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Temps de lecture estimé : 21 mn
21/02/22
Résumé:  Il doit y avoir 350 critères dans l’inventaire Revebebe. L’amitié y apparaît à peine. Avec ce petit feuilleton sucré-salé, j’ai tenté de réparer une injustice.
Critères:  fh jeunes amour nostalgie portrait amitié
Auteur : Amarcord      Envoi mini-message

Série : Une brève histoire du temps qui passe

Chapitre 01 / 03
Dylanesque

On ne s’était jamais dit rendez-vous dans dix ans.


D’abord parce que ma bande de potes n’imaginait pas un instant qu’on puisse se perdre de vue aussi vite. Et puis à tout prendre, on aurait évité la Place des grands hommes de la chanson, et sa grandiloquence minérale. Nos Panthéons étaient moins solennels. Ils étaient juvéniles, musicaux, studieux, pompettes ou bohèmes, mal réveillés autour d’un café serré, moqueurs autour d’un flipper, somnolents dans un auditoire, charmeurs à la bibliothèque, nocturnes et bienveillants au moment d’une confidence ou d’une peine de cœur révélée entre deux sarcasmes.


Je n’ai d’ailleurs jamais compris pourquoi la République s’entêtait encore à maltraiter les reliques de ses saints laïques, en les déterrant parfois d’un cimetière champêtre et familier pour les exiler ensuite dans cet austère et glacé mausolée de pierre. Ou plutôt si, je sais parfaitement pourquoi : il y a le symbole, bien sûr, et le symbole est l’otage du politique. C’est le sous-texte politique qui conduit l’attelage funéraire, le symbole n’occupe que la place du mort. Messieurs-Dames les communicants, laissez-moi vous mettre en garde : non seulement ces canonisations laïques ne sont-elles plus de notre temps, mais elles vous exposent au risque de devoir bientôt gérer un sacré trafic alterné devant les catafalques, dès qu’un biographe un peu plus curieux s’apercevra que l’illustre bienfaiteur public était un satyre au privé, ou que l’exemplaire figure féminine ne l’était pas tant. Quand l’époque convoque volontiers devant des tribunaux posthumes, la concession n’est plus garantie à perpétuité. Et puis de toute façon, par pitié, laissez nos meilleurs morts reposer en paix, leur gloire ne tient pas au vain prestige de leur sépulture. Ou alors, ayez au moins la miséricorde d’organiser la supercherie : que le cercueil soit vide, que leur dépouille se dissolve dans la glaise de leur terre natale ou d’élection, elle est plus légitime que le marbre.


Je suis certain d’en avoir déjà discuté alors avec passion, avec mes potes d’université et du Quartier latin, voilà une décennie. Quel âge avions-nous à l’époque ? À peine un peu plus du double du temps qui nous en sépare… À l’époque, le dernier fils méritant de la Patrie à avoir été admis en grande pompe à la morgue nationale avait été Alexandre Dumas. Marie, l’Antillaise, y avait été plutôt sensible : non pas tant par solidarité vaguement tropicale envers le fils d’un glorieux général révolutionnaire natif de Saint-Domingue, mais parce que pour un quarteron, la bêtise raciste avait dû se révéler un adversaire quotidien et majoritaire. Sammy et Malick avaient eux aussi approuvé. « Tant mieux ou tant pis pour lui, et tant mieux si ça vous fait plaisir, c’est d’ailleurs calculé pour ça, mais ne vous contentez pas de si peu, exigez plus que les symboles ! » Et j’avais dû bien vite les saouler avec mon petit laïus leur expliquant qu’à terme, il faudrait construire une annexe à la nécropole pour mieux couvrir toutes les catégories d’électeurs, qui auraient chacune bon droit à son super-macchabée de service : les chasseurs, les pêcheurs, les péripatéticiennes, les chauffeurs de taxis et auditeurs des Grosses Têtes réunis, les collectionneurs de timbres, les experts-comptables, les influenceuses, les rescapés du Loft, les sourds, les aveugles, les parieurs du PMU, les joueurs du PSG et les supporters de l’OM, les impuissants, les vaginales, les clitoridiennes, les éjaculateurs précoces, et qui sait, peut-être même les étudiants oisifs.


À cet instant précis de la discussion, Constantin devait sans doute méditer une vanne bien vacharde à placer, Clotilde et Anne pouffer en médisant des passants, Jérôme jeter un coup d’œil au mignon petit gars aux longs cils soulignés de mascara qui venait de s’installer au bar de notre quartier général, la Bonne École, et Ben rugir en posant sur la table une tournée générale : « Ta gueule, Jules, et bois tant que c’est frais, je suis pas si sûr qu’il y aura une place au fond du trou de luxe pour les foutus bavards ! » Mireille et Michel, eux, avaient certainement, comme si souvent, décliné la rencontre. Ce qui avait dû inviter Malick ou Sammy à armer, sans avoir l’air d’y toucher, notre piège absurde favori.



Ben aurait certainement placé ça de sa voix grave, d’un ton sérieux, les sourcils froncés, sans même rire dans sa barbe, reproduisant avec soin ce sentencieux pronostic qui lui avait valu de déclencher la première fois tant de rires parmi nous qu’il s’était depuis lors imposé comme une phrase culte, une signature de notre bon géant, une marque de fabrique.


Quant à Fiona, elle souriait. Elle souriait en me regardant défendre mes arguments avec conviction, plutôt indifférente au débat, mais parfaitement amusée par l’énergie disproportionnée que je mettais à convaincre mes amis de rejoindre mon point de vue, ainsi que je viens encore de vous le prouver à l’instant. Jules le bavard, Jules le raseur ? Tant que ça faisait sourire les jolies filles, on pouvait bien me charrier, c’est moi qui avais le dernier mot, le plus gracieux et le plus éloquent.


Fiona, personne ne se rappelle plus par l’intermédiaire de qui elle était entrée dans le groupe. Peut-être était-ce via Ben, après tout ? Je parierais plus sûrement qu’elle était apparue comme ça, soudainement, à la faveur de trois mots échangés sur une terrasse, d’une excuse bredouillée pour une maladresse, une tache de bière épongée sur une robe fleurie, et puis tout avait dû s’enchaîner comme par miracle, son sourire avait jailli, son charme avait opéré, et elle avait dû être adoptée par notre petite troupe sans que jamais la candidature ne fût posée, nous n’étions pas plus procéduriers qu’elle.


Elle n’avait pas tardé à prendre du galon en gagnant le respect et l’affection de Ben, qui m’avait raconté la prouesse, puisque je n’étais hélas pas du groupe restreint qui prit un verre ce soir-là dans un bar à cocktails huppé. Les tables étaient occupées, c’est donc accoudés au bar qu’ils sirotaient leurs mojitos et caïpirinhas, dans une ambiance chargée de décibels et de salsa. Un bellâtre entre deux âges s’était imposé, tentant d’engager avec Fiona une conversation qu’elle ne faisait rien pour encourager. La lucidité n’étant pas la qualité première des imbéciles, il insistait aveuglément dans sa tentative de drague condamnée à l’échec, passant progressivement les quatre stades du test de positivité à la beauferie d’élite : l’indigent, le plat, l’affligeant, le pathétique. Il y eut un répit quand le fâcheux s’éclipsa pour une visite aux lieux d’aisance.



Ben s’était exécuté, sans rien comprendre, tout en regardant Fiona qui lui faisait signe de se hâter depuis son tabouret, un quart Vittel à la main et un grand sourire aux lèvres. Entrant dans les lieux, Ben y trouva bien entendu l’homme qui venait juste de se mettre en position. Rester planté debout en observateur n’était pas une option discrète, alors Ben se força à prendre place derrière la vasque de faïence voisine. Moins de dix secondes plus tard, Fiona fit une entrée fracassante dans les toilettes des hommes, compléta le brelan d’urinoirs, fit mine de soulever sa jupe derrière le paravent, et, impassible, fit aussitôt couler un généreux et bruyant filet d’eau minérale dans le bassin. Constatant que son voisin de droite était figé, les yeux rivés sur le carrelage, elle lança l’hallali en le dévisageant, et en désignant du menton le gentil colosse.



Ben avait aussitôt saisi la balle au bond, en sniper d’élite. Pas besoin d’en faire des tonnes : le numéro muet suffirait pour le coup de grâce. Bien campé sur ses 1,95 m, il tourna lentement vers le pisseur central son visage à la pilosité hirsute digne de Sébastien Chabal, et tenta une imitation assez réussie du sourire de Javier Bardem dans son rôle de psychopathe chez les frères Coen.



Et venant de sa part, c’était mieux qu’un compliment : une Légion d’honneur.





Le temps de la Belle École fut aussi formateur que celui passé sur les bancs des grandes. Nous y apprîmes la saveur de la désinvolture quand on nous réclamait ailleurs tant de rigueur. Le bar n’était pas bien grand, mais il était chaleureux, on y trouvait toujours bonne compagnie. À commencer par celle de Benoît, alias Ben. Du bar, il était très client, un peu trop à vrai dire, à tel point que les gérants avaient fini par conclure qu’il faisait tellement partie de la maison qu’ils pouvaient en toute confiance lui en abandonner les clefs à l’occasion, lorsqu’il ne suivait pas ses cours de chimie dans les bâtiments provisoires montés à la hâte pour suppléer à ceux de Jussieu, en plein désamiantage. Fallait-il qu’il soit un scientifique brillant pour pouvoir mener ses études avec une si apparente décontraction ! Entre les cours, les labos, les nuits de transe au son des vagues électro et les verres éclusés à la Belle École, il ne devait pas rester beaucoup de place pour le sommeil. Taillé comme un roc, Ben dominait aussi le paysage du bar par sa faconde, ses reparties cinglantes, son exubérance, et une fois la glace de la vodka brisée, son cœur d’or. Il semblait né pour l’amitié, elle formait son seul luxe, avec l’antédiluvienne Twingo couleur fraise écrasée, bien exiguë pour accueillir sa carcasse, et qui servit plus d’une fois de véhicule utilitaire collectif pour dépanner nos soucis logistiques.


Si Ben était l’âme du groupe, nous formions aussi sa seule famille, puisqu’il avait coupé tout contact avec la sienne. Il nous aimait tous comme des frères et sœurs, avait pour nous toutes les indulgences mais aussi toutes les ironies. Dans la « team Ben », chacun avait son rôle et parfois son surnom : Jules, « le raseur », mais aussi Marie, la tendre « Miss DOM-TOM », Clotilde, la tornade brune, « Miss météo » ; Sammy le hâbleur était « Pagnol », Malick, le digne et long pince-sans-rire, « Nestor ». Jérôme était « Jean du Marais », Constantin, le sniper toujours sobre, était « Kouka », puisqu’il n’améliorait jamais le sien d’une larme de whisky. Anne, sa récente copine, avait forcément rejoint la fine équipe en tant que « Koukine ».


Ce qui lui allait bien, je parle d’expérience : deux ans plus tôt, j’avais croisé au cours d’économie politique cette blonde mignonne et malicieuse qui s’était juré de me mettre dans son lit. Un projet tout à fait plaisant, qu’il m’arriva quelques fois de concrétiser sans qu’elle ne devienne vraiment ma petite amie : elle en avait déjà un autre, de Jules, à l’époque, bien avant Kouka. N’allez pas en faire une salope : j’adore cette fille, et si nos rapports avaient été intimes, ils avaient aussi été sans enjeu, comme une amourette de vacances sans les vacances. Il nous en restait un charmant secret et des complicités d’autant plus savoureuses qu’elles étaient un peu ambiguës.


Mireille et Michel, de sacrés baiseurs selon la rumeur, formaient plutôt un gentil petit couple bien sage, un peu trop même. Ben les rebaptisa Mickey et Minnie, un surnom qu’ils trouvèrent bien sympathique. Nul ne leur révéla jamais qu’ils le devaient autant au mimétisme de leurs prénoms qu’à celui de leurs oreilles, qu’ils avaient grandes et un peu décollées.


Quant à Fiona, elle jouait le rôle de « princesse » et de petite sœur adoptive de Ben. Il ne veillait pas sur sa vertu, mais gare à quiconque lui eut mal parlé. Pour Fiona, les présentations ont déjà été faites, ce qui a dû vous mettre la puce à l’oreille de Mickey. Les siennes étaient plutôt jolies, d’ailleurs, le reste pas mal non plus. Il ne fallut pas très longtemps pour qu’apparaisse l’évidence : Fiona et moi maintenions une forme de distance, ou plutôt non, de prudence. Comme si on ne se pressait pas. Qu’on s’apprivoisait ! Nos regards jouaient à cache-cache, se dissimulaient, se cherchaient. Ce n’était plus tout à fait l’amitié ni la complicité, ce n’était pas non plus la timidité et encore moins un jeu, une tactique de séduction délibérée. C’était le trouble, l’autre nom de l’éveil du désir. J’aurais très bien pu faire le premier pas. Mais c’est bien elle qui me téléphona un mercredi midi de février où la neige était tombée en masse sur la ville pendant la nuit, la rendant méconnaissable.



Un rire résonna dans l’appareil, il dansait, léger et clair comme les flocons qui s’étaient posés sur les toits. Le front humide s’éloignait, une vague de grand froid sec allait suivre, et le ciel pur se révélait.



Son rire délicieux retentit à nouveau, avant qu’elle ne poursuive.



Je mis mon plus beau jean, une paire de bottines montantes, j’enfilai ma vieille parka de surplus militaire élimée qui avait dû faire quelques guerres, et entamai mon long trajet en métro. Il y avait du monde sur la ligne 5 : avec la neige accumulée, la circulation était devenue chaotique. Changement à Jaurès, arrivée parfaitement synchronisée au point de rendez-vous : je l’aperçus au loin sur le trottoir, jolie comme un cœur, enveloppée d’un ample manteau trois quarts gris à large revers, d’une large écharpe de laine blanc cassé en large maille et de son bonnet à pompon assorti, d’où s’échappaient quelques mèches châtain clair. Loin d’être engoncée dans cet ensemble douillet, elle semblait danser en s’approchant, portée par de longues bottes de cuir noir à bouts arrondis inspirées par l’équitation.



On se mit en route, mais avant de rentrer dans le parc, elle eut une inspiration en me voyant marcher les poings enfoncés dans mes poches. Elle insista pour m’entraîner au milieu de la chaussée, où les voitures étaient rares à s’aventurer, se plaça à ma gauche, s’accrocha à mon bras et prit un selfie dont elle me montra le résultat.



Ça nous faisait une passion commune, et le début d’une conversation de fans qui ne cesserait jamais. Et puis on parla un peu de nos études. Les miennes à Sciences-Po, les siennes de styliste à Art Deco, dont elle avait réussi le concours après s’être égarée en droit. Ce qui expliquait le goût si sûr avec lequel elle s’habillait. Sa vraie vocation était plus artistique encore, elle peignait. Mais ses parents n’étaient pas trop rassurés par une carrière aussi aléatoire.


La neige crissait sous nos pieds, nous marchions d’un bon pas, exhalant une fine buée à chaque expiration, le froid avait rosi ses pommettes, les rendant à croquer. Nous fîmes une première halte pour regarder les gosses qui dévalaient les pentes en criant sur leurs luges. Une deuxième au Chalet des Gaufres, où j’insistai pour payer la sienne au Nutella, la mienne au sucre, et deux chocolats chauds. Elle sortit de son sac un petit bloc de papier Canson à spirale, un crayon gras, et se mit à croquer l’endroit, en traits nerveux.



Ses yeux quittèrent le carnet, pétillants, et son visage s’illumina de ce sourire désarmant, d’autant plus merveilleux qu’il ne devait rien à l’orthodontie : une de ses canines légèrement désalignée rétablissait la véritable définition de la perfection, ce minuscule soupçon d’exception à la norme qui forme la touche de génie. Elle me tendit le bloc.



Elle fronça les sourcils en déchiffrant mon écriture, me fixa, garda le silence, puis me voyant grelottant, elle frissonna elle aussi et nous décidâmes tacitement de mettre un terme à la balade.


On pense souvent que le premier geste d’une histoire d’amour est un baiser. Et c’est souvent le cas. Un baiser, on le voit s’aligner en approche, prêt à se poser sur vos lèvres. Il faut être un peu hypocrite pour prétendre qu’on vous l’a volé. Mais nous avions court-circuité cette étape. Nous marchions côte à côte dans la rue glacée, au sortir du parc, sans destination précise, notre conversation s’était ralentie sans vraiment s’épuiser, comme si nous n’avions plus besoin d’en rajouter après avoir esquissé l’essentiel.


Il aura suffi d’une main. Une main qui cherche la mienne, sans même que nos regards ne se croisent, qui la saisisse et ne la lâche plus, pour le reste du trajet.


Une main qui saisit la vôtre, c’est mieux qu’un premier pas, c’est une déclaration muette, une invitation à la suivre, sans poser de question, à presser le pas, à galoper imprudemment sur le trottoir couvert de glace, à rejoindre le bâtiment sans éclat de la rue Clavel, à en franchir le portail, à grimper les volées d’escaliers quatre à quatre, à déboucher dans la chambre, à se presser l’un contre l’autre, se dévorer la bouche, se mêler les langues, se déshabiller mutuellement, fébrilement, le souffle court, les doigts maladroits encore engourdis par la froideur de l’hiver, et puis bientôt leur contact glacé strie la peau nue, et puis vous brûlez, l’incendie gagne tout, le lit, la chambre, la ville…


Les yeux roulent, les corps s’affolent, les poumons s’embrasent, la vie elle-même explose, et vous n’avez pourtant aucune envie de fuir, vous vous précipitez dans le brasier pour alimenter le feu, pyromanes inconscients, attiseurs de buissons ardents, vous soufflez sur les braises et les flammes montent, elles vous dévorent ; cet amour-là est vorace, il réunit deux affamés, ils ne laisseront pas une brindille intacte, pas une miette du festin.


Elle vous accepte, non, elle vous réclame, vous voilà en elle, et c’est doux et c’est profond, on y perd pied, on y gagne le vertige, à se perdre, à se découvrir, à se révéler, à se trouver enfin.


Tout ça s’est peut-être produit très vite. À moins que tout ça ne se soit étalé sur un temps fou. Il n’y a plus de temps, il n’y a rien à compter au moment du grand calme rétabli, au moment des sourires, à part quelques grains de folie, quelques grains de beauté. Des innocences d’enfants qui jouent aux adultes sur fond de gravité : cette fois, l’amour est bien là. On le sait.


Il aura suffi d’une main… et d’un refrain dylanesque tracé sous un portrait au crayon.


I want you, I want you

I want you so bad

Honey, I want you





Ça, c’est fait, commente-t-elle en peignant ma chevelure de ses doigts d’artiste, la sculptant à son goût, celui de la rébellion.


Fiona se redresse, cache d’un bras ses tout petits seins fruités : peau de pêche et fraises des bois, j’aimerais avoir son talent pour pouvoir la croquer au fusain, cheveux presque courts, nuque longue, épaules rondes, ventre plat, dos creusé et petit cul à damner. Elle se cache autant qu’elle s’amuse : dans notre empressement, nous n’avons pas même tiré les rideaux.






Nous avons repris le métro vers la Rive Gauche. Découvrir Paris sous la neige était un plaisir si rare que nous avons flâné dans les rues, main dans la main. Nous sommes arrivés du côté de Saint-Sulpice, et Fiona est tombée en arrêt devant la vitrine d’un magnifique magasin de prêt-à-porter pour hommes.



Elle s’est collée à moi, et cette fois il est arrivé, ce premier et long baiser en rue. Elle avait raison, c’était si bon d’étrenner au grand jour toute la panoplie des amoureux.



Son regard oscillait sans cesse entre mon visage et la vitrine, traversé par l’ombre d’un sourire, comme si elle complotait quelque chose.



Et puis la jolie main fine a de nouveau entraîné la mienne, et je me suis retrouvé propulsé dans l’élégance ouatée de la boutique de luxe.



Manifestement, elle jouait un rôle, je n’allais pas tarder à comprendre pourquoi.



Le prénom aussi inattendu qu’usurpé m’atteignit comme un uppercut à l’estomac.



La gonzesse s’éclipsa, nous laissant seuls dans la boutique.



C’est là qu’elle m’a poussé dans la cabine d’essayage, et, tout en laissant le rideau ouvert, m’a débarrassé de ma veste.



Ma chemise s’est vite retrouvée accrochée à la patère, ses doigts à mon torse.



Elle multipliait les douceurs, s’amusant de me voir frémir à chaque note que posaient ses doigts, chaque accord plaqué sur mes abdominaux, avec le sourire gourmand d’une gamine prête à faire des bêtises, à frapper délicatement sous la ceinture.



Un quart d’heure plus tard, Fiona consulta en rue la page Facebook de la vendeuse, imprimée sur sa carte de visite. Comme elle s’y attendait, celle-ci n’avait pas tardé à y poster un rapport.


Salut les fiiiiiilles ! Devinez qui est passé à la boutique aujourd’hui ! Wahouuuuuuu ! Regardez la dédicace ! Et la photo !


Mon écriture avait tracé quelques mots sur un sac en papier.


Amitiés à Claudia de la boutique Man-o-Man

Un rien m’y habille.

Raphaël


Quant au selfie qu’elle avait pris avec moi, j’y apparaissais le manteau entrouvert sur mon torse nu, terrorisé par la supercherie, avec une mine ahurie, comme un lapin pris dans les phares face à l’objectif du téléphone dont elle avait activé l’option flash. Et vous savez quoi ? La photo était de tellement mauvaise qualité, ma gueule tellement surexposée, que ça faisait presque illusion. Comme quoi l’habit fait le moine.


On n’en a pas fait une habitude. Elle et moi ne sommes pas devenus les Bonnie & Clyde du prêt-à-porter. D’ailleurs Fiona n’est pas vraiment malhonnête. Elle est toujours prête à miser gros sur l’inattendu ou l’improbable, à se laisser porter par la fantaisie. C’est fidèle à sa façon de vivre : ne pas se contenter de rêver, croire à l’impossible, quitte à échouer, mais jamais sans avoir osé l’exiger. Deux ans plus tard, sur le tournage d’un film d’auteur où elle était habilleuse, elle est devenue copine avec l’actrice qui partage la vie du chanteur, qui lui a elle-même raconté le pot au rose. Quelques mois à peine après notre arnaque improvisée, le couple était entré dans la même boutique, par le plus grand des hasards. La vendeuse avait accueilli Raphaël comme s’il était un habitué, tout sourire. Elle les avait aussi décontenancés en les remerciant pour la pub d’enfer que leur clientèle avait fait à son commerce, sur les réseaux sociaux. En revanche, c’est elle qui avait paru surprise, presque déçue, quand ils avaient insisté pour payer en sortant…


Il était 17 h 30 quand nous avons rejoint le rendez-vous des potes, à la Bonne École. On n’a pas fait semblant d’arriver séparément, même si l’entrée commune était aussi suspecte que peu discrète : ils étaient déjà tous attablés, les yeux tournés vers nous comme au lever de rideau.



Pour une fois, Minnie et Mickey étaient de la partie. Et c’est Mireille qui a posé la question candide, surprise de voir alors un petit sourire se dessiner sur les lèvres des autres, puisque les deux tourtereaux ignoraient tout de la formule consacrée qui sanctionnait rituellement chacune de leurs absences.