. L’absence… ! Cette absence qui allait durer pour toujours… toujours.
Ce soir-là, à dîner, Ma avait préparé des pommes de terre au lard, délicieuses, comme d’habitude, mais comme d’habitude il fallait bien que quelque chose n’allât pas. Après quelques bouchées, le maître de céans laissa tomber sa cuillère de bois dans son assiette avec un geste d’humeur…
Qu’est ce qui prit à Ma, ce soir-là ?
Il eut un rapide regard de surprise. Je sifflai :
Il la gifla à toute volée.
Je plantai mes yeux dans les siens… S’il faisait mine de faire un seul geste… ma main gauche sous la table serrait mon couteau de chasse.
J’étais fort, presque aussi fort que lui, et surtout j’étais plus rapide et dix fois plus vicieux, ça, il le savait ! Aussi se contenta-t-il de grogner en secouant la tête, puis il souffla d’un air de mépris en haussant les épaules.
Mais, j’avais osé le défier… Il faudrait que je le paye !
Ma s’était levée, sans une larme. Elle partit s’enfermer dans la chambre.
Alors qu’il se remettait à manger ses pommes de terre dégueulasses, je me levai, enjambai le banc et sortis.
J’entrai dans la remise, y pris la cognée dont j’ôtai le fer, bien que, vous pouvez me croire, l’envie ne me manquait pas de l’y laisser. Je me dirigeai vers la grange et, frappant à plusieurs reprises le dur manche de cornouiller dans ma paume, m’embusquai derrière la porte.
Il n’y avait rien à calculer, c’était écrit : je savais qu’il viendrait. Après le repas c’était le même rituel : il venait s’octroyer quelques généreuses lampées d’eau-de-vie de sa réserve personnelle, plusieurs jarres, qu’il rangeait dans la vieille malle de cuir où il gardait ses trésors… armes, munitions, couteaux, sabres…
Je n’attendis pas très longtemps et entendis bientôt son pas lourd. Par un interstice entre les planches du mur, je pouvais voir sa silhouette massive approcher, dans la lumière diffuse du crépuscule.
Alors qu’il passait la porte, j’assénai le premier coup, lançant des deux mains la cognée à la volée… J’entendis quelque chose craquer, alors qu’avec un ahanement sourd, il tombait sur les genoux. Je fis pleuvoir sur lui une grêle de coups… il s’affala à terre sans plus bouger, ce qui ne m’empêcha pas de finir de me vider de ma colère en le frappant encore.
Je ne voulais pas tuer. Non pas pour l’épargner… juste à cause de la prison. Aussi, je cessai de frapper et jetai le manche de cognée sur son corps immobile. J’étais bien tranquille, il ne s’en servirait pas de sitôt…
Je gagnai le fenil où j’avais apporté traversin et couvertures… je ne pouvais plus dormir dans notre chambre. Ma le savait. Je relevai l’échelle, même si j’étais certain qu’il n’en monterait pas deux échelons… s’il se réveillait… et cherchai le sommeil.
Je ne pensai même pas à ce que je venais de faire. Cette punition je l’avais ruminée tant et tant de fois, de tant de manières, que celle-ci, bien réelle, ne me semblait qu’une énième fois de plus… Ne pensez pas que j’étais déçu, non ! … mais, c’était fait, accompli !
Non, je n’y pensais pas… Dans la pénombre odorante du fenil, dans ce qui ressemblait à la quiétude d’avant, sans que rien ne puisse venir me distraire de l’affolant manège qui n’avait cessé de tourner depuis ce jour maudit, me revenaient en boucle, de plus en plus affolants de constance et d’acuité, tournaient, les yeux de Maureen, les mains de Maureen, les cheveux de Maureen, le rire de Maureen, la voix de Maureen… Maureen… Maureen… Oh ! Maureen… ma Maureen… Je sus que l’odieuse torture durerait désormais à jamais… Alors, face à l’abîme que l’abjecte absence ouvrait dans ma vie, pour la première fois, je me mis à pleurer.
Émergeant d’un sommeil agité, lourd, épais comme de la poix, il me sembla entendre quelqu’un appeler… un cauchemar… Non… ! C’était bien réel… Une voix appelait :
Ma ! C’était Ma qui m’appelait… Est-ce que… ?
Je me levai d’un bond et, à quatre pattes, m’approchai du plat-bord pour regarder en contrebas. Le visage angoissé me suppliait déjà…
Il y eut un long silence pendant lequel il me sembla entendre sa voix prononcer des paroles que je ne comprenais pas… puis :
Elle me supplia tant, que je cédai :
C’est avec la brouette pour le fumier des vaches que je le ramenai jusqu’à leur chambre… je le posai sur le lit. Inerte… il était lourd l’animal ! Il respirait.
J’aidai Ma à enlever la veste, les chaussures et le pantalon.
C’est là que je constatai l’étendue des dégâts. Alors qu’il geignait à chaque mouvement que nous l’obligions à faire, je constatai que son corps tout entier n’était qu’une ecchymose… je lui avais mis quelque chose !
Ma me regardait… Ma me regardait beaucoup…
« Mon grand » ! Ma m’appelait « Mon grand » ! Quelque chose tressaillit au fond de ma détresse…
Je la laissai, alors qu’elle commençait à laver les caillots de sang sur le visage.
Je me retrouvai donc seul, de mon fait, avec Ma, pour faire tourner la ferme, Pop ne pourrait avant longtemps s’occuper de quelque travail, brisé qu’il était dans son lit de souffrance… ce dont je me félicitais. Si Ma s’occupait de lui, avec dévouement, et lui apportait tous les soins nécessaires, je ne le revis pas une seule fois le temps qu’il dut garder la chambre.
Deux jours après, le docteur Millburn était passé, avait diagnostiqué plusieurs fractures, et après avoir posé un bandage sur son torse, à cause des côtes cassées, et immobilisé le bras gauche et la jambe droite dans une attelle, avait recommandé à Pop une immobilité totale pendant six semaines, au moins. Il avait prescrit du laudanum et Ma dut insister beaucoup pour que je me décide à aller le chercher à Afton.
Quand il partit, le docteur me considéra en hochant la tête…
Je vendis en ville les jarres de whiskey de sa réserve, alors que ma première idée avait été de les casser dans la rage qui m’habitait envers tout ce qui touchait à lui. J’en tirai un bon prix chez Travers, l’épicier d’Afton, quand j’allai chercher le laudanum… ça compensait. Ma m’embrassa.
L’arrivée des beaux jours amenait un surcroît de travail sur la ferme et Ma et moi n’avions pas une minute à nous. Il nous fallait sans cesse courir du matin au soir, d’une tâche à l’autre, et c’est recrus de fatigue que nous nous retrouvions le soir pour un repas rapide de tomates, de fèves, de lard ou d’œufs et de pain, Ma n’ayant pas le temps de cuisiner, avant de sombrer dans un sommeil de brute. Cela avait au moins le mérite de m’empêcher de trop penser !
*******
Depuis que la vie l’avait quittée, je voyais Maureen partout. Cela m’avait été une torture dans les premiers temps et j’en arrivais, parfois, à devoir arrêter mon travail, secoué de sanglots… Cela vous étonne… ? Oui… Maintenant, il m’arrivait de pleurer.
Parfois, j’entendais sa voix, dans une saute du vent, ou par-dessus le bruissement des feuilles, dans le chuchotement du ruisseau, mais si souvent je croyais l’apercevoir dans une ombre fugace, c’est le sentiment de sa présence à mes côtés, là, tout près, qui me jetait dans des affres de douleur et d’abattement. Un jour, dans un rang de maïs, j’eus une telle certitude qu’elle était là, juste derrière, que je fis semblant de continuer à travailler pour bondir un instant après de l’autre côté du rang et la surprendre…
Vous vous dîtes que j’étais fou… et vous avez raison !
J’avais l’impression de devenir cinglé, je ne percevais plus la réalité telle qu’elle m’avait toujours été donnée, dans mon quotidien… d’avant. Je me sentais basculer dans un monde qui m’effrayait…
C’est peut-être ce qui, pourtant, me sauva.
De jour en jour, l’absence de Maureen se faisait de plus en plus intolérable. Combien de fois passant le pont de Furrey je pensai que ce serait plus simple comme ça ? Et ce jour où, en affût, juché en haut d’un chêne, je posai mon Sharps à la fourche d’une branche et, fou de chagrin, m’apprêtai à me laisser glisser… Quelque chose au fond de moi qui me surprit me figea, me rattrapa du bout de l’aile, me hurlant que je n’avais pas le droit, qu’elle en voulait encore, qu’elle n’avait pas eu sa part de soleil, de vent, de sang, et de douleur… Maureen ?
Ces moments où je sentais la présence tant aimée à mes côtés, d’intolérables me devinrent un baume qui me pansait, une aide grâce à laquelle je pouvais arriver à supporter l’atroce douleur que me causait son absence…
Un jour de mai où j’étais allé rechercher un veau qui s’était échappé du pré d’ouest, je longeais le ru qui coule au fond du vallon, je m’assis dans l’herbe de la berge, et le regard perdu dans une rêverie d’elle je la vis, à peine plus bas, en aval, dans une vasque bordée de roseaux et d’osiers, nue, de l’eau jusqu’à la taille, rien ne pouvait être plus beau… Émerveillé, je murmurai son nom. Elle se retourna, inclinant sa tête de côté elle me sourit, posa son index sur ses lèvres… En extase, je restai à la contempler longtemps… longtemps…
Maureen m’accompagnait. Elle était partout où j’allais. Je ne marchais plus seul… Maintenant, le vent disait Maureen, les feuilles bruissantes disaient Maureen et le ruisseau chantait Maureen…
Fou, hein ? J’étais fou, n’est-ce pas ? Peut-être… Mais tout… tout plutôt que ce puits sans fond dans lequel ce jour de l’avril maudit m’avait jeté.
*******
À deux mois de là, Knudsen, sûrement inquiet de ne pas avoir vu son copain de beuverie, vint à la maison. J’étais dans la cour quand il arriva, je tournai les talons sans même le saluer.
Le soir, Ma me fit brièvement le compte rendu de sa visite. Pop avait dit à Knudsen qu’il était tombé… J’éclatai d’un rire mauvais :
Ma fit mine de protester… mais je suis sûr qu’elle souriait quand elle se retourna.
Pour une fois, un peu plus prolixe, elle me dit d’un ton outré :
Mon cœur fit un bond. J’essayai de prendre un air détaché :
Je hochai la tête.
Après un repas rapide, je souhaitai une bonne nuit à Ma et gagnai le fenil… Malgré ma fatigue, j’eus beaucoup de mal à m’endormir ce soir-là.
Le lendemain, après la traite des vaches et les soins aux bêtes, alors que Ma revenait des poules et que nous nous apprêtions à prendre le petit déjeuner, je lui fis part de l’organisation des travaux pour les journées à venir. J’avais toujours su quelles étaient les tâches à effectuer pour faire tourner la ferme, et même Pop reconnaissait que je m’y entendais… Ma, maintenant, s’en remettait complètement à moi pour diriger les affaires.
Je lui fis part de mon intention de m’occuper des clôtures du « pré d’ouest » qui jouxtaient la forêt et que les bêtes avaient mises à mal, je prétendis qu’il était urgent de s’y mettre.
Le pré d’ouest était situé sur un coteau, voisin du champ à Marty, et avait une vue dégagée sur la Cove…
Je dus y retourner trois jours de suite. Dans l’après-midi du troisième jour, je menai à bien ma tâche.
Ce soir-là, dans le fenil, je parlais longtemps à Maureen.
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Le lendemain, Ben Anderson qui se rendait à Afton avec sa femme s’arrêta chez nous pour faire boire les chevaux. Il nous annonça une « terrible nouvelle » : on avait retrouvé le corps de Nils dans les roseaux de la Cove. Il ne savait pas nager et avait dû tomber de sa barque, qu’on n’avait pas retrouvée, et se noyer…
Ma alla chercher la jarre de whiskey à la cuisine et en offrit à Ben, alors qu’elle et Kate, sa femme, prenaient une infusion de verveine et d’origan qui leur tenait lieu de thé. Je les quittai rapidement, prétextant un travail urgent à finir.
Ma, ce soir-là, me demanda de rester un peu avec elle, et après s’être occupée de Pop, vint s’asseoir contre la façade encore tiède de soleil, sur le banc que j’avais tiré. Nous gardions tous les deux le visage levé vers la nuit. Elle ne dit pas un mot… Mais, dans l’obscurité, alors que j’entendais son souffle trembler, qu’elle essayât de maîtriser les sanglots qui l’étranglaient, je la sentis poser sa main sur mon bras… je la saisis et l’emprisonnai dans la mienne.
Ainsi, avait-il fallu toute cette somme de malheurs, pour qu’enfin, j’arrive à trouver ma mère… !
Le vendredi qui suivit, Ma se fit accompagner à l’inhumation de Nils. Je n’y allai pas. Peu m’importait de savoir ce qu’en dirait le qu’en-dira-t-on. Je n’avais rien à leur dire à tous.
Si quelqu’un me voulait, il n’avait qu’à venir me chercher !
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À quelque temps de là, Pop put enfin se lever.
Lorsque je le croisai, ce matin-là, dans la cuisine, je ne fis même pas semblant de le voir, j’eus toutefois l’impression d’avoir croisé son fantôme. Le teint cireux, de grands cernes sous des yeux à l’expression éteinte, amaigri et voûté, marchant comme un vieillard, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Il marqua un temps d’arrêt lorsque je le croisai, comme s’il allait parler, semblant attendre qu’il se passe quelque chose… quelque chose qui ne vint pas… puis il reprit sa marche, d’un pas lourd, et s’affala sur son banc, à sa place, en bout de table. Ma s’assit à côté de lui alors que je restai debout pour boire mon lait. Je me saisis de mon plat d’œufs au lard et de haricots et sortis manger sous l’appentis. Par la suite, j’assouplis un peu mon attitude et pris part aux repas, mais n’adressai la parole qu’à Ma.
Il n’avait pas bu depuis plus de deux mois et ça n’était pas dans sa « réserve » qu’il trouverait de quoi replonger dans son vice… quoiqu’il en fut, il valait mieux pour lui que ça ne le reprenne pas… Quant à lever la main sur Ma, j’étais bien certain qu’il savait cette époque révolue !
Cela dit, il fit preuve de cran, je savais qu’il n’en manquait pas, et se remit de suite au travail, quoiqu’il lui en coûtât, et même s’il n’abattait plus autant de besogne qu’auparavant, sa contribution nous soulagea notablement.
Ma et moi nous étions beaucoup rapprochés et sans qu’il n’y eût jamais de grandes effusions et démonstrations d’affection entre nous, je sentais qu’elle me manifestait, malgré sa distance coutumière, une tendresse bienveillante que je lui rendais en m’appliquant à lui parler avec égards et douceur… Il s’en allait temps !
Vinrent les foins, et le regain, nous travaillions tard, les journées étaient longues mais encore trop courtes… il y eut le maïs, puis, ce furent les labours d’automne, les semailles. Cette année-là, j’eus la chance d’abattre plusieurs cerfs, biches et sangliers, et ce fut encore du travail à sécher, fumer la viande. Pop fit des pêches d’anguilles et de poissons-chats comme nous n’en avions jamais fait, les ruches donnaient… nous ne manquerions pas cette année.
Et ce fut l’hiver, les journées courtes, les frimas… il y avait toujours quelque chose à faire : le bois, les clôtures, les réparations des bâtiments, nous étions constamment occupés mais nous pouvions prendre notre temps. Nous n’étions plus dans l’urgence.
Février revint, déjà les jours avaient rallongé.
Je n’arrivais pas à me réjouir, l’épouvantable manège qui n’avait jamais cessé de tourner continuait sa ronde infernale, encore plus obsédante, avec le souvenir de l’époque où Maureen apprit le projet des deux imbéciles, c’était un dix-huit février, une des rares fois où Pop n’était pas rentré bourré de chez les Knudsen.
Croiser cet ignoble salaud, m’asseoir à la même table que lui, respirer le même air me devenait de plus en plus intolérable… je me demandais combien de temps j’allais pouvoir tenir encore avant de lui sauter dessus et lui casser la gueule.
Nous ne voyions pas grand monde, mais depuis plusieurs mois, tous les gens que nous rencontrions en visite chez nous, sur la route, en ville – les rares fois où j’y allai – ne parlaient que de ça : l’élection de Lincoln, les tensions avec les états du Nord, l’abolition de l’esclavage, la sécession… La guerre.
La Confédération cherchait des soldats et recrutait à tour de bras. La dernière fois que j’allai en ville, je fus abordé deux fois par des soldats qui me pressèrent de venir m’enrôler.
Quand je leur dis que je n’avais que seize ans…
Tout le long du trajet de retour, je tournai et retournai cent fois cette idée dans ma tête… je ne parvenais pas à prendre une décision claire… pourtant, je savais que je devais m’enfuir de la ferme sans tarder. Si je restais, j’allais commettre l’irréparable. Partir était devenu une nécessité urgente, il n’y avait que la pensée de laisser Ma seule pour me faire encore hésiter.
À mon retour à la maison, au soir, après avoir déchargé les sacs de grain et les outils, profitant de ce que l’autre était occupé avec les bêtes, je fis part à Ma de mon projet.
Je ne savais pas comment m’y prendre pour lui annoncer cette nouvelle et avec la délicatesse qui me caractérisait, lui annonçai :
Elle se tenait immobile, face à moi… Je la vis pâlir et lever ses mains, se couvrant la bouche, alors que ses yeux s’emplissaient de larmes.
Elle secouait la tête alors que de grosses larmes roulaient sur ses joues. Elle fit deux pas, s’assit sur le banc, à sa place, et appuyée sur la table, la tête dans ses bras, se mit à pleurer. Je m’assis à côté d’elle et mis mon bras sur son épaule, je la sentis se raidir, mais elle se détendit aussitôt et se laissa aller. Elle ne pleura pas longtemps, se redressa, sécha ses larmes d’un revers de main, dans un geste que je ne lui connaissais que trop bien et je lui expliquai.
Je voulais qu’elle sache combien il me coûtait de partir la laissant seule avec Pop, mais lui dis que si je restais, je savais que… je cherchais mes mots… et finis par lâcher :
Ma hocha la tête… Bien sûr, elle savait.
Elle se tourna vers moi, et me prenant dans ses bras, elle m’embrassa… longtemps. Puis elle se leva et, en soupirant, alla vers le fourneau où elle ajouta une bûche, et se redressant :
Je restai trois jours à la maison. Ma avait mis Pop au courant, qui me jetait des regards, attendant peut-être une parole… ou cherchant à me parler, mais l’attitude que je lui montrais n’étant guère encourageante, chacun resta dans son mutisme.
Le dimanche soir, je préparai mon sac. Ce fut vite fait : une paire de chaussures de rechange, des chaussettes, mes deux caleçons et une couverture. Ma m’avait préparé des galettes de maïs toutes fraîches et coupé plusieurs épaisses tranches de lard, elle y ajouta trois rayons de miel qu’elle enveloppa dans un vieux journal, je glissai le tout avec mes affaires.
Le soir, dans le fenil, là où je dormais, je dégageai le foin, et soulevant une latte du plancher y pris le bâton de Maureen que j’avais achevé de sculpter et qui dormait là depuis bientôt un an.
Le lendemain, passant mon sac à la bretelle, j’embrassai Ma, qui était émue mais gardait les yeux secs.
Et me saisissant du bâton que je destinais à Maureen :
Dans l’aube qui rosissait le ciel, je pris mon chemin.
Alors que je traversai la cour, Pop qui sortait de la grange me regarda passer.
Sans me retourner, sans m’arrêter, je lui jetai :
Je passai la barrière. Personne ne vit mes larmes… Personne, sauf Maureen.