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Temps de lecture estimé : 30 mn
05/02/22
Résumé:  La vengeance d’une blonde.
Critères:  collègues grosseins neuneu fsoumise hsoumis fdomine hdomine humilié(e) vengeance hgode hsodo jouet délire humour
Auteur : Amarcord      Envoi mini-message

Concours : C'est la première et la dernière fois
Tout est dans le concept

C’est peu avant midi qu’on a enfin su pourquoi on nous avait réunis là, dans cette salle d’hôtel, au séminaire de motivation. Jusqu’alors, la matinée avait consisté à subir, mal réveillée, avec en main un gobelet en plastique rempli d’un affreux jus de chaussette, d’interminables présentations powerpoint bourrées de diagrammes débiles et de photos de banques d’images parfaitement niaises : des poignées de mains sous un grand « Team Spirit », des cordées d’alpinistes barrées du titre « Together to the top », ce genre de choses.


Moi, ces trucs-là, j’ai toujours trouvé que c’étaient des conneries. Parce que c’est pas la première fois qu’on me les sert, figurez-vous. Je suis pratiquement certaine que c’était exactement la même image de montagne et le même slogan lamentable qu’avait projetés Dugommier, le boss de BRUT-DE-CIDRE FM Normandie, la station de radio privée où j’avais décroché mon premier contrat d’animatrice. J’avais vite compris qu’il avait une idée toute personnelle de la voie qu’il envisageait de suivre pour grimper avec moi, Dugommier. Toujours cramponné à ma paroi, et sans beaucoup de mou dans la corde. Mais bon, j’avais fait tout comme ils disaient dans le powerpoint : parfois il faut accepter de faire des concessions, des sacrifices, au nom de l’esprit d’équipe.


Après les images à la con, au séminaire, on a eu droit à la visite d’un athlète, qui est venu témoigner de toutes les valeurs qu’il importait de mobiliser pour créer l’exploit : la préparation, l’abnégation, la concentration… Sans blague !


D’abord, excusez-moi, mais la compétition, ça me connaît. J’ai été élue « Miss Pays d’Auge » 2014. Et ça, croyez-moi, ça vaut bien des diplômes, quand on entreprend une carrière dans l’audiovisuel. Un chouette souvenir, ce titre-là. J’ai encore la coupure de presse de l’époque, celle de l’Echo du Bocage, où on me voit sur la photo rendre visite à papy et mamie à l’hospice, ceinte de mon ruban tricolore. Qu’est-ce qu’ils étaient fiers, alors, mes grands-parents ! Qu’est-ce que ça me rendait heureuse ! La légende disait : « Après le camembert, le livarot et le pont l’évêque, notre belle région se dote avec Janice d’une nouvelle ambassadrice de notre savoir-faire. Nul doute qu’elle soit parfaitement équipée pour mettre en valeur notre production laitière.  »


L’athlète nous a ensuite longuement expliqué comment il avait trouvé la force, au dernier moment, de projeter sa poitrine sur la ligne et remporter la médaille de bronze du 60 mètres plat au Championnat d’Europe en salle.


Ce jour-là, a-t-il dit, il s’était dépassé.


J’ai trouvé ça tellement idiot que j’ai pas pu m’empêcher de lever la main pour intervenir. Je lui ai fait remarquer que c’était vraiment une expression aussi creuse que débile, parce que s’il s’était vraiment laissé dépasser, il aurait fini quatrième, et ça, désolée de devoir le rappeler, c’était vraiment la place du con. Et puis la performance à tout prix, ça vous pousse parfois à des choix hasardeux, au dopage, ai-je ajouté. Moi, par exemple, si j’avais dû me dépasser pour coiffer sur la ligne d’un téton supplémentaire ma rivale à Miss Pays d’Auge, il aurait forcément fallu que je triche un peu en aidant la nature, pour dépasser mon 95 E généreusement bio.


J’ai su que j’avais marqué un point, parce qu’il en est resté le bec dans l’eau, Speedy Gonzales, et il y a eu une rumeur d’approbation dans la salle, c’est comme ça que je l’ai pris, en tout cas.


Et puis Richard a dit « Merci Janice pour cette intervention indispensable », et il a commencé son discours. Il s’était fait tout chic, Richard, costume italien et cravate de soie, et son brushing argenté scintillait sur sa peau consciencieusement dorée au banc solaire.



Chers amis,


vous vous en doutez, ce n’est pas pour rien que je vous ai réunis aujourd’hui en cette journée de mise au vert qui forme aussi l’occasion de développer notre esprit d’équipe. Car c’est un défi inédit qui nous attend, moi, Jacky, notre producteur, et vous tous ici présents : les cadreurs, les preneurs de son, les assistants, les maquilleuses, les décorateurs, jusqu’à moi-même, qui assure la présentation de l’émission, et à Janice, ma nouvelle co-animatrice qui m’accompagnera sur le plateau, puisque Marie-Hélène a malheureusement choisi de quitter l’aventure. Janice a été sélectionnée à l’issue d’un casting sévère, et reconnaissez avec moi qu’elle a le profil parfait pour succéder à ma complice de plus de 15 ans. Applaudissons-la bien fort !


Je me suis levée, je me suis retournée et j’ai salué sous les vivats, à peine perturbée par cette voix non identifiée qui avait crié « à poil !  ». Richard a repris son allocution, l’air pénétré.


Sachez-le, ce que nous nous apprêtons à entreprendre ici n’est rien moins que révolutionnaire. Et ça s’appelle un concept. Tout succès télévisuel part d’un concept, et celui-ci est inédit, unique. Personne ne l’a jamais osé auparavant ! Car, avouons-le, qu’a-t-on inventé de neuf dans le téléachat depuis le regretté Pierre Bellemare ? Rien, mes amis, rien ! Or, il est impératif de surprendre à nouveau les ménagères, de moins et surtout de plus de cinquante ans ! De stimuler de nouvelles zones érogènes pour qu’elles nous ouvrent non pas ce que vous pensez, mais leur portefeuille ! D’introduire dans nos émissions mercantiles ce qui fait tant recette dans d’autres talk-shows à succès : la brutalité, l’hypocrisie, la vulgarité, la laideur.


Je vous surprends ? Je vous choque ? Voilà un demi-siècle que nos émissions usent jusqu’à la corde le même concept. Attention, il n’est pas foncièrement mauvais, bien au contraire. Mais il ne s’est pas assez adapté à l’esprit du jour, aux temps nouveaux. Que lui manque-t-il déjà, à votre avis, je vous le demande ?


Là, on a entendu les mouches voler, personne n’a moufté, et c’est bien dommage, parce que je m’étais retournée pour tenter de choper ce connard, au cas où il en aurait profité pour lancer à nouveau un « à poil !  » bien sonore.


L’in-ter-a-cti-vi-té, mes amis ! L’interactivité ! Aujourd’hui, la consommatrice qui est la nôtre exige un lien direct et intime avec l’opérateur marchand. Et c’est justement ce que nous allons lui offrir, grâce à la disponibilité des réseaux sociaux et des applications mobiles. Cette émission, c’est elle, notre consommatrice, qui va la piloter, depuis le fauteuil relax motorisé que nous parviendrons aussi à lui vendre !


Bien entendu, ceci impose une part de risque, et pour nous tous, une rigueur d’exécution jamais atteinte jusqu’à ce jour. Nous flirterons sans arrêt avec toutes les limites, mais aussi tous les tabous, pour créer cette tension si nécessaire au divertissement et à l’audience. Nous serons en permanence sur le fil si tendu du direct, du stress, du bon goût, comme vous le découvrirez bientôt. Car c’est bien en direct qu’il nous faudra désormais capter l’émission, pour sentir palpiter à chaque seconde les instincts du public, les plus vils comme les plus nobles ! Pour pouvoir injecter au bon moment la dose de caca boudin ou de fesses qui le rendra accro. Et le direct, ça veut dire plus aucun droit à l’erreur, plus de deuxième ni de troisième prise ! La perfection, tout de suite, sans hésitation, comme dans la course de sprint de notre ami ! Pour réussir ce défi, pas de quartiers ! Pas de prisonniers ! Pas de pudeurs ni d’élégances inutiles ! L’audience est à ce prix ! Il faudra être forts, ensemble, performants, ensemble, percutants, ensemble ! Si vous n’y êtes pas prêts, il est encore temps pour vous de partir ! Mais je ne doute pas de votre foi en la cause ! Merci, mes amis !


Il y a eu un fameux brouhaha, les gens avaient l’air surpris, et pour certains effrayés. Mais un peu excités aussi par le nouveau et mystérieux concept diffusé en direct, alors ils ont tous applaudi Richard, et on a pu passer à table.


Au moment du dessert, Jacky, le réalisateur, bien plus cool que Richard, avec son blouson en denim, s’est tourné vers moi, et m’a demandé ce que je pensais du concept. Est-ce que rejoindre l’émission au moment où elle évoluait vers plus de radicalité et vers le direct ne me flanquait pas un peu la trouille ?



Richard et Jacky ont suspendu le mouvement de leurs fourchettes, se sont regardés un long moment en silence, et puis Richard m’a dit que, par prudence, ils allaient malgré tout me faire passer un ultime test pour s’assurer de ma compétence et ma motivation. Ça ne m’a pas impressionnée outre mesure, j’avais accumulé suffisamment d’expérience pour savoir ce dont j’étais capable.


Il y a eu comme un long blanc dans la conversation, et puis Coralie, la première assistante de Jacky, a voulu détendre l’atmosphère, et elle a dit un truc super chouette. Je l’aime bien, Coralie. C’est un peu ma complice.



Tous ont levé le nez de leur assiette, et m’ont offert un gentil petit sourire, et j’ai trouvé ça vachement sympa. C’est là que j’ai su que c’était gagné.


Ça faisait vraiment plaisir de se faire si bien accueillir dans une telle équipe de pros.







Et puis le grand jour est arrivé, on s’est tous retrouvés sur le plateau. Les décorateurs avaient bien bossé. Pour cette émission diffusée juste avant les fêtes, ils nous avaient préparé un décor tout scintillant, c’était joli comme tout. Tout brillait de mille feux : le sapin décoré de rubans et de boules, la crèche de Noël, et même le traîneau tiré par d’immenses rennes en peluche, chargé d’une hotte où étaient cachés les articles à promouvoir. J’aime bien ça, les peluches, j’en ai encore des dizaines dans ma chambre.


La mère Noël, c’était moi : les habilleuses m’avaient coiffée, puis couverte du bonnet rouge bordé d’hermine et surmonté du pompon blanc, comme pour le réveillon, chez papy et mamie. Le reste, un peu moins. Ma tenue était uniformément rouge et assez peu de saison, j’ai trouvé : des cuissardes, une minijupe moulante, et un petit caraco qui retenait à grand peine mes meules normandes, tout en révélant mon nombril. Richard, lui, avait refusé tout déguisement, jugeant qu’il écornerait son image. « Vous comprenez, Janice, tout le succès de cette émission repose sur mon sex-appeal auprès des femmes d’âge mûr. Une faute de goût, une seule émission où vous prêtez au ridicule, et c’est fini : vous ne vous en relèverez pas. En revanche, vous pouvez vous permettre un peu plus d’audace ou de dérision, on ne vous le reprochera pas. Moi, je suis intouchable. Vous, vous n’êtes jamais que mon faire-valoir, Janice, ne l’oubliez pas », avait-il expliqué. « Le sex-appeal, il n’y a que ça de vrai » avait-il ajouté en ouvrant encore un bouton de mon top qui n’en comptait pourtant que bien peu.


La tension montait un peu, et Jacky, le réalisateur, est bientôt venu me livrer ses dernières recommandations, alors qu’on testait mon micro.



Il m’a regardée longuement, comme s’il avait une dernière hésitation, mais des avertisseurs sonores ont retenti sur le plateau : l’heure du direct approchait, et il était grand temps pour tout le monde de se mettre en place.


Bientôt le générique a retenti, et Richard a pris les commandes.



Mine de rien, j’avais un peu le trac, et ça devait se sentir. On ne succède pas comme ça sans appréhension à une légende telle que Marie-Hélène… Je misais gros. Mais Jacky m’a rassurée dans l’oreillette.



  • —   Janice… C’était pas mal pour un début. Ça va aller, détends-toi. Super, pour le prompteur ! Mais souris et articule davantage !


Déjà, Richard me faisait signe de puiser dans la hotte.



J’avais les lèvres douloureuses, à force de les écarter pour George, mais je me suis appliquée à bien prononcer la réplique affichée par le prompteur.




  • —   Putain Janice, c’est quoi cette diction ? Plus naturel, merde ! a soufflé Jacky dans l’oreillette.



Jacky m’a de nouveau donné des instructions, ça me stressait plus que jamais…



  • —   Janice, d’où sors-tu ce sourire niais ? On dirait que t’es sous exta…


Du coup, je me suis demandé si je ne ferais pas mieux de sourire à Monsieur Jean Castex, plutôt qu’à George Clooney. Un sourire cordial mais modeste, plus poli et sérieux qu’ébloui, plus provincial que’hollywoodien. Mais j’ai vite rejeté l‘idée, et puis de toute façon, c’était trop tard, fallait suivre le rythme de Richard, qui s’activait déjà avec une clef de douze.



La régie avait anticipé la vanne du prompteur, elle a aussitôt balancé des rires enregistrés, et j’ai encore accentué mon sourire.



Bien évidemment, les téléspectateurs ne nous ont pas cru sur parole. Et comme c’est bien eux qui décidaient, on leur a fait la démo qu’ils nous réclamaient.



La régie a envoyé une ponctuation musicale et un panneau rappelant le prix et le numéro d’appel pour la commande, et on s’est préparés à enchaîner aussitôt.



Ça m’a troublée, ce moment-là, parce que ce n’était pas prévu dans la conduite. Les grosses pattes de Richard qui klaxonnent en écrasant mes poires, le bruitage de rires pré-enregistrés qu’ils balancent à nouveau en régie pour renforcer ceux du public, et plus encore, ce truc que je trouvais pas très réglo : pourquoi Richard pouvait-il se permettre, lui, des répliques qui n’étaient pas affichées par le prompteur ? Mais j’ai vite repris ma contenance, compte tenu de l’enjeu.



Alors j’ai pris les cache-tétons dans mes mains, comme s’il s’agissait de marionnettes, et j’ai commencé à les agiter pour mettre en mouvement les floches.



J’ai pas vraiment eu le choix. Je me suis abritée comme j’ai pu derrière un des rennes en peluche pour me mettre topless, et Coralie, l’assistante, m’a calmée et aidée à coller les deux bidules sur mes bidons. Je suis réapparue à côté de Richard, sous les applaudissements, et le rouge aux joues. C’est là que j’ai malgré tout un peu regretté d’avoir recommandé à papy et mamie de suivre mes grands débuts en direct à la télé. J’étais certaine qu’ils avaient rassemblé tous les pensionnaires de l’hospice dans la salle commune, fiers qu’ils étaient de pouvoir leur montrer mes nouveaux exploits.


Mais je me suis redressée, et je me suis préparée à faire tourner les manèges, en toute confiance. Je sais, ça n’a pas l’air simple, vu comme ça, mais en fait, c’est bien moins compliqué qu’il n’y paraît.


Vous voyez le hula hoop ? Eh bien, imaginez-vous un peu la même chose, mais dans le plan vertical. Pas besoin d’avoir inventé le fil à couper le beurre d’Isigny pour attraper le truc. C’est notamment pour ça que j’étais si douée, qu’ils ricanaient, les petits voyous boutonneux, à mes 16 ans. Parce que j’en ai fait pas mal, du hula hoop, à l’époque, quand j’étais majorette, à Lisieux. D’ailleurs, à ce propos, faut que je vous dise : mon vrai prénom, c’est pas Janice, mais Thérèse. Mais mes parents ont vite compris que ma constitution et mes centres d’intérêt me destineraient davantage au divertissement qu’à l’enfant Jésus.


Je l’aimais pas, ce prénom, je voulais un autre. Et j’ai fini par avoir gain de cause. D’abord parce que quand je veux vraiment un truc, je m’accroche. Et puis aussi parce qu’un jour, à la kermesse, j’ai défilé avec les copines, avec mes bottes blanches, mes bas nylon, mon képi et mon uniforme à galons, en faisant danser mon cerceau en rythme. Mes parents étaient derrière les barrières, mais les petits cons de blousons noirs aussi. Alors forcément, ils en ont entendu des vertes et des pas mûres, mes vieux, et à voix haute, encore bien, sur mes nichons, mon cul, sur la blondeur plus ou moins spectaculaire de mon intellect et de ma chatte, sur le probable secret de ma virtuosité – ma méthode d’entraînement pas très catholique – et puis bien sûr, sur ce qui rimait avec Thérèse quand elle rit, et qui ne devait rien à la catéchèse.


Alors ils ont dit d’accord, mes parents. Et c’est mamie qui a suggéré « Janice ».


Papy et mamie, ce sont mes trésors, mes refuges. Combien d’après-midi n’ai-je pas passés chez eux, depuis toute petite, dans le salon, papy remplissant ses mots croisés, et mamie regardant avec moi la diffusion quotidienne de la téléboutique ? Il a tort sur un point, Richard. Toutes les femmes d’âge mûr ne succombent pas à son sex-appeal. Mamie ne le regardait qu’avec indifférence. Son idole, c’était Marie-Hélène, et moi aussi. On aimait tout, chez elle : son sourire, ses robes, son vernis à ongles, et puis surtout sa coiffure auburn, qui retombait en vagues ondulées sur ses épaules. Qu’est-ce qu’elle était belle, Marie-Hélène ! On aurait dit une actrice américaine, dans les vieux feuilletons rediffusés l’après-midi, juste après l’heure de la sieste : Dallas, Santa Barbara ou les autres. La classe à l’américaine, mais made in France ! Un jour, à une fête de famille, on m’avait demandé ce que je voudrais faire plus tard. Et j’avais répondu « Quand je serai grande, je veux devenir Marie-Hélène ». Alors, ils s’étaient tous foutus de ma gueule. Sauf mamie. Elle m’avait dit : tu y arriveras, ma petite. Mais ce ne sera pas facile.


Et je suis sûre qu’elle y a pensé, mamie, quand elle m’a vue lever les bras, et démarrer à la fois la connexion bluetooth et la rotation de ma poitrine. Non, ce n’était pas facile à avaler.


Mais c’était pour la bonne cause. Je ne suis peut-être pas encore Marie-Hélène, mais je suis déjà Janice. Et elle a ses propres dons.


Parce qu’après cinq rotations d’hélicoptère à peine, j’ai senti comme une minuscule stimulation électronique au bout de mes mamelons, et les haut-parleurs se sont mis à cracher le tube de Stromae, « Alors on danse », et c’est vrai que j’étais pile dans le rythme, un peu plaintif et lancinant. Moi, je l’aime bien, Stromae, il est joli garçon, fin, sympathique, et puis bien habillé, aussi. C’est la classe à la belge. Mais Jacky m’a dit que c’était pas possible, les paroles étaient bien trop déprimantes. « Fais un effort, hausse le rythme !  »


C’était vite dit, j’aurais voulu l’y voir, lui, avec les bonbonnes que je me paye… Autre chose que l’athlète à la noix qui coupait son effort après 60 mètres ! Mais j’ai fini par trouver la fréquence de la Lambada, et tout le public s’est mis à taper dans les mains. Une vraie salade tropicale : à eux la banane, à moi les melons.



  • —   Bravo, Janice, génial, continue, les ventes décollent à donf ! m’encourageait Jacky.


Là, je me suis calée sur un bon petit rythme de croisière, le plus dur était fait, et puis, après tout, j’aurais pu me contenter de 17 secondes de bonheur, mais je voulais vraiment prouver ma valeur, marquer cette première de mon empreinte, me dépasser, comme disait l’autre, alors j’ai piqué le sprint final.


Les cordons se sont mis à siffler à mesure que je réglais mes tambours sur le mode « essoreuse », un peu le même bruit que quand j’étais gamine, à Lisieux, et que je passais devant un chantier avec ma jupe plissée bleu marine et mon chemisier blanc qui n’en pouvait plus d’être trop juste, déjà le troisième de l’année avait pesté ma mère en constatant que ma croissance n’était pas que verticale. Je sais pas si ils étaient devant leur télé aussi, les maçons, et si ils sifflaient à nouveau, mais je suis certaine d’une chose : cette fois-ci, j’en avais plus rien à foutre. Alors quand l’air des « Sardines » a retenti, j’ai fait comme tout le monde, les gens dans le public rigolaient comme des bossus, et moi j’ai rigolé comme une blonde. J’ai même pas réagi après l’atterrissage, quand Richard a sorti une vanne désapprouvée par le prompteur.



Un peu essoufflée, j’ai voulu rendre une nouvelle visite aux rennes pour revêtir une tenue un peu plus digne. Mais la voix de Jacky a retenti dans l’oreillette.



  • —   Génial, Janice, t’as cassé la baraque et rempli le tiroir-caisse ! Allez, on enchaîne, les enfants ! Du rythme, du rythme, on est en direct !


Alors Richard m’a bloqué le passage et m’a ramenée vers le pupitre en me retenant fermement par la main.



Richard a plongé la cuillère en bois dans la casserole et puis, au lieu de me la tendre, il l’a levée bien haut, en m’obligeant à gober la purée la bouche ouverte, et puis à lécher la cuiller. Elle était dégueu, la purée, flotteuse, et je suis certaine qu’il a fait exprès d’en laisser dégouliner des traînées blanchâtres sur mes seins, je vous raconte pas la gueule que ça avait.



Là, j’ai trouvé qu’il allait tout de même un poil trop loin, Richard. Faire-valoir, peut-être, mais bouche à pipe, dans mon dictionnaire, c’est pas rangé à la même page. C’est pas à Marie-Hélène qu’il aurait repeint les pare-chocs au faux jus de burnes. Tu m’étonnes, qu’elle était pas ravie du concept, Sue Ellen ! Après le presse-purée, je lui aurais bien fait la démo du casse-noix, moi, au chéri de ces vieilles dames ! À quoi ça servait que papy et mamie aient réchappé au Covid et à tous ses variants, si c’était pour bêtement succomber à une crise d’apoplexie à l’EHPAD, en regardant sagement leur petite-fille animer un programme de téléachat ? Mais je suis restée professionnelle, c’est important de protéger l’esprit d’équipe, surtout quand, comme moi, on vise le sommet. Je lui ai fait le même sourire que pour le Premier Ministre. Celui de George, il l’avait pas mérité.


Richard s’est tourné vers la caméra pendant que je rinçais le monstre d’acier sous le robinet pour en éliminer les traces de purée.



Et c’est là qu’il a pris un gros feutre et a inscrit le numéro sur ma poitrine, en gros caractères noirs. George Clooney a zoomé comme un malade sur mes seins, à la fois chapeautés de cache-tétons électroniques, maculés des traces blanchâtres et fluides de cette purée immonde, et recouverts du numéro d’appel de la télévente.


J’ai eu un moment de flottement, et un drôle de truc m’est passé par la tête en voyant tous ces chiffres tracés en grand sur mes loches. J’ai pensé à ces filles, là, les Femen qu’elles s’appellent, je crois bien. Et j’ai été prise d’un doute, envahie par un fifrelin de déconcentration.



  • —  Souris, Janice, souris ! C’est presque fini ! a gentiment rappelé Jacky.


Exactement, Jacky. C’était presque fini, presque gagné, tu pouvais même pas deviner à quel point j’étais soulagée, impatiente aussi. Alors je suis sortie de ma rêverie, j’ai jubilé, exhibé mes 32 quenottes Pepsodent à George, et c’est bizarre, on dirait bien que c’est là, tout à la fin, que j’ai oublié un truc : je n’avais pas le droit d’improviser.



Richard a jeté un coup d’œil au moniteur, et je l’ai vu blêmir en survolant l’avalanche de requêtes un peu crues qui défilaient à toute vitesse.



C’est à ce moment-là que le public, dans les gradins, a commencé à siffler, à huer, à taper des pieds.



Il était paralysé, Richard. Il me dévisageait, les yeux ronds, comme pour me demander de l’aide. Mais c’était pas mon rôle, pas vrai ? Moi, j’étais juste la blonde de service…



Jacky s’est impatienté dans l’oreillette.



  • —  Nom de Dieu, Richard, décide-toi pour de bon, fais comme tu veux, mais je dois te prévenir que les gens sont fous de rage, sur les réseaux, ils te traitent de dégonflé, de minable, de menteur, de lopette…


Peut-être pensait-il à présent à son image, à son sex-appeal chez les femmes d’âge mûr. Se relèverait-il jamais de cette position doublement inconfortable ? Soit il perdrait la face en se dérobant, et en coulant à tout jamais son beau concept, soit il se soumettrait à celui-ci et à l’avatar de Jack Bigdick.


Il a fini par se résigner.


Alors j’ai dénoué sa ceinture et baissé son froc, un peu comme la fois où il avait exigé que je passe le dernier test de motivation, dans son bureau.



  • —  Souris, Richard, souris, bon dieu ! Regarde la caméra 2 et imagine-toi que c’est Scarlett Johansson ! a supplié la régie.


C’est pas vraiment qu’il n’ait pas essayé, c’est juste que ça ressemblait plutôt à une grimace, un peu la même que le jour où il m’a fait passer le test, justement. Dans un premier temps, il avait paru très satisfait de ma motivation, il arborait un grand sourire béat. Et puis quand je lui ai dit que je ne prenais pas la pilule, il a plutôt eu cette expression-là.


Quant à moi, j’ai affiché mon plus beau sourire commercial, et pour une fois, je n’ai pas eu à me forcer. On ne peut pas en dire autant de la démonstration, elle n’est pas passée comme une lettre à la poste. Ils feraient bien de tester un peu mieux les produits avant de nous les faire présenter en direct. J’ai vraiment dû y mettre du cœur à l’ouvrage. J’ai bien cru que ça ne passerait jamais à l’antenne, si vous voyez ce que je veux dire. Mais je ne me suis pas découragée, j’ai pris exemple sur le métier de Richard, sa conscience professionnelle. Je savais qu’il voulait en faire une sensation, de cette grande première, un truc qu’on repasserait chaque année aux Enfants de la télé, et tout ça… Et c’est là que j’ai eu le déclic, la révélation. J’ai enfin réalisé que c’était loin d’être des conneries, tout ce qu’on nous avait enseigné au séminaire de motivation : c’est vrai, finalement, que la foi déplace les montagnes. Il suffit d’y croire, et quand vous repoussez les limites, même l’impensable est à votre portée. Cette fois-ci, j’ai tout donné, et sans me contenter de simplement viser sa médaille de bronze, je suis vraiment allée jusqu’au fond du concept. Au dernier moment, Richard avait supplié pour que je rajoute là aussi une noix de beurre à la recette. Je n’ai rien exagéré : trop de gras nuit à la santé. En revanche, je ne suis pas certaine que ce fût une bonne idée de rectifier l’assaisonnement. Le poivre, la muscade et le gros sel ne conviennent pas à tous les palais.


Celui de Richard doit être plutôt délicat. Plié en deux sur la table, les yeux exorbités, la bouche grande ouverte sur un grand cri rauque, quelque chose ne passait manifestement pas sans mal. On aurait dit qu’il venait de voir une apparition de la sainte Vierge. Faut dire qu’elle était juste devant son nez, avec les santons, dans la crèche.



  • —  Articule, Richard, AR-TI-CULE ! s’énervait la régie dans l’oreillette. On ne comprend rien à ce que tu beugles !


Des conseils donnés en pure perte… Alors Jacky m’a fait confiance, et j’avoue que ça m’a fait drôlement plaisir.



  • —  Tant pis, on enchaîne. Vas-y, Janice, prends les commandes, improvise ! On dirait bien que Richard a un gros trou !


La régie a lancé une ziziquéquette de fond, genre « Zeu Very Best of Charly Oleg », et c’est sur ce délicat tapis sonore que j’ai brodé la conclusion de l’émission, avec un sourire dont même George n’avait pu profiter jusque-là.



Jacky a pigé d’instinct, prêt à cadrer successivement nos objets respectifs, encore en état de démonstration.



La caméra 2, celle de Scarlett, a aussitôt zoomé sur le visage de Richard, qui, avec un sourire un peu constipé, a lu d’une voix chevrotante la dernière ligne du prompteur, tout en montrant la bombe.



J’ai levé les bras, remué mes nichons en rythme, et comme par miracle, celui-ci a automatiquement déclenché la musique de Jingle Bells sur le plateau. Le public était aux anges, il battait des mains en cadence, et moi je tournicotais en extase, tout en faisant résonner les clochettes.


La régie a balancé un gros paquet de neige artificielle depuis le plafond, et ça a dû faire de bien belles images de Noël, telles qu’on rêve d’en voir plus souvent. Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! Joyeux Noël, papy ! Joyeux Noël, mamie !


Le générique de fin a retenti, les caméras se sont éteintes, ma complice Coralie a levé le pouce, et toute l’équipe a applaudi sur le plateau. On était vraiment émus d’avoir réussi une telle grande première en direct. Tout le monde est venu me féliciter et m’embrasser sous le sapin, sauf Richard qui avait un peu les boules, et comme elles étaient en alliage spécial et mal placées, ça devait le gêner un peu pour la locomotion.


Et puis la voix de Jacky a retenti depuis la régie, enthousiaste.


Formidable, les enfants ! Historique ! Un grand moment de téléachat !


On a raisonnablement vendu pendant l’émission, mais on a terminé en apothéose ! Grâce à Janice, les ventes ont explosé ! Enterrée, la Marie-Hélène ! Une étoile est née, une superstar, même, et pour très longtemps !


Si seulement vous pouviez voir les commentaires sur les réseaux sociaux ! Un plébiscite pour Janice et un raz-de-marée commercial, des dizaines de milliers de femmes qui disent combien cette émission leur a fait du bien ! Elles attendaient de longue date un tel accessoire, nous disent-elles, pour faire une chouette surprise à leur mari brutal, leur patron libidineux, leur collègue de bureau minable.


Mais aussi à leur goujat de voisin de table, leur moniteur de sport indélicat, leur prof d’université trouble, leur curé vicieux.


Ou encore à leur garagiste lourdingue, leur colocataire lubrique, leur vis-à-vis de train sans gêne, leur client aux mains baladeuses.


Patator pour tout le monde !



C’est marrant, je ne me rendais pas compte que les gens mangeaient encore autant de purée.


Après l’émission, j’ai croisé Richard, qui sortait de sa loge, la démarche mal assurée. Je l’ai trouvé pâle, le visage un peu crispé, sans sa couche de maquillage et sans son dentier. On ne le souligne pas assez : c’est usant, les métiers de la télé. Tout l’art est de quitter la scène à temps, avant que quelqu’un ne se charge de vous y contraindre, et avec d’autant moins de pitié que vous ne la méritez pas. Au regard qu’il m’a lancé, je me suis dit qu’il devait être très fatigué.


Ou alors vraiment blond.


Était-il possible qu’il n’ait toujours pas pigé combien j’avais depuis le début fait tourner à merveille mon petit manège, prémédité son réglage au millimètre près sur la fréquence blonde ? Qu’il soit à ce point tombé dans le panneau qu’il me prenne toujours pour une conne, l’imbécile ? Qu’il ne reconnaisse pas sa défaite, qu’il ne réalise pas qu’il s’était tellement fait entuber, saboter, voler sa première fois qu’elle serait aussi la dernière ?


Cet homme-là, je ne sais même pas s’il était pire ou meilleur que tant d’autres croisés en chemin. Je sais seulement qu’il était prêt à tout, y compris à subir ce que je lui ai infligé, plutôt que de renoncer à son plan cynique et misérable. Il lui aurait suffi de regarder la caméra, de dire « stop, tout ça va bien trop loin, tout ça est vraiment dégueulasse, j’en deviens moi-même dégueulasse et ce n’est plus possible, pardonnez-moi ». Il lui aurait suffi de se montrer humain. L’humain se trompe, l’humain peut être moche, mais au moins reste-t-il humain tant qu’il éprouve de la honte. Mais non, il a préféré serrer les dents, cramponné à son concept ; c’est lui qui a choisi de subir la seule loi qu’il accepte, celle de la violence, celle du mépris, en direct. C’est lui qui s’est autodétruit. Moi, je n’aurai fait que concrétiser mon ambition dévorante, en suivant ses propres règles du jeu : pas de quartiers. Pas de prisonniers. Froidement.


Vous me trouvez dure ? Calculatrice ? Manipulatrice ? Intrigante ? Salope ? Cruelle ? Alors, c’est que vous n’avez pas beaucoup vécu, pas beaucoup lutté, pas beaucoup souffert. Pas subi les regards torves, les plaisanteries faisandées, les mains au panier et les propositions indignes, sans même parler du pire. Et vous n’avez certainement jamais défilé à 16 ans, en costume de majorette, livrée comme de la viande à l’étalage au bourdonnement des mouches.


Ce jour-là, je n’avais pas bronché, je n’avais pas pleuré, je n’avais pas voulu leur faire ce plaisir, et je ne sais pas si vous en auriez été capables. Et ceux-là n’étaient pourtant que des petits trous de balles, des enfants de chœur, de gentils amateurs de province, comparés à tous les autres, ceux dont on dirait bien qu’ils n’ont jamais eu de conscience, de mère, de sœur, de fille, tout juste une bite et un boulier compteur. Alors ne me jugez pas, quand je vous avoue que la dernière chose que m’a dite Richard, aussi tardive, pathétique et dérisoire fût-elle, m’a laissée de marbre.