Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 20818Fiche technique29098 caractères29098
Temps de lecture estimé : 16 mn
09/03/22
Résumé:  Le temps est assassin, prétend une chanson. Il y en a bien d’autres sur la playlist amoureuse et amicale.
Critères:  fh danser fête anniversai amour caresses nopéné mélo portrait
Auteur : Amarcord      Envoi mini-message

Série : Une brève histoire du temps qui passe

Chapitre 03 / 03
Playlist

Résumé des épisodes précédents :

Le temps passe, les amis s'éloignent, les corps se retrouvent.







On s’était donc perdus pour de bon, avec mes potes.


Et puis on a fini par renouer le contact. On ne s’est pas réellement revus pile après dix ans. Ces retrouvailles, on ne les avait pas calculées. Les comptes trop ronds font rarement les vrais amis. Si cette soirée avait été longuement préméditée, je crois de toute façon que je ne serais pas venu. Et j’ai l’impression de ne pas avoir été le seul à redouter cette rencontre pourtant si émouvante, sept ou huit ans plus tard. Peut-être par superstition, par crainte d’être déçu, par pudeur, par refus de se réfugier dans une vaine nostalgie. Peut-être valait-il mieux se contenter des belles images d’alors ? Ne pas confronter nos premières désillusions, nos premières petites trahisons, nos entorses à ce que nous nous étions promis de ne jamais devenir.


Mais j’ai fini par me botter le cul, quand j’ai reçu l’appel de Malick, qui avait par hasard croisé Anne, dont la sœur était récemment devenue collègue de Michel, qui lui-même avait vu Sammy passer à la télé, et je vous passe les détails rocambolesques de cette fragile cascade de coïncidences qui allait bientôt nous réunir. L’alignement de nos planètes était à ce point tentant que j’ai même proposé que ça se fasse chez moi, profitant de l’absence provisoire des voisins du bas pour pouvoir permettre à mes amis bientôt retrouvés de ne pas freiner leurs appétits festifs, sur mon plateau protégé des plaintes pour tapage nocturne. Ils étaient si joyeusement bruyants autrefois, mes potes, qu’on se prenait à espérer que le temps qui passe n’ait pas trop sagement bougé le curseur vers la maturité.


Pour être honnête, mon hospitalité était intéressée. Presque désespérée. J’éprouvais un besoin vital de combler le vide. Que des présences amicales viennent un peu habiter le lieu où flottait sans cesse l’image de celle qui s’était enfuie trois mois plus tôt, sans crier gare, sans un reproche, à peine cet énigmatique bout de papier griffonné sur la table. Celle qui avait laissé sur place à peu près tout, à commencer par moi, sauf son chevalet et ses pinceaux, comme pour mieux marquer la rupture avec tout ce que nous avions vécu ou accumulé, soudain d’une valeur négligeable. Celle qui ne prenait pas même mes appels depuis lors. Trois mois de cohabitation avec un fantôme aussi omniprésent que Fiona était obstinément absente, trois mois à vivre en reclus, en presque confiné solitaire, de peur d’avoir accidentellement des nouvelles d’elle, de la vie qu’elle menait désormais sans moi, incapable de supporter l’idée que sa grâce un peu sauvage dansait dans cette même ville, ne me laissant que des échos indirects de son passage sur mon territoire urbain. Juste ça, à peine ces maigres témoignages un peu rassurants la concernant, et le souvenir de son corps si miraculeusement accordé au mien sur la pellicule voilée de ma mémoire. Si peu d’indices et tant de soupçons : celui que ce corps se donnait peut-être au même instant à un autre, là-bas, quelque part, à l’autre bout de la ville engourdie, et à tous les points cardinaux de mes nuits d’insomnie.


La jalousie ? Non. La sidération.


L’hypothèse de la présence de mes amis, de nos amis, dans notre appartement, mais sans elle, aurait pu être une anomalie dévastatrice, mais je crois qu’elle me forçait à hausser les épaules et à vivre, à souffrir de cette séparation sans accepter qu’elle soit une dépendance, à m’éviter de me comporter en junkie prêt à tout pour sa dose. Finalement, j’étais peut-être juste un type de trente-deux ans qui venait de se faire larguer, c’était d’une banalité confondante, et il fallait toute ma prétention pour défendre le contraire, pour m’acharner à croire que ce que nous avions partagé n’était pas ordinaire, que ce qui nous avait séparés était incompréhensible et révoltant. Je redoutais déjà qu’une âme bien intentionnée ne m’invite à tourner la page, et ne me suggère, puisque j’étais encore comestible, de me trouver une autre fiancée : tournez, manèges ! Mais rien n’était pire que le silence, la pure violence du silence que Fiona m’imposait, enfermé à double tour dans mes quartiers de haute solitude, et j’espérais que les voix chaudes de mes amis égarés entrant tour à tour chez moi m’apportent comme une bouffée d’oxygène.


Et puis le matin même, en revenant du Monoprix, j’avais entendu du mouvement, poussé la porte de la chambre, et elle était là, occupée à peindre, comme si de rien n’était. J’en étais resté tout con, je ne lui avais réclamé aucune explication. J’avais même oublié de lui souhaiter bon anniversaire. Les grands bonheurs sont muets.





Un par un, les potes arrivaient, ça causait, ça riait, ça faisait chaud au cœur. On était heureux de se retrouver, un peu intimidés, un peu gênés aussi, pour certains. C’est en tout cas l’impression que j’ai eue. On s’embrassait, on étreignait Fiona, on me balançait des tapes dans le dos en me charriant, comme pour ne pas avoir à poser de questions.


On n’a pas fait traîner l’apéro, j’ai eu l’intuition qu’ils se sentiraient bien plus à l’aise à table. J’ai déposé les fournées de poivrons farcis sur les sous-plats, fait tourner le riz et les saucières, et ça m’a rassuré : ce serait savoureux, mais sans chichis. Ça m’avait déjà fait un bien fou de cuisiner pour tout le monde. Le faire pour soi seul est une discipline sinistre, surtout quand on perd déjà l’appétit. En trois mois, j’avais maigri, je flottais un peu dans mes fringues.


Jérôme, venu avec son nouveau copain, a frappé son verre de son couteau.



Et ils se sont tous mis à ricaner en se bourrant du coude.


Avec sa désopilante dégaine de majordome pince-sans-rire, Malick a soulevé, en bon juriste, un point de procédure.



Et voilà, c’était parti aussitôt, à la première allumette.



Kouka avait osé, et il avait bien fait, on est partis d’un rire d’autant plus joyeux qu’il exorcisait le malaise. Il fallait bien que quelqu’un entretienne le rite, reprenne le rôle.


Parce que sur la feuille de présence, il y avait la case vide de Ben, bien sûr.


De l’absent, on ne disait pas grand-chose. C’est toujours une mauvaise idée de faire parler les morts. Impossible d’effacer d’un trait de gomme cette saloperie de rature indélébile tachant nos plus belles pages amicales. Personne ne se hasarda à ces « s’il était là, Ben dirait ceci… ou ferait cela ». Non, justement, il n’était pas là, Benoît, et ça faisait suffisamment chier comme ça, sans qu’en plus un abruti ne trouve opportun de ressortir les anecdotes. Ce n’était pas une veillée funèbre, on n’avait pas envoyé de faire-part.


Mes amis de toujours avaient trop de goût pour ça, et puis ça l’aurait fait gerber, Ben, la solennité et les foutus mouchoirs. Ce soir, ce serait ni fleurs ni couronnes. Mais musique, ça oui. Et comme de ce côté-là, j’avais toujours été leur dealer attitré, celui qui envoyait les décibels et dégottait les perles indie, ils ont poussé les meubles, baissé les lumières, et je me suis calé derrière les platines pour leur mitonner une playlist à la hauteur.


J’ai lancé les enchères, ouvert les votes, et c’est vite parti dans un joyeux et bruyant bordel, ils montaient en puissance, en envie de se lâcher, ça chahutait, ça tournoyait autour de moi comme de gentils requins reniflant la goutte de sang.



Et j’ai tout de suite balancé the Clash, trop facile.


London calling, une vilaine dose d’énergie et de rage crachée à fond d’ampli, et ça les a tous réveillés. Pas d’échauffement et pas de quartiers, ça gesticulait comme des pantins, ça vous avait des airs d’émeute à Brixton, c’était jubilatoire comme une révolte : je n’ai plus vingt ans, mais je suis toujours vivant, je n’ai pas encore trahi mes rêves et mes idéaux, je peux encore bouger face à mes amis sans honte.


J’ai hésité face à Dancin’ Barefoot de Patti Smith, redoutant que les pieds nus de Fiona dansant sur le bar de La Belle École ne surgissent de ma mémoire et ne piétinent aussitôt mon esprit. J’ai plutôt enchaîné sur les Pixies, Where is my mind, un titre de circonstance, et j’ai bien fait, à en juger par la clameur. Il était temps d’ajouter une dose de groove : The Roots ont planté leur graine, rythmique hip-hop imparable mariée à une voix aérienne soul : « I don’t ask for much these days… »


Et puis voyant que c’était gagné, qu’on venait de resquiller, de trafiquer sans vergogne huit ans au compteur, j’ai déroulé l’anthologie, Bowie, Lou Reed, les Kinks, les Stranglers, le Boss, Back in the USSR, Gimme Shelter, Message in a bottle rien que de l’indémodable, rien que d’involontaires messages subliminaux que Fiona et moi aurions pu nous envoyer, des nouvelles de toutes nos étoiles. La soirée se prolongeait, il était temps d’y injecter un peu de sensualité. J’ai remonté le temps du côté de la Motown et de la Stax.


Et puis comme les gonzesses semblaient apprécier ce virage glamour, qu’elles en redemandaient en m’entourant comme des groupies, j’ai fini par céder, oser le plus que sensuel, le sexuel, malgré mes réticences.


Pour la deuxième fois de la journée, l’intro de « When Doves cry » a surgi dans notre appartement, sous leurs cris hystériques.


Dig if you will the picture

Of you and I engaged in a kiss


Je savais pourtant exactement ce qui allait suivre. Clotilde, Anne et Marie, ces trois jeunes femmes adorables mettraient une bonne volonté gourmande à jouer le jeu, à me frôler, me provoquer tour à tour.


Mais ce sont d’autres images qui dansaient avec moi. Je me revis dans le petit atelier, le matin même.






  • — Je vais te peindre, me dit Fiona, en lançant ce même morceau de Prince.

Elle saisit le pinceau, écarte la palette de couleur à l’huile, saisit un tube acrylique d’un bleu profond, un bleu Yves Klein. Et elle commence à dessiner sur ma peau sa grande œuvre érotique, notre chef-d’œuvre émotionnel commun. Les longues soies du pinceau tracent sur mon corps d’élégantes arabesques, toutes bleues de moi.


The sweat of your body covers me

Can you my darling

Can you picture this ?


Elle me tend un autre pot de peinture, il est rouge. Pas de pinceau, j’y plonge les doigts, j’approche lentement mes phalanges de son ventre, encouragé par les rythmes syncopés de Prince.


Touch if you will my stomach

Feel how it trembles inside


À mon tour, je peins son corps nu, je le badigeonne de rouge baiser, je le sculpte, sa matière est ferme, mais souple, elle réagit par des frissons à mes barbouillages, ils ont l’absolue spontanéité des dessins d’enfants, l’audace des artistes face à leur muse.


How can you just leave me standing

Alone in a world that’s so cold ?

Maybe I’m just too demanding

Maybe I’m just like my father, too bold


Plus de pinceau, nous voilà purement manuels, nous travaillons nos natures vives. Nous imposons nos mains bleues, nos mains rouges, nos principes contrastés. Féminin, masculin, ils s’impriment sur nos peaux comme les peintres de Lascaux évoquaient la création, son ordre, ses désordres, ses mystères.


Maybe you’re just like my mother

She’s never satisfied

This is what it sounds like

When doves cry


Les six minutes de pure tension de la chanson se dissipent, elles nous ont fait subir une étrange métamorphose. Elle est la guerrière Peau-Rouge sur le sentier de l’amour, je suis le joueur de blues, red and blue, raides dingues et nus… La chanson de Prince s’efface, la suivante s’élève lentement, sa plus connue, sans doute.


I never meant to cause you any sorrow

I never meant to cause you any pain


Et tout se mélange, nos langues, nos corps, nos couleurs primaires, tout se frotte, se dilue, la rouge et le bleu se fondent en pourpre, en violet, c’est une pluie d’émotion qui s’abat, une purple rain…





J’ai lancé le morceau, ils ont tous balayé des bras en l’air, je crois que j’ai même vu s’allumer des briquets, je me suis éclipsé, prétextant un besoin pressant pour confier à Malick le soin de prendre mon relais aux platines, et je me suis planqué dans le couloir, pris par le vertige, où Fiona a fini par me trouver.



Fiona m’a enlacé, et on a dansé tout doucement dans le couloir, à peine un mouvement de berceuse, tandis que le solo de guitare de Purple Rain n’arrêtait pas de rebondir et mourir, et que le petit génie de Minneapolis entamait ses vocalises descendantes. C’était doux. Tellement intime qu’on ne les a pas aussitôt remarqués, tous hésitants et immobiles, à deux mètres à peine dans la pénombre du couloir. Seules dansaient à présent les lueurs des trente bougies sur le gâteau qu’ils tendaient à Fiona.






On a tous rigolé un peu jaune, mais Marie nous a tous bien vite mis d’accord.



On a tous approuvé, accepté avec enthousiasme, comme si Marie venait de jeter une bouée aux naufragés de l’amitié perdue en haute mer. Ils se couvraient, se préparant à quitter un peu à regret ce cocon amical. Julien avait une dernière requête.



On ne lui avait pas fait de mausolée, à Ben, pas de Panthéon. Fiona m’avait dit avoir récupéré son portrait avec Marie. Elles avaient couché la toile sur les sièges rabattus de la bagnole, avaient roulé jusqu’au Ve arrondissement, la musique poussée à fond, et lui avaient trouvé la place parfaite : si vous poussez aujourd’hui la porte de la Belle École, vous découvrirez, dominant le bar, un formidable ange gardien veillant sur les noceurs.


C’est vrai qu’il en était tombé raide, Ben, de cette chanson au dépouillement folk si éloigné de ses goûts pour l’électro, de sa vie d’excès, de son exubérance de façade. Rétrospectivement, il n’était pas si difficile de comprendre pourquoi.


La voix douce du chanteur obscur s’est élevée en réveillant de drôles de réminiscences.

Quel âge avait-il au moment de cet unique enregistrement, ce jeune homme au front haut, aux yeux clairs ? À peine vingt-deux ans, l’âge de nos cafés, celui de nos errances amicales. D’où tirait-il alors cette douceur déjà désenchantée ? Où qu’il pose ses valises, le blues était toujours le même, chantait ce si précoce grand brûlé de la vie. Dans toutes ces chambres d’hôtel, il faisait chercher du whisky, du whisky ou du gin. « Le room-service et moi, baby, le room-service et moi, on mène une bien mauvaise vie. Et quand je ne bois pas, mon cœur, je t’ai en tête. » Alors, poursuivait la chanson, il lui faudrait essayer d’autres villes. Vivre c’est un jeu de hasard, baby, et l’amour c’est tout pareil. Partout où il avait lancé les dés, le blues était toujours le même…


À voir comment ils buvaient les paroles, debout dans la pièce, prêts à partir, déjà couverts de leurs manteaux et pourtant frissonnants, il était clair que mes potes pensaient à Ben. La chanson s’est éteinte, personne n’a cette fois prononcé le nom de l’ami perdu, mais Jérôme a pourtant choisi de crever l’abcès, comme s’il devenait indécent de nier l’évidence, de dissimuler l’émotion.



Sans doute. Mais je n’en étais moi-même plus si sûr. Si je leur avais montré la photo du beau jeune homme trois décennies plus tard, tenant sa gratte sous un visage bouffi, une clope au bec sous une moustache épaisse, le regard abîmé par des mômes qui s’étaient amusés à tirer à la carabine à plomb sur le clochard obèse, peut-être auraient-ils haussé les épaules, peut-être auraient-ils conclu qu’on n’en savait foutre rien, de ce qui était vraiment le plus moche. Seule certitude : vivre, c’est un putain de jeu de hasard, baby.


Et l’amour, c’est tout pareil, honey, m’a aussitôt répondu en écho l’application musicale, qui enchaînait déjà sur un autre titre aléatoirement prélevé dans ma playlist de favoris. Les premiers accords de guitare ont retenti, bientôt rejoints par les claviers, et j’ai grillé tout le monde au blind test. L’album ? Blood on the tracks. Et la chanson, à vous de la reconnaître.


Frissons. Décharge d’adrénaline. Salaud de Spotify ! J’ai évité de regarder la cheminée où trônait encore la pochette un peu abîmée du vieux 33 tours de Fiona, à laquelle elle avait attaché avec un trombone sa parodie en forme de vignette photo, deux gosses secrètement amoureux dans les rues de Paris, un jour de neige. La grâce des commencements.


« Elle pourrait croire que je l’ai oubliée, ne lui dites pas qu’il n’en est rien, » chantait déjà le Zim’, avec plus d’intensité dans l’interprétation qu’il n’en mit probablement jamais dans sa carrière. Et je savais d’avance que la suite serait pire, un pur chemin de croix émotionnel, dont la voix écorchée de Dylan égrènerait chaque station.


I see a lot of people

As I make the rounds

And I hear her name here and there

As I go from town to town

And I’ve never gotten used to it

I’ve just learned to turn it off

Either I’m too sensitive

Or else I’m gettin’ soft


Nos amours sont si vulnérables, je n’étais même pas encore convalescent de cette découverte. Et puis, même mortes, elles ne le sont jamais vraiment. Elles survivent dans la mélodie et les paroles d’une chanson. De temps en temps, elle s’invite, de retour d’un lointain voyage, elle vous rend visite à l’improviste, elle vous serre dans ses bras, même ses gifles sont des caresses, puisqu’elle vous est si fidèle. Ces chansons-là, même les plus amères laissent sur vos lèvres une trace de douceur, leur morsure a le goût d’un baiser. Elles seules vous connaissent, et souvent même bien mieux que vous. Elles vous accablent et vous consolent à la fois. Parfois elles forment aussi des cadeaux, des objets précieux et fragiles, des parts d’intimité qu’on ne confie qu’à des mains sûres. Et ces mains-là l’étaient plus que toutes autres. Ils auraient pu détourner le regard par pudeur ou par gêne, pousser la porte en me lançant d’ironiques « merci pour tout, t’as fait de ton mieux, mon pote, mais là on va vraiment aller manger un truc comestible » ou de simples et joyeux « salut, à la prochaine ! », mais ils refusèrent de déserter en me voyant soudain si ému au moment du couplet final.


If she’s passin’ back this way

I’m not that hard to find

Tell her she can look me up

If she’s got the time


Soulagé, j’ai poussé sur le bouton stop, Spotify a enfin fermé docilement sa clape, et mes potes se sont tus, eux aussi, comme ils avaient tu l’ombre de l’absent, comme ils avaient respectueusement ou lâchement fui l’énigme du retour de mon absente.


Fiona m’a jeté un regard, je l’ai soutenu, accepté non pas comme un défi, mais comme un appui, une force. Elle a esquissé un sourire. C’était tendre, chaud et robuste comme l’amitié, mélancolique comme la tendresse, frissonnant comme la beauté suprême. Plus fort que les mots, plus fort que la mort, presque aussi fort que le sexe, aussi inconditionnel et indulgent, en tout cas. Comme une main qui prend la vôtre. Comme un retour à la maison.


Et c’est là que j’ai compris, à l’intensité de leurs regards, qu’aucun de nos amis n’était là par hasard. Ils n’étaient pas venus pour les poivrons farcis, ni pour se charrier à table, ni même pour danser comme des sauvages, tout ça n’était qu’un prétexte ou un bonus. Ils étaient venus en renfort, au secours de nos détresses, au secours de leurs propres angoisses. « Si vous vous perdez, les enfants, j’en serai inconsolable, » avait dit Ben. Et je crois bien qu’ils en étaient déchirés eux-mêmes. Si la vie parvenait à nous séparer, Fiona et moi, il ne faudrait pas espérer qu’elle fût pour eux plus clémente. Alors il était bien trop tôt pour me consoler, parce qu’ils n’étaient pas résignés. Ils voulaient montrer combien ils m’aimaient moi, combien ils l’aimaient, elle, combien nous restions pour eux les inséparables princes héritiers de la Belle École.


Dans leurs regards posés sur moi j’ai vu le reflet de nos heures douces à la Belle École, j’ai vu les yeux de Fiona se lever sur moi au café, son sourire illuminer soudain sa moue un peu boudeuse, j’ai même vu les endroits sauvages où je l’emmènerais puisqu’elle m’en donnait la chance, loin du XXe arrondissement, mais au plus près de nous, partout où elle n’aurait jamais peur, j’abandonnerais tout moi aussi pour la suivre dans ses audaces et la précéder dans mes envies, je prendrais sa main comme elle prit la mienne, et nous peindrions nos vies de mélanges rares, de tendresse et de désir, de couleurs inconnues que le temps ne pourrait jamais flétrir. On se ferait toujours une place au fond de nos bulles, ici, maintenant, « car le temps passe à pas de géant. »


Et à ce moment-là, parce que c’était là, parce que c’était eux, parce que c’était moi, parce que c’était Ben, parce que c’était Fiona, parce que c’était cette chanson précise, je crois bien que j’en aurais chialé comme une madeleine, s’il n’y avait pas eu le regard de Fiona pour me répéter : « Tout va bien ».


C’est impossible à vous expliquer, c’est intraduisible, tout comme cette chanson.


Si d’aventure vous entendez sa mélodie vagabonder dans les parages – elle n’est pas si difficile à trouver –, dites-lui qu’elle peut toujours vous tendre la main. Si elle en trouve le temps.