Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 20809Fiche technique34697 caractères34697
Temps de lecture estimé : 19 mn
04/03/22
Résumé:  Leurs amis. Leurs amours. Leurs emmerdes. Et quelques chansons qui passent.
Critères:  fh couple anniversai amour reconcil caresses pénétratio nostalgie portrait -couple
Auteur : Amarcord      Envoi mini-message

Série : Une brève histoire du temps qui passe

Chapitre 02 / 03
J'ai eu 30 ans

Résumé de l’épisode précédent :

Le temps des amis. Un amour qui naît.







Salut, c’est Fiona. Je me tape l’incruste.


C’est vrai qu’il est bavard, mon Jules. Il en fait parfois des tonnes. Ça m’a toujours fait sourire. À lui les mots, à moi les pinceaux. Je vous dessine quelques croquis, ça ira plus vite pour vous résumer la suite. Si je le laisse faire, au vu de tout ce qu’il a déjà tartiné à propos d’une après-midi, vous allez y passer la semaine.


J’appuie donc sur la touche Fast Forward. Celle qui nous téléporte huit ans plus tard, huit ans après le jour de la neige. Atterrissage un peu brutal aujourd’hui, ou plutôt hier.


Hier, j’ai eu trente ans. Jolie chanson de Le Forestier, d’ailleurs, celle-là, même si elle n’est pas davantage de ma génération. À l’occasion, réécoutez-là, il n’y a pas que Dylan dans la vie. Avec modération, faites gaffe, ça remue un bon paquet de mélancolie.


Ceux qui regardent en arrière

Ne voient que de la poussière


Et vlan, bon anniversaire, Fiona !


Jules a dû vous parler de La Belle École. De Ben, des autres. De Dylan, un peu. De moi, beaucoup, beaucoup trop sans doute. Il est parfois brouillon, intarissable, inlassablement sentimental, aussi sûrement que je suis impulsive et vis dans l’instant.


Il a dû vous parler du temps qui passe. Parfois long, parfois si court. Huit ans de relation. Rien ne fut mesquin, rien ne fut moche, même nos disputes. Rien ne fut banal non plus, ce mot-là n’appartenait pas à nos vocabulaires.


Nous avons d’abord vécu en étudiants nomades, chacun chez soi pour la forme, plus rarement pour le sommeil. Et puis vint le temps de l’indépendance financière, de la première paye, et celui des vaches maigres quand il s’agit de se loger à deux à Paris. On est alors bien heureux de vivre d’amour et d’eau fraîche : au moins, tous les sacrifices sont-ils joliment payés. Nous finîmes par trouver un appartement à la surface inespérée : 80 mètres carrés plus que défraîchis coiffant un petit immeuble vétuste de la colline du Télégraphe. Un logement vieillot, comme son couple de propriétaires, mais s’ils n’étaient pas très enclins à le rénover, ils n’étaient pas non plus gourmands. C’est bien entendu moi qui ai négocié, un peu comme pour le manteau, et c’est tout attendri qu’ils nous ont concédé trois mois de loyer pour rendre le bien plus présentable. Au moins pouvions-nous le retaper à notre goût et à notre rythme.


Et puis il y avait ce luxe : un balcon qui ne tarda pas à fleurir, et une deuxième chambre exiguë mais baignée de lumière, qui eût pu servir de bureau, mais où Jules m’offrit d’installer mes toiles et mon chevalet. J’en fus plus que reconnaissante, émue. Même si nous nous aimions, conserver des plages de liberté, des espaces de solitude choisie, nous semblait salutaire. Sans être géant, ce logement nous évitait l’oppressante expérience du huis clos.


Il vous a sans doute dit qu’il me trouvait talentueuse. Peut-être a-t-il raison, j’essaie de toujours y croire, malgré les années qui passent et les promesses qui tardent à se concrétiser. On rêve de créer pour Chanel ou Gucci, et on se retrouve à dessiner des petits chemisiers à fleurs bécèbège pour une boîte de VPC, quand ce n’est pas une ligne de survêtements sportifs pour Lidl. Tiens, ça ferait rire Ben… À vrai dire, parfois ça me fait rire aussi, je ne suis pas prétentieuse. Pour Ben aussi, ce sera bientôt la date de l’anniversaire tant redouté. On ne le fêtera pas, pour ce qu’il en a à foutre…





La dernière fête de toute la bande, c’est d’ailleurs Ben qui l’avait convoquée.


Flash-back ! C’était le temps des transhumances. Tour à tour, tous les amis s’installaient, et pendant quelques mois, nous nous fîmes déménageurs les uns pour les autres, à charge de revanche. On en a loué et conduit, des camionnettes, aux quatre coins de la ville et parfois bien au-delà… Il en a porté, Jules, des cartons trop pleins ou trop fragiles jusqu’à des troisièmes étages sans ascenseur, pour me les y confier sur le palier. Je le revois gravir les dernières marches avec une caisse pleine de livres, tout en maudissant la culture et en appelant à l’autodafé ainsi qu’à la généralisation des liseuses électroniques. Une mauvaise foi râleuse uniquement destinée à me faire rire ou m’arracher un câlin : il ne se serait jamais séparé de ses bouquins ni de ses vinyles. « Y’a bien un truc que j’ai pas envie de dématérialiser », ajoutait-il tout en m’attrapant par la taille, m’embrassant dans le cou, me disant qu’il me trouvait craquante dans ma salopette. Il y ajoutait sans doute aussi quelques compliments plus précis, et une hypothèse : ras-le-bol des cartons, on ferait mieux d’assembler le lit dans la chambre de nos potes, pour aussitôt le défaire, puisqu’on nous avait dit en nous montrant les victuailles et les boissons : « Faites comme chez vous, pas de manières. »


L’inventaire du trousseau des copains était révélateur, il était semblable au nôtre : priorité au loyer sur l’équipement. Pas de télé, pas de décodeur, de lave-vaisselle, ni de micro-ondes. Nous prenions tous résolument le droit chemin du parfait petit couple bobo soucieux de limiter son empreinte carbone. « Dans trois mois, vous serez cyclistes, dans six, vous ferez du compost sur le balcon après avoir claqué le solde de votre paye chez Biocoop, et il ne faudra pas un an pour que vous ne bouffiez plus que des algues et du tofu », ricanait Ben.


Le comble est qu’il venait lui-même de décrocher un boulot dans l’air du temps : gérer pour toute une zone industrielle de Seine-et-Marne les problématiques de déchets et recyclage. « La merde en gros paquets, c’est mon boulot quotidien, mais c’est même pas un boulot de merde » se réjouissait-il. Il y avait de quoi faire, et pour la première fois, il se sentait vraiment utile à autre chose qu’à remplir les verres de La Belle École. Ben fut aussi le dernier à déménager, mais refusa toute aide : « D’abord, tout ce que j’ai ou à peu près tiendra dans la Twingo. Ensuite, si vous tenez tant à suer chez moi, je préfère que ce soit pour faire la nouba, pas pour porter mon barda. »


Et il tint parole. Nous reçûmes en juin sur notre boîte à messages une invitation à une grande fête « ultrabobo, ultrabamboche et eco-décibellesque : faisons chier ces cons d’oiseaux ! Ah, j’oubliais, pour ma pendaison de crémaillère, pas besoin de fleurs, de pinard, ni surtout de robot Moulinex. Soyons écologiquement corrects ! Ramenez simplement vos fraises, et puis attendez-vous à loger ici, vu l’état dans lequel va vous mettre mon bar. »





La chaleur était encore intense, ce soir-là, quand nous avons rejoint le mystérieux point de rendez-vous que Ben nous avait transmis par un texto sibyllin livrant des coordonnées GPS. Ce scénario digne d’une rave party s’est confirmé quand nos trois bagnoles en convoi ont atteint l’extrémité d’une voie sans issue en plein bled, au milieu des terres agricoles, à quelques kilomètres à peine à l’est des pistes de Roissy : on entendait au loin la rumeur des gros porteurs en approche. On aurait pu craindre l’erreur d’itinéraire, mais Jérôme a pointé du doigt une bicoque isolée, devant laquelle était rangée l’éternelle Twingo rouge.


On avait tous désobéi, en lui amenant des cadeaux. Je lui ai remis la grande toile que j’avais peinte, son portrait, et il ne m’a pas fait de reproche, au contraire, il a semblé touché et même fier. « Plus besoin de miroir. Cette image-là sera plus fidèle s’il me vient l’idée bizarre de vouloir me regarder en face. » Et puis il nous a invités à découvrir la guinguette qu’il avait improvisée au jardin, en se servant allègrement au parc à conteneurs : panneaux de coffrage à béton assemblés en piste de danse, grandes bobines de câble vides servant de mange-debout, ballots de paille échelonnés en gradins pour les espaces de repos, lampions colorés en guirlandes de Noël rafistolées…. Et puis il y avait le bar, bien sûr : des brouettes remplies de glace où il suffisait de puiser pour boire sans soif, et manifestement, Ben avait déjà pris un peu d’avance.






Alors non, on ne s’est privés de rien : de boire, de manger, de rire, de danser, de faire la fête avec notre drôle de petite famille. Tout le monde était bien lancé, désinhibé, gentiment pompette. Le couple si asymétrique que formaient Kouka et Koukine se chamaillait gentiment. Constantin, comme toujours, n’avait pas bu une goutte d’alcool. Anne, au contraire, en gourmande, avait le vin joyeux, et même très coquin. Elle grimpa sur une des bobines de bois, se déhanchant en rythme de façon plus que suggestive sous les vivats, jusqu’à se sentir encouragée à entreprendre un quasi-strip-tease, prenant un plaisir évident à exhiber de façon furtive ses jolis seins ou laisser grimper le suspense et les morphologies masculines, les pouces glissés sous l’élastique de son petit string. Si elle passa à l’acte, c’est en se retournant prestement, saluant la joyeuse et bruyante compagnie amicale de son plus douillet et appétissant sourire. Elle redescendit aussitôt en se moquant de Constantin, qui boudait un peu.



On a tous longuement dansé sur la plateforme. Il y régnait une énergie dont Ben aurait sans doute conclu qu’elle allumait les derniers feux de l’insouciance. Ils étaient drôles et déchaînés, mes potes. Elles étaient tendres et sexy, mes petites frangines de la Belle École, acidulées comme des bonbons sucrés au cœur fondant. Il était heureux, mon amoureux, ses yeux brillaient en dansant avec moi ce qui ressemblait toujours plus à une parade, un préliminaire. Je me suis mise à rire quand il a singé les mouvements de Travolta, dans la scène culte de Pulp Fiction, et j’ai répliqué du tac au tac, avec la même intensité de femme fatale qu’Uma Thurman. Tout ce qui nous rassemblait était réuni dans cette chorégraphie parodique : le goût du jeu, celui de l’imprévu, celui de l’humour, et puis bien sûr ce formidable appétit de l’autre qui montait, plus assourdissant que la fréquence des basses émises par les enceintes.


Vers quatre heures, j’ai eu comme un coup de pompe ou un coup de blues. Je me suis un peu éloignée de la fête. Toutes les trois minutes, le faisceau lumineux d’un Airbus ou d’un Boeing déchirait au loin la nuit si noire qu’elle avait noyé tout horizon. L’endroit me parut soudain sinistre. J’ai frissonné quand j’ai senti les bras de Jules m’entourer. Il n’a rien dit, il devait reconnaître un de ces accès de mélancolie qui parfois me traversent.


On a salué Ben, qui a parfaitement compris qu’on souhaite aller dormir.






La chambre de Ben était étrangement propre et bien rangée pour un célibataire : on aurait dit une photo témoin bien vendeuse sur Airbnb. Mais cet enfoiré n’avait pas résisté à l’envie de nous faire une blague. Il avait punaisé au-dessus du lit un grand poster inventoriant toutes les positions du Kāma sūtra, et installé face au lit une antique TV un peu amochée raccordée à un magnétoscope qui avait vécu, le tout probablement récupéré à la déchetterie, cassette vidéo comprise. Un vieux pornax tournait en boucle, la qualité de l’image était aussi crade que la partouze, et c’est justement ce qui lui donnait un charme involontaire, décalé. On y avait la moustache et la foufoune très fournies, la permanente unisexe et l’humeur partageuse et hospitalière à tous les étages. J’ignore si le chef-d’œuvre était rital ou Moldave, on y parlait peu, on y couinait beaucoup, ça se passait de sous-titres, et c’était aussi classe que le palais de Saddam Hussein : du satin partout, des colonnes de faux marbre et de chair, un goût de chiottes en or massif. Le type à la moustache de dictateur oriental s’alignait sur une des blondes à gros nibards, il s’appliquait avec sérieux, comme s’il s’apprêtait à planter un piquet de tente, le mode d’emploi de Décathlon dans une main, la bite dans l’autre, en se demandant s’il n’avait pas loupé une étape indispensable dans la séquence.


Est-ce qu’ils baisaient vraiment comme ça, les gens ? pensais-je, assise sur le lit, les yeux plus perdus dans le vide que véritablement plongés dans la scène. Puis on a entendu du bruit au-dessus de nous, des pas sur le plancher, des rires féminins, et on a compris qu’Anne et Constantin rejoignaient eux aussi leurs quartiers, sous le toit. Et peu après, une rumeur a monté, me prouvant que Koukine et Kouka ne dormaient pas. Jules s’est mis à sourire.



On en a rigolé, tous les deux. Ça ne m’étonnait pas trop. Anne adore séduire, j’ai l’impression qu’elle préfère même ça au sexe. Et puis c’était rassurant : elle a plutôt bon goût.



Les échos de la musique nous parvenaient depuis le jardin où s’agitaient encore les vrais insomniaques. Anne y superposait des gémissements et bientôt des cris, un remix particulièrement suggestif qui n’allait pas tarder à atteindre son climax. Comme quoi l’amour et l’amitié peuvent bel et bien parfois se mélanger.


J’ai fini par apercevoir le post-it posé sur l’écran, et lu à haute voix la dédicace de Ben : « Grande gueule, petite bite : dis de ma part au raseur de moins causer et d’en prendre de la graine. » Je me suis retournée vers le poster épinglé au mur, j’ai lancé à Jules un regard de prédatrice, et puis sans crier gare, je suis passée à l’attaque.



Je l’ai repoussé sur le lit sans ménagement, je l’ai enjambé, et puis j’ai entrepris mon travail de sape et désape. Le féminin de macho, c’est machette ? En tout cas, assise sur lui, je l’ai tout déballé, tout débroussaillé, tout tripoté, tout peloté à vif, en long, en large, en diagonale. Un harcèlement en règle.



C’était une pluie tactile et une averse de provocations rieuses qui se déversaient sur mon homme-objet, une agression amoureusement sexuelle.



Bien entendu, il n’a pas tardé à se venger, saisissant mes poignets, roulant sur moi, et entreprenant de délicieuses brutalités. Je me débattais, je gigotais, toujours plus dévêtue, toujours plus rieuse et excitée. Tout fut mobilisé, tout fut permis, les chatouilles, les pinçons, les suçons, les jeux de mains, les claques de vilain, mes morsures carnassières et mes griffes accrochées à son dos de doux profanateur.


Les avons-nous toutes passées en revue, les positions du poster, face à la partouze en VHS ? J’en doute. Méthodiques, nous ne l’avons jamais été au lit, et nous n’avions besoin d’aucun schéma pour épuiser nos corps sans apaiser nos appétits. Je sais que ce qui avait commencé comme de joyeux jeux interdits s’est conclu avec plus d’émotion, avant un nouvel accès de douce mélancolie. « She makes love just like a woman / but she breaks just like a litte girl » devait fredonner Dylan dans la tête de Jules : il caressait tendrement mon visage traversé par un nuage, l’ombre d’un pressentiment.





Ben avait raison, sauf sur un point : sa vocation de gentleman farmer serait toute passagère. Mais pour ses addictions, nos petites séances d’exorcisme sexuel synchronisées n’avaient pas suffi à chasser les mauvaises ondes. Et pour l’amitié, sa lucidité avait mis en plein dans le mille. La belle équipe de La Belle École allait se disperser.


Vous savez ce que c’est, vous l’avez probablement vécu vous-même. Je vous passe la bobine en accéléré. Il y a le premier boulot, on s’y donne à fond, il y a ceux qui partent en province, en programme Erasmus, en voyage autour du monde, on ne se voit plus mais on s’appelle encore parfois, on s’invite sur Facebook et sur LinkedIn, on promet de se revoir. Bientôt. Ce serait tellement chouette…


Et puis il y a toujours plus à faire et toujours moins de temps, on s’envoie des courriels, de brefs textos d’anniversaires, il y a les ruptures, les déménagements, les nouvelles gonzesses ou les nouveaux Jules, parfois les enfants qui débarquent, ils prennent logiquement toute la place, quoiqu’on s’en défende, quoi qu’on se soit promis. Autrefois synchronisés et si largement vierges, nos agendas ne sont plus tout à fait les mêmes. Alors on finit par ne plus envoyer qu’une carte de vœu pour entretenir l’illusion, en usant même du sarcasme pour voiler la sincérité du geste d’une pudeur inutile – « On a acheté ça à Amnesty, on vous l’envoie, deux bonnes œuvres pour le prix d’une… » Jusqu’au jour où même la boîte de la messagerie vous rabroue :


host mwinf6d33.orange.fr. – your message could not be delivered to one or more recipients.


En huit ans, nous ne nous sommes plus revus qu’une seule fois, avec nos potes, quelques années après la soirée récup’. C’est encore Ben qui nous avait réunis, mais cette fois-là, le cœur n’était plus vraiment à la fête. Alors non, on ne s’est jamais vraiment oubliés, mais on a fini par se perdre.


Et pourtant, nous nous sommes tant aimés.





Vous en voulez des chansons ? C’est plutôt le rayon de Jules, mais j’ai ma propre discothèque. Alors, allons-y. Pour saluer l’amitié, juste une minute de silence pour la nostalgie, ce sentiment qui est un luxe dont je n’ai pas le temps :


Tant d’histoires partagées,

De coups de cœur échangés,

D’amour et d’insultes

Pour ne pas s’apercevoir

Qu’on est dix ans sans se voir

Dans tout ce tumulte

Pour se retrouver adulte.


Finalement, je m’aperçois tardivement qu’il a écrit de bien jolies lignes, le Maxime, le béguin folk de ma mère. Est-ce qu’elle lui parlait aussi, cette chanson-là, qu’elle fredonnait parfois quand j’étais petite ? Ou est-ce l’autre, celle qui accompagne mes trente ans qui la rendit elle-même autrefois songeuse ?


Parfois, il me vient l’envie de lui poser la question, mais pourquoi l’inquiéter inutilement ? Allo maman bobo, si maman si, si seulement je savais pourquoi j’ai parfois envie de fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve… Ta fille est une peintre qui ne peint plus. Ta fille a trente ans. D’ailleurs, on dit plutôt une femme, désormais. C’est le temps des doutes, moi qui n’en ai jamais eu, « le temps de plus d’excuses », me souffle la chanson :


Ce qui n’est pas

Ne sera pas

Plus tard


Alors il y a quelques mois, j’ai remis une toile sur le chevalet. Puis une autre. Puis une autre encore. J’ai peint sans arrêt, saisie par la fièvre. Presque jour et nuit. C’était maintenant, maintenant ou jamais. Le dernier appel avant l’embarquement, avant la fin de ma jeunesse, et j’avais envie de décoller, un besoin d’autres horizons, presque une révolte. Jules ne l’a pas compris, et comment lui en vouloir ? C’était incompréhensible, ça ne lui laissait que si peu de place, dans ma vie, dans mes bras, dans nos draps.


Dans un couple, on appelle ça une crise. On accable l’autre ou le temps qui passe. Peut-être avait-il raison de m’en vouloir, Jules, raison d’être inquiet, sans doute avait-il des excuses pour être aussi irrité, agacé par cette femme soudain si peu disponible pour l’amour, mais qui se brisait comme une petite fille, impulsive et exigeante, avec ses « dis-moi, c’est quand qu’on va où ? » C’est fou ce qu’il a déteint sur moi, Jules. Cette manie de fourrer sans arrêt des paroles de chansons dans sa conversation, en m’expliquant qu’elles finissent toutes par livrer un portrait plus fidèle de nos vies que l’album photo…


Mais je reprends mon croquis. Je ne vais pas m’appesantir sur cette crise, assez profonde, ces premières rides menaçant notre relation, alors que rien de tel n’était encore apparu sur nos visages. Je vais plutôt vous dessiner ma matinée d’hier, mes trente ans et quelques poussières.


J’étais dans la petite chambre convertie en atelier, un capharnaüm au sol couvert de vieux draps pour protéger le parquet, vêtue de mon ample chasuble de peintre. La lumière était belle, il faisait chaud, je peignais, la fenêtre ouverte. J’ai entendu les clefs fouiller la serrure, la porte se refermer, les pas de Jules se diriger vers la cuisine, et puis bientôt revenir, comme s’il avait perçu quelque chose d’anormal.


Les pas se sont rapprochés, la porte s’est ouverte.



Il a hoché la tête, et puis a attendu un long moment avant de me poser la question.



Et j’ai moi-même laissé traîner un long silence avant de réagir.



Il a voulu répondre, je l’en ai empêché, d’un doigt sur les lèvres.



Avec une infinie lenteur, j’ai déboutonné son col, sa chemise. Je l’ai déshabillé avec délicatesse et en silence, jusqu’à ce qu’il soit nu, ce corps que je connaissais si bien pour l’avoir tant parcouru, et que je redécouvrais pourtant. Il ne comprenait pas, mais il obéissait à mon regard qui lui réclamait la patience.


Et puis j’ai dénoué ma ceinture, ma chasuble d’épais coton bleu maculée de traces de peinture s’est effondrée sur le sol. J’étais nue ou presque. Et puis le presque est devenu superflu.



Je me suis rapprochée de lui, nos corps s’effleuraient presque, seuls nos regards étaient réunis. J’aurais pu lui fredonner :


Est-ce que quelque chose a changé ?

Couchons-nous sur les fourmis rouges

Pour voir si l’amour est resté

Et voir si l’un de nous deux bouge,

Couchés sur les fourmis rouges.


Aucun insecte dans l’appartement, et c’était dommage. C’est bien cette épreuve-là que j’aurais voulu nous imposer : allonger nos corps nus et enlacés sur une colonie de fourmis rouges, sans bouger, sans nous protéger de leurs piqûres urticantes. Alors seulement nous saurions que le désir était toujours là, aussi furieux que les minuscules insectes roux. Le sexe ne serait pas une activité, mais un serment, un héroïsme, un doux martyre, la jouissance n’en serait que plus intense. Allongé sur les myriades de guerrières, il subirait sans protester leurs flèches et mes assauts d’amazone, la cruauté de leurs injections et la volupté des succions de ma bouche. Il roulerait alors pour m’imposer la même torture. La brûlure des insectes en colère irradierait mon dos et mon cul, mais je gémirais davantage de ses doigts, tournant sur mes seins, de son sexe enfoncé dans le mien. Toute question serait alors inutile, tout doute évaporé.


Mais il me fallait d’autres preuves, et il fallait qu’elles nous ressemblent.



Il était perdu, mon bavard, aussi timide et maladroit qu’un puceau, aussi émouvant aussi.



Je l’inspirais, nous respirions, un peu plus vite, un peu plus fort. Le désir montait.



Il m’a surpris. Il n’avait rien oublié, tout était vivant. Il a raconté chaque étreinte, chaque caresse, chaque instant précieux, et ce n’était pas bavard, c’était musical, ses mots faisaient tourner mon corps dans la valse, ils disaient le parfum de ma peau, le goût de mon sexe, les petits cris presque muets que je poussais quand il venait en moi, l’empreinte de mes dents sur son épaule… Ses mots se bousculaient, ils formaient une chanson, je devenais la chanson dont il murmurait les paroles.


Fiona la secrète

Fiona l’audacieuse

Fiona l’impatiente

Fiona l’amante au corps ferme

Fiona l’émotive, aux fragilités de porcelaine

Fiona la sauvage, l’indienne farouche qui monte à cru

Fiona l’archère, qui décoche ses flèches un peu cruelles

Fiona la gourmande, un parfum d’agrumes, un croquant de biscuit

Fiona la fantasque, l’imprévisible, la fille du vent

Fiona la douce, parfois

Fiona le feu, souvent

Fiona la libre

Fiona, la femme


Plus il parlait, plus mon désir montait, il grimpait sur mon corps, il fourmillait, comme les minuscules pattes d’une armée de fourmis rouges ; c’était troublant, c’était perçant et voluptueux, un lancinant mouvement qui me poussait à m’approcher toujours plus près de son corps, orteil après orteil, millimètre après millimètre, je sentais presque sa chaleur irradier, son désir brûler.


Et puis je fus contre lui. Mes tétons ont touché son torse, les lèvres de mon sexe ont frotté sa queue ferme, et ce fut aussitôt comme une décharge électrique, un court-circuit, mon corps s’est affolé, mon souffle s’est suspendu.


J’ai joui.





Nous avions la réponse, mais elle ne me suffisait plus. Je me suis pendu à son cou, il m’a hissée contre lui, peau contre peau, bouche contre bouche, ses bras fermes soutenant mes cuisses ouvertes sur son ventre, mes jambes refermées sur son corps comme une pieuvre emprisonne sa proie. Il me soulevait haut, plus haut, nous étions comme les passagers du wagonnet grimpant sur la rampe des montagnes russes, partagés entre pure excitation et pur effroi, et puis tout a basculé, tout a dévalé, il s’est engouffré en moi, et nous n’avons plus cessé de nous envoler et de chuter ensemble, appuyés contre la porte, puis sur le sol où je montais et m’effondrais sur lui en de savants grands huit, tout était émotion, sensations puissantes, du sexe en apesanteur, et la jouissance qu’il luttait pour retarder a fini par jaillir en moi. Nous étions trempés de sueur, nous étions vaincus. Nous étions à nouveau ensemble.



Je me suis levée, j’ai saisi un pinceau. J’ai cherché le morceau qui convenait, et ce n’était pas du Dylan, j’ai poussé sur le bouton, et l’inspiration est aussitôt venue.



Voilà, c’est tout.


J’ai eu trente ans.

Je suis contente.

Bonsoir.