n° 20848 | Fiche technique | 22530 caractères | 22530 3721 Temps de lecture estimé : 15 mn |
31/03/22 |
Résumé: Dans la période troublée des guerres de religion aux dragonnades, trois générations d’ancêtres de Béalaure, passent du statut de domestique à celui d’industriels aisés. | ||||
Critères: #historique #aventure fh hplusag fplusag extracon candaul pénétratio | ||||
Auteur : Diable Mouret (Entre la sorcière et la femme d’aujourd’hui,) |
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Résumé des épisodes précédents :
Béalaure avait une ancêtre sorcière, habitant à Mazan, dans le Haut-Vivarais, voici un demi-millénaire. Après nous être découverts, voici comment une sorcière s’est retrouvée dans l’arbre généalogique d’une honorable famille lyonnaise.
Voilà une semaine que Béalaure est repartie vers sa vie citadine et familiale et je sens son absence à chaque moment.
Lorsque nous échangeons par courriel, j’entends dans ma tête sa voix me lire les mots qu’elle a écrits pour moi, et lorsque nous échangeons par téléphone, chacun de ses mots me fait sentir son odeur et m’amène sur la langue le goût de sa peau.
Ce fichu mois de décembre a beau n’avoir que 31 jours, lesquels sont bien plus courts que ceux du mois de juillet, je trouve ces 31 jours interminables. Il est vrai que, astronomiquement parlant, le raccourcissement des jours étant exactement compensé par l’allongement des nuits, le nycthémère (ce n’est pas un gros mot) continue à faire vingt-quatre heures.
C’est du côté de la Saint-Nicolas que Béalaure m’a envoyé la copie scannée d’un vieux manuscrit que sa mère avait consenti à lui confier : ce serait le document qui atteste leur lien de parenté avec la sorcière Béatrix Laurent, soumise à la question en l’an 1519.
J’ai donc reçu une centaine de photographies de pages manuscrites d’un brun jaunâtre, couvertes d’une écriture cursive à l’encre noire. Ceux qui veulent ennoblir la langue française en la nommant « langue de Molière » devraient aller lire Molière dans le texte d’époque : ils apprendraient que notre langue a sacrément évolué au cours des siècles et que le langage du XVIIe siècle ne ressemble guère à celui de nos présentateurs de journaux télévisés.
Bref, me voilà en train de déchiffrer les écritures d’un certain Odilon Ventalon qui, à l’approche des quatre-vingts ans, avait voulu mettre par écrit certains épisodes de sa vie pour que ses descendants ne l’oublient pas.
Les premières phrases ne m’ont pas surpris, on les trouvait, à cette époque, au début de nombreux testaments :
Étant donné que rien n’est plus certain que le fait que nous allons tous mourir un jour, et que rien n’est moins certain que le moment où la mort surviendra, moi, Odilon Ventalon, maître du moulinage d’Antraygues, dans le comté de Vivarais, ai décidé de mettre par écrit ce que je veux transmettre à mes enfants et à ma famille, afin qu’ils n’ignorent pas d’où ils proviennent.
La suite m’a occupé plus longtemps, car, d’une part, il était rédigé en un français mêlé de dialecte local (ce qu’on appelle aujourd’hui, l’occitan nord vivarois) mais aussi, d’autre part, parce que l’écrivain semblait avoir du mal à exprimer certaines choses.
Il commençait par expliquer que son aïeul, qui devait se prénommer Guy ou Guyon, selon les moments, était, initialement, palefrenier à l’abbaye de Mazan. C’est là qu’était le lien avec la sorcière Béatrix : les Ventalon, après la condamnation de leur ancêtre convaincue de sorcellerie, avaient vu leurs maigres biens confisqués et s’étaient retrouvés domestiques des moines.
Guyon Ventalon portait le nom de sa mère, servante de l’abbaye. Son père était probablement un des moines profès, issu d’une noble famille, car il avait bénéficié, dans son enfance, d’une éducation assez convenable. Il savait lire, compter et était capable de signer de son nom.
Son protecteur avait sans doute quitté l’abbaye assez vite car il avait ensuite été relégué aux écuries en qualité de palefrenier.
On était sur la fin des guerres de religion, et, un beau jour, une troupe de ce qu’on appelait alors les « politicques » passa par l’abbaye. C’étaient des protestants alliés à des catholiques modérés qui, au nom du roi Henri le quatrième, combattaient les partisans de la Sainte Ligue, catholiques intransigeants. Le sieur Jacques de Chambaud, capitaine général des protestants du Vivarais, menait la troupe.
La troupe, par nécessité, s’empara des chevaux et des mules de l’abbaye et notre palefrenier trouva tout naturel de suivre ses bêtes, l’histoire ne dit pas si ce fut de gré ou de force, ou d’un subtil mélange des deux. Il fut apprécié, d’abord comme palefrenier, puis comme conducteur de mulets et enfin comme conducteur d’attelages et, lorsque la proclamation de l’Édit de Nantes mit un terme aux combats, il était devenu un artilleur confirmé.
Il suivit le Sieur de Chambaud, devenu baron de Privas jusque dans ses expéditions en Savoie et, après la mort de son capitaine, rentra au pays, nanti d’un honnête pécule.
Chambaud étant mort sans héritier mâle, il avait marié sa fille, prénommée Charlotte-Paule, à un gendre digne de continuer sa lignée. Comme c’était souvent le cas, ledit gendre avait pris le nom et les armoiries de sa belle-famille et était devenu sieur de Chambaud, baron de Privas.
Restant au service de la famille Chambaud, Guyon Ventalon servit sous les ordres du gendre après avoir servi le beau-père, jusqu’au décès de ce dernier. Il épousa même une des servantes de la baronne, de vingt ans sa cadette, et en eut deux enfants.
C’est là que les choses se compliquèrent dans la ville et la baronnie de Privas : la fille Chambaud, une fois veuve, en l’an 1620, du temps que régnait le roi Louis XIII, eut l’idée incongrue de se remarier avec un catholique fervent. Pour ce faire, elle se convertit au catholicisme !
Or, il était écrit que, dans une baronnie, les habitants devaient avoir la même religion que leur baron. La conversion de la baronne entraînait celle de tous les habitants, jusque-là huguenots convaincus et même piliers du protestantisme de la province. La population de la ville se révolta et assiégea la baronne et son nouvel époux dans le château.
La baronne Charlotte-Paule de Chambaud n’était plus une frêle jeune fille, obéissant aux ordres de ses père et mère, elle organisa vaillamment la défense du château pendant que son époux partait chercher des renforts : tout ceci finit quelques années plus tard par le siège de Privas et la mort de la majeure partie de ses habitants.
En serviteur dévoué, Guyon Ventalon avait suivi sa maîtresse dans la religion catholique, qui, pour lui, n’était jamais que sa religion originelle. Il participa, tout naturellement, à la défense du château, puis, à l’occasion d’une trêve, jugea prudent de déménager, avec femme et enfants pour se consacrer à des occupations moins belliqueuses.
Au domaine du Pradel, les descendants du grand agronome, Olivier de Serres, étaient en train de perfectionner l’élevage du ver à soie. Notre ancien artilleur devint sériciculteur, bien que, en ces temps troublés, le fait de disposer à demeure d’un artilleur expérimenté dans un domaine ne fut pas étranger au fait que son maître l’ait choisi pour le poste.
Son fils, prénommé Charles (car Charlotte-Paule de Chambaud, était sa marraine), fut élevé ainsi entre les brassées de feuilles de mûrier et les cocons soyeux, au son lancinant des magnans dévorant les feuilles.
Les troupes catholiques étaient en train de reconquérir le Vivarais, effaçant petit à petit les acquis de l’Édit de Nantes. Le domaine du Pradel tentait péniblement de rester un lieu paisible au milieu des jeux de pouvoir et de religion.
Charles connut un destin plus paisible que son père. Il apprit, avec ses parents, tout l’art d’élever les magnans et se prépara à succéder en douceur à son père.
Il avait presque atteint ses dix-huit ans quand une troupe catholique entreprit de démontrer aux protestants de la ville voisine tout l’intérêt de se convertir. C’était le début des terribles dragonnades : on logeait chez les tenants de ce qu’on nommait dédaigneusement « la religion prétendument réformée » des soudards chargés de piller, ruiner, voler et violer leurs hébergeurs.
Guyon vieillissant connaissait depuis longtemps un muletier du cru, il est probable qu’ils avaient vécu ensemble quelques aventures guerrières dans leurs jeunesses. Cet homme avait une fille et n’avait aucune envie qu’elle soit brutalisée par un dragon des troupes royales.
Les deux pères s’entendirent en urgence et on maria au plus Charles, bon catholique et fils de catholique à Ysabeau qui se convertit pour l’épouser. Bien entendu, par solidarité, les parents d’Ysabeau se convertirent en même temps que leur fille, échappant ainsi aux dragonnades.
Les jeunes époux, quoiqu’on ne leur ait guère demandé leur avis, ne se déplaisaient pas et eurent la décence de s’aimer. Ainsi naquit Odilon.
Quand il eût dix-huit ans, Odilon fut chargé d’accompagner une couble (car c’est ainsi qu’on nommait les caravanes de mulets) chargée de fils de soie, jusqu’à la ville du Puy-Notre-Dame où on allait les transformer en précieuses dentelles. Il traversa ainsi la ligne des montagnes, passant non loin de Mazan. Le maître de la couble était, naturellement, un oncle d’Odilon, qui avait succédé à son père à la tête de l’entreprise familiale. Une fois au Puy, le muletier, soucieux de donner les preuves de son état de bon catholique, conduisit, bien entendu, Odilon jusqu’à la cathédrale, mais, auparavant, l’emmena au bordel près de la porte d’Avignon. « Il serait dommage, lui dit-il, que tu ailles à confesse sans avoir rien à confesser. »
Dans une ville où pullulaient moines et chanoines, la plupart du temps casés là par la volonté de leurs familles et sans qu’on ait songé à prendre leur avis, le bordel était prospère et bien organisé. Notre apprenti convoyeur, tout jeune et tout puceau, était un morceau de choix. On le choya et il ne ressortit que la queue molle, les couillons vides et la bourse soulagée de quelques écus.
Chose curieuse, lorsqu’il confessa sa turpitude au confessionnal de la cathédrale, son confesseur lui demanda de préciser le prénom de la pécheresse avec qui il avait fauté et émit un discret soupir qui, visiblement, voulait être désapprobateur, mais était plutôt nostalgique.
L’absolution fut rapide, le bordel payait redevance à l’évêché pour son activité et il existait même, un peu à l’écart de la ville sainte, un monastère « des filles repenties » où les pensionnaires dudit bordel pouvaient passer une pieuse retraite et prier pour le salut de leurs âmes.
Les fils de soie se vendirent bien, le muletier se mit en quête d’un chargement rémunérateur pour son voyage du retour et Odilon serra dans la bourse destinée à son employeur une somme rondelette.
Quelques années plus tard, le maître du Pradel convoqua le père et le fils ; Charles et Odilon : un ami de son père avait entrepris d’installer une magnanerie au-dessus d’Asperjoc et avait grand besoin d’un intendant jeune mais déjà expérimenté. Odilon semblait parfait pour ce poste, et pouvait, le cas échéant, venir solliciter les conseils paternels en une seule journée à dos de mulet.
Il se retrouva ainsi dans un domaine plutôt isolé, dans une vallée entourée de montagnes couvertes de châtaigniers, où on pratiquait l’art de vivre heureux en vivant caché.
Le maître des lieux, quinquagénaire au physique impressionnant mais au caractère d’apparence paisible, avait, comme souvent à l’époque, une épouse qui avait plutôt l’âge d’être sa fille. Ils avaient pour unique enfant une fillette d’une quinzaine d’années tout au plus.
Odilon prit en main l’exploitation, s’occupa de faire planter de nouveaux mûriers, veilla à ce que les magnans soient à bonne température et n’attrapent aucune de ces maladies qui vous ruinent un élevage. Sa couche et son logis, bien entendu, étaient dans un recoin de la magnanerie afin qu’il puisse surveiller jour et nuit les précieuses chenilles.
Au bout de sa première année, le revenu de sa production était fort respectable.
Il se chargea de la convoyer jusqu’au Pradel où existait un moulinage qui transformerait les cocons en fils de soie. Selon l’accord convenu, au retour, les deux mulets de bât étaient chargés d’outres de vin muscat. Odilon rapportait aussi quelques écus.
Sa connaissance de la famille des maîtres avait progressé au fil de l’année, de confidences en sous-entendus et d’allusions en non-dits, il savait maintenant que le maître de maison avait vaillamment combattu parmi les troupes protestantes avant de se convertir en apparence et de se retirer dans son domaine. Un coup de pistolet reçu au bas du ventre lui rendait difficile l’exercice du devoir conjugal et on disait que, pour procréer sa fille, son épouse avait été obligée de jouer des mains et même de la bouche pour recueillir assez de semence et se l’introduire à l’aide d’un instrument confectionné spécialement pour cet usage.
Des tentatives ultérieures, pour procréer un fils et assurer la pérennité du lignage, étaient restées infructueuses. Et le maître avançant en âge, les choses devenaient de plus en plus laborieuses.
Odilon se fit rapidement apprécier comme sériciculteur et comme homme dévoué à ses maîtres. Au bout de deux ans, il fut même admis à manger à leur table assez souvent.
La maîtresse se souciait de plus en plus de la façon dont on élevait les vers à soie, elle venait visiter la magnanerie à toute heure pour suivre l’évolution de l’élevage et s’en faisait expliquer les étapes.
Le maître venait aussi parfois et regardait travailler son intendant en silence. Quoiqu’il aille respectueusement entendre la messe chaque dimanche, il continuait à lire chaque soir une Bible dissimulée derrière le miroir de la grande salle. Odilon assistait parfois à ces lectures, et savait se montrer, à leur sujet, aussi respectueux que discret.
Un soir, après le repas, le maître ouvrit sa Bible et lut un passage dans lequel Onan reçoit l’ordre de l’Éternel de féconder l’épouse de son frère défunt, afin que la lignée perdure.
Bien entendu, ledit Onan désobéit et préféra s’accoupler avec la terre que donner à son frère, prématurément décédé, une descendance tant désirée. C’est ainsi que fut inventé l’onanisme, et que Onan passa à la postérité tout en étant foudroyé par la colère de Dieu.
Dans un premier temps, François pensa que son maître avait voulu le réprimander pour ses masturbations qui, parfois, souillaient un peu trop visiblement la paillasse de feuilles de frênes de sa couche.
Et puis, il reçut de plus en plus de visites de la maîtresse à la tombée de la nuit et le maître relut le texte en insistant sur le fait que c’était en refusant de féconder l’épouse de son frère qu’Onan avait déplu au créateur et non en épandant sa semence sur le sol.
Au moment où les vers doivent monter dans les brassées de bruyère pour commencer à tisser leurs cocons, la maîtresse vint à la magnanerie à la nuit tombante, s’éclairant d’une bougie qu’elle éteignit en entrant par peur, dit-elle, des incendies.
Dans l’obscurité, elle se heurta à Odilon et ne fit rien pour s’écarter. Au contraire, elle se colla à lui.
Ils eurent un peu de mal à trouver à tâtons la couche, d’autant plus que leurs mains étaient bien occupées par l’exploration mutuelle de leurs anatomies.
La maîtresse, sous sa pèlerine de laine, portait la disgracieuse chemise de nuit à fente qui permet aux époux légitimes de s’accoupler sans se dévêtir dans le but de procréer sans indécence.
Faisant fi de cette commodité fonctionnelle, Odilon retroussa la chemise et la fit passer par-dessus la tête de sa maîtresse, puis il lui dévora les seins qui se dressèrent en signe d’approbation. Les lueurs du feu qui chauffait la magnanerie entretenaient dans la pièce une pénombre irréelle et les deux amants se sentirent bientôt hors du monde et du temps.
Les mains d’Odilon parcouraient le corps dénudé qu’il devait féconder pendant que les mains de sa maîtresse finissaient de le dénuder. Quand il fut nu, elle prit, d’une main assurée, la mesure de l’excitation de son jeune amant. Soucieuse de procurer une descendance à son époux, elle s’apprêtait à bâcler les choses, mais Odilon ne l’entendait pas ainsi.
Il commença par s’agenouiller devant sa belle et fourra son nez dans son épaisse toison, ce qui lui permit de constater que ladite toison avait été soigneusement lavée. Elle était aussi blonde qu’un champ de blé et il se crut, sur l’instant, découvreur de la toison d’or. Écartant les poils du bout de son nez, il entreprit de stimuler l’espèce de bouton dont ni l’un ni l’autre ne connaissaient le nom latin.
Il joua des doigts et de la langue, tant et si bien que la belle en oublia presque qu’elle était là pour accomplir, en quelque sorte, son devoir conjugal par procuration. Nul doute que, si elle avait été sincèrement catholique, elle eut monopolisé son confesseur longuement pour lui raconter tout ce qu’elle avait fait et ressenti.
Enfin, l’insémination fut finalisée vers le milieu de la nuit et la maîtresse put aller rejoindre la couche conjugale pour rendre compte du devoir accompli.
La nature est souvent capricieuse, et il faut savoir remettre l’ouvrage sur le métier plusieurs fois pour arriver au but. Visiblement, ce n’est pas le seul désir de plaire au maître qui motiva les amants pour parfaire l’accomplissement de leur mission plusieurs fois par mois pendant plus d’une année.
La paillasse de feuilles de frêne, qui, d’ordinaire, faisait une couche confortable d’un bout à l’autre de l’année, dut être renouvelée chaque saison. Odilon fut même obligé de changer quelques-unes des planches qui servaient de sommier, elles menaçaient de céder sous leurs ardeurs amoureuses. Car ces deux-là, non content de copuler en dehors des liens sacrés du mariage, se permirent de s’aimer.
Le maître, quant à lui, semblait se satisfaire de voir sa légitime épouse heureuse par procuration. Quant à elle, elle ne manquait pas, de retour de ses séances de fécondation in vivo, encore pleine de la semence d’Odilon qui lui engluait généreusement la toison pubienne, de rendre compte à son époux et de lui témoigner, de la bouche et de la main, de la profonde affection qu’elle avait pour lui.
Arriva le jour où la maîtresse attendit en vain ses règles et où elle se sentit emplie d’un héritier qu’on espéra mâle. Ce souhait fut exaucé et le continuateur de la dynastie fut baptisé en l’église du village d’Asperjoc, selon le rite de l’Église catholique. Odilon en fut le parrain et jura d’assister les parents dans l’éducation de l’enfant.
Quand une génération de vers était arrivée à maturité, Odilon allait livrer les cocons au Pradel où ils étaient dévidés, puis où les fils de soie étaient préparés.
Il en ramenait aussi la précieuse « graine », les œufs de vers à soie pour démarrer la campagne suivante.
Le filleul d’Odilon, l’héritier du domaine, grandissait harmonieusement, il arrivait même parfois que la maîtresse du domaine redevienne, au hasard d’une opportunité, l’amante d’Odilon. L’enfant était choyé par trois parents, et nul n’y trouvait à redire.
Vint un hiver où le maître attrapa un méchant coup de froid. Vu son âge, il estima qu’il était judicieux de préparer sa succession. Il fit donc écrire par le notaire local que l’héritier du domaine était son fils naturel et légitime. Soucieux de la bonne gestion du domaine, il instituait son épouse gérante des lieux en attendant que l’enfant ne soit majeur.
Et Odilon, dans tout ça ? Eh bien, le maître, souhaitant qu’un aussi bon intendant reste attaché au domaine, et conscient de l’affection que toute la famille lui portait lui donna, en mariage, la fille qu’il avait procréée avec son épouse, laquelle allait maintenant sur ses dix-huit ans.
Le livre de raison ne dit pas ce que la mère expliqua à sa fille avant la nuit de noces. Il est également silencieux sur ce que la future belle-mère recommanda à son amant afin que sa fille garde un bon souvenir de sa défloration. Peut-être jugea-t-elle tout simplement qu’Odilon saurait se comporter en bon mari comme il s’était comporté en amant courtois ? Peut-être, aussi, la fille qui n’était ni sourde, ni aveugle, ni sotte (bien au contraire) s’était-elle aperçue depuis longtemps de leurs accouplements furtifs.
Odilon, parrain de son fils biologique, devenait ainsi le gendre de son amante, et l’époux de la demi-sœur de son enfant, il était donc beau-frère de son fils.
Je compris alors pourquoi Odilon avait jugé utile, sur ses vieux jours, d’expliquer à ses descendants qui, dans cette famille recomposée avant l’heure, étaient qui par rapport à qui.
Le maître ne mourut pas cette année-là, mais l’hiver suivant lui fut fatal.
Odilon et sa belle-mère géraient le domaine, quand les dragonnades s’intensifièrent, le roi Louis XIV voulait en finir avec la religion protestante. Dans la famille du défunt maître, plusieurs cousins, ayant des professions où toute la richesse réside dans le savoir-faire de l’artisan, décidèrent de gagner clandestinement Genève ou d’autres pays huguenots. Avant de partir, ils prirent la précaution de confier à Odilon les trésors qu’ils jugeaient imprudent d’emporter avec eux. Une vieille cave dissimulée sous une remise en ruine servait de cache.
Odilon racheta aussi certaines terres avec les écus que leur vendeur lui avait confiés.
Un jour, il se trouva ainsi maître d’un moulinage et d’une filature établies au bord de la Volane.
Il s’éloigna donc un peu de sa belle-mère et de son jeune beau-frère pour aller, avec sa légitime épouse dont le ventre s’arrondissait, s’occuper de sa nouvelle industrie.
Une fois établis en Suisse, les cousins expatriés achetèrent des fils de soie que les oncles, puis les cousins d’Odilon allaient leur livrer consciencieusement. Généralement, c’est dans les bâts des mulets que les écus étaient dissimulés pour être, à l’arrivée, restitués à leurs légitimes propriétaires.
Une partie de la famille devint catholique pour établir des comptoirs sur Lyon, ce qui faisait une étape pratique en le Vivarais et Genève.
Petit à petit, les Genevois devinrent des grands spécialistes de la teinture de la soie, ils avaient les secrets des plus éclatantes couleurs et leur fortune en brillait à l’unisson.
Les Lyonnais, quant à eux, faisaient tisser des étoffes qui se vendaient avec profit. Paradoxalement, c’est le commerce de la soie qui emplissait les bas de laine.
Quand Odilon mourut, la famille était devenue une petite entreprise prospère dont les différents établissements échangeaient et commerçaient par-dessus les frontières.
Au fil des successions, des voyages et des migrations, le livre d’Odilon parvint ainsi dans les mains de la mère de Béalaure et lui révéla qu’une de ses ancêtres était une sorcière.
Et moi, dans ma fuste de Mazan, j’attends impatiemment que finisse cette année 2019 pour qu’arrive ce jour de l’an qui va me ramener Béalaure. Je suis certain que 2020 sera une année magnifique.
Il y a des jours où on ferait mieux de se taire plutôt que d’écrire des prophéties qui vous ridiculisent au bout d’à peine deux années ! Enfin, la vie n’a pas fini de nous offrir surprises et rebondissements.